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Avec l’instauration du Revenu de solidarité active (RSA) en juin 2009 et le remplacement de quelques-uns des principaux minima sociaux (le Revenu minimum d’insertion [RMI], et l’Allocation de parent isolé [API]), la France connaît une réforme d’envergure de sa politique de lutte contre la pauvreté. D’abord expérimenté dans 34 départements, ce nouveau dispositif semble s’inscrire dans le prolongement des aménagements déjà instaurés dans le passé et visant à permettre le cumul d’un salaire et d’une partie de l’allocation, ce que l’on a qualifié de mécanismes d’intéressement. Mais cette première analyse pourrait se révéler rapidement bien insuffisante pour rendre compte de cette réforme et de ses conséquences.

Ce dispositif a d’ores et déjà suscité d’importantes controverses. Elle a opposé dès le départ ceux qui, autour de Martin Hirsch – qui a accepté le poste de haut commissaire aux Solidarités actives dans le gouvernement de François Fillon –, défendent le fait d’agir par de nouvelles mesures de soutien des travailleurs pauvres, dont le nombre a considérablement augmenté au cours de la dernière décennie (Clerc, 2008), et ceux qui dénoncent un risque de fragilisation de la protection du droit du travail, mais aussi d’une partie des actifs occupés par le développement d’un sous-emploi, ou encore les effets d’aubaine dont pourraient bénéficier certains employeurs. Depuis la publication des résultats de l’évaluation des expérimentations, d’autres controverses portent sur la capacité du RSA de tenir ses promesses, et donc de permettre un retour et un maintien dans l’emploi, dans la mesure où les écarts entre les niveaux de retour vers l’emploi dans les zones test par rapport aux zones témoins sont faibles et ne font pas l’unanimité (Fabre et Sautory, 2009 ; Bourguignon, 2009). Mais la querelle sur les chiffres ne suffit pas à rendre compte des effets de cette nouvelle mesure, en particulier en ce qui a trait à la qualité des emplois et à la qualité des conditions de travail ou encore en ce qui concerne la pression exercée sur les bénéficiaires pour qu’ils rejoignent le marché du travail, dans une logique de workfare.

Dans cet article, nous proposons une autre lecture de cette évolution des politiques de lutte contre la pauvreté en France, en insistant sur le sens que pourrait avoir le brouillage des frontières entre travail et assistance.

Qu’est-ce qu’un pauvre ?

Lorsqu’il étudie la pauvreté, la question essentielle que doit se poser le sociologue est simple : qu’est-ce qui fait qu’un pauvre dans une société donnée est pauvre et rien que pauvre ? Autrement dit, qu’est-ce qui constitue le statut social de pauvre ? À partir de quel critère essentiel une personne devient-elle pauvre aux yeux de tous ? Qu’est-ce qui fait qu’elle est définie prioritairement par sa pauvreté ? Il revient à Georg Simmel, au début du XXe siècle, d’avoir répondu le premier, de façon claire et directe, à cette question, même si d’autres avant lui avaient déjà esquissé une réponse (Simmel, 1998 [1907]). Pour Simmel, c’est l’assistance qu’une personne reçoit publiquement de la collectivité qui détermine son statut de pauvre. Être assisté est la marque identitaire de la condition du pauvre, le critère de son appartenance sociale à une strate spécifique de la population. Une strate qui est inévitablement dévalorisée, puisque définie par sa dépendance à l’égard de toutes les autres. Être assisté, en ce sens, c’est recevoir tout des autres sans pouvoir s’inscrire, du moins dans le court terme, dans une relation de complémentarité et de réciprocité vis-à-vis d’eux. Le pauvre, récipiendaire de secours qui lui sont spécialement destinés, doit accepter de vivre, ne fût-ce que temporairement, avec l’image négative que lui renvoie la société et qu’il finit par intérioriser, de n’être plus utile, de faire partie de ce que l’on nomme parfois les « indésirables ». Ainsi, chaque société définit et donne un statut social distinct à ses pauvres en choisissant de leur venir en aide. L’objet d’étude sociologique par excellence n’est donc pas la pauvreté, ni les pauvres en tant que tels, comme réalité sociale substantialisée, mais la relation d’assistance – et donc d’interdépendance – entre eux et la société dont ils font partie.

Le pauvre, tel que le définissait Simmel, n’avait pas d’autre statut que celui d’assisté. Il se distinguait singulièrement du travailleur dont le statut social était donné par l’exercice d’une activité professionnelle reconnue comme utile par la société. Un pauvre employé, même dans le cas où il a des difficultés à joindre les deux bouts, reste défini avant tout par son statut d’employé. Tout au long du XXe siècle, cette définition de la pauvreté a pu être vérifiée empiriquement. Les assistés ont été avant tout les inactifs (handicapés, invalides, personnes âgées, mères isolées), mais aussi les chômeurs de longue durée et, de façon plus générale, les exclus du travail dont les droits aux assurances sociales n’étaient pas suffisants. Même au cours des premières années qui ont suivi le vote de la loi sur le RMI en France, on a pu constater que la part des allocataires exerçant un emploi était très faible. Pour ces derniers, il s’agissait le plus souvent d’emploi à temps partiel et à durée déterminée n’offrant aucune garantie d’avenir.

À la fin du XXe siècle, la situation a rapidement évolué. Les organismes délivrant l’aide sociale et les associations caritatives ont constaté une forte croissance de demandes d’assistance émanant de salariés régulièrement embauchés. Ainsi, au tournant du siècle, à la figure traditionnelle de l’assisté sans emploi a été couramment associée, tant dans les faits que dans les représentations sociales et institutionnelles, la figure du travailleur assisté.

L’interpénétration croissante de l’assistance et de l’emploi précaire

La précarité de l’emploi se nourrit, on le sait, de deux processus complémentaires. Le recours à l’emploi précaire s’inscrit, dans l’esprit du patronat, dans un vaste programme de renforcement de la flexibilité qui passe par la remise en cause ou l’aménagement d’une partie substantielle du droit du travail. Qu’il prenne la forme du contrat à durée déterminée (CDD) ou de l’intérim, le travail temporaire, souvent à temps partiel, présente en réalité plusieurs avantages pour les entreprises : pas de coût de licenciement ; pas de coût relatif à l’ancienneté et aux politiques d’attachement et de motivation du personnel ; pression à la baisse du niveau de salaire ; meilleure utilisation du temps ; sélection et mise à l’épreuve de la main-d’oeuvre ; différenciation des statuts au sein de la même entreprise comme facteur d’affaiblissement de l’esprit revendicatif, etc. Cependant, cette recherche de flexibilité qui correspond à l’intérêt de nombreuses entreprises ne renvoie qu’à la première forme de précarité.

Il faut en effet compléter l’analyse en examinant le rôle des pouvoirs publics dans le cadre de la politique de l’emploi. On peut distinguer au moins quatre logiques sous-jacentes à ce type d’intervention : la première consiste à favoriser l’emploi dans le secteur marchand dans le but notamment d’abaisser le coût du travail des personnes jugées peu qualifiées, la deuxième est de favoriser le recrutement sous des formes particulières d’emploi dans le secteur non marchand, la troisième relève de la formation professionnelle s’adressant en particulier aux jeunes, et enfin la quatrième consiste à favoriser les préretraites. Le but général de l’ensemble de ces mesures est de diminuer le chômage. Dire qu’elles n’ont pas atteint cet objectif serait une analyse trop rapide. Mais ce type de politique a aussi son revers. Il contribue directement à la création de plusieurs statuts précaires d’emploi dont le principe, une fois institutionnalisé, a tendance à se pérenniser.

En définitive, on pourrait dire qu’il existe une précarité qui résulte de la gestion économique de la flexibilité et une précarité qui est la conséquence de la gestion publique du chômage. Les deux concourent à transformer progressivement le droit du travail en instaurant un clivage manifeste entre les salariés. Ces deux sources de la précarité ne sont-elles pas de plus en plus interdépendantes ?

Il faut aujourd’hui reconnaître une proximité objective des situations des travailleurs pauvres ou précaires et des assistés. De nombreuses personnes alternent des périodes d’emploi précaire et d’assistance, à tel point que le chômage récurrent, tel qu’on le connaît par exemple aux États-Unis, se juxtapose désormais au chômage de masse. En France, la réforme du RMI de 2008, avec sa transformation en RSA, renforce cette représentation de la pauvreté. Cette nouvelle politique s’inscrit en effet dans une vaste reconfiguration du statut social de la pauvreté. Pour réduire le chômage de longue durée, dont de nombreux allocataires des minima sociaux sont victimes, on postule qu’il est souhaitable pour eux de pouvoir cumuler un petit revenu d’activité et une allocation d’assistance. On crée donc officiellement un nouveau statut : celui de travailleur précaire assisté.

La multiplication des emplois aidés, précaires, peu rémunérateurs et souvent stigmatisants a bien sûr contribué à cet enchevêtrement croissant de l’assistance et de l’emploi, et ce phénomène n’est pas récent, mais le RSA constitue bien un amplificateur de ce mouvement. Il s’agit en réalité d’une institutionnalisation par les pouvoirs publics d’un sous-salariat déguisé ou d’une sphère du sous-emploi.

Après avoir résisté en France à l’instauration d’un « SMIC jeune » ou du Contrat première embauche (CPE), en soulignant la menace de marginalisation durable de la jeunesse, on risque avec le RSA de réintroduire une formule d’infériorisation d’une partie de la main-d’oeuvre. Cette mesure apparaît plus légitime, car elle concerne des pauvres dont on pense qu’ils ont intérêt à se satisfaire de ce nouveau statut, mais n’est-ce pas une façon de les obliger à entrer non pas dans le salariat, mais dans ce que l’on appelle aujourd’hui de plus en plus le « précariat » (Castel, 2007) ? On officialise ainsi l’abandon de la notion de plein emploi, remplacée de façon manifeste par celle de « pleine activité »[1]. Les pauvres n’auront pas par le RSA un emploi au sens que l’on a donné à cette notion dans les luttes sociales en faveur de la garantie d’une carrière et d’une protection sociale généralisée, conformément au modèle de la « société salariale » qui avait permis l’instauration d’une « société de semblables », pour reprendre les termes de Robert Castel (Castel, 2009). Ils ne seront que des « salariés de seconde zone ».

Mais, d’une façon plus générale, cette évolution du droit social nous oblige à revenir sur la définition de la pauvreté de Simmel. Les allocataires du RSA seront-ils principalement définis socialement par leur activité ou par leur rapport à l’assistance ? Il existait avant le RSA des travailleurs pauvres obligés de recourir ponctuellement – ou, parfois même, de façon régulière — à des aides de l’assistance, mais désormais ce statut intermédiaire n’aura plus ce caractère d’exception. Il sera pleinement reconnu, d’autant qu’aucune limitation de durée n’a été prévue pour pouvoir en bénéficier. Ce brouillage entre le travail et l’assistance participe de ce processus de recomposition des statuts sociaux disqualifiés au bas de la hiérarchie sociale.

Les salariés seront désormais divisés : à côté des salariés protégés par leur régime de cotisations sociales se trouveront en nombre croissant des salariés assistés par la solidarité nationale. À défaut de maintenir un régime salarial universel, on dualise ainsi le marché de l’emploi. Il est probable par ailleurs que cette dualisation introduise peu à peu une banalisation des emplois dégradants et peu qualifiés, d’autant qu’il apparaîtra moins légitime dans certains secteurs de l’économie de les faire disparaître et pour les allocataires du RSA de les refuser. N’est-ce pas là un renoncement à la doctrine du solidarisme qui, dès la fin du XIXe, proclamait que la justice sociale ne peut exister entre les hommes que s’ils deviennent des associés solidaires en neutralisant ensemble les risques auxquels ils doivent faire face ? Ne doit-on pas reconnaître aussi que le problème majeur des allocataires de minima sociaux n’est pas de refuser de travailler, mais de pouvoir, faute de formation adaptée, accepter autre chose que des emplois pénibles et peu valorisants ? L’urgence est la formation tout au long de la vie. La France est en retard dans ce domaine par rapport à plusieurs pays européens.

Ce sous-salariat chronique entretenu par les pouvoirs publics pose une autre question urgente : celle de la qualité du travail. Le salarié est précaire lorsque son emploi est incertain et qu’il ne peut prévoir son avenir professionnel, mais on peut aussi le considérer précaire lorsque son travail lui semble sans intérêt, mal rétribué et faiblement reconnu dans l’entreprise ou encore lorsque ce travail se révèle incompatible avec le reste de son existence et ses autres responsabilités, notamment familiales (Martin, 2007). Puisque sa contribution à l’activité productive n’est pas valorisée, il éprouve le sentiment d’être plus ou moins inutile. On peut parler alors d’une précarité du travail, laquelle peut se cumuler avec la précarité de l’emploi. Si la question du travail dégradant est souvent évoquée, il faut bien reconnaître que rien n’est vraiment entrepris de façon substantielle pour trouver des remèdes.

On peut également s’interroger sur le statut des allocataires du RSA qui ne trouveront pas de travail ? En effet, que deviendront tous les pauvres dont on connaît aujourd’hui, en raison d’un cumul de handicaps, les difficultés à s’insérer professionnellement ? Alors qu’ils pouvaient bénéficier dans le cadre du RMI d’un ensemble d’aides d’insertion, dans le domaine de la santé notamment, ne seront-ils pas davantage culpabilisés de ne pas pouvoir répondre aux incitations à la recherche d’un emploi ? L’insertion dans le cadre du RMI avait l’avantage d’être considérée comme multidimensionnelle ; elle risque avec le RSA d’être réduite à la seule dimension professionnelle, puisque l’objectif est d’inciter les allocataires à la reprise d’un travail. La distinction entre les allocataires du RSA « actifs » et les autres aboutira presque inévitablement à la dichotomie classique entre méritants et non méritants, une sorte d’euphémisme de la séparation des bons et des mauvais pauvres dont on pensait pourtant au moment du vote de la loi sur le RMI qu’elle n’était plus acceptable au regard des valeurs républicaines.

Un nouveau régime de mise au travail ?

Au cours des 20 dernières années, la perception sociale de la pauvreté a aussi beaucoup évolué. Au moment du débat sur le RMI en 1988, 9 Français sur 10 étaient favorables à ce type d’aide. Il semblait alors presque évident que la responsabilité de tous était engagée dans ce phénomène de pauvreté et que seule une nouvelle politique ambitieuse pouvait le faire reculer. Une dizaine d’années plus tard, cette orientation favorable à la générosité publique s’est considérablement affaiblie pour laisser place à une orientation plus restrictive et plus culpabilisante à l’égard des pauvres.

Cette transformation de la perception de la pauvreté s’est traduite aussi par un retournement de l’opinion publique française vis-à-vis du RMI. En 1989, 29 % des personnes interrogées en France considéraient que ce dernier risquait d’encourager les allocataires à ne pas chercher du travail. Cette proportion est passée à 53 % en 2000.

Les salariés précaires expriment souvent une critique sévère à l’égard des assistés. Ceux qui travaillent pour un maigre salaire jugent en effet inacceptable que d’autres ne travaillent pas et vivent des allocations (Paugam, 2000). Ainsi, paradoxalement, le développement de la précarité de l’emploi et du travail dans les années 1990 a conduit progressivement à la construction d’un discours de culpabilisation des pauvres et des chômeurs. Ce discours a été amplifié par une dénonciation de ceux qui profitent indûment de l’assistance. Le débat sur les fraudeurs a été relayé par les médias pendant la dernière campagne pour l’élection présidentielle. Un hebdomadaire en vue en a même fait le thème de sa couverture et de son dossier central[2]. Ce discours est organisé pour délégitimer la redistribution en faveur des plus défavorisés. Il monte en épingle quelques cas et les extrapole à l’ensemble des allocataires du RMI, en tendant à passer sous silence l’hétérogénéité des situations et des expériences vécues.

La transformation de la perception de la pauvreté au cours des 20 dernières années n’est pas réductible au cas de la France et du RMI. Plusieurs enquêtes réalisées depuis le milieu des années 1970 ont permis d’expliquer, d’une part les principales différences entre les pays de l’Union européenne, d’autre part les principales variations depuis un quart de siècle (Paugam et Selz, 2005). Parmi l’ensemble des questions posées, l’une porte notamment sur les causes de la pauvreté. Posée depuis la première enquête de 1976, elle permet de distinguer deux explications traditionnelles et radicalement opposées de la pauvreté, celle qui met en avant la paresse ou la mauvaise volonté des pauvres et celle qui souligne, au contraire, l’injustice qui règne dans la société. L’explication par la paresse renvoie à une conception morale fondée sur le sens du devoir et l’éthique du travail. Dans cette optique, les pauvres sont en quelque sorte accusés de ne pas suffisamment se prendre en charge eux-mêmes et les pouvoirs publics n’ont donc pas à les aider davantage. Chaque individu est responsable de lui-même et seul son courage peut lui éviter de connaître la pauvreté. L’explication de la pauvreté par l’injustice renvoie, au contraire, à une conception globale de la société. Les pauvres sont avant tout les victimes d’un système qui les condamne. Dans cet esprit, les pouvoirs publics ont un devoir : aider les pauvres dans le sens d’une plus grande justice sociale.

L’explication par la paresse et l’explication par l’injustice correspondent à des opinions contrastées dont le sens idéologique et politique n’échappe à personne. Ces deux explications ont elles-mêmes une histoire puisque, depuis le Moyen-Âge, les sociétés sont partagées sur le traitement de la pauvreté entre « la potence ou la pitié » pour reprendre le titre le l’ouvrage de l’historien Bronislaw Geremek (1987), c’est-à-dire entre la tentation de l’élimination des pauvres jugés paresseux, irresponsables et donc indésirables, et la tentation de la compassion envers le monde de tous ceux qui n’ont pas eu de chance et qui ont toujours vécu dans la misère.

Or, par-delà des différences importantes entre pays, cette enquête a permis de constater que l’explication par la paresse avait fortement augmenté de 1993 à 2001. Il existe, indépendamment du pays, un effet propre du chômage. Lorsque le chômage diminue, la probabilité de donner cette explication augmente fortement, ce qui s’est effectivement produit à la fin des années 1990. Tout se passe comme si, en période de reprise de l’emploi, la population adhérait beaucoup plus facilement à l’idée selon laquelle les pauvres sans emploi ne feraient pas suffisamment d’effort pour en trouver[3].

Pour comprendre les dérégulations contemporaines de la société salariale et les transformations concomitantes du rapport à la pauvreté, certains auteurs proposent de prendre en considération les cycles historiques du développement du capitalisme. Des sociologues et des historiens ont ainsi montré que les fonctions explicites ou sous-jacentes attribuées au système d’assistance aux pauvres ont fortement varié au cours du XXe siècle, en particulier selon les phases du développement de la société industrielle et de la conjoncture économique. Frances Fox Piven et Richard A. Cloward (1993 [1971]) ont soutenu par exemple, à partir de l’exemple des États-Unis, que la fonction principale de l’assistance est de réguler les éruptions temporaires de désordre civil pendant les phases de récession et de chômage de masse. Cette fonction disparaît ensuite dans les phases de croissance économique et de stabilité politique pour laisser place à une tout autre fonction qui est celle d’inciter les pauvres à rejoindre le marché du travail par la réduction parfois draconienne des aides qu’ils obtenaient jusque-là. Dans la première phase, les pauvres sont considérés comme des victimes et l’enjeu est d’éviter qu’ils ne se soulèvent contre le système social en place, dans la seconde, ils sont considérés comme potentiellement paresseux et seule une politique de « moralisation » est jugée susceptible de transformer leurs comportements.

En suivant ces analyses, ne pourrait-on pas dire que dans, la première décennie d’application du RMI, nous étions dans le premier type de phase décrit par Fox Piven et Cloward, et que nous sommes entrées dans le second au tournant du XXIe siècle ? En effet, il est possible de considérer les actions d’insertion menées jusqu’en 1998 environ, années marquées par un taux exceptionnellement élevé de chômage, comme une forme d’encadrement des pauvres visant à leur assurer un minimum de participation à la vie sociale à la périphérie du marché de l’emploi, et les mesures prises par la suite, en période de diminution sensible du chômage, comme, au contraire, une série d’incitations à la reprise du travail assorties d’une intimidation non dissimulée à l’égard de tous ceux qui, « par paresse », seraient peu enclins à rechercher un emploi. La tentative de mise en place du Revenu minimum d’activité (RMA) en 2003, puis, récemment, la création du RSA entrent dans cette dernière perspective. En suivant cette perspective, on peut aussi s’attendre à un affaissement de cette logique face à l’explosion sans précédent du nombre des chômeurs sous l’effet de la crise financière actuelle.

La régulation des pauvres suivrait, selon une telle hypothèse, les cycles de l’activité économique. Du statut d’inutiles et d’inemployables, ils peuvent passer ensuite au statut de travailleur ajustable aux besoins de la flexibilité de la vie économique. Comme les emplois qui leur sont destinés sont peu attractifs sur le plan du salaire et des conditions de travail, il faut donc les inciter financièrement à les accepter. Le tour de passe-passe consiste alors à faire passer pour de la solidarité, ce qui, dans la réalité, est avant tout une variable d’ajustement économique.

Mais à cette hypothèse des cycles économiques, il faut sans doute ajouter celle qui insiste plutôt sur la variable politique et la capacité des décideurs publics à faire accepter ce tour de passe-passe. On peut aussi faire appel à la circulation des idées et des modèles. Par exemple, la comparaison de l’évolution des politiques sociales en direction des ménages monoparentaux en Europe montre que ces politiques convergent en direction de la logique du make work pay ou du welfare to work, et ce, dans des pays appartenant à des régimes de protection sociale différents (Knijn, Martin et Millar, 2008).

Mais quoi qu’il en soit du facteur explicatif principal, le brouillage entre le travail et l’assistance participe de ce processus de recomposition des statuts sociaux disqualifiés au bas de la hiérarchie sociale. Et cette évolution se ferait actuellement, comme Castel en a fait l’hypothèse, sur la base de l’idée que « la seule possibilité d’action volontariste consiste à essayer de grignoter la masse du non-emploi en inventant des formes nouvelles de sous-emploi » (Castel, 2007 : 424). Mais cette logique peut aussi nous conduire à tirer l’ensemble de la société vers le bas et à rendre de plus en plus complexe l’expression de la solidarité collective.