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À 12 ans à peine, les jeunes Équatoriennes Maria et Catarina[1] sont venues en Suisse rejoindre leur mère qui avait migré deux ans auparavant afin d’améliorer les conditions de vie familiales. Au vu de la politique restrictive d’immigration, Maria et Catarina, âgées aujourd’hui d’une vingtaine d’années, sont toujours – tout comme leur mère – sans papiers. Elles font partie de ces quelque mille jeunes[2] qui ont grandi et été scolarisés en Suisse malgré une absence d’autorisation de séjour.

Maria et Catarina, tout comme la quinzaine de jeunes que nous avons interviewés dans le cadre de notre recherche (voir méthodologie), ont vécu en Amérique latine une vie de famille où les rôles classiquement attribués à chacun ont été perturbés par l’émigration de leur mère (ou de leur père pour d’autres jeunes). Dès lors, une nouvelle configuration familiale s’est mise en place : celle des familles transnationales. Comment et dans quelle mesure ces rôles, les rapports intergénérationnels et les rapports de genre ont-ils été redéfinis par la vie de famille transnationale ? Quel regard jettent ces jeunes sur ces modifications des relations et des rôles familiaux ?

L’arrivée de Maria et Catarina en Suisse a donné lieu à une nouvelle configuration familiale : celle de la réunification familiale dans un contexte migratoire. Ces recompositions se déroulent sur un arrière-fond de passage à l’âge adulte pour ces jeunes, moment de modification des rôles en soi. Pour Galland (1997), la jeunesse se conçoit comme un passage qui s’articule autour de deux axes principaux : l’axe scolaire-professionnel et l’axe familial-matrimonial. Le jeune y acquiert peu à peu des rôles et des statuts attribués au monde adulte. Au sein de la famille, par exemple, le jeune passe du rôle d’enfant à celui de jeune adulte ; au rôle de fils ou de fille peut s’ajouter celui de conjoint ou de conjointe et de parent.

Le présent article cherche à répondre à la question suivante : En quoi la migration, l’appartenance à une famille transnationale et le statut de sans-papiers accélèrent-ils, infléchissent-ils ou redéfinissent-ils ce passage à l’âge adulte et les reconfigurations familiales qui l’accompagnent ?

En partant de deux entretiens emblématiques, nous aborderons, dans la première partie, la recomposition de rôles au sein de la famille transnationale de ces jeunes suite à l’émigration d’un des parents. Concrètement, nous analyserons, dans un premier temps, les nouveaux rôles du parent migrant et de leurs enfants restés dans le pays d’origine. Ensuite, nous observerons l’attribution des nouveaux rôles endossés aussi bien par le parent migrant que par les enfants suite aux retrouvailles dans le pays d’immigration.

La deuxième partie fera état du passage progressif de ces jeunes sans autorisation de séjour à la vie adulte et des difficultés qui en découlent. Plus précisément, nous décrirons leur cheminement qui s’articule autour des axes scolaire-professionnel et familial-matrimonial ainsi que leur représentation d’être adulte.

Méthodologie

Cet article repose sur une recherche en cours (Carbajal et Ljuslin, 2010) ayant pour objet le passage à la vie adulte de jeunes latino-américains et latino-américaines sans autorisation de séjour, recherche réalisée dans le cadre de la Haute École fribourgeoise de travail social[3]. Elle se base sur une analyse de quinze entretiens réalisés sous forme de récits de vie auprès de jeunes latino-américains hispanophones âgés de 16 à 22 ans sans autorisation de séjour (ou l’ayant obtenue récemment) de la région de Lausanne (Suisse). Ils et elles y ont été scolarisés au minimum trois ans et sont arrivés pour la majorité entre 10 et 14 ans. Les entretiens ont été enregistrés, retranscrits de manière intégrale et analysés avec le logiciel ATLAS.ti. À la suite de la codification du corpus, une analyse minutieuse a été réalisée, ce qui a permis de faire constamment le lien entre les données et les théories (Glaser et Strauss, 1967).

Cette recherche à caractère exploratoire a donné la possibilité de se familiariser avec un phénomène peu traité à partir d’une démarche inductive. Les résultats ont été « triangulés » (Pourtois et Desmet, 1988 : 52-54) en diversifiant les points de vue des informateurs et informatrices ; ils ont également été confrontés à ceux des textes théoriques et d’autres enquêtes menées sur des sujets proches.

Portrait des jeunes

Pour la rédaction du présent article, nous avons choisi de partir de deux situations, celles de Catarina et de Maria. D’une part, cela permettait de garder un fil rouge tout au long de l’article. D’autre part, les parcours et les discours de ces deux jeunes femmes sont représentatifs d’une partie de notre échantillon, à savoir les jeunes dont la formation est en adéquation avec leur projet d’étude initial (Catarina) et les jeunes qui ont dû adapter leur projet de formation initial en fonction de leurs ressources personnelles et familiales ainsi que de leur stratégie d’action (Maria) et qui y ont réussi. Nous avons décidé de ne présenter ni les parcours que nous avons nommés « avancée bloquée », autrement dit ceux de jeunes qui se trouvent dans une impasse (autant dans le processus de formation que dans celui du marché du travail), ni ceux des jeunes filles qui deviennent mères. L’analyse de ces situations mériterait à elle seule la rédaction d’un autre article. Finalement, il faut relever que des éléments particuliers au monde des jeunes hommes font défaut dans cette étude, éléments liés surtout aux différentes responsabilités qui leur sont attribuées[4].

Recomposition de rôles au sein de la famille transnationale

Alors que Maria venait de fêter ses 10 ans et que ses frères en avaient respectivement 2 et 9 de moins, sa mère a décidé d’aller tenter sa chance en Suisse. En effet, l’avenir semblait peu radieux en Équateur, pays vivant une situation économique difficile. Sans formation, provenant d’une couche sociale défavorisée et ayant perdu son emploi, elle partit avec la volonté d’améliorer les conditions de vie de sa famille dont elle assumait seule les responsabilités suite à un divorce. En Suisse, malgré des sentiments de culpabilité et de mélancolie, la mère de Maria s’est efforcée de trouver et de construire du sens à cette distance d’avec ses enfants. Elle l’a fait notamment grâce à l’envoi mensuel d’argent qu’elle gagnait en tant que femme de ménage, une manière très concrète de « compléter son rôle maternel » (Carbajal, 2007/08 :167). Cette séparation a duré près de deux ans, période pendant laquelle Maria et ses frères ont vécu chez une tante éloignée. Bien que Maria ait pu bénéficier d’une sécurité financière, elle a ressenti une insécurité émotionnelle sous forme de sentiment d’abandon. En outre, elle a également beaucoup souffert du peu d’attention et du manque de soins prodigués par cette tante.

C’est auprès de son père, économiste, que Catarina, fille unique, est restée lorsque sa mère, comptable de formation, est partie d’Equateur pour vivre en Suisse. L’objectif de cette migration était de rembourser des dettes familiales. La séparation, qui n’était prévue initialement que pour une année, s’est finalement prolongée sur une période de trois ans, jusqu’au moment où le père de Catarina est décédé d’une hémorragie cérébrale.

Le fait que un ou les deux parents partent en pionnier(s) dans un pays étranger est caractéristique des migrations latino-américaines. Tous les jeunes que nous avons interviewés, à l’exception d’un, ont vécu cette situation. Ce sont le plus souvent les mères qui partent les premières, devenant ainsi les premiers maillons des chaînes migratoires. Caractérisée par le nombre croissant de femmes chefs de famille – représentant dans beaucoup de pays latino-américains un quart voire plus du total des ménages de ces pays (Carbajal, 2003 :1217-1223) –, la migration latino-américaine se distingue également par le statut de sans-papiers que ces femmes devront endosser dans le pays d’immigration. En Suisse, la politique migratoire autorise de préférence le séjour de ressortissants des pays d’Europe de l’Ouest ou celui de travailleurs et travailleuses qualifiés (Carbajal, 2007).

La distance et les nouveaux rôles familiaux

Pendant cette période de séparation, une nouvelle vie de famille, transnationale, a vu le jour. Maria et Catarina ont été les témoins du défi de leur mère de maintenir, malgré l’absence physique, une proximité sociale et affective avec les enfants restés dans le pays d’origine.

Défi d’autant plus difficile que les visites régulières étaient quasi impossibles, d’une part parce que coûteuses (ce d’autant que l’objectif de migration est l’épargne) et d’autre part, surtout, parce qu’elles étaient rendues difficiles par les politiques restrictives d’immigration. Comme le disent notamment Wihtol de Wender (1999) et Terray (2001 : 105), ces politiques restrictives, « si elles n’empêchent pas l’entrée, préviennent en revanche le retour : la personne migrante qui a franchi difficilement la frontière se garde bien désormais de la repasser dans l’autre sens. ».

Les appels téléphoniques (grâce aux possibilités offertes par Internet et aux prix des télécommunications internationales qui ont beaucoup baissé) sont restés le moyen privilégié pour garder contact. Catarina témoigne : « on se téléphonait tout le temps, elle était tout le temps là. » Ainsi, Catarina, Maria et les autres jeunes que nous avons interviewés, enfants de parents transnationaux, ont vécu cette expérience de création, de recréation et de maintien de relations sociales et affectives dissociées dans l’espace. Comme le disent Kennedy et Roudometof (2002), les relations sociales n’ont plus nécessairement besoin d’être basées sur le face-à-face, d’autres options peuvent se développer et se pratiquer. Salazar Parreñas (2005a) souligne toutefois que la révolution technologique dans la communication n’a pas bénéficié aux familles transnationales de manière uniforme. Le plus ou moins grand accès aux facilités offertes par Internet est fortement corrélé à la classe sociale.

Les moyens de communication ne résolvent cependant pas tout. En partant, les mères de Catarina et Maria ont délégué de manière provisoire les soins et l’éducation de leurs enfants à d’autres personnes, en l’occurrence respectivement le père et la tante éloignée. D’autres mères ont laissé leurs enfants aux soins d’une grand-mère, d’une soeur aînée ou d’une personne qu’elles ont rémunérée. C’est par l’intermédiaire de ces personnes que le lien éducatif entre les mères et les enfants va continuer à se tisser.

Ces mères migrantes vont développer sur place des stratégies pour contrôler à distance les décisions relatives à l’éducation de leurs enfants et l’utilisation de l’argent envoyé. L’exercice n’est toutefois pas aisé. Il a fallu deux ans à la mère de Maria pour se rendre compte que la tante ne remplissait pas son rôle, qui était de subvenir aux besoins de ses enfants, et, de surcroît, que ces derniers étaient maltraités : une autre tante, « … est venue, puis a raconté à notre mère que l’autre, elle nous tapait, qu’elle faisait plein d’histoires. C’est pour ça qu’elle est allée nous chercher. »

Dans cette nouvelle vie de famille transnationale, les mères et les filles endossent de nouveaux rôles. Pourrait-on avancer que ces nouvelles configurations familiales transgressent des frontières symboliques, notamment en termes de genre ou de génération ?

En ce qui concerne des mères, leur migration constitue une rupture avec la conception ou la représentation traditionnelle du rôle maternel. Les représentations dominantes de genre attribuent aux femmes l’espace domestique/privé. La migration engendre l’absence physique des mères et par conséquent l’impossibilité de s’occuper de cet espace privé. Elles endossent le rôle de pourvoyeuse du ménage, occupé généralement, dans les représentations traditionnelles, par le père. Toutefois, malgré le fait que la migration soit motivée par de « bonnes raisons », cela n’empêche pas les femmes de se sentir coupables et, surtout, de craindre qu’un jour leurs enfants leur reprochent cet espèce d’abandon (Carbajal, 2007/08).

En Équateur, les représentations sociales de l’« enfant de parent migrant » tournent autour de la victimisation (abandon, déstructuration familiale) et de la pathologie sociale (alcoolisme, drogues, grossesses précoces, bandes) (Carrillo, 2005). En effet, les récits sur la migration, fortement médiatisés, présentent la famille comme une victime collective de la migration : « La migration devient synonyme de dissolution » (Koller, 2006 : 56)[5]. Elle le devient très certainement, car aujourd’hui ce sont les femmes principalement qui migrent, ce qui les empêche d’assumer leur rôle de mère tel que la société le définit. Or, comme le constate Koller, « […] les dysfonctionnements familiaux sont souvent antérieurs ou concomitants à l’émigration, ce qui dément le cliché social imputant à l’émigration des effets délétères sur une famille unie » (2006 : 57)[6].

Les enfants endossent aussi de nouveaux rôles. Maria témoigne :

Quand ma mère elle est partie, elle savait pas que cette dame, elle allait être comme ça avec nous. […] J’avais que 10 ans, mais j’allais pas laisser mes frères mourir de faim, en fait. C’est comme ça que j’ai appris à faire à manger. Je faisais des trucs bizarres, mais voilà. Au moins mes frères ils mangeaient. […] Je me rappelle que mon petit frère il pensait que c’était moi sa mère, en fait. C’était très dur pour nous. Pour ma mère, ça a été dur quand on est venus ici, parce que mon petit frère, ne voulait pas être avec elle. Il ne se rappelait plus d’elle.

Quant à Catarina, elle a assumé les tâches ménagères que sa mère réalisait : elle a préparé les repas pour son père, repassé ses chemises, etc. Elle était à ses côtés quand il est décédé. Elle s’est sentie longtemps coupable de ne pas avoir réagi comme sa mère aurait pu le faire :

Ma mère, elle disait « si j’avais été là ». Pis moi je n’aimais pas quand elle disait ça parce que c’était « si j’avais été là, moi, j’aurais réussi à faire quelque chose, et pis vous… vous avez… » je ne sais pas, je le prenais comme ça, moi.

Les enfants de parent migrant endossent fréquemment davantage de responsabilités importantes, et ceci même si l’un des parents reste au pays d’origine. Les témoignages de jeunes allant dans ce sens sont nombreux.

Les responsabilités familiales assumées par ces enfants varient en fonction du sexe du parent migrant : « les charges ont tendance à être plus lourdes pour les enfants dont la mère a migré […]. Beaucoup d’enfants dont les pères ont émigré reçoivent des soins à temps complet de leurs mères restées à la maison, alors que les enfants dont les mères ont émigré sont beaucoup moins pris en charge » (Salazar Parreñas, 2005b : 84). De même, Carrillo (2005) constate que les situations où les filles s’occupent de leurs frères, de la gestion de l’argent et des tâches ménagères sont fréquentes.

C’est donc de manière très relative que les nouvelles configurations familiales transgressent les frontières symboliques, surtout en matière de genre. Nous retrouvons ici le paradoxe soulevé par Salazar Parreñas (2005c :93) qui a étudié la migration philippine. Autant « les familles transnationales de femmes migrantes sont porteuses de promesses importantes en termes de transgression des frontières genre[7] » (les mères sortant de la sphère domestique et acquérant du pouvoir économique), autant elles participent au maintien de l’idéologie de la division sexuelle du travail. En effet, lorsque les mères quittent la sphère domestique familiale, elles vont travailler dans l’économie domestique ; quant aux hommes, malgré l’absence de leur conjointe migrante, ils ne s’investissent pas pour autant davantage dans les travaux domestiques privés ; aussi ce sont les filles qui prennent en charge les tâches ménagères et les soins prodigués aux membres de la famille, comme le faisait leur mère.

Retrouvailles, changements et nouveaux rôles

Au moment de partir, de nombreuses mères de famille appréhendent la migration comme une situation provisoire. La séparation est imaginée pour un ou deux ans, et delà le sacrifice conçu est perçu sur une courte durée. De leur côté, les enfants se représentent similairement la durée de séparation d’avec leur mère. C’était le cas de Catarina et de Maria. Toutefois, la réalité est bien différente en Suisse. Le statut de « sans-papiers », l’instabilité, la difficulté à trouver du travail et l’exploitation subie allongent la durée initialement prévue de l’immigration et, par conséquent, la séparation d’avec la famille. Aussi, bien que la volonté de subvenir aux besoins financiers de la famille donne l’impulsion de migrer, elle motive également la décision de prolonger le séjour dans le pays d’immigration (Carbajal, 2004).

Pour les enfants restés sur place, cette séparation peut être vécue comme une remise en question de l’amour que leur mère leur porte, en particulier en certaines occasions (fête des Mères, remise du carnet des notes à l’école, etc.). Ces enfants construisent leur identité autour du paradoxe suivant : « leurs parents se sont séparés d’eux pour pouvoir prendre soin d’eux[8] » (Carrillo, 2005 : 372). Cette idée peut être motif de culpabilité, ressentiment ou impatience. L’idée du sacrifice pour un futur meilleur est fondamentale dans le discours de tous les membres de la famille – ceux qui voyagent et ceux qui restent – pour trouver un sens à la douloureuse séparation qu’entraîne la migration (Carrillo, 2005)[9]. Aussi, plus le séjour dans le pays d’immigration se prolonge, plus la possibilité de faire venir les enfants est envisagée par certains parents immigrés.

Pour Maria et Catarina, leur arrivée en Suisse reste associée à un moment de bonheur, de retrouvailles joyeuses avec leur mère, un moment qui contraste avec les années de séparation. En outre, la mère de Maria a tout fait pour faire oublier à ses enfants la période traumatisante de séparation :

Quand on est venus ici, ma mère voulait que tout soit différent. […] Ici on pouvait aller au MacDo, on pouvait s’acheter des trucs, c’était vraiment cool.[…]. Et on est allés voir des psychologues pour oublier tout ce qu’on a pu.

C’est une période qui se caractérise par l’union familiale, ou du moins par la réunion de la mère et de ses enfants, lorsque le père est absent. Cette réunification familiale ne se réalise toutefois pas entièrement au vu des conditions de vie – marquée par le sceau de la précarité – propres aux parents dans la société d’immigration. Pour la plupart des migrants, l’objectif de migration reste le même : pouvoir accumuler un capital dans le pays d’immigration pour recommencer une vie en Amérique latine, ce d’autant plus si d’autres enfants ou membres de la famille sont restés dans le pays d’origine. Un sentiment d’urgence peut également être présent, lié au fait que le retour peut devenir effectif à tout moment par une arrestation ou un renvoi.

L’intégration des personnes sans papiers sur le marché du travail se fait de manière irrégulière dans les secteurs de l’agriculture, de la construction, de l’hôtellerie et de la restauration (Piguet et Losa, 2002) ainsi que des services domestiques (ménages privés) dans lesquels sont engagées de nombreuses femmes migrantes. Des conditions précaires d’emploi, telles que de longs horaires ou des horaires de travail éclatés, l’inexistence de contrat de travail, des salaires au-dessous de la moyenne, la peur de revendiquer leurs droits, la possibilité d’être licenciée à tout moment, la quasi inexistence de possibilités d’ascension professionnelle font souvent partie de leur quotidien.

Ainsi, malgré cette proximité géographique d’avec leurs enfants, les mères restent absentes par manque de temps au quotidien :

En fait ma mère, elle nous parlait toujours en espagnol, parce qu’elle ne voulait pas qu’on oublie, mais quand même, voilà, on était tout le temps à l’école, jusqu’à 16 h, et puis voilà, et quand on arrivait à la maison, ma mère elle travaille trop, des fois on la voit pas, parce qu’elle dit qu’elle doit travailler si jamais on doit partir.

Le fait que la mère continue souvent à assumer les charges financières familiales représente également une caractéristique des familles migrantes où le père, voire le nouveau conjoint de la mère, est présent, au vu de la difficulté pour les hommes de trouver un travail sans autorisation de séjour.

Étant donné l’absence physique de leur mère, autant Maria que Catarina ont continué d’assumer un rôle précoce de ménagère, mais également d’intermédiaire avec la société d’immigration. Ainsi, Maria a pris la responsabilité de la rédaction de lettres officielles et de la comptabilité familiale :

[…] quand on est arrivés là, ma mère elle savait pas trop les choses. C’est moi qui écris tous les trucs, les lettres pour ses patronnes, ou l’école pour mes frères. Parce que chez moi, ma mère elle écrit pas, elle parle pas très bien. Elle lit, mais elle n’arrive pas à écrire, car elle n’a pas le temps de suivre des cours…

En émigrant, les parents, perdent les rôles sociaux qu’ils accomplissaient dans leur pays d’origine, et « naissent adultes » (Bolzman, 1996 : 106) dans le pays d’immigration. Se retrouvant dans un nouvel environnement, ils doivent apprendre une nouvelle langue, comprendre la nouvelle organisation de la société et le fonctionnement du système sanitaire, éducatif, etc. Dans cette situation, les enfants sont appelés à aider leurs parents et, en jouant ce rôle d’intermédiaire, ils sont également amenés à découvrir les enjeux concernant leur avenir professionnel, rôle incombant ordinairement aux parents. Solitude, découragement, démotivation et désinvestissement scolaire peuvent s’ensuivre.

Devenir adulte : la difficile acquisition de rôles d’adulte en l’absence d’un permis de séjour

L’entrée dans la vie adulte est traditionnellement définie comme l’accès aux statuts et aux rôles imputés à l’âge adulte : occupation d’un emploi, résidence autonome, vie en couple et naissance d’un enfant ; ces « bornes », qui font office de seuils, marquent l’entrée dans la vie adulte selon Galland (2007). Bidart (2006) met l’accent sur le terme de transition pour souligner la dimension dynamique de la jeunesse : « […] les jeunes sont des acteurs, des sujets de leur histoire, même s’ils ne s’inscrivent pas encore dans certains rôles sociaux centraux comme celui de travailleurs, d’époux ou de parent […] ». Ce faisant, cette chercheuse s’écarte des conceptions essentialistes de la jeunesse comme classe d’âge ou groupe social unifié : « Les notions de “seuil” ou de “passage” s’avèrent fixistes, catégoriques, voire “adultocentriques”. Il s’agit plutôt d’envisager les façons dont les jeunes avancent vers la vie d’adulte dans les sociétés dans lesquelles ils vivent » (Bidart, 2006 : 11).

Dans notre recherche, nous avons observé comment les jeunes cheminaient sur les deux axes définis par Galland : scolaire-professionnel et familial-matrimonial. Toutefois, à l’instar de Van de Velde (2008), nous nous sommes intéressées à l’autodéfinition d’« adulte » par les jeunes. En effet, cette chercheuse a constaté que le fait de définir l’âge adulte en se référant exclusivement aux statuts sociaux est insuffisant. Tout comme Hamel (1999 : 38-39), nous considérons que « la fin des études, la début de la vie professionnelle, le départ du domicile familial et finalement la formation d’un couple ne sauraient être considérés en tant que bornes de la jeunesse que si elles trouvent une résonance dans la connaissance pratique des jeunes ».

Un cheminement parsemé d’obstacles

Catarina et Maria ont connu un parcours de formation différent. Catarina, bonne élève, après avoir dû prolonger sa scolarité de 3 ans en raison de son arrivée tardive dans le système scolaire suisse et avoir réussi la maturité (diplôme obtenu au terme de trois voire quatre années d’études au gymnase[10]), fait aujourd’hui des études à la Haute École de commerce comme elle l’avait souhaité[11]. Ainsi, elle fait partie d’une minorité de jeunes sans autorisation de séjour que nous avons regroupés dans la catégorie « parcours de formation en adéquation ».

Maria, après avoir connu une crise existentielle – liée aux conséquences de vivre sans autorisation de séjour en Suisse – et une tentative de suicide, n’a pas pu accéder au gymnase qui l’aurait menée à des études universitaires. Ne voyant aucune perspective d’avenir en Suisse, elle a pris la coûteuse décision de commencer le gymnase en Espagne. Depuis toute petite, Maria a toujours rêvé d’entreprendre des études universitaires. Elle va très certainement pouvoir concrétiser son rêve, soit en Espagne, soit en Suisse ; pour cela, elle a cependant dû adopter une nouvelle stratégie d’action pour faire face à une situation bloquée : aller étudier en Espagne.

Catarina et Maria accomplissent toutes deux un projet d’études, en « adéquation » avec le projet souhaité pour la première, « adapté » en fonction des ressources personnelles et familiales pour la deuxième. Grâce à l’entourage familial, aux réseaux d’amis, à une bonne compréhension du système scolaire, aux capacités personnelles de résistance au stress et à la persévérance, ces jeunes filles et leur famille ont pu mettre sur pied des stratégies d’action afin de suivre leur projet d’études. Toutefois, des incertitudes et des craintes liées à leur manque de statut juridique sont bel et bien présentes.

À la fin de leur scolarité obligatoire, les jeunes sans autorisation de séjour rencontrent beaucoup de difficultés, voire l’impossibilité d’entrer dans un cursus de formation professionnelle, en raison notamment de l’absence d’un permis de séjour. Toutefois, des exceptions, comme nous l’avons vu dans le cas de Catarina et de Maria existent. Or, plusieurs jeunes connaissent un parcours de formation que nous avons nommé « avancée bloquée ». Ces jeunes sont, pour le moment du moins, arrivés dans une impasse, en inadéquation avec leur projet de formation, et se sentent démunis face à cette situation. Il y a un fort manque de perspectives professionnelles chez eux.

Quel que soit le parcours de formation de ces jeunes, celles-ci et ceux-ci ont des expériences différentes du marché du travail. Maria a commencé à travailler à l’âge de 14-15 ans en réalisant des activités ponctuelles d’aide à sa mère (activités de nettoyage dans des ménages), activités qu’elle réalise encore aujourd’hui lorsqu’elle vient en vacances en Suisse. Or, ces activités ne représentent pas pour elle « un vrai travail ». Au contraire, le fait de travailler à plein temps dans ce domaine représenterait pour elle un échec. Maria nous dit : « Moi, j’avais une copine qui était avec moi aussi, qui n’a pas de permis. Et maintenant, elle fait rien… elle ne fait rien, elle travaille comme sa mère. Et voilà, je ne voulais pas ça pour moi, et ma mère non plus. Bien sûr, elle ne voulait pas que je fasse la même chose qu’elle ».

Quant à Catarina, elle est entrée sur le marché du travail à l’âge de 16-17 ans. Ayant commencé dans une station-service, elle travaille depuis une année dans un salon de thé avec des horaires stables tout au long de l’année. À l’opposé de Maria, Catarina trouve que le travail lui a permis de gagner en responsabilités, en assurance personnelle et de grandir : « […] ça m’a permis de… de ne pas être tout le temps sous l’aile de ma mère… je sais que je dois me lever à telle heure… je ne peux pas sortir parce que demain je travaille. »

Les expériences de Maria et de Catarina témoignent d’une insertion différente sur le marché du travail : l’une réalise les mêmes travaux que sa mère, l’autre connaît une palette plus large d’options de travail (des activités visibles et plus souvent réalisées par des « étudiants »). Ces revenus restent toutefois accessoires pour toutes deux ainsi que pour la grande majorité des autres jeunes interrogés, d’où une dépendance financière de leurs parents. On peut toutefois s’imaginer que certains revenus accessoires issus du marché du travail informel[12] se transformeront peu à peu en revenu principal, notamment pour les jeunes, dont « l’avancée est bloquée », qui suivront ainsi le sillon tracé par leur(s) parent(s) migrant(s). L’insertion dans le marché du travail formel est en effet de plus en plus difficile, les employeurs et employeuses rechignant de plus en plus à employer des personnes sans autorisation de séjour au vu de lois de plus en plus contraignantes[13].

Qu’en est-il de la vie de couple ? Pour les jeunes sans autorisation de séjour, un mariage avec un ressortissant suisse ou une personne possédant un permis de séjour valable pourrait représenter une solution qui permettrait à ces jeunes d’obtenir des papiers.

Catarina est en couple depuis deux ans avec un homme de six ans son aîné. Il lui a proposé d’emménager, mais elle ne se sent pas encore prête pour « euh… un vrai mariage disons. » Pour elle, l’indépendance, non seulement financière, est importante : « Je ne voudrais pas dépendre de lui, je ne voudrais pas euh me marier et savoir… me marier par amour, mais savoir que c’est grâce à lui que j’ai eu mon permis… » Elle ne souhaite également pas que les gens pensent qu’elle s’est mariée pour l’obtention d’une autorisation de séjour.

Comme pour Catarina, il est encore trop tôt pour Maria d’envisager un mariage. Elle était en couple depuis sept mois et demi quand son copain lui a proposé le mariage pour obtenir une autorisation de séjour, et elle a refusé « ça [lui] a fait un peu peur ».

Or, au fur et à mesure que le temps passe, le « mariage pour l’obtention de papiers » devient moins rebutant. Comme le dit Catarina : « après on s’est dit, mais de toute façon c’est un contrat, c’est pas que tu trompes quelqu’un pour te marier pis après le laisser tomber. […] C’est un business, entre guillemets. », et Maria :

En fait des fois je suis désespérée, et maintenant que je suis grande, je me dis « je vais me marier avec quelqu’un », voilà, parce que je veux être sûre, être sûre que je vais être tranquille. […] Je crois que ce n’est pas mal de vouloir étudier, et travailler dans ce qu’on a étudié.

Comment devenir adulte ?

Ainsi, après avoir cheminé sur les axes scolaire-professionnel et familial-matrimonial des jeunes issus de notre échantillon, nous constatons que l’accès aux rôles sociaux attribués à l’adulte est freiné par l’absence de statut de séjour légal. En effet, dans ces conditions, comment envisager une insertion sur le marché du travail formel, indépendamment du fait que l’on ait réussi ou non à se former, en raison de l’absence d’autorisation de séjour ? L’alternative pour ces jeunes semble être, comme pour leurs parents, les travaux subalternes, avec risques d’exploitation et de dénonciation. Dans ces conditions, il est également difficile d’envisager une indépendance financière et de quitter le foyer parental. En ce qui concerne le mariage ou la vie en couple, il semble aussi délicat de pouvoir le prévoir sans être soupçonné de contracter un mariage de complaisance, ou de passer d’une dépendance financière des parents à celle d’un ou d’une partenaire. Ces jeunes manquent en effet de la reconnaissance juridique de leur qualité d’humains adultes à part entière. Cette reconnaissance est octroyée aux jeunes nationaux à partir d’un certain âge (18 ans en général) et elle leur confère certains droits et prérogatives qui rendent plus aisée leur participation formelle au monde adulte (Bolzman et al., 2004).

Toutefois, dans les représentations des jeunes que nous avons rencontrés, le fait de devenir adulte se manifeste par l’acquisition du sens des responsabilités et de l’autonomie. Chez les jeunes filles, ces deux éléments sont également couplés au fait de savoir qui l’on est et ce que l’on veut. Et nombre d’entre elles pensent avoir acquis ces qualités identitaires et d’indépendance de manière précoce. Comme le dit Maria : « En fait, moi je trouve que je suis très mature, à cause de tout ce que j’ai vécu… ».

Ainsi, certains jeunes se considèrent adultes sans avoir l’indépendance financière et sans avoir d’enfant, comme c’est le cas de Maria et de Catarina. Nous rejoignons ici les constats de Van de Velde (2008) ayant interrogé des personnes au sein d’une cité ouvrière proche de Valenciennes. Certaines d’entre elles se positionnent comme autonomes et « adultes » dans leurs parcours de vie au regard de critères relationnels et identitaires et, ceci, même si elles sont célibataires, sans emploi stable et vivent encore chez leurs parents. Plus qu’une indépendance matérielle, c’est le fait de se définir comme un être autonome et responsable qui prévaut.

Pour ce qui est du sens des responsabilités, nous avons vu plus haut que les configurations de la famille transnationale en contexte de migration poussent les jeunes à prendre des responsabilités très tôt.

Enfin, « savoir ce que l’on veut » comprend avoir trouvé sa voie professionnelle (savoir ce que l’on veut faire dans la vie), mais également être au clair sur les centres d’intérêts et de désintérêt du ou de la jeune de manière générale. Savoir qui l’on est, connaître ses valeurs, avoir une morale qui nous permet de distinguer le bien du mal, tout cela est souvent acquis grâce à des expériences de vie que Van de Velde (2008) appelle la « référence à une série d’épreuves personnelles dans un chemin d’autonomisation ». Comme le dit Catarina, « Et qui tu es. Moi, je sais qui je suis, comme je suis, comme ma mère elle m’a élevé, c’est bon. J’ai… comment dire, j’ai un… je pense que ça passe beaucoup par la morale. J’ai un code moral. Je sais ce qui est bien, ce qui est mal. »

Conclusion 

En quoi la migration, l’appartenance à une famille transnationale et le statut de sans-papiers accélèrent-ils, infléchissent-ils ou redéfinissent-ils le passage à l’âge adulte et les reconfigurations familiales qui l’accompagnent ? Telle est la question que nous nous étions posée en commençant à nous intéresser aux parcours de vie de Maria et de Catarina. Qu’en est-il ?

L’accès aux rôles sociaux attribués aux adultes reste difficile pour les jeunes sans autorisation de séjour. Appartenir au monde du travail formel, acquérir une indépendance financière, partager sa vie avec un ou une partenaire, sans passer d’une dépendance vis-à-vis des parents à une dépendance vis-à-vis d’un ou d’une partenaire sont rendus difficiles par l’absence de permis de séjour.

Toutefois, ces jeunes freinés dans l’accession aux rôles et statuts attribués au monde adulte ont également un vécu qui les pousse souvent à se sentir responsables, autonomes et matures bien avant les autres. Les familles transnationales connaissent des dynamiques particulières. Les rôles des mères et des pères, des enfants et des jeunes changent et s’adaptent aux nouvelles configurations familiales. La mère devient la pourvoyeuse principale du foyer. Les filles passent d’un rôle d’enfant à un rôle de « fille responsable », de « fille aînée ». Elles assument aussi, dans certains cas, des rôles de « traductrices-médiatrices » entre la société d’immigration et leurs parents. Toutefois, encore faut-il avoir un certain nombre de ressources personnelles et familiales pour pouvoir transformer ces expériences de vie en outils pour la vie adulte. Pour d’autres jeunes, ce monde-là, celui des adultes, ne donne pas envie d’y entrer, car ils ne se sentent pas prêts à assumer le modèle renvoyé par leur(s) parent(s) migrant(s).