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L’un des rapports commandés par la ministre française de la Santé, Roselyne Bachelot, pour préparer la loi sur la modernisation du système de santé recommande de tenir compte « des populations sociologiquement, culturellement, économiquement éloignées du soin » (Flajolet, 2008 : 39). Il n’est pas nécessaire de les nommer pour savoir qu’il s’agit des populations qualifiées de précaires. Les rapports et travaux de recherche successifs ont participé à la construction d’une représentation selon laquelle les termes de « populations précaires » et « populations exclues du système de santé » sont devenus synonymes. Les dimensions de la précarité contemporaine ne se résumeraient plus au déficit « d’avoir », mais recouvriraient aussi les déficits de « savoir » et de « pouvoir » (Bihr et Pfefferkorn, 2008) ; déficits qui s’observeraient dans le champ de la santé et qui se cumuleraient. Ainsi, alors que ces populations se perçoivent plus en mauvaise santé que le reste de la population et qu’elles courent davantage de risques de déclarer des pathologies, elles ont moins recours à la prévention et moins accès à des soins de qualité (Raynaud, 2005). Depuis quelques années, des études s’intéressent également à la mesure et à la compréhension du lien entre précarité et non-recours aux soins (Sass et al., 2006), le non-recours aux soins étant défini principalement comme l’absence de consultation médicale au cours d’une période donnée (un an ou deux ans[1]).

Ce sont les raisons de l’émergence d’un intérêt en France pour le non-recours, dans le domaine du soin et autour des populations précaires, que nous aborderons dans cet article. Il s’agit de comprendre pourquoi l’intérêt pour le non-recours aux soins représente une « exception relative » (Warin, 2006 : 123) par rapport aux autres domaines dans lesquels la question est apparue, dans la mesure où les débats y sont plus nombreux et les informations plus structurées. Nous émettrons l’hypothèse que cette émergence est rendue possible par la relative plasticité de la catégorie du non-recours. En plus de son caractère polycentrique[2], cette catégorie s’adapterait aux différentes sensibilités des acteurs qui s’en emparent, prenant alors plusieurs significations. En l’occurrence, nous montrerons qu’elle a émergé à la fois dans des débats réclamant l’effectivité du droit aux soins et dans ceux appelant au développement des devoirs de soins. Ce sont ces deux facettes que nous évoquerons tour à tour, en nous appuyant sur l’analyse de la littérature et des discours traitant du non-recours aux soins (rapports publics et associatifs, travaux de recherche).

Droit aux soins et non-recours

En France comme dans d’autres pays, la notion de « non-recours » est apparue dans le domaine de la protection sociale autour de débats sur l’effectivité et l’efficience des politiques sociales. Initialement, cette notion portait sur des prestations constituant l’ossature institutionnelle des systèmes de protection sociale (allocation parentale d’éducation, revenu minimum d’insertion, etc.). Pour ces prestations, il était alors possible de mesurer le différentiel entre les personnes éligibles qui en bénéficiaient effectivement et celles qui n’en bénéficiaient pas (Collectif, 2008). La problématique du non-recours s’est ensuite progressivement étendue à d’autres domaines, suivant « l’irrésistible ascension des “droits à” » (Borgetto, 2000), dans un contexte où l’enjeu n’était plus seulement de proclamer de nouveaux droits, mais de garantir l’accès effectif de ceux reconnus dans les textes législatifs. C’est tout particulièrement le cas d’un des cinq droits fondamentaux inscrits dans la Loi du 29 juillet 1998 d’orientation relative à la lutte contre les exclusions : le droit à la santé.

La question du non-recours aux soins émerge ainsi dans les années 1990 par la mobilisation d’acteurs associatifs et administratifs préoccupés par la garantie de l’effectivité du droit à la santé. Il faut en effet souligner que le droit à la santé en France s’est progressivement constitué sous l’angle du droit aux soins – en tant que prérogative de l’État-providence (Ewald, 1997) – et non dans le sens d’un droit à vivre en bonne santé. Il s’agit bien plutôt du « droit de bénéficier de soins dispensés par des professionnels de santé » (Hirsch et Chemla, 2006 : 708). Celui-ci implique, dans une optique de justice sociale, de donner un accès aux soins égal, à besoin égal, et ce, quelle que soit la situation socioéconomique de la personne. Les dispositifs destinés à rendre effectif ce droit passent ainsi par l’objectif principal de favoriser l’accès aux soins pour tous. C’est par exemple le cas de la Couverture maladie universelle (CMU) et de l’Aide médicale de l’État (AME), deux dispositifs ciblés instaurés dans le but de donner un accès universel à une protection sociale (encadré 1).

Effectivité du droit aux soins, inégalités sociales de santé et non-recours

L’évaluation de la Couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C) illustre une approche « administrative » du phénomène de non-recours dans le champ de la santé[3]. Plusieurs indicateurs ont été intégrés pour suivre l’un des objectifs en matière de protection maladie, celui visant à garantir l’accès aux soins des personnes disposant de faibles ressources. Parmi eux, l’« indicateur de satisfaction des bénéficiaires de la CMU-C » est défini comme l’écart entre le non-recours au médecin et au dentiste des bénéficiaires de la CMU-C et le non-recours des autres catégories de la population française[4]. Cet indicateur de non-recours aux soins rappelle le compromis autour duquel se recentrent, selon M.-P. Hamel et P. Muller, les politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion. Pour contrebalancer le ciblage accru des prestations sociales sur « les plus vulnérables », ces politiques doivent faire l’objet d’une évaluation de leur efficacité et de leur performance (Hamel et Muller, 2007). Ici, l’impact de telles politiques sur l’accessibilité aux soins est mesuré par la capacité de la CMU-C à réduire le non-recours des populations précaires. Cela revient à envisager les besoins d’usagers potentiels et inconnus jusque-là.

L’importance accordée à l’accès aux soins pour garantir le droit effectif à la santé se comprend par l’idée sous-jacente, relativement bien partagée en France par les pouvoirs publics et les acteurs de la santé publique, que le soin est l’un des déterminants majeurs de l’état de santé. Autrement dit, l’accès aux soins médicaux garantirait à celui qui entreprend la démarche de solliciter les professionnels de santé une amélioration de sa santé. Inversement, selon cette logique, les comportements de retrait vis-à-vis du système de santé et l’absence de prise en charge médicalisée d’une maladie[5] apparaissent comme des facteurs aggravant la santé d’un individu. La plus forte exposition des populations précaires au non-recours aux soins est perçue comme d’autant plus injuste qu’elle expliquerait l’aggravation des inégalités de santé[6]. La question du non-recours aux soins prend ainsi principalement place dans les débats récents en France sur les inégalités sociales de santé, bien que les travaux de recherche insistent sur le fait que les soins ne jouent qu’un faible rôle dans leur explication (Organisation mondiale de la santé, 2008)[7]. C’est pourtant dans ce sens que va l’une des conclusions d’un colloque sur les inégalités de santé, appuyant sur « la nécessité de prendre de plus en plus en compte les comportements de recours aux soins, mais aussi les non-recours pour comprendre l’état de santé » (Feroni, 2008).

La construction de cette représentation sanitaire du phénomène de non-recours est facilitée par l’usage du « paradigme épidémiologique » (Peretti-Watel, 2004). Des études épidémiologiques établissent en effet une corrélation entre une situation de précarité, un état de santé dégradé et le non-recours aux soins (Moulin et al., 2005). Ce dernier vient alimenter la catégorie des facteurs de risque en matière de santé. Les acteurs de la santé publique s’en saisissent dans ce sens. Certains Observatoires régionaux de la santé, dont la mission principale est de fournir des informations territorialisées sur l’état de santé de la population aux décideurs et professionnels de la santé, intègrent le non-recours aux soins dans leurs indicateurs. Dans le tableau de bord de la Région Centre, la rubrique « Pauvreté – Précarité » contient par exemple une fiche sur l’accès aux soins constatant, parmi les « faits marquants », que « la proportion de personnes n’ayant pas consulté de médecin depuis deux ans est 1,5 fois plus élevée chez les personnes en situation précaire » (Observatoire régional de la santé du Centre, 2006).

Ainsi, qu’elles aient ou non des besoins de soins, les populations précaires sont prioritaires pour les acteurs de la santé publique. Nous retrouvons ici l’une des manifestations de la « représentation probabiliste de la maladie » qui fait que ces populations ne sont « certes pas encore malades, mais leur probabilité plus élevée de développer la maladie semble déjà interdire qu’on puisse [les] dire en bonne santé » (Berlivet, 2001 : 102). Le travail réalisé par le Centre technique d’appui et de formation des Centres d’examens de santé (le CETAF) est illustratif de cette logique. Cet organisme, qui pilote les Centres d’examens de santé (les CES)[8], est sous la contrainte des conventions d’objectifs et de gestion signées entre la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés (la CNAMTS) et l’État. La convention portant sur la période 2006-2009 invite à améliorer l’efficience de l’action des CES et à mener des interventions particulières « en direction des populations les plus éloignées du système de santé », « celles qui ont le plus besoin » de prévention. Selon la logique du ciblage, la convention met la priorité sur les populations précaires, du fait de leur « recours trop insuffisant et tardif aux soins »[9]. Pour répondre à ces objectifs, l’équipe « Précarité-Inégalités de santé » du CETAF produit une analyse statistique et épidémiologique du non-recours aux soins, à partir des données recueillies lors de chaque examen périodique de santé. Cette analyse leur permet de caractériser les personnes les plus exposées au non-recours sur le plan socioéconomique et d’identifier des profils types de populations vers lesquelles orienter l’action. Sur cette base, le CETAF propose ensuite des pistes de partenariats locaux entre les CES et différents services (la médecine du travail pour cibler les « travailleurs pauvres », les services universitaires pour les « étudiants en difficultés socio-économiques »…). Ces partenariats sont destinés à « recruter » les populations en marge du système de santé et à leur proposer un examen de santé. Avec ce type de politiques de ciblage, la question du non-recours aux soins est ainsi retraduite en catégorie d’action afin de rendre effectif le droit aux soins.

Le non-recours aux soins, un révélateur des limites du système de santé

Au-delà des approches administratives, d’autres approches participent à l’émergence du non-recours dans les débats sur l’effectivité du droit aux soins. Elles sont portées principalement par des acteurs associatifs et des chercheurs. Leur point commun est d’insister sur le fait que, au sujet des populations précaires, « les situations de santé et les parcours de soins (ou leur non-recours aux soins) révèlent les obstacles et ratés de notre système de santé et de protection sociale » (Chauvin et Lebas, 2007). C’est ainsi une posture critique vis-à-vis de la manière dont le système de santé répond ou non aux besoins des populations précaires qui est privilégiée. Nous pouvons observer deux types de critiques énoncées par ces acteurs à partir de la question du non-recours aux soins.

Cette question apparaît d’abord dans des critiques déjà existantes sur l’organisation du système de santé et ses évolutions. Au premier plan, ces critiques émanent d’associations oeuvrant dans le champ sanitaire et social, tels que le Secours populaire français ou Médecins du monde, qui sont des observateurs privilégiés de l’accès aux droits sociaux et des producteurs d’informations sur ces questions[10]. Ces acteurs interpellent l’opinion et les pouvoirs publics sur les situations de non-recours des personnes accueillies et suivies. Ils interprètent principalement ces situations comme les conséquences directes des différentes « barrières » ou « obstacles » à l’accès aux soins, auxquels sont confrontées ces personnes. Ils alertent également sur les choix des réformes du système de santé introduisant des mécanismes marchands pouvant avoir des conséquences sur l’inefficacité du droit aux soins. La mise en place des franchises médicales[11] en janvier 2008 a par exemple rapidement suscité des réactions dans ce sens. Plusieurs associations, organisées en collectif, ont mis en garde sur les risques de « pénaliser les patients aux revenus les moins élevés », c’est-à-dire de les « dissuader de se faire soigner » et de « les inciter à reporter à plus tard les actes de prévention[12] ».

Il s’agit de l’un des exemples les plus récents d’une critique du système de santé, ayant participé à l’émergence de la question du non-recours aux soins. Les franchises médicales et les difficultés financières d’accès aux soins s’ajoutent à la liste des causes du non-recours engendrées par l’organisation même du système de santé. Ces aspects cumulatifs sont relevés dans des travaux de recherche, notamment ceux de l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Jusot, Or et Yimaz, 2007) et des rapports administratifs. L’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, qui s’est saisi dès sa création de la question du non-recours aux droits sociaux et en a influencé sa reconnaissance publique (Warin, 2006), présente dans ses rapports plusieurs des causes institutionnelles du non-recours. Ces rapports rappellent la complexité du phénomène, dans ses formes et dans ses explications, en mentionnant les effets de la répartition géographique de l’offre de soins, les mécanismes d’effets de seuil dans l’accès à une couverture maladie complémentaire ou, entre autres, les refus de soins par des professionnels de santé aux patients bénéficiant de la CMU-C et de l’AME.

Toutefois, la question du non-recours aux soins n’émerge pas seulement pour renouveler ces débats sur les difficultés matérielles d’accessibilité du système de santé. Elle permet de poser un autre regard sur des facteurs d’inégalités de recours aux soins qui se créent, et ce, avant même qu’une personne renonce à des soins ou ait à affronter un refus de soins. Pour que ces « obstacles » soient rapportés et ressentis par la personne, encore faut-il que cette dernière ait exprimé une demande de soins auprès d’un professionnel de santé. Or, les recherches en sciences sociales ont démontré les capacités inégales à percevoir une maladie ainsi que « les dispositions différentielles socialement acquises à l’appropriation des ressources et connaissances existantes en matière de soins ou de conduites préventives » (Aïach, 2004 : 39). Dans cette approche capacitaire, le non-recours aux soins est présenté comme une « mesure de la perte de chances en matière de santé » (Jusot, 2008). Il peut certes y avoir un accès aux soins théorique, mais celui-ci ne sera pas nécessairement utilisé par les personnes qui en auraient pourtant besoin. Ce constat, simple et courant, permet de pointer du doigt d’autres facteurs explicatifs du non-recours aux soins. Des travaux de recherche évoquent notamment le rôle des représentations de la maladie (Menahem, 2000), celui des dimensions psychosociales (Chauvin et Bazin, 2005) ou plus largement les significations de ces comportements de non-recours aux soins dans des trajectoires de vie chaotiques (Gardella, Laporte et Le Mener, 2008).

L’ancrage de la question du non-recours aux soins dans la thématique de l’égalité des chances ouvre la voie à une critique du fonctionnement du système de santé. Celui-ci est jusqu’à présent construit sur la liberté de patients supposés tous capables de formuler des demandes de soins et ayant des connaissances suffisantes pour savoir quand solliciter un professionnel de santé. Le système de santé est ainsi inadapté à la problématique des populations « invisibles », en non-demande de soin. C’est en ces termes que N. Maestracci, présidente de la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (FNARS)[13], décrit « une conception individualisée des comportements à risque, où l’on ne demande pas de soins à ceux qui n’en demandent pas, selon le principe que chacun est responsable de son destin », sans que soit « développée l’idée d’aller vers ces personnes » (Maestracci, 2008). Elle illustre les volontés d’acteurs associatifs et institutionnels, travaillant notamment dans le domaine de l’urgence sociale, de s’appuyer sur une approche compréhensive du non-recours pour intégrer dans la définition de l’offre de soins les capacités inégales des individus.

Les deux types de critiques que nous venons de voir envisagent le non-recours aux soins comme un témoin des difficultés à rendre effectif le droit aux soins pour tous, dans une approche administrative ou compréhensive du phénomène. Pour résoudre ce « problème », présenté comme un facteur d’inégalité de santé et un enjeu de reconnaissance de l’individu, ces critiques en appellent à un devoir de la collectivité ou plus précisément à la responsabilité de l’État dans la garantie de l’effectivité de ce droit fondamental.

Devoir de soins et non-recours

L’émergence de la question du non-recours aux soins en France tient également à une autre raison, de nature économique. Dans d’autres domaines que le soin, le non-recours peut être recherché volontairement par les pouvoirs publics pour réaliser des économies, en dissuadant l’utilisation de dispositifs coûteux tels que l’AME (Math, 2003). Ici, l’objectif est inverse puisqu’il s’agit d’éviter des dépenses supplémentaires induites par l’aggravation de pathologies restées trop longtemps sans soin médicalisé ou par une moindre prévention. Cela passe par des recommandations à adopter des comportements de santé et des usages du système de santé qui soient « rationnels » et « efficients », sans pour autant être « abusifs » ou de l’ordre de la « surconsommation ». Le cas des soins dentaires est particulièrement illustratif de cette logique, l’absence de recours préventif et le retard aux soins engendrant des surcoûts sur le moyen et long terme. Ces différentes incitations reposent sur un principe commun, celui d’agir sur la demande de soins afin de maîtriser les dépenses publiques de santé, dont la croissance est problématique pour les États (Palier, 2008).

Inciter chacun à se soigner pour économiser

Dès lors, les rapports administratifs ou les discours de professionnels de santé s’appuient fréquemment, lorsqu’il est question des populations éloignées du système de santé, sur une double argumentation. Cette dernière repose sur des éléments à une échelle individuelle – enjeu sanitaire – et à une échelle collective – enjeu économique. Le rapport d’A. Flajolet sur les disparités de prévention sanitaire en témoigne. L’une de ses principales recommandations, l’instauration de « communautés de santé », a ainsi pour finalité de « réinsérer dans le système de santé les personnes et les populations qui en sont aujourd’hui absentes et arriveront tardivement dans le système de soins avec de lourdes conséquences humaines, financières et économiques » (Flajolet, 2008 : 65). Inciter à se soigner pour économiser, voici l’un des leitmotive suscitant une adhésion consensuelle au problème du non-recours aux soins.

Dans ce sens, l’intérêt porté au non-recours aux soins des populations précaires ne nous semble pas témoigner du renouveau de l’hygiénisme. Comme l’a observé P. Rosanvallon, il s’agit moins de viser « l’individu moral » que « l’individu social ». Autrement dit, c’est bien « de plus en plus en invoquant des impératifs collectifs que l’on entend régir le comportement des individus » et non en recherchant « la rectification morale » (Rosanvallon, 1995). Les préconisations faites aux populations éloignées du système de santé d’adopter des comportements civiques[14] s’inscrivent dans cette logique. Elles passent notamment par la diffusion d’une « culture républicaine » de gestion de sa santé par chacun (Flajolet, 2008 : 36).

Cela traduit une transformation profonde en rendant publique, et politique, la relation de l’individu à sa santé et à son corps (Fassin et Memmi, 2004). Le défaut de soin préventif ou curatif n’est plus une affaire privée, mais devient une affaire collective, sur laquelle la société a un droit de regard et d’agir au nom des impacts potentiels sur les dépenses publiques de santé. Elle apparaît comme l’une des principales composantes du « modèle contractuel » de prévention développé par J.-P. Dozon, modèle dominant dans les « sociétés démocratiques avancées ». Ce modèle se caractérise par le fait que :

dans l’attention portée à soi, éclairée par les indications de la biomédecine, il y a bien davantage qu’un tête à tête du citoyen patient avec son corps et sa santé : il y a tout l’espace d’une acculturation qui fait que ce corps et cette santé ne lui appartiennent pas entièrement, qu’ils sont également choses collectives intéressant son employeur, sa caisse d’assurance et de retraites ou son fonds de pension, et, pour tout dire, son pays qui semble le vouloir vivant et alerte le plus longtemps possible.

Dozon, 2001 : 42

L’émergence de la question du non-recours aux soins s’interprète dans une dynamique plus générale affectant les sociétés contemporaines, dans lesquelles la santé et le corps sont devenus des enjeux et des objets d’interventions publiques croissants.

D’un droit aux soins à un devoir de soins

Tout un chacun est invité à participer collectivement à l’équilibre financier du système de santé, en adoptant des comportements « sains ». Dès lors, après l’affirmation du droit à la santé et aux soins, la tendance est à un rééquilibrage par le rappel des devoirs de soins et des obligations incombant à l’individu. En matière de recours aux soins, cela consiste d’abord à solliciter les professionnels de santé en cas de maladie, en accord avec le processus de médicalisation selon lequel « être malade, c’est être un “soigné” » (Adam et Herzlich, 2003), puis à se conformer au rôle du « bon malade » coopérant avec le médecin et actif (Parsons, 1951). Cette conception normative renvoie ainsi les comportements de non-recours aux soins à des comportements déviants, et ce d’autant plus lorsqu’ils sont le fait de populations ayant « le plus besoin » de soins. La voie légale peut être utilisée pour encadrer ces comportements et codifier les obligations auxquelles ces populations devraient se plier. C’est particulièrement le cas des personnes bénéficiant de la CMU-C pour lesquelles un rapport public préconisait « de [les] informer […] de leurs droits et de leurs devoirs » afin de répondre au problème des refus de soins dont elles sont l’objet, mais également des « incivilités face aux soins » dont elles seraient les acteurs (Chadelat, 2006). Une circulaire récente de la Caisse nationale d’assurance maladie applique les recommandations de ce rapport, en donnant la possibilité aux professionnels de santé de porter plainte contre les patients bénéficiaires de la CMU-C lorsque ceux-ci ne respectent pas leurs devoirs. Certains motifs de dépôt d’une plainte recoupent des comportements pouvant approcher le non-recours aux soins, dans une définition large, tels que « les rendez-vous manqués et non annulés », « les retards injustifiés aux rendez-vous » ou encore « les traitements non suivis ou interrompus » (CNAMTS, 2008).

Même si cette circulaire ne fait pas l’objet – pour le moment – d’une application stricte, elle témoigne de la diffusion des débats sur les logiques de contrepartie des aides et prestations sociales accordées aux personnes pauvres (Dufour, Boismenu et Noël, 2003). Ces logiques s’étendent progressivement en passant du champ des politiques sociales, initialement autour de l’insertion, au champ des politiques sanitaires. Dans un contexte de contraintes budgétaires, cette circulaire apparaît dans un objectif de contrôle de l’usage fait d’une prestation telle que la CMU-C, de manière à accroître son utilité et son efficacité. En échange, le bénéficiaire doit prouver qu’il mérite bien cette prestation en prenant en charge sa santé le mieux possible.

Cette articulation entre droits aux soins et devoirs de soins repose sur un principe de responsabilisation des individus, incités à participer à la préservation de leur « capital santé », et ce, de manière autonome et continue. Elle en appelle à un engagement subjectif des individus pour qu’ils deviennent les acteurs principaux de leur santé (Cultiaux et Perilleux, 2007). La notion de « non-recours » aux soins, en renvoyant à première vue aux causes individuelles et en véhiculant la représentation d’individus passifs face à leur santé[15], s’oppose directement à cette conception des sujets actifs et responsables de leur santé. Pour y remédier, l’individu en tant que sujet est placé au centre des interventions. Cela peut se décliner par les objectifs de « donner à chaque personne les moyens de prendre conscience de la valeur de son patrimoine santé » ou par des volontés de modifier les identités d’individus qui ont « ce sentiment d’appartenance à la communauté de ceux qui ne fréquentent pas le système de santé et font preuve d’un esprit fort, insubordonné à la science et aux recommandations sanitaires » (Flajolet, 2008 : 38).

Conclusion

Cette analyse permet ainsi de comprendre pourquoi la question du non-recours apparaît particulièrement dans le domaine du soin et autour de la figure des populations qualifiées de précaires. Le fait que ce soit la valeur santé, centrale dans nos sociétés et véritable « carrefour idéologique » (Fassin, 2008), sur laquelle porte ce non-recours influence fortement son émergence. Dans un contexte où la sanitarisation du social s’étend à travers de multiples manifestations (Pelchat, Gagnon et Thomassin, 2006), cette dimension explique le caractère inacceptable des inégalités face au « risque » de non-recours aux soins et, plus généralement, des inégalités de santé qui lui seraient liées[16]. Ce faisant, les recommandations et les interventions destinées à favoriser l’accessibilité primaire aux soins des populations jusque-là « éloignées du système de santé » font l’objet d’un consensus. Elles sont d’autant plus consensuelles qu’elles évacuent des problèmes aussi importants, mais peu étudiés, relatifs à la qualité des soins et aux inégalités créées une fois réalisée l’entrée dans le système de santé (Pascal, Abbey-Huguenin et Lombrail, 2006).

Mais le consensus apparent faisant du non-recours aux soins des populations précaires un problème public ne doit pas masquer les significations différentes données à cette catégorie. Cette dernière se caractérise par sa plasticité et sa polysémie. Elle intègre à la fois les sensibilités de ceux qui veulent défendre le droit aux soins, en rappelant les responsabilités de la collectivité à cet égard, et de ceux qui appellent à une définition des devoirs de soins, enjoignant les populations précaires à faire preuve d’une responsabilité citoyenne et d’un meilleur contrôle de leurs comportements. Les ambiguïtés générées de la sorte nous invitent à suivre attentivement son évolution. C’est notamment au moment de la mise en oeuvre de mesures destinées à réduire le non-recours aux soins que nous pourrons plus précisément voir dans quel sens la balance penchera entre responsabilité collective et responsabilité individuelle, ainsi que les effets que cela pourrait produire chez les populations concernées.