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Au Québec comme en France, la progression que connaissent les cas de dépression, d’anxiété, de stress et de burn-out ne manque plus de préoccuper les autorités publiques. Depuis 2007, l’Institut de veille sanitaire français recommande « une surveillance régulière de la santé mentale dans des populations en activité professionnelle » (Cohidon, 2007) et ira jusqu’à déclarer en 2009 que « la santé mentale au travail est devenue un enjeu majeur de santé publique » (INVS, 2009). Le phénomène de la détresse psychologique au travail représente aussi au Québec un problème de santé publique « très préoccupant » (Vézina, 2008).

L’une des principales thèses défendues à ce jour parmi les chercheurs établit un parallèle entre la recrudescence de ces troubles psychologiques et les réaménagements des milieux de travail axés sur l’investissement subjectif du travailleur. D’un côté, l’organisation productive post-taylorienne sommerait plus que jamais l’individu de se mobiliser subjectivement vis-à-vis du travail (Mercure et Vultur, 2010 ; Bertaux-Wiame et Linhart, 2006), par l’appel contraint à une performance et à un dépassement de soi sans limite (Ehrenberg, 1996 ; Aubert, 2006), voire idéal (Dujarrier, 2006), par une sollicitation de son idéal du moi aligné aux objectifs de l’entreprise (Gaulejac, 2011 ; Dejours, 1998), etc. De l’autre, elle proposerait de rétribuer cet investissement de soi par des gratifications expressives diverses – reconnaissance, estime de soi, accomplissement personnel, etc. (Gaulejac, 2005 ; Ehrenberg, 2010 ; Dardot et Laval, 2009).

Or pour plusieurs de ces travaux, il ne s’agirait là, le plus souvent, que d’un leurre. Ces transformations du travail, misant sur une accentuation de l’engagement de la subjectivité dans le procès de production, ne recèleraient à peu près rien qui aille dans l’intérêt de l’individu. Au contraire, elles auraient des conséquences lourdement nocives ou avilissantes pour l’individu, que refléterait l’inflation des maux psychologiques en lien avec le travail.

À ce titre, et en dépit de leur apport incontournable, ces travaux permettent difficilement de comprendre ce que d’autres recherches sont pourtant de plus en plus nombreuses à constater. De fait, lorsqu’on les interroge, les travailleurs affirment ne pas seulement retirer des désagréments, des insatisfactions et de la souffrance des réformes post-tayloriennes, qui exigent une mobilisation de soi accrue dans le procès de production. Il arrive également que le travail soit pour eux le moyen de mettre à profit leurs talents, leur créativité et leurs compétences, bref, de s’accomplir personnellement (Mercure et Vultur, 2010 ; D’Amours et Kirouac, 2011 ; Dubet, 2006 ; Baudelot et Gollac, 2003)[1].

Au fond, ni panacée émancipatrice ni prolongement de l’aliénation sous de prétendus habits neufs, les récentes recherches exhorteraient d’abord à reconnaître à quel point l’expérience du travail post-taylorien parviendrait, de façon plus prononcée et intéressée que jadis, à solliciter et à rétribuer la subjectivité du travailleur. Plus encore, ces recherches semblent suggérer que c’est précisément l’intensification de cette dynamique de mobilisation-rétribution de la subjectivité vis-à-vis du travail qui, parmi d’autres facteurs, orienterait l’expérience plus ou moins satisfaisante ou douloureuse que l’individu fait du travail dans la période contemporaine.

Sans prétendre fournir de réponse satisfaisante à cette hypothèse de recherche, l’analyse qui suit portant sur le surmenage professionnel et le burn-out, deux formes de « pathologie » respectivement liées à l’expérience du travail taylorien et post-taylorien, vise plus modestement à apporter quelques éléments de compréhension qui témoignent de sa fécondité potentielle.

Surmenage professionnel et burn-out : révélateurs des difficultés du travail d’hier et d’aujourd’hui

Au lendemain de la seconde révolution industrielle, jusqu’à la première moitié du XXe siècle, c’est surtout la dépense musculaire et la fatigue ouvrière qui préoccupent les observateurs sociaux européens qui y consacrent d’importants travaux de recherche (Rabinbach, 2004). Les chercheurs s’entendent en général pour définir cette fatigue comme un phénomène normal destiné à maintenir en équilibre l’organisme humain. Elle est reconnue « saine » lorsque le repos suffit à faire disparaître ses divers symptômes et à permettre à l’individu de reprendre sans danger ses activités. En revanche, lorsque les signes de cette fatigue cessent d’être entendus par l’individu et que la dynamique fatigue-repos ne permet pas à l’organisme de recouvrer ses capacités « normales », c’est souvent à cette étape qu’une fatigue dite « résiduelle » ou « rémanente » s’installe et lentement s’accumule, risquant d’évoluer vers l’état de surmenage.

Le surmenage professionnel, l’une des déclinaisons parmi d’autres de cet état de surmenage (Sartin, 1966), représente pour ainsi dire « la conséquence d’une activité dont le rythme est exagéré et prolongé, sans moment de détente, sans possibilité de récupération réparatrice » pour l’individu (Bize et Goguelin, 1956). C’est d’ailleurs cette capacité de récupération fortement amoindrie, voire quasiment absente, qui fait qu’avec le surmenage professionnel on bascule dans l’univers de la pathologie. « État assez mal défini », aux « causes multiples » et aux « aspects diversifiés » (Sartin, 1966), le surmenage professionnel connut un « succès » clinique considérable au milieu du siècle dernier chez des travailleurs issus de domaines professionnels divers :

[…] le nombre d’individus fatigués, surmenés ou malmenés que le médecin du travail et le clinicien rencontrent augmente tous les jours, et ce phénomène revêt une ampleur telle qu’on peut inscrire le surmenage parmi les maladies du monde moderne. On le retrouve en effet dans toutes les professions et dans tous les métiers, même dans ceux qui, traditionnellement, ignoraient le plus ses atteintes ; il frappe les citadins comme les ruraux, sévit dans toutes les classes sociales et du haut en bas de la hiérarchie professionnelle.

Sartin, 1966 : 7

À peine quelques années plus tard, ce trouble allait pourtant disparaître à peu près complètement de la littérature, presque au même moment où les travaux de Freudenberger (1974) et Ginsburg (1974) formalisaient l’observation d’un nouveau malaise au travail : le burn-out.

Inspiré par son travail de psychanalyste auprès d’un groupe de toxicomanes dans une free-clinic[2] de New York, Freudenberger publie dans les années 1970 un article sur l’état d’épuisement mental et physique des jeunes volontaires engagés dans la prise en charge médicosociale de ces toxicomanes. Le burn-out intervient, selon Freudenberger, lorsqu’on a épuisé « ses ressources psychiques et mentales », généralement « en s’évertuant à atteindre un but irréalisable qu’on se fixe ou que les valeurs de la société nous imposent » (1980). Edelwich et Brodsky (1980) voient dans le burn-out un processus de désillusion et une perte progressive d’idéalisme, d’énergie et de motivation intimement liés aux conditions de travail au milieu desquelles évolue un individu. Quant à Maslach, elle associe cette forme du pathologique à « un état émotionnel dans lequel le travailleur perd ses sentiments de positivité, de sympathie et son respect envers la clientèle. Cet épuisement moral s’accompagne souvent d’un épuisement physique, de maladies et de troubles évoluant sur un mode psychosomatique » (1978).

L’ensemble de ces descriptions « cliniques » du burn-out insistent donc sur l’idée d’un épuisement généralisé, dont pâtiraient aussi bien le corps physique et mental que les ressorts moraux de la subjectivité du travailleur. Cela signifie ainsi qu’à l’instar du surmenage professionnel le burn-out assécherait les capacités et ressources psychophysiologiques du travailleur, mais s’en distinguerait dans sa manière de faire vaciller sa subjectivité, ce sur quoi s’échaffaude son identité : « Le burn-out complet correspond à un point d’impasse intenable et existentiel. Ce qui chavire, c’est le sens même de l’individu avec ses valeurs » (Marcil, 1992 : 22).

D’abord limité principalement aux États-Unis, l’engouement suscité par les recherches sur le burn-out a ensuite assez rapidement pris une envergure internationale (Cherniss, 1980). D’abord concentrées dans les milieux professionnels axés sur la relation d’aide, les recherches tendent maintenant à montrer que plus aucune activité professionnelle ne mettrait l’individu à l’abri d’un burn-out (Truchot, 2006).

Bien qu’ils aient entraîné une production scientifique significative, ni le surmenage professionnel ni le burn-out n’ont été répertoriés comme trouble mental dans les principaux manuels de référence et de classification[3]. Cette particularité n’a cependant pas empêché la médecine d’y intervenir, tant dans la manière de définir et de mesurer le malaise exprimé par les travailleurs que dans celle d’y remédier. Dans les faits, tout indique que le surmenage professionnel et le burn-out représenteraient deux pathologies d’époque, c’est-à-dire deux formes du pathologique dont le propre est de traverser l’histoire sans jamais s’y amarrer définitivement. À l’instar de la mélancolie aristocratique (Loriol, 2000), du mad traveller (Hacking, 2002), du syndrome de fatigue chronique (Cathébras, 1991) ou encore de la dépression (Otero, 2012), le surmenage professionnel et le burn-out semblent faire partie de ces entités pathologiques qui, à un moment donné de l’histoire, connaissent un « succès » clinique certain, généralement suivi d’une période de déclin que viendra finalement sceller, à plus ou moins long terme, leur apparente disparition de la littérature scientifique. Ces pathologies sont réputées passagères ou transitoires, notamment parce qu’elles relaient une souffrance dont le caractère traduisible dépend de facteurs sociaux particuliers : représentations de la santé, de la maladie, du travail, du légitime, de la place de l’homme dans la société, etc. (Loriol, 2000 ; Hacking, 2002).

De même, considérant que le propre de ces pathologies d’époque est de fournir une échappatoire à un problème qui ne trouve pas d’issue ailleurs (Hacking, 2002), on peut penser que le surmenage professionnel et le burn-out expriment tous deux le seuil à partir duquel les difficultés rencontrées par l’individu dans une expérience de travail donnée – taylorien c. post-taylorien sont vécues comme proprement insurmontables à moins d’une prise en charge médicale. Or ce seuil, loin de constituer un invariant de l’histoire, est plutôt appelé à fluctuer au rythme des transformations sociales. Dans cette optique, on peut supposer que le surmenage professionnel et le burn-out représenteraient donc, chaque fois, une sorte de limite du corps physique et mental surgissant lorsque certaines difficultés rencontrées par l’individu dans l’expérience qu’il fait du travail, à une époque donnée, ne présentent d’autre issue que celle conférée par l’institution médicale. Car, dès lors qu’ils reconnaissent le surmenage professionnel et le burn-out comme formes du pathologique, le savoir médical et le savoir psychiatrique fournissent les moyens de traduire, légitimer et gérer socialement certaines difficultés restées jusque-là aussi socialement invisibles et indicibles que politiquement insolubles (Loriol, 2000) :

Quand nous avons découvert l’existence du concept de burn-out syndrome [en France], il nous a paru intéressant de l’étudier. Rapidement, comme outre-Atlantique, le mot a été adopté par des soignants qui ont trouvé en lui une sorte de reconnaissance et de légitimité pour parler de leurs difficultés et de leur souffrance. […] Il lui devenait possible de parler de ses propres difficultés sans risquer d’être étiqueté d’être un mauvais professionnel. Le burn-out permettait ainsi de parler de l’indicible, un aspect caché et parfois si douloureux du métier.

Canouï, 1996 : 7

En somme, nous comptons sur l’étude du surmenage professionnel et du burn-out pour remonter aux difficultés susceptibles d’avoir pris part à la dynamique de leur apparition ou disparition dans l’histoire. C’est plus précisément l’analyse de leur plainte[4] respective qui nous permettra de poser un regard sur les difficultés auxquelles ces entités pathologiques, chacune à leur époque respective, ont apporté une issue individuelle et une réponse sociale.

Le surmenage professionnel et les difficultés du travail d’hier

À l’époque où le procès de travail obéissait majoritairement aux principes managériaux tayloriens, plusieurs s’inquiètent des stigmates laissés sur les ouvriers par les contraintes productives alignées sur les préceptes tayloriens : travail parcellisé, rythmes effrénés, tâches répétitives et monotones, etc. Pendant ce temps, les enquêtes de terrain conduites dans le milieu industriel découvrent la grande fatigue et le surmenage qui accablent la population ouvrière. Mais ce surmenage professionnel n’est pas le propre de l’ouvrier. En France, il touche plusieurs autres corps professionnels : enseignants du premier et du second degré[5], assistants sociaux, médecins, avocats, journalistes, cadres et dirigeants s’en plaignent aussi. L’analyse qui suit se penche sur l’expérience de travail de ces enseignants du permier et du second degré, ainsi que de ces assistantes sociales.

Des conditions de travail éreintantes et une responsabilité lourde à porter

Les enseignants et assistants sociaux français sont réputés compter dans leurs rangs un grand nombre d’individus aux prises avec des problèmes de santé mentale. Preuve de l’importance de leur prévalence, Sartin souligne que « tous les rapports reçus par le Syndicat national des instituteurs font état d’une fatigue nerveuse excessive » (1966 : 89). Chez les assistantes sociales, le problème serait si répandu qu’il aurait compromis pendant un moment le recrutement de nouvelles venues dans le métier (ibid.). Les quelques études disponibles sur la question suggèrent que ceux et celles qui pratiquent ces métiers se plaignent, en règle générale, de conditions de travail éreintantes attribuables au manque de ressources ou d’équipement, ou à une organisation et à une répartition déficientes des tâches par la hiérarchie. Le reste du temps, c’est surtout la pénibilité des responsabilités de travail qui est montrée du doigt.

En effet, les enseignants du premier et du second degré se plaignent fréquemment de la pénurie de locaux et d’effectifs disponibles qui entraînerait un surnombre d’élèves par classe. Les chiffres compilés par Lordon (1963) donnent un bon aperçu de la situation. Au primaire, la moyenne se situe souvent autour de 35 à 40 élèves par classe, même si plusieurs des classes sont réputées dépasser le seuil des 40 élèves. Le manque de professeurs correspond aussi à la réalité des enseignants de second degré. On évalue dans leur cas à entre 40 et 50 la moyenne d’élèves par classe (Sartin, 1966 : 100). Ces classes, aux effectifs déplorés trop nombreux, posent aux enseignants et aux maîtres toutes sortes de problèmes qui sont pour eux une source continuelle de tension nerveuse et de fatigue (Lordon, 1963). À titre d’exemple, le surnombre empêche le professeur de consacrer un temps suffisant à chaque élève, seule manière de pouvoir suivre les progrès et les retards de chacun. Vite surchargé, l’enseignant redouble souvent d’efforts pour compenser ou rattrapper ce qu’il estime ne pas avoir réussi à accomplir avec les élèves, jusqu’au moment où, « à bout de résistance, doutant de l’efficacité de ses efforts, découragé par la médiocrité des résultats obtenus, il entre dans la voie de la névrose d’incapacité », au terme d’une lente dérive dans le surmenage professionnel. Cela le plus souvent parce qu’il s’est senti débordé par une situation à laquelle il ne disposait pas des moyens objectifs de faire face (la contrainte du surnombre imposée par la hiérarchie de l’Éducation nationale) et qui a été, pour lui, une importante source de pénibilités (Sartin, 1966 : 93).

Les conditions matérielles dans lesquelles les enseignants et assistantes sociales exercent leur métier représentent aussi une difficulté pour bon nombre d’entre eux. Les assistantes sociales se plaignent de la fatigue nerveuse qu’engendreraient des installations matérielles jugées « insuffisantes » ou « défectueuses », les contraignant, à leur grand désarroi, à recevoir des bénéficiaires « dans le bruit », à travailler « à plusieurs dans le même bureau », etc. (Lagny, 1963 : 150). Nombre d’enseignants et maîtres se plaignent aussi de locaux mal conçus, car trop exposés aux bruits et aux dérangements sonores de toutes sortes :

Tel maître se plaint du bourdonnement des moteurs alimentant le chauffage central, tel autre du passage continuel des poids lourds, du piétinement dans les couloirs, du bruit venant des classes de gymnastique ou des salles de jeux, et qui est tel parfois qu’il arrive à couvrir la voix du maître, l’obligeant à un effort supplémentaire pour se faire entendre.

Sartin, 1966 : 95

Les enseignants et maîtres sont aussi plusieurs à regretter une température inadéquate, qui peine à atteindre 10 degrés en hiver, et qui franchit à répétition la barre des 34 degrés en été. Des conditions d’enseignement qui contrastent avec les recommandations des physiologistes de l’époque, qui estiment que la température optimale devrait normalement s’établir quelque part entre 17 et 19 degrés. Enfin, les enseignants sont également nombreux à déplorer la quantité d’heures qu’ils doivent consacrer à la surveillance des élèves, et qui s’ajoutent à celles déjà dédiées au travail scolaire et à leurs tâches administratives. Une responsabilité qui les gêne d’autant plus qu’ils la perçoivent souvent aussi « inutile » que « stérile » (Sartin, 1966 : 97). En somme, résume Sartin, rencontrer et s’adapter à ces contraintes du métier exige, pour certains enseignants et maîtres, de devoir travailler « dans un état d’énervement et d’irritabilité qu’ils ne peuvent dominer – quand ils y parviennent – qu’au prix d’une dépense nerveuse supplémentaire […] préjudiciable à leur santé […] » (1966 : 89).

Chez les assistantes sociales, il semble que ce soit les longues distances à parcourir entre les visites de la clientèle qui soient pour elles particulièrement éreintantes. Qu’elles exercent à la ville ou à la campagne, elles doivent souvent compter plusieurs kilomètres entre chacune des visites à effectuer. Quand ce n’est pas le kilométrage qui épuise, comme l’a entre autres révélé l’enquête par questionnaire réalisée par Lagny (1963), ce sont les nombreux escaliers à gravir quotidiennement. Une situation à la source d’une fatigue déjà importante, elle-même souvent aggravée par le manque d’effectifs au sein de la profession qui contraint ces travailleuses à prendre à leur charge un nombre plus grand de bénéficiaires. Or il est fréquent que la combinaison de ces difficultés demande aux assistantes sociales de déployer un effort qui « dépasse […] les limites de leur résistance physique » (Sartin, 1966 : 126).

Il arrive aussi que « cette fatigue physique poussée à l’extrême », qui encombre les assistantes sociales, se mêle à « la fatigue nerveuse et morale propre à toutes les professions qui plongent dans la vie même des individus » (ibid.). En effet, comme d’autres métiers dits du « relationnel », celui de l’assistante sociale exige de s’ajuster rapidement à des individus aux problématiques très diversifiées en faisant preuve d’une grande agilité communicationnelle. Plus concrètement, l’assistante sociale « doit savoir orienter une entrevue avec des interlocuteurs dont les réactions sont souvent déconcertantes et fort éloignées de ses propres manières de réagir » (Sartin, 1966 : 127). Or la bonne conduite de ses interventions lui demande d’afficher une affectivité « maîtrisée » qui ne verse pas dans la « facilité », de même que de faire abstraction de sa fatigue, de ses problèmes et de ses difficultés (Lagny, 1963). Tous ces pièges relationnels et émotionnels qui jonchent le quotidien professionnel de l’assistante sociale en font un métier lourd de responsabilités, dont la pénibilité tient du fait qu’il « requiert non seulement des qualités physiques et morales exceptionnelles, mais une résistance à toute épreuve… » (Sartin, 1966 : 127). Pour d’autres, ce qui dérange et fatigue, c’est l’accumulation des cas apparemment insolubles, c’est-à-dire pour lesquels elles ne peuvent que très peu de choses et se sentent impuissantes. Certaines assistantes sociales, note Lagny, vont même jusqu’à parler de « découragement » (1963 : 150)[6].

De manière générale donc, il appert que ces quelques difficultés pointées par ces enseignants et assistantes sociales mettent en cause une expérience de travail qui, dans l’ensemble, gêne ou indispose les travailleurs, surtout par la nature même de ses exigences et des conditions dans lesquelles elle s’exerce. « On se trouve aujourd’hui devant toute une population de travailleurs qui souffre d’une inadaptation ou d’une désadaptation profonde à son travail », concluait elle-même Sartin (1966) à son époque. Comme si, dans certains cas, se soumettre et s’adapter à ces exigences et conditions de travail nécessitaient une dépense énergétique mentale et physique si forte que certains n’avaient d’autre choix que de ployer sous la charge : sorte de point de rupture à partir duquel s’installait l’état de surmenage professionnel. Quant à la subjectivité ou à l’intégrité morale du travailleur, elle paraissait plus ou moins sauve : contrairement au burn-out, la plainte associée au surmenageprofessionnel fait peu référence à de prétendues attentes expressives flouées ou, encore, à des satisfactions intrinsèques auxquelles n’aurait pas su répondre l’expérience du travail.

Le burn-out et les difficultés du travail d’aujourd’hui

Les enquêtes qui documentent la plainte associée au burn-out révèlent des difficultés du travail quelque peu différentes. Prenant appui sur des études réalisées auprès d’enseignants et d’intervenants et travailleurs sociaux[7], français et québécois, considérés comme « en phase » ou « à risque » de burn-out, l’analyse qui suit cherchera à montrer que c’est surtout l’encombrement d’un travail apparemment « sans fin » et par trop « envahissant » qui incommoderait aujourd’hui ces travailleurs.

Découragement et lassitude devant un travail « sans fin »

La lassitude et le découragement devant une réalité professionnelle vécue comme « sans fin » est une difficulté qui caractérise l’expérience de travail de bon nombre d’enseignants et d’intervenants et travailleurs sociaux. Chez les intervenants et travailleurs sociaux, c’est entre autres dans l’affirmation d’un sentiment d’impuissance que sont verbalisés la lassitude et le découragement devant un travail « sans fin ». Une impuissance imputable, de l’avis de plusieurs, à la nature même de leur activité professionnelle. En effet, les intervenants et travailleurs sociaux notent d’abord devoir constamment composer avec l’« échec », c’est-à-dire être sans cesse appelés à transiger avec la misère sociale, les laissés-pour-compte, les exclus, etc. Ensuite, ils remarquent que leurs interventions débouchent, la plupart du temps, sur des résultats flous ou difficiles à associer à des réussites durables. Ces deux aspects du métier, en plus d’être propices au découragement et à l’impuissance, compliqueraient la possibilité pour eux d’en soutirer un quelconque sentiment d’utilité sociale (Ravon et al., 2008) et d’efficacité :

Moi, j’ai le sentiment qu’il y a plusieurs formes d’usure. Il y a l’usure liée à la population avec laquelle on travaille… c’est-à-dire sans arrêt rencontrer des jeunes et des familles en difficulté, sans vraiment avoir prise sur des solutions, sur les choses qui les font évoluer puisque l’on vit dans le court terme, on ne voit pas où l’on travaille. Toujours dans l’échec ou avec l’échec, et ça c’est vrai, qu’à la longue, ça use.

Travailleur social rencontré par Pezet, Villatte et Logeay, 1993 : 93

Au fond, ces intervenants et travailleurs sociaux semblent surtout pâtir d’une réalité professionnelle qui se révèle en pratique peut-être plus ardue et éprouvante que l’idée qu’ils s’en étaient fait au départ. Là où plusieurs parmi eux projetaient de se rendre socialement utiles et de s’assurer une certaine efficacité dans les actions entreprises (Pezet, Villatte et Logeay, 1993), ils constatent à la place leur impuissance à y parvenir. Une épreuve des faits qui, d’ailleurs, rappelle sous plusieurs aspects l’expérience que racontent vivre bon nombre d’enseignants français et québécois.

En effet, les enquêtes de Carpentier-Roy (1992) et Lantheaume et Hélou (2008) ont observé que plusieurs parmi les enseignants se disent aussi « déçus » par le métier. Nombreux regrettent, par exemple, de voir leur rôle se dénaturer, au fur et à mesure que les responsabilités et tâches parallèles à leur activité d’enseignement se multiplient.

On doit être père, mère, psychologue, travailleur social et enseigner une matière ; ce n’est pas possible, de sorte qu’on n’est jamais satisfait, mais de cela, tout le monde s’en fout.

Enseignant rencontré par Carpentier-Roy, 1992

Ces rôles afférents, jugés un peu inconvenants, empiètent sur ce qu’ils considèrent comme l’essence du métier. De fait, plusieurs se plaignent du manque de temps dont ils disposent pour assurer une présence bienveillante auprès des élèves et approfondir de manière satisfaisante les apprentissages des cours dispensés. Les ressources en temps et en soutien pédagogique de toutes sortes sont souvent considérées comme aussi déficientes qu’inadaptées, dérive inacceptable dont certains attribuent la faute à une école en phase de devenir « une usine » (Carpentier-Roy, 1992).

Quand on leur dit qu’on n’a pas le temps de bien s’occuper des étudiants, de bien développer notre matière, ils nous répondent qu’il faut composer avec la réalité, et cela, pour eux, signifie réalité budgétaire.

Enseignant rencontré par Carpentier-Roy, 1992 : 19

D’après Carpentier-Roy, ces manques à gagner maintes fois déplorés sont source d’anxiété pour les enseignants qui, voyant qu’on « ne leur donne pas les moyens adéquats pour gérer ces problèmes […] ont peur de ne pas être à la hauteur […] » (1992). À l’instar des enseignants français (Lantheaume et Hélou, 2008), ils regrettent aussi de prendre personnellement part au leurre éducatif fomenté par des politiques étatiques qu’ils accusent de produire des objectifs en pratique irréalisables, faute de ressources adéquates. C’est une situation maintes fois perçue comme déplorable, qui apparemment en inciterait plusieurs à se donner « corps et âme » au travail, à s’y engager énormément, comme si la somme objective d’heures consacrées au travail et la résistance de leur ténacité morale constituaient les seules preuves tangibles d’un travail « bien fait ». C’est également un investissement de soi-même au travail « en plus », donc susceptible de déboucher sur une autre difficulté : celle d’un travail vécu comme trop « envahissant ».

Un travail trop « envahissant »

La vaste enquête conduite par Lantheaume et Hélou a été l’occasion d’observer que de nombreux enseignants regrettent de consacrer une quantité trop imposante d’heures à leur activité professionnelle. Mais plus que l’amplitude horaire, il semble que ce soit l’impression de débordement continuel et d’envahissement du reste de la vie par les responsabilités professionnelles qui gênerait par-dessus tout ces travailleurs.

Il arrive par exemple que la charge de travail soit telle que, pour y faire face, les travailleurs se résolvent à rapporter chez eux ce qui n’avait pu être terminé pendant les heures normales de travail. Si elle est synonyme de soulagement pour certains, il arrive également que cette habitude comporte son lot d’inconforts et d’irritants. C’est le cas des enseignants français rencontrés par Lantheaume et Hélou (2008) dans leur enquête, qui ont été nombreux à déplorer un métier trop « prenant », en cela qu’il « exige un engagement de soi dans la classe, mais aussi, de façon plus notable car plus nouveau dans l’évolution du métier, hors de la classe et hors de l’établissement » (ibid.). Cette difficulté s’est exprimée de bien des manières dans leur récit, mais pointait à peu près chaque fois le même élément problématique : une incursion malvenue du travail dans des sphères de la vie conçues comme devant être protégées de sa mainmise :

Et puis l’impression qu’on n’est jamais réellement sorti du travail […] on rentre le soir et bien ce n’est pas fini. Y a des choses à préparer, alors que dans d’autres professions on aura… on fera sans doute plus facilement la coupure.

Enseignant rencontré par Lantheaume et Hélou, 2008 : 82

C’est aussi l’une des conclusions qui est ressortie de l’étude dirigée par Carpentier-Roy (1992) auprès des enseignants du Québec. Plusieurs ont mentionné regretter de voir leur vie personnelle progressivement infiltrée par des responsabilités professionnelles par trop accaparantes : « On enseigne la nuit » ; « On traîne les problèmes des enfants à la maison » ; « Quand on n’est pas satisfait de son travail, on n’est pas adéquat à la maison » ; « Enseigner devient tellement exigeant que j’en suis rendue à ne pas sortir les soirs, pendant la semaine. Je garde mes énergies pour l’école » (Enseignants rencontrés par Carpentier-Roy, 1992).

Ainsi, pris dans une routine professionnelle intensifiée, bon nombre des travailleurs rencontrés assistent, souvent impuissants, à l’intrusion du travail dans le temps habituellement réservé à la vie extraprofessionnelle. Comme si, à partir du moment de leur installation dans le métier, une large part d’entre eux voyaient, petit à petit, l’essentiel de leur quotidien envahi par les soucis, imprévus et responsabilités professionnels de toutes sortes. Sans nier les contraintes et exigences proprement productives ou organisationnelles qui y participeraient, cette capacité d’intrusion du travail sur le reste de la vie semble aussi le fait d’une autre réalité : la haute attractivité morale des retombées expressives du travail.

Attractivité morale des gratifications expressives attendues du travail

Cela est ressorti à maintes reprises : les travailleurs rencontrés consentent à se mobiliser intensément vis-à-vis du travail, motivés par la somme de ses gratifications expressives qu’ils pressentent fructueuse. De même, ils s’y engagent bien souvent au détriment des sphères extraprofessionnelles de l’existence (famille, vie de couple, loisirs, etc.) qui, laissent-ils sous-entendre, comporteraient un potentiel de ces gratifications un peu moins grand.

À titre d’exemple, les travaux de Carpentier-Roy montrent combien les enseignants sont nombreux à se sentir ni admirés, ni reconnus, ni respectés des parents d’élèves. Ce sentiment n’aurait d’ailleurs cessé de croître depuis 1982, année à partir de laquelle les discours étatique et médiatique sont reconnus avoir durablement entaché l’image de l’enseignant comme professionnel : « Pour eux, on est toujours en vacances », « L’idée que la population a de nous est qu’on a des gros salaires, une bonne sécurité d’emploi et qu’on fait rien », « Quand leurs enfants réussissent, c’est parce qu’ils sont intelligents, et quand ils échouent, c’est parce que le professeur n’est pas bon » (Enseignants rencontrés par Carpentier-Roy, 1992). Une amertume que confirment les récents travaux de Houlfort (2010). Ses conclusions de recherche font en effet des problèmes relationnels avec les parents – crainte de représailles, manque de valorisation et de confiance, sollicitations nombreuses et attentes irréalistes – le troisième facteur (en ordre d’importance) du stress vécu par les enseignants du primaire et du secondaire. De même, pour 22 % des enseignants rencontrés dans l’enquête, ces difficultés contribuaient « modérément », « beaucoup » ou « toujours » au stress éprouvé dans le quotidien de leur pratique (Houlfort, 2010 : 18). En somme, chez les enseignants, il n’est pas rare que le peu de reconnaissance que leur témoignent les profanes (parents, élèves, grand public, etc.) soit l’occasion d’une amère déception, qui traduit elle-même toute l’importance vouée aux gratifications expressives attendues du travail. Mais d’autres éléments rapportés dans les enquêtes recensées confirment également la haute valeur morale reconnue aux apports expressifs du travail.

Il arrive en effet que les sphères hors-travail de la vie soient explicitement envisagées comme inaptes à procurer des gratifications et des satisfactions à la hauteur de celles que, semble-t-il, recèlerait l’expérience du travail. C’est le cas de cette enseignante qui, après avoir été déçue des récompenses expressives perçues en retour d’une implication personnelle soutenue dans le travail, avoue s’être « forcée » à investir les autres pans de sa vie, sans toutefois y avoir trouvé de plus grandes satisfactions :

Oui, en ce moment, je me suis forcée à ça (des activités extérieures). Mais ça ne me satisfait pas non plus. Mais je m’y suis forcée parce qu’il y a la pression familiale (reproche d’être trop prise par le travail) et j’ai aussi l’impression que j’ai beaucoup donné, j’estime ne pas avoir été vraiment payée de mes efforts et donc je ne vois pas pourquoi en faire plus…

Enseignante rencontrée par Lantheaume et Hélou, 2008

Certains récits d’enseignants, intervenants et travailleurs sociaux vont encore plus loin et suggèrent qu’un travail coupé du lot présumé de ses gratifications expressives accélérerait le moment de la dérive vers le burn-out. Il arrive en effet que la situation de surcharge de travail ne soit pas interprétée comme entièrement subie, mais davantage comme le résultat de la primauté accordée au travail au détriment de ce qui lui est étranger. Dans ces cas, tout se passe comme si les apports expressifs attendus de l’expérience du travail étaient si structurants, dans la manière d’être un individu aujourd’hui, qu’il aurait rarement été aussi compliqué de choisir de mettre le travail à distance, ou encore d’en faire moins. Et cela, même dans les cas qui présentent les signes de l’escalade vers le burn-out.

Quand je me suis arrêtée, le travail me manquait. Avec le recul, je me suis aperçue que le travail me manquait non en soi, mais parce qu’il était devenu ma raison d’être, mon existence professionnelle. « Il faut que je retourne, sinon je n’existe pas : ça m’angoisse, je ne peux l’accepter. » Je n’étais pas prête (Intervenante sociale rencontrée par Bernier, 1994).

Bref, ces quelques difficultés, associées à l’expérience du travail des enseignants ainsi que des intervenants et travailleurs sociaux, suggèrent que la dynamique de mobilisation-rétribution de la subjectivité au travail aurait crû au cours des dernières décennies. D’une part, plusieurs parmi eux déplorent un travail « sans fin » et « envahissant » dont ils peinent à voir le bout, tellement l’investissement de soi à déployer pour répondre aux objectifs fixés est considérable. D’autre part, il arrive que certains de ces travailleurs consentent « eux-mêmes » à se mobiliser intensément vis-à-vis du travail, motivés par la somme présumée fructueuse de ses gratifications expressives, parfois même au détriment des sphères extraprofessionnelles de leur vie (famille, vie de couple, loisirs, etc.). Or si plusieurs travaux laissent penser qu’une partie des travailleurs retireraient d’importantes gratifications de l’intensification de cette dynamique, les enquêtes analysées suggèrent qu’elle peut aussi s’avérer, pour d’autres, le précurseur d’une non moins importante détresse psychologique, parfois assimilable au burn-out.

Autant d’indices qui donnent à penser, en somme, que, dans le passage du surmenage professionnel au burn-out, nous serions passés d’un travail qui accablait surtout, autrefois, par la surcharge physique et mentale infligée au corps, à un travail qui, de nos jours, éprouve par sa capacité à canaliser l’investissement subjectif de l’individu, jusqu’à infiltrer sa vie hors-travail et à y concurrencer le potentiel de gratifications expressives. Comme « nouvelle » pathologie d’époque, le burn-out représenterait-il la contrepartie trouble de l’intensification de la dynamique de mobilisation-rétribution de la subjectivité de l’individu vis-à-vis de l’expérience du travail contemporain ?