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L'inégalité salariale entre les femmes et les hommes est un trait marquant du marché du travail qui persiste dans la plupart des pays occidentaux (Eyraud, 1993; Gunderson, 1994; Ministère de l'Emploi et de la Solidarité, 2000), malgré diverses transformations économiques et sociales. En 1997, au Québec, chez les personnes travaillant à plein temps toute l'année, les gains moyens des femmes atteignaient 73 % de ceux des hommes (Statistique Canada, 2000). La ségrégation professionnelle reste également élevée, puisque près de 30 % des travailleuses se retrouvent dans dix professions typiquement féminines : caissières, secrétaires, couturières, gardiennes d'enfants, etc. Cette situation est surprenante compte tenu du fait que le Québec a joué un rôle de précurseur dans l'adoption de politiques visant l'égalité : en 1975, la Charte des droits et libertés de la personne était adoptée, interdisant, à l'article 10, toute forme de discrimination en fonction du sexe ainsi que d'autres motifs tels que l'état civil, la grossesse et l'origine ethnique ou nationale. Elle reconnaissait expressément, à l'article 19, le principe de l'équité salariale. Dix ans plus tard, en 1985, les programmes d'accès à l'égalité à l'intention de divers groupes étaient également intégrés dans la Charte. Leur objectif, complémentaire à celui de l'équité salariale, est d'éliminer la ségrégation professionnelle et d'assurer ainsi aux groupes victimes de discrimination une représentation équitable dans les emplois desquels ils étaient exclus.

Le ratio des salaires féminins sur les salaires masculins a tendance à augmenter avec le temps, mais cette croissance est lente et irrégulière. Il est passé de 66,8 % en 1987 à 74,7 % en 1997; mais, durant ces dix ans, plusieurs fluctuations ont été observées, puisque le ratio a chuté, par exemple, de 73,8 % en 1993 à 70,0 % en 1994 (Statistique Canada, 1999). Afin de remédier à cette inégalité tenace au plan salarial, une loi dite proactive sur l'équité salariale a été adoptée au Québec en 1996. L'adoption de cette loi faisait suite au constat de l'efficacité limitée de l'article 19 de la Charte interdisant la discrimination salariale (Ledoyen et Garon, 1983; Carpentier, 1989). La lourdeur du processus prévu par l'article 19 et sa portée restreinte ont été révélées à plusieurs reprises, notamment par la plainte en discrimination salariale déposée par des professionnelles du gouvernement du Québec en 1981 et réglée seize ans plus tard en faveur d'un certain nombre d'entre elles (Milette, 1998). Cette lenteur s'explique par la complexité de l'élaboration d'une preuve en discrimination salariale ainsi que par les divers moyens utilisés par les employeurs mis en cause pour retarder les enquêtes.

L'entrée en vigueur de la Loi sur l'équité salariale, en novembre 1996, semblait donc inaugurer une ère nouvelle en permettant aux travailleuses de faire reconnaître leur travail à sa juste valeur et de recevoir une rémunération équitable, plus rapidement et de façon moins conflictuelle que sous le modèle traditionnel. La discrimination salariale étant une situation complexe et multidimensionnelle, une loi proactive ne reposant pas sur la laborieuse construction d'une preuve préalable semblait constituer une voie très prometteuse. De nombreuses recherches et analyses ainsi que des consultations ont permis de proposer un modèle potentiellement très efficace pour atteindre l'objectif fixé. Le rôle ambivalent de l'État québécois est venu, toutefois, limiter considérablement la portée de ce nouvel instrument législatif. Cet article vise à analyser la stratégie suivie par l'État ainsi que les conséquences qu'elle a eues pour la mise en oeuvre de l'équité salariale au Québec.

La discrimination salariale : une situation de nature systémique

Le principe de l'équité salariale, c'est-à-dire du salaire égal pour un travail de valeur égale, doit être distingué de celui du salaire égal pour un travail égal. Dans le premier cas, on peut avoir à comparer le salaire d'une infirmière à celui d'un économiste; dans le deuxième, par contre, on aurait à comparer le salaire d'une infirmière à celui d'un infirmier. Comme on le voit, le premier principe amène à mettre en relation des emplois qui n'ont rien de commun à première vue, ce qui explique la complexité de sa mise en oeuvre : la valeur et le salaire des emplois à prédominance féminine sont comparés à ceux des emplois à prédominance masculine.

Cette notion de prédominance sexuelle constitue le socle sur lequel s'érige la discrimination salariale. Les données du Recensement canadien de 1996 font ressortir un contraste saisissant entre les revenus des professions selon leur prédominance sexuelle. Elles révèlent que les femmes sont majoritaires dans la presque-totalité des dix professions les moins rémunérées, et minoritaires dans les dix professions les mieux rémunérées (Statistique Canada, 1998). Cela illustre un constat effectué par plusieurs auteurs : le salaire moyen d'une profession est inversement relié au degré de concentration des femmes dans cette profession. Selon une étude ontarienne, chaque point de pourcentage additionnel de femmes dans une profession a pour effet d'en abaisser le salaire annuel de 60 dollars (McDermott, 1993).

Comment expliquer cette pénalité qui augmente avec le degré de féminité d'une profession ? Les résultats de recherche de nombreux auteurs ainsi que les expériences de mise en oeuvre de l'équité salariale dans divers pays et provinces mettent en relief un ensemble de causes explicatives. Il est nécessaire de cerner celles-ci afin de mieux comprendre ce qui conditionne le succès des législations d'équité salariale.

Les préjugés et les stéréotypes à l'égard des emplois féminins jouent un rôle décisif dans la discrimination salariale. Les qualités nécessaires à l'exécution des tâches familiales demeurent très présentes dans la perception que le milieu du travail s'est forgée au sujet des compétences des travailleuses et du type d'emploi qu'elles sont capables d'occuper.

Cette gestion sexuée de la main-d'oeuvre s'est accompagnée d'une reconnaissance aux femmes de « qualités » dites spécifiquement féminines — par exemple « dextérité » et « précision » pour les ouvrières, « dévouement » chez les infirmières, « sens de la relation » ou de « l'organisation » chez les secrétaires — mais elle s'est aussi accompagnée d'une dévalorisation de ces mêmes « qualités » dans le champ économique et professionnel, eu égard au fait que celles-ci seraient par nature ou par socialisation attachées au rôle des femmes dans la famille et dans la société. Plus les travaux sont proches de travaux accomplis en partie gratuitement dans la sphère domestique ou familiale, plus cette dévalorisation est importante (OCDE, 1999 : 222).

Or, ce qui est particulièrement dommageable, c'est que ces préjugés imprègnent les pratiques des entreprises. Les méthodes traditionnelles d'évaluation des emplois ne tiennent carrément pas compte des aptitudes spécifiques aux emplois féminins, celles par exemple que nécessitent les soins aux personnes, les compétences sensorielles (Sorensen, 1994; Wiener, 1991). Elles passent également sous silence les efforts exigés par ces emplois, comme ceux qui résultent de la polyvalence demandée aux infirmières (Chicha, 1999), ou les conditions pénibles du travail, notamment les interruptions fréquentes, le bruit, les pressions émanant de demandes simultanées auxquels sont soumises les employées de bureau (Anker, 1997). Ces méthodes, au contraire, valorisent considérablement les dimensions associées à des emplois de niveau hiérarchique supérieur, où se retrouvent encore rarement les femmes. L'utilisation courante de telles méthodes d'évaluation par les entreprises explique l'étendue et la persistance de la discrimination salariale.

Les pratiques de rémunération ont également des effets discriminatoires à l'égard des femmes. Une pratique courante des entreprises, qui vient renforcer l'effet des facteurs psychosociaux, consiste à fixer le salaire d'une profession à partir de son salaire de marché. Or ce dernier est discriminatoire puisqu'il résulte des décisions d'un ensemble d'employeurs qui partagent les mêmes pratiques à l'égard du travail féminin. Le fait de déterminer le salaire d'une personne nouvellement embauchée sur la base de son salaire antérieur reproduit aussi, d'une entreprise à l'autre, la discrimination salariale à l'égard des femmes.

Enfin, l'examen des structures de rémunération indique la présence de longues échelles salariales pour les emplois féminins de bureau alors que les emplois masculins sont souvent à taux unique. Le temps nécessaire pour atteindre un certain niveau de salaire est beaucoup plus long pour les femmes, accentuant davantage la discrimination salariale (Chicha, 1999; St-Onge et Thériault, 2000).

Cette analyse met en relief le caractère systémique de la discrimination salariale (Chicha, 2000) et la multiplicité des choix techniques auxquels sont confrontés les responsables de l'équité salariale. Comment choisir entre diverses possibilités ? Une connaissance approfondie de leurs implications en matière de biais discriminatoires est nécessaire, mais aussi un pouvoir important et réel dans tout le processus d'équité. Or c'est là que réside le problème central : l'inégalité de pouvoir des travailleuses, au niveau politique comme au sein des entreprises, est la pierre angulaire de la discrimination salariale. Sans cette inégalité de pouvoir, les préjugés et les stéréotypes n'auraient pas forcément un effet défavorable. La patience et l'attention aux enfants exigés par les emplois de gardiennes, par exemple, ne sont pas bien prises en compte dans la valeur de leur emploi car elles sont associées à des qualités dites féminines. Par contre, l'effort physique associé à des emplois de cols bleus est valorisé et rémunéré en conséquence, bien qu'ici aussi il s'agisse d'une qualité masculine stéréotypée. Une multitude d'autres exemples pourrait illustrer l'influence cruciale de l'inégalité de pouvoir des travailleuses, parfois par le biais même des structures syndicales.

Au niveau de l'interprétation des critères méthodologiques retenus dans les législations, de nombreuses études indiquent que cette inégalité de pouvoir persiste. Ainsi, en Ontario, on a limité la législation sur l'équité salariale sur plusieurs plans, par exemple en adoptant initialement des méthodes de comparaisons salariales qui souvent maintenaient la discrimination à l'égard des emplois féminins De ce fait, la loi ontarienne a donné de moins bons résultats que la loi du Manitoba en ce qui concerne le secteur public et parapublic (Ames, 1995). Toujours en Ontario, le législateur a explicitement maintenu l'influence de l'inégalité de pouvoir syndical en acceptant que le résultat des négociations collectives puisse, ultérieurement à l'obtention de l'équité salariale, créer de nouveaux écarts salariaux sans que cela soit discriminatoire ! Dans d'autres provinces également — Nouvelle-Écosse, Nouveau-Brunswick — des critères limitant considérablement la portée des lois d'équité salariale ont été retenus (Chicha, 2000).

Les expériences d'équité salariale réalisées dans quelques États américains révèlent la diversité des moyens utilisés par certains acteurs pour limiter de façon systématique les corrections salariales dues aux emplois à prédominance féminine (Chicha, 1997). À l'étape de l'élaboration des outils d'évaluation, des consultants résistent à toute modification significative des plans d'évaluation qu'ils utilisent depuis longtemps (Steinberg, 1991). Quand ils acceptent de faire des changements, ils tentent d'en minimiser les impacts [1].

À l'étape de l'estimation des écarts salariaux, les entreprises élaborent plusieurs scénarios alternatifs basés sur divers paramètres et choisissent celui qui permettra de garder le plus possible le statu quo en matière de salaires [2]. Souvent, en raison de la position de faiblesse des travailleuses, le processus de réalisation de l'équité salariale est graduellement infléchi dans le sens d'un arbitrage entre les divers intérêts en jeu. L'examen de certaines expériences américaines indique que des compromis sont réalisés entre les intérêts des travailleuses d'une part et, d'autre part, ceux des gestionnaires désireux de réduire les coûts financiers et ceux des syndicats à forte prédominance masculine qui souhaitent profiter également dsalariales. En bout de ligne, les corrections salariales attribuées aux emplois à prédominance féminine ont été inférieures aux projections initiales (Blum, 1991; Orazem et Matilla, 1990; Steinberg, 1991).

Comme le soulignent des analystes de certaines expériences d'équité salariale, « de nombreux problèmes en apparence techniques (construction de grilles d'évaluation des emplois, définition des emplois à prédominance féminine, détermination des ajustements, ampleur des restructurations salariales consécutives à la reconnaissance des disparités) sont en réalité d'ordre politique et influencent de façon décisive les résultats de l'exercice pour les travailleuses » (Kahn et Figart, 1999).

Face à ces résultats, on peut se demander si, tant dans l'élaboration de la loi québécoise que dans sa mise en oeuvre, on retrouve ce genre de compromis. Le contexte politique, marqué par une orientation néolibérale, et le double rôle de l'État, législateur et employeur, ont-ils influencé le contenu de la loi ainsi que le processus de sa mise en oeuvre ?

L'adoption de la loi : un cheminement long et difficile

La loi proactive sur l'équité salariale au Québec a été obtenue au terme d'un long cheminement dont l'issue est longtemps demeurée incertaine, en raison d'une forte opposition émanant de certains ministères et des associations patronales. Dès le début des années 1990, étant donné le bilan décevant de l'approche basée sur les plaintes, des demandes ont été adressées au gouvernement afin qu'il corrige la situation en adoptant une loi proactive sur l'équité salariale. Cette approche, mise en vigueur dans plusieurs provinces canadiennes, paraissait plus propice à l'élimination d'une discrimination largement répandue sur le marché du travail. Une quarantaine de groupes de femmes et d'organisations syndicales se sont associées pour former la Coalition en faveur de l'équité salariale, dont l'objectif était d'obtenir des changements législatifs. En se basant sur son propre bilan, la Commission des droits de la personne du Québec a également adressé au gouvernement un rapport et des recommandations très clairs en faveur de l'adoption d'une loi proactive. Ces demandes sont restées sans réponse durant quelques années. Une ouverture s'est manifestée en 1994 avec l'avènement du gouvernement du Parti québécois. En juin 1995, la Fédération des femmes du Québec a organisé la Marche du pain et des roses, qui avait pour but de présenter au gouvernement les principales revendications des groupes de femmes, notamment celle d'une loi proactive sur l'équité salariale. Devant des milliers de femmes venues de toutes les régions du Québec, le Premier ministre a pris l'engagement de déposer à l'Assemblée nationale un projet de loi proactive sur l'équité salariale avant la fin de l'année.

La ministre responsable de la Condition féminine, Mme Jeanne Blackburn, a alors formé un comité externe chargé de faire des recommandations relatives à une loi d'équité salariale, à partir de recherches et de consultations sur le sujet. La mise en oeuvre de l'engagement gouvernemental a provoqué de fortes tensions entre les partenaires socio-économiques, associations d'employeurs d'une part, organisations syndicales et groupes de femmes d'autre part. Le Conseil des ministres était également divisé sur la question, situation qui reflétait le dilemme entre l'État législateur et l'État employeur. Ce dilemme se greffait sur un clivage entre deux tendances opposées : l'une néolibérale, dominante, favorable à la poursuite de la déréglementation et de la privatisation, l'autre, minoritaire, insistant sur le rôle important de l'État en termes de solidarité et d'égalité. Comme en témoignent les comptes rendus des débats de l'époque, la lutte fut ardue :

Les ministres étaient passablement divisés sur l'opportunité de se lancer dans une réforme aussi ambitieuse, au moment où la situation financière des entreprises est plutôt précaire ( La Presse, 15 décembre 1995).

Des rumeurs se font insistantes selon lesquelles des divergences existeraient au conseil des ministres sur les modalités d'application de ce projet de loi. On en donne comme preuve l'accueil chaleureux fait par le vice-premier ministre Bernard Landry aux recommandations formulées mercredi par les cinq associations patronales du Québec ( Le Devoir, 16 août 1996).

La date d'entrée en vigueur de la loi fut reportée et on assista, fait assez inusité, à quatre consultations publiques menées par le gouvernement en moins d'un an. L'une des préoccupations souvent exprimées lors de ces débats avait trait à l'estimation préalable de l'impact financier de l'équité salariale sur les entreprises. Dans la mesure où cet impact était important, le patronat et certains ministres soutenaient que la loi ne devait pas être adoptée. Or il s'agissait de toute évidence d'un argument à double tranchant, l'importance de l'impact financier étant le corollaire de l'ampleur de la discrimination salariale et du manque à gagner des travailleuses. Une deuxième préoccupation revenait également à l'avant-plan : celle de ne pas créer une nouvelle structure administrative coûteuse pour surveiller et soutenir la mise en oeuvre de cette loi. D'ailleurs, une des premières versions du texte de loi, l'avant-projet de loi de décembre 1995, confiait ce mandat à la Commission des normes du travail, ce qui fut décrié par plusieurs intervenants. Ce n'est finalement que grâce aux fortes pressions et à la vigilance des syndicats, de la Fédération des femmes du Québec et de la Coalition en faveur de l'équité salariale, ainsi qu'à l'appui ferme d'un petit nombre de ministres acquis à cette cause (notamment Louise Harel, alors ministre de l'Emploi), que la loi fut enfin adoptée.

Le projet initial proposé dans les recommandations du Comité externe (Chicha, Déom et Lee-Gosselin, 1995) reposait sur deux principes centraux. En premier lieu l'universalité du champ d'application : toutes les travailleuses devaient pouvoir bénéficier également de la loi, quel que soit leur statut : employées dans le secteur privé ou dans le secteur public, dans de petites ou de grandes entreprises, syndiquées ou non, travaillant à plein temps ou à temps partiel, de façon permanente ou temporaire. Même les travailleuses des ghettos d'emplois féminins tels que les garderies ou l'industrie du vêtement, où l'absence d'emplois masculins ne permettait pas les comparaisons internes, devaient également être prises en compte.

Le deuxième principe avait trait à l'élargissement de la démocratie en milieu de travail. On préconisait la formation dans les entreprises de comités d'équité salariale regroupant des représentants de l'employeur et des employés syndiqués et non syndiqués, dont la moitié au moins devaient être des femmes. Cette participation élargie était destinée à corriger autant que possible l'inégalité de pouvoir des travailleuses lors de l'élaboration de l'équité salariale dans l'entreprise. Le rapport recommandait que l'employeur soit tenu d'offrir aux membres du comité d'équité salariale la formation et les informations nécessaires pour qu'ils puissent s'acquitter de leurs responsabilités. Il s'agissait là d'une proposition audacieuse étant donné la faible tradition de formation des entreprises québécoises et la réticence des employeurs à divulguer à leurs employés les informations relatives aux salaires ou aux autres conditions d'emploi.

Une brèche importante dans le principe d'universalité

La loi adoptée en novembre 1996, au terme des différentes rondes de consultations mentionnées plus haut, différait sur plusieurs points des recommandations du Comité externe. Une brèche importante au principe d'universalité y était introduite par la mise en place de deux régimes parallèles : un régime général qui reprenait plusieurs des recommandations du comité, et un régime d'exception très souple et relativement vague qui, implicitement, permettait aux organisations de se soustraire à plusieurs obligations. Ce régime d'exception faisait ldu chapitre IX de la loi, intitulé « Dispositions applicables aux programmes d'équité salariale ou de relativité salariale complétés ou en cours ». Les exigences de la loi vis-à-vis de ces programmes sont sommaires et tiennent essentiellement en un seul article, l'article 119. Les critères de conformité de ces programmes sont très succinctement énoncés, la participation et l'approbation des représentants des salariés, pierre de touche du régime général, ne sont même pas mentionnés. Le terme « programmes de relativité salariale » désignait les programmes réalisés par le Conseil du Trésor en tant qu'employeur dans le secteur public et parapublic. Par un astucieux tour de passe-passe, l'État québécois venait ainsi de se soustraire au régime qu'il imposait aux employeurs du secteur privé. Toutefois, il autorisait certains d'entre eux à partager ce régime privilégié à condition qu'ils aient réalisé tout au moins une partie du programme d'équité salariale avant la date d'entrée en vigueur de la loi.

Quelle était la nécessité d'un tel régime pour l'État québécois ? Pour le comprendre, il faut remonter un peu dans le temps. Dans la deuxième moitié des années 1980, le Conseil du Trésor avait signé avec divers syndicats (Fédération des travailleurs et des travailleuses du Québec [FTQ], Confédération des syndicats nationaux [CSN], Centrale de l'enseignement du Québec [CEQ] notamment) des lettres d'entente portant sur une démarche de relativité salariale. Celle-ci ne visait pas à établir l'équité salariale à l'égard des emplois à prédominance féminine, mais simplement à leur accorder une attention particulière dans le cadre d'une révision globale de l'évaluation des emplois et de leur rémunération (IRIR, 1989).

Le cheminement des négociations de relativité salariale a été très différent selon les syndicats. La plupart des syndicats ont effectué des travaux conjoints avec le Conseil du Trésor. Ces travaux n'ont toutefois pas porté sur l'ensemble de l'exercice, puisque le Conseil du Trésor a pris l'initiative, sur plusieurs aspects, de procéder unilatéralement. Tôt dans le processus, la CSN a cessé de participer au Comité paritaire et fait ses propres études et analyses, à partir d'une méthode d'évaluation globale; cette méthode permettait de ranger les emplois en fonction des quatre facteurs reconnus en matière d'évaluation : responsabilités, compétence, efforts et conditions de travail. La méthode préconisée alors par la CSN évitait la cotation par points (Leblanc, 1990).

Les méthodes et outils utilisés par le Conseil du Trésor avaient été conçus essentiellement en fonction des caractéristiques des emplois à prédominance masculine, et par la suite partiellement adaptés aux critères de l'équité salariale. De même, la discrimination salariale avait été calculée à partir d'une méthode qui risquait fortement de la sous-estimer. Les représentants des salariés n'avaient participé que très partiellement à cet exercice, puisque les syndicats avaient manifesté leur désaccord avec la méthodologie patronale et s'étaient retirés du comité conjoint. En d'autres termes, à première vue, le programme de relativité salariale ne correspondait pas aux critères de l'équité salariale et permettait ainsi à l'État de réaliser des économies substantielles sur sa masse salariale.

Le Conseil du Trésor, voulant éviter de reprendre cet exercice qui aurait pu se solder par une hausse de la masse salariale, avait donc réussi à faire inclure dans la loi des dispositions spécifiques traitant des programmes de relativité salariale. C'est ce qui explique, à notre avis, la présence simultanée de deux régimes dans la loi, qui contrevient au principe d'universalité : les travailleuses couvertes par le régime d'exception du chapitre IX risquaient d'obtenir des ajustements salariaux moins élevés que les travailleuses couvertes par le régime général.

Dans les expériences menées ailleurs (mentionnées plus haut), un ou plusieurs acteurs avaient réussi à infléchir le processus en leur faveur; la même situation s'est reproduite ici à grande échelle. Un arbitrage a été réalisé par un acteur majeur — l'État — disposant d'un pouvoir difficile à contrer. Entre l'équilibre des finances publiques et l'élimination de la discrimination salariale à l'égard des travailleuses des secteurs public et parapublic, c'est le premier objectif qui a primé. Une telle issue s'inscrivait en droite ligne dans la stratégie suivie antérieurement par le Conseil du Trésor dans certains dossiers d'équité salariale où il avait été mis en cause devant la Commission des droits de la personne du Québec. À plusieurs reprises en effet, ses interventions avaient ralenti les enquêtes de la Commission; il avait notamment cessé de verser les montants indispensables au financement des enquêtes où il était lui-même mis en cause, ou refusé l'accès aux documents nécessaires pour établir la preuve éventuelle d'une discrimination salariale. L'histoire semblait donc se répéter malgré le changement majeur de cadre législatif.

La Commission de l'équité salariale : un acteur au rôle volontairement restreint

Au départ, le gouvernement ne voulait pas créer un nouvel organisme mais souhaitait attribuer le mandat de l'équité salariale à un organisme existant. Face à la difficulté d'ajouter un nouveau mandat à des organismes publics tels que la Commission des droits de la personne ou la Commission des normes du travail, le gouvernement n'a cependant pas eu d'autre choix que de créer un nouvel organisme : la Commission de l'équité salariale. Selon la loi, celle-ci assume de nombreuses fonctions : surveillance des programmes d'équité salariale, enquêtes, assistance aux entreprises, développement d'outils propices à la mise en oeuvre de l'équité salariale, diffusion de l'information relative à la loi, recherches et études. À cela s'ajoute une responsabilité particulièrement importante, celle de vérifier la conformité des programmes régis par le chapitre IX de la loi, les employeurs étant tenus de lui en soumettre une copie à l'intérieur de certains délais. Il y avait donc là une possibilité de corriger les programmes du Conseil du Trésor ainsi que ceux des entreprises affirmant avoir réalisé l'équité salariale antérieurement à la loi.

Une analyse de la constitution de cette Commission ainsi que de son fonctionnement met en lumière les limites importantes auxquelles son action a été confrontée, limites imposées de l'extérieur mais en partie aussi choisies par ses responsables. En dépit des nombreuses fonctions qui lui étaient attribuées, le gouvernement ne lui a accordé qu'un budget et des effectifs très limités. Selon les directives du Conseil du Trésor, le nombre d'employés ne devait pas dépasser un maximum de 27 durant l'année budgétaire 1997-1998. Or il s'agissait d'une année cruciale où la Commission aurait dû préparer les guides et les lignes directrices nécessaires pour que les entreprises commencent leur démarche d'équité salariale. La volonté de restreindre l'intervention de l'État et d'équilibrer le budget a prévalu, ici aussi, sur l'engagement en faveur de la réalisation de l'équité salariale.

Cette orientation a été renforcée par la suite par diverses interventions auprès du gouvernement, notamment celle du Groupe conseil sur l'allégement réglementaire (Groupe Lemaire), formé par le Premier ministre pour le conseiller en matière de déréglementation. Dans son rapport de 1998 au Premier ministre, le Groupe écrivait, au sujet de la Loi sur l'équité salariale :

Cette loi, qui apparaît la plus contraignante en Amérique du Nord et peut-être dans le monde occidental, soulève la perspective d'effets administratifs énormes qu'il importe de minimiser (Groupe conseil sur l'allégement réglementaire, 1998 : 20).

Deux ans plus tard, il ajoutait :

On sait que cette loi impose à quelques dizaines de milliers d'entreprises une démarche lourde et onéreuse (Groupe conseil sur l'allégement réglementaire, 2000 : 18).

Bien que sa marge d'intervention ait ainsi été limitée au départ, la Commission aurait quand même pu s'appuyer sur l'ensemble impressionnant de connaissances développées ces dernières années pour produire des guides utiles à l'intention des responsables de l'équité salariale [3]. Elle ne s'est acquittée de cette tâche qu'avec une grande lenteur et de façon minimale. Les rares publications de la Commission ne faisaient souvent que paraphraser les dispositions de la loi. Face à ce manque de soutien, plusieurs entreprises ont adopté une attitude désinvolte, sinon attentiste, en dépit de l'échéance légale de novembre 2001. Selon un sondage effectué en août 2001, la raison principale invoquée par celles qui n'avaient pas encore commencé leurs travaux était le manque d'information (ORHRI, 2001).

Tacitement, la Commission a opté pour une réglementation réduite et une certaine privatisation du processus. Les véritables maîtres d'oeuvre de la mise en place de la loi ont ainsi été les firmes privées de consultants, qui se sont en quelque sorte substituées à la Commission. Parmi les gestionnaires ayant répondu à un sondage effectué en 2000, 64 % avaient eu recours à un consultant spécialisé externe ou prévoyaient le faire (ORHRI, 2000). Or, si l'on se réfère à l'expérience américaine mentionnée plus haut, un certain nombre de ces consultants, par le biais de divers choix méthodologiques, opèrent un arbitrage en faveur de l'employeur et au détriment de l'objectif d'équité salariale. Diverses sources que nous avons consultées [4] nous amènent à penser que cela s'est reproduit dans une certaine mesure au Québec; les consultants ont parfois agi en connaissance de cause, mais certains comprenaient mal la loi qu'ils étaient chargés d'appliquer. Nous avons pu constater, par exemple, que dans certains cas les critères d'évaluation étaient définis de façon à surévaluer les emplois à prédominance masculine, en attribuant beaucoup de points aux responsabilités d'encadrement. Ils maintenaient ainsi un écart substantiel de valeur avec les emplois à prédominance féminine. En bout de ligne, cela permettait à l'employeur d'affirmer que l'écart salarial était justifié par l'écart de valeur et que par conséquent il n'y avait aucune discrimination à corriger. Il ne faudrait toutefois pas généraliser ces conclusions, puisque nos propres observations nous ont révélé que dans plusieurs entreprises, notamment celles qui étaient syndiquées, l'exercice d'équité salariale a été réalisé de façon exemplaire.

La position de la Commission sur les programmes relevant du régime d'exception

Dans quelle mesure la Commission de l'équité salariale a-t-elle utilisé ses pouvoirs de contrôle et de vérification pour demander des révisions aux programmes qui lui ont été soumis par le Conseil du Trésor ou par des employeurs qui soutenaient avoir réalisé l'exercice avant l'entrée en vigueur de la loi ? Environ 160 employeurs se sont prévalus, avant le 21 novembre 1998, du régime d'exception du chapitre IX. Plusieurs d'entre eux sont à la tête d'organisations de très grande taille : Université Concordia, Fédération des caisses populaires Desjardins, Métro-Richelieu, Zellers, IBM, Reynolds, Bayer, Provigo [5], General Motors, etc. La Commission a approuvé la grande majorité des rapports soumis par le secteur privé. On peut se demander si ces programmes respectent vraiment les exigences de l'équité salariale, alors que les représentants des salariés n'y ont généralement pas participé et qu'ils ont été conçus selon des critères antérieurs à la loi. Cette attitude de la Commission reflète sans doute l'influence de l'orientation néolibérale selon laquelle, en matière de détermination des salaires, l'État doit interférer le moins possible avec le libre jeu du marché. Elle rejoint aussi les préoccupations du Groupe Lemaire, qui lui avait transmis formellement ses préoccupations. Il avait insisté sur la nécessité de simplifier les exigences de reconnaissance des programmes d'équité salariale régis par le chapitre IX, en consultant attentivement les entreprises (Groupe conseil, 2000).

Quant aux programmes de relativité salariale du Conseil du Trésor, la Commission se trouvait dans une situation délicate puisqu'elle avait intégré dans ses effectifs d'anciens fonctionnaires du Conseil du Trésor qui avaient été les maîtres d'oeuvre de ces programmes. Dans sa décision communiquée le 20 décembre 2000, elle approuve l'ensemble du programme de relativité salariale couvrant les travailleurs syndiqués, à l'exception du mode d'estimation des écarts salariaux. Elle recommande de réviser ce dernier afin d'en éliminer les éléments discriminatoires. En effet, le Conseil du Trésor avait retenu comme comparateurs masculins pour estimer les écarts salariaux les emplois ayant les salaires les plus faibles. De toute évidence, cette méthodologie était contraire au principe d'équité salariale. Mais la Commission a volontairement omis de tenir compte d'autres éléments discriminatoires, tels que la méthode d'évaluation, les outils utilisés ainsi que la démarche suivie (Chicha, 2000).

Vers un retour à la case départ : le recours aux tribunaux et à la négociation collective

Face à ces interférences de l'État et au manque de vigilance de la Commission, l'une des seules issues pour les syndicats afin de reprendre en partie le contrôle du processus et de préserver l'objectif d'équité salariale était de s'adresser aux tribunaux. Ils ont ainsi déposé de nombreux recours en Cour supérieure. Les contestations ont trait notamment à l'inconstitutionnalité du régime d'exception du chapitre IX et au fait que la Commission a pris ses décisions sans permettre aux travailleuses et aux syndicats d'intervenir comme parties intéressées alors qu'elle l'a permis aux employeurs. Elles portent également sur le fait qu'en approuvant les rapports du Conseil du Trésor, la Commission n'a pas respecté la loi, qui lui interdit de se prononcer sur des causes pendantes à la Commission des droits de la personne. En raison du grand nombre de recours, un juge a été exclusivement assigné à ces dossiers, qui ont été regroupés en causes types actuellement en cours d'examen.

Afin de ne pas retarder l'atteinte de l'équité salariale, les syndicats se sont parallèlement engagés dans des négociations avec le Conseil du Trésor, dans le but de réviser l'ensemble du programme de relativité salariale et de le rendre conforme à la loi. Un groupe de travail conjoint a été formé dont le mandat est d'analyser le programme de relativité salariale et d'y apporter les correctifs nécessaires pour qu'il soit conforme à la loi. De nombreuses dissensions sont apparues à la table conjointe, comme le note la FTQ :

Si les travaux ont avancé assez rondement sur la définition et la prédominance des catégories d'emploi, des divergences importantes séparent toujours les parties, notamment sur la méthode à utiliser pour établir les écarts de salaires et sur l'outil d'évaluation des emplois qui doit corriger les situations d'iniquité persistantes et assurer le maintien de l'équité salariale ( Le Monde ouvrier, 2001 : 14).

Cette négociation, sur le point d'aboutir à une entente en février 2002, a été rendue nécessaire par les divers moyens mis en oeuvre par le Conseil du Trésor pour se soustraire au régime proactif.

Conclusion

L'analyse qui précède a montré qu'au départ le projet d'une loi proactive sur l'équité salariale répondait à un choix social maintes fois réitéré et appuyé par une large partie de la population.

La situation québécoise était très propice à l'avènement d'une loi proactive : existence d'un mouvement social très fort en faveur de l'équité salariale reposant sur l'appui vigoureux des syndicats, d'associations de promotion des droits des femmes ayant une large audience publique et de la Commission des droits de la personne. Face à ce mouvement, on retrouvait un gouvernement qui s'était engagé fermement à l'adoption d'une telle loi et qui comptait dans ses rangs plusieurs ministres sympathiques aux revendications féministes.

Les recommandations initiales, appuyées sur de nombreuses recherches empiriques, proposaient un modèle d'application universelle qui permettrait autant que possible d'éviter les écueils rencontrés ailleurs, y compris l'obstacle majeur que constitue l'inégalité de pouvoir des travailleuses au sein des entreprises. L'universalité souhaitée a été remise en question par un employeur de grande envergure — l'État québécois — dont la stratégie a comporté plusieurs volets. En premier lieu, le gouvernement a inséré dans la loi un chapitre lui octroyant un régime d'application potentiellement plus favorable. Afin de ne pas s'aliéner le patronat et pour ne pas contrarier l'idéologie néolibérale dominante, il a étendu ce régime, sous certaines conditions, au secteur privé. En deuxième lieu, l'État a considérablement limité le champ d'intervention de la Commission de l'équité salariale, en ne lui accordant que de faibles ressources et en ne l'autorisant à avoir qu'un effectif réduit. Celle-ci ne pouvait donc remplir adéquatement son rôle de vérificateur des programmes régis par le régime d'exception. Elle le pouvait d'autant moins qu'elle se trouvait en conflit d'intérêt, certains des responsables de cette vérification ayant eux-mêmes été à l'origine des programmes gouvernementaux de relativité salariale. De plus, même dans ses autres champs d'intervention, la Commission s'est montrée très effacée, ouvrant la voie à une privatisation des activités que le législateur lui avait pourtant attribuées, tel le soutien aux entreprises. Cette stratégie gouvernementale, relayée par la Commission de l'équité salariale, se voyait légitimée par le recours à trois principes néolibéraux : équilibre du budget de l'État, déréglementation et privatisation.

L'atteinte de l'équité salariale au Québec pour les travailleuses du secteur public passe de nouveau par la négociation et le recours aux tribunaux. On revient ainsi partiellement à la situation de départ. En ce qui concerne les travailleuses du secteur privé, les syndicats ont joué un rôle très actif par des activités de formation, de soutien et d'élaboration d'outils conformes à la loi. Un nombre non négligeable d'employeurs a collaboré au processus d'équité salariale dans un esprit de respect de la loi. En octobre 2002, vu le rôle effacé et ambivalent de la Commission de l'équité salariale et les critiques reçues de la part de tous les partenaires socio-économiques, le ministre du Travail a créé un Bureau de l'équité salariale chargé d'aider tout particulièrement les entreprises de moins de 50 salariés. Il s'agit d'une initiative qui, bien qu'un peu tardive, pourra aider ce secteur dont le taux de syndicalisation est très bas et où les travailleuses risquaient d'être les laissées pour compte de l'équité salariale. En février 2002, face aux critiques répétées des associations syndicales, une nouvelle présidente de la Commission de l'équité salariale était nommée. Ces changements permettront-ils de renouer avec le but premier de la loi ? Il sera nécessaire, dans quelques années, de faire un bilan étendu de cette expérience, de déterminer quels sont les facteurs qui ont permis à plusieurs entreprises d'atteindre réellement les objectifs de la loi et quels sont les moyens qui permettraient d'éviter, si possible, une ambivalence aussi préjudiciable du rôle de l'État.