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À partir d’une revue des travaux les plus innovants, mais aussi de recherches personnelles conduites depuis une vingtaine d’années sur la prise d’armes par l’extrême gauche des années 1968, cet article entend présenter un bilan analytique des études sur l’engagement radical. Tout en refusant une quelconque interprétation particulariste et a fortiori pathologique du phénomène, il en restitue les spécificités et dynamiques collectives autant qu’individuelles pour souligner à la fois les continuités et les lignes de fracture qui le distinguent de l’engagement « ordinaire ». Sous l’influence de l’interactionnisme, les approches récentes du militantisme ont délaissé l’interrogation du « pourquoi » au profit du « comment » et, ce faisant, ont privilégié une analyse multivariée et processuelle. Le glissement se vérifie également, quoique de façon moins nette, dans l’étude des engagements radicaux qui, à partir d’une posture de rupture vis-à-vis de la société d’appartenance, acceptent au moins en théorie le recours à des formes non conventionnelles d’action politique éventuellement illégales, voire violentes. Un tel tournant était d’autant plus nécessaire qu’ils ont été soumis bien davantage que les engagements « ordinaires » au prisme de l’exceptionnalité, voire du pathologique, en vertu d’une coupure dommageable entre le domaine d’études des mouvements sociaux et celui de la violence, comme nous le verrons dans une première partie. Il en résulte dans les deux cas une attention soutenue aux carrières militantes visant à articuler les niveaux micro de l’individu et méso de l’organisation dans une hypothèse continuiste, c’est-à-dire sans distinction préalable des niveaux de participation politique et surtout sans présupposés normatifs (deuxième partie). Les réseaux de recrutement, les rétributions du militantisme variables dans le temps, la socialisation institutionnelle et la prise de rôle en particulier sont au coeur des études de la radicalisation entendue comme un « changement des croyances, des sentiments et des comportements dans des directions qui justifient de façon croissante la violence entre les groupes et exigent le sacrifice pour la défense de l’in-group » (McCauley et Moskalenko, 2008 : 416). Un autre parallélisme des recherches sur l’engagement radical et l’engagement tout court tient à la portion congrue accordée jusqu’à récemment aux processus de sortie par rapport à l’entrée en militance (Fillieule, 2005 : 17). Ils occupent désormais une grande part des analyses. Sur le sujet qui nous préoccupe, la question a été abordée en premier lieu dans la perspective privilégiée de la transitologie, c’est-à-dire de la fin des régimes autoritaires ou des crises politiques sévères débouchant sur des processus de réconciliation (notamment Lefranc, 2002, Garibay, 2003, Duclos, 2010), avant de s’attacher, aux lendemains du 11 septembre 2001, à la réintégration des jihadistes sous l’égide d’une nouvelle notion : la déradicalisation. L’objectif poursuivi par les programmes DDR (désarmement, démobilisation, réintégration) puis par les stratégies du contre-terrorisme ou de la contre-insurrection est de minimiser les « risques de récidive », ou plus sobrement de réengagement, après le désengagement du groupe radical. Aussi ces risques comportent-ils à la fois un enjeu social – la réinsertion de l’ex-terroriste à la vie civile – mais aussi un volet psychologique : sa démobilisation culturelle au sens de l’historien de la Grande Guerre Horne (2002), par la déprise de la violence, la poussée de l’idéal pacifiste et la réhabilitation de l’ennemi. Bien que l’impulsion ait d’abord été politico-pratique, pour clore un chapitre douloureux, cette réorientation du regard sur les dynamiques de sortie de la violence s’est avérée très fertile du point de vue scientifique. Elle conduit en effet à examiner les relations complexes entre processus de désengagement et processus de déradicalisation, ce qui présente un double intérêt. D’une part, penser les effets de l’engagement radical, donc au moins potentiellement violent, plus que ne l’avait fait la sociologie des mouvements sociaux, toujours majoritairement centrée, malgré des inflexions récentes, sur l’engagement ordinaire et encline à gommer le sujet de la violence. Or, et ce sera l’objet de la troisième partie, il possède des spécificités, non pas tant dans les manières d’y arriver, que dans celles d’en sortir, certainement plus difficiles : coût d’entrée supérieur, conversion identitaire, dépendance organisationnelle, fonctionnement à huis clos propice à l’isolement pratique et cognitif du militant par l’unidimensionnalité des sphères de vie, voire à la dérive sectaire, poids accru de la répression, possibles latéraux réduits. D’autre part, suivre pas à pas le processus de déprise de la violence enrichit le modèle séquentiel dans un arc allant de la préradicalisation, de la radicalisation, de la radicalisation violente au désengagement et à la déradicalisation et, par voie de conséquence, prolonge le tournant interactionniste de la sociologie du militantisme (quatrième partie).

La quête sans fin des causes de la violence

La question de la violence a accompagné la naissance de la sociologie des mouvements sociaux. Elle est cruciale dans les approches du comportement collectif qui, à l’inverse des théories de la contagion, font de son recours un comportement non pas inscrit dans la nature humaine, mais répondant à des stimuli extérieurs : la frustration et l’apprentissage. Elle donne lieu à des ouvrages importants comme celui qui a été coordonné par Graham et Gurr (1969) dans le cadre d’une commande du président Johnson sur les causes et la prévention de la violence. On y trouve notamment une contribution de Tilly qui, contre une vision pathologique du phénomène, pose les jalons d’une approche historicisant et « normalisant » l’objet « violence », considéré comme un « sous-produit de l’action collective », et ouvre ainsi la piste continuiste pour l’analyser dans un continuum avec les autres formes d’engagement. Dans un texte ultérieur, il donne cette explication : « Pour comprendre et expliquer les actions violentes, on doit comprendre les actions non violentes. Toute étude traitant des seuls événements violents a affaire aux effets de deux séries différentes de déterminants : 1) les déterminants de l’action collective en général, qu’ils produisent ou non de la violence ; 2) les déterminants des résultats violents de l’action collective » (1978 : 182).

La question de la violence va pourtant peu à peu disparaître au fur et à mesure de l’institutionnalisation de la sous-discipline sous l’égide du paradigme devenu dominant de la théorie de la mobilisation des ressources (ci-après « RMT »). S’ensuivra au cours des années 1970 un développement parallèle et étanche, sauf exceptions[1], des études sur l’engagement « ordinaire » d’un côté, l’engagement « radical » de l’autre, qui contribuera à affermir l’idée d’un exceptionnalisme du second. Son analyse se réduira dès lors pour l’essentiel, du moins pour l’histoire du temps présent en démocratie, à la question du terrorisme avec schématiquement deux catégories de recherches. La grande majorité adopte une perspective psychologique, voire psychiatrique, et renvoie de la sorte l’image, au coeur de la « terrorologie », d’un militantisme anormal tout à fait spécifique et résolument rétif aux modes d’appréhension des autres formes d’engagement. Elle donne lieu, par exemple, à une célèbre enquête conduite par Böllinger à la demande du ministère de l’Intérieur ouest-allemand qui caractérise les militants de la Fraction armée rouge et du Mouvement du 2 juin par leur agressivité et leur « identité négative » en partie issues d’histoires personnelles accidentées et de conflits familiaux. Selon Post (1990 : 28-31), le comportement terroriste répond à des « forces psychologiques » incubées dans la petite enfance qui fondent deux types de personnalité : « l’anarchiste idéologue », en révolte contre le père symboliquement attaqué à travers l’État, le « nationaliste sécessionniste » lui trop attaché à une figure parentale dont la déloyauté vis-à-vis du régime est radicalisée à la seconde génération par le recours aux armes. Les résultats de ces recherches d’une pathologie particulière (narcissique, paranoïaque, agressif, etc.) aux militants radicaux, pourtant vigoureusement critiquées par d’autres (rares) spécialistes des mêmes disciplines (Sageman, 2004, Horgan, 2009), sont tout sauf probants. Soit leurs conclusions sont contradictoires, soit elles sont indémontrables sur le plan scientifique par l’absence de groupe de contrôle, soit les deux (Victoroff, 2005, pour une synthèse). À l’autre pôle se situent les approches stratégiques suivant lesquelles le choix du terrorisme se réalise sur un calcul coûts-avantages fondé sur le critère premier de l’efficacité après l’échec des autres méthodes ou, dit Marta Crenshaw (1990 : 13), par « impatience » d’agir. Stratégie indirecte de confrontation dans un conflit « asymétrique », le terrorisme se caractériserait par des actions surprises et innovantes visant à susciter un choc et la terreur dans la population afin de compenser un manque de soutien populaire et surtout le déséquilibre militaire des forces en présence au détriment du groupe armé.

Nonobstant la coupure précédemment évoquée, cette approche stratégique du terrorisme rejoint en partie celle, organisationnelle, développée au même moment en sociologie des mouvements sociaux par la RMT. La violence, qui intéresse peu le paradigme initial en dehors de Tilly, y occupe une place ambiguë : elle peut alternativement y apparaître comme la poursuite de la politique, dans une perspective toute clausewitzienne, ou y être considérée comme une ressource parmi et comme les autres, parfois payante, parfois contre-productive. Est ainsi enfin rendu justice à la part instrumentale du recours à la violence. Mais en noyant celle-ci dans le concept ventre-mou des « ressources » et faute de la travailler pour notamment envisager ses effets dans le temps sur le groupe et le conflit, la RMT verse dans un biais utilitariste et stratégiste. L’attention est plus soutenue ou moins sommaire dans sa seconde mouture, le modèle du processus politique, à la fois par la mise en exergue des contraintes de la structure des opportunités politiques (la « POS ») susceptibles de rendre compte du choix de l’instrument violence et par la perspective diachronique ouverte par la même occasion par Tarrow (1989) avec sa notion de cycle[2] de protestation appliquée au cas italien des années 1968. Il y éprouve empiriquement l’hypothèse continuiste et inscrit l’engagement radical dans une vague décennale de conflictualité sociale marquée par la progression parallèle de formes conventionnelles et hétérodoxes d’action collective. Mais l’idée qu’il en marquerait la fin par le repli sur soi de groupes isolés n’est pas sans rappeler la thèse développée par Michel Wieviorka dans une tout autre école de pensée. Pour celui-ci, le terrorisme est une « forme extrême et décomposée d’antimouvement social » (1988 : 17) qui entend s’y substituer en forçant le cours, nécessaire aux yeux du groupe, de l’histoire. La thèse est séduisante, mais elle est invalidée dans de nombreux cas pratiques. Elle tend par ailleurs à renouer avec la fâcheuse coupure établie entre les formes de militantisme.

En somme, malgré l’autosatisfecit qu’Oberschall (2004) accorde à la sociologie de l’action collective pour expliquer l’engagement radical, celle-ci souffre de deux biais fondamentaux : l’idée que tout engagement s’équivaut et donc que tous peuvent être analysés avec des outils identiques ; et la négligence pour la dimension microsociologique, associée à tort à une psychologie des acteurs. Contre le premier, Doug McAdam (1986 : 67) distingue fort opportunément l’activisme à faible ou haut coût mesuré en fonction du temps, de l’énergie et de l’argent qu’il suppose, de l’activisme à faible ou haut risque qui, lui, renvoie aux dangers anticipés, de tout ordre (physique, social, légal, financier, etc.) dans la décision de l’engagement. L’avancée est majeure pour penser les degrés d’engagement, leurs déterminants et leurs conséquences biographiques (ouvrant ainsi la voie à l’analyse microsociologique) tout en poursuivant l’hypothèse continuiste. En effet, par sa comparaison entre des participants au Freedom Summer et des sympathisants qui ne l’ont pas rejoint, il montre que les logiques de l’engagement à haut risque ne sont pas de nature différente de celles de l’engagement stricto sensu, mais s’en écartent seulement par leur degré ou leur intensité. Toutefois, le cas empirique sur lequel il s’appuie pour forger le concept d’engagement à haut risque ne rend pas celui-ci immédiatement applicable à l’engagement radical ni sur le plan des coûts, ni sur celui des risques, ni sur celui, essentiel, des effets de la socialisation organisationnelle. Donatella della Porta (1995), quant à elle, est la première, à partir du paradigme dominant en sociologie des mouvements sociaux, à proposer sur le sujet de l’engagement armé une analyse multivariée articulant les niveaux macrosociologique (par le recours à la POS notamment par l’indicateur de la répression), méso (par l’étude des organisations mobilisatrices de ressources) et micro des dispositions des militants et des processus individuels de radicalisation. Pour elle, le recrutement dans un groupe radical obéit à des facilitating factors (des expériences antérieures de violence et une « dévotion aux amis ») et des precipating factors (la solidarité avec un ami arrêté, la réaction à la mort de militants, l’obligation d’entrer dans la clandestinité pour échapper aux poursuites).

Pour conclure ce trop rapide état de l’art sur l’engagement radical, on dira que celui-ci péchait soit par un trop-plein d’acteurs, envisagés en termes psychologiques par l’approche terrorologique dominante, soit par leur absence en sociologie des mouvements sociaux en raison de la perspective structurale dominante. La focalisation sur les causes a conduit les chercheurs, quelles que soient leurs inscriptions disciplinaires ou théoriques, à s’y épuiser et, au final, à produire des lois se voulant générales à chaque fois contredites par d’autres. Avec le développement des ouvrages sur le terrorisme depuis 2001, elle présente aussi le risque de proposer deux modèles explicatifs opposés suivant le type de groupe étudié : pour l’extrême gauche et les mouvements nationalistes des années 1970, le modèle stratégique « rationnel » ; pour l’islamisme radical, le modèle psychologique réputé, à tort ou à raison, pointer l’aspect « irrationnel » des comportements des acteurs.

L’engagement radical, un engagement par définition processuel

Pour des raisons excédant l’objet de cet article et expliquées par ailleurs (Fillieule, 2001 ; Fillieule et al., 2010 et dans la présente revue), la sociologie française des mouvements sociaux – et de façon croissante, quoique toujours marginale, états-unienne (Arena et Arrigo, 2005) – privilégie depuis quelques années les analyses de carrière d’inspiration interactionniste et abrite de plus en plus des études sur les processus de radicalisation. Les recherches sur le terrorisme, par ailleurs soumises à une critique interne, connaissent elles aussi un renouvellement considérable sous l’impulsion d’une nouvelle génération de psychologues soucieux de placer l’individu en contexte. Malgré la persistante étanchéité des domaines, il est surprenant de constater combien les uns et les autres convergent – jusque dans leurs expressions – pour imposer sur le sujet un déplacement du regard sous-tendu par trois points communs explicites[3] :

  • Le passage de la question du pourquoi à celle du comment (« from profiles to pathways and roots to routes », pour reprendre le titre très parlant d’un article fondateur du psychologue John Horgan), c’est-à-dire l’abandon de la recherche de causes générales au profit d’une analyse processuelle visant à suivre la « radicalisation pas à pas » (Collovald et Gaïti, 2006 : 32) à la manière du « modèle séquentiel » de Becker (1985 : 46) ;

  • Le choix d’une perspective configurationnelle, évidemment variable selon les rattachements disciplinaires des chercheurs, pour envisager les « relations entre le contexte politique (et particulièrement ses caractéristiques idéologiques), le cadre organisationnel et l’individu » (Taylor et Horgan, 2006)[4] ;

  • Le recours aux histoires de vie pour relier ces trois niveaux d’interrogation et articuler les différents temps en jeu (temps social, temps de l’organisation, temps biographique) au travers, dit Gayer en reprenant Goffman, « des épisodes personnels, à la fois intimes et sociaux, révélateurs des contingences de la carrière » (2009 : 5).

La perspective conduit à laisser derrière soi la recherche de prédispositions à l’engagement radical, qu’elles s’inscrivent dans un profil psychologique particulier ou dans des déterminants sociologiques lourds. Et ce, pour deux raisons. D’une part, on l’a dit cet engagement radical ne diffère pas par essence des logiques de l’engagement conventionnel. Pour l’un comme pour l’autre, la socialisation primaire joue un grand rôle dans la transmission d’une mémoire du conflit au point d’expliquer une radicalisation intergénérationnelle (Crettiez, 2006, pour les Basques ; Florez-Morris, 2007, pour les groupes armés colombiens) ou par groupes communautaires : villageois (Dorronsoro et Grojean, 2004, sur les Kurdes), tribaux, claniques ou de caste (Dorronsoro, 2000, sur la guerre civile afghane ; Gayer, 2009, pour les Sikhs pendjabis). Le poids des réseaux antérieurs de sociabilité, en particulier militants, y semble en revanche plus accentué, par leur densité et leur intensité qui favorisent la probabilité de rencontrer un « agent recruteur » et un terreau d’escalade réciproque sur lequel nous reviendrons[5]. D’autre part, comme le dit Horgan en reprenant l’expression d’Arendt, « Qualities are not causes » (2009 : 8). Ainsi se trouvent réfutés les modèles à prétention universelle comme l’hypothèse frustration-agression, non seulement pour être contredits par l’examen des faits empiriques – les militants radicaux ne viennent pas le plus souvent des catégories sociales défavorisées ou marginalisées – mais surtout pour confondre corrélation et causalité – quand bien même ce serait le cas, tous, loin s’en faut, ne réagissent pas à cette situation par le terrorisme. En l’espèce, le sentiment de marginalisation ou de discrimination producteur d’indignation ou de colère procède de la part de l’individu autant d’une identification ou d’une attribution de similarité avec de lointains dominés (« le peuple vietnamien – ou palestinien – en lutte », la communauté de fidèles, les « exploités ») que d’un écart entre ses aspirations et sa situation personnelles.

Toutefois le changement de focale n’invalide pas selon nous l’ensemble des préoccupations antérieures, sauf qu’il permet d’adopter une approche strictement événementielle ou une perspective pragmatique souvent indifférente, du moins en France, aux appartenances sociales des acteurs. Mais partir de l’expérience d’un individu pour reconstituer sa trajectoire dans une séquence historique donne un autre relief aux facteurs précédemment dégagés, révèle toute la complexité d’un processus singulier où s’entrelacent éléments structurels, contingences et idiosyncrasie… et invite à la prudence, voire à la modestie, aux antipodes du registre des motivations et des lois générales qui irriguaient jusque-là la littérature. À l’épreuve de la comparaison par cas proches (les groupes d’extrême gauche des années 1968) ou contrastés (mobilisations identitaires, ethnonationalistes ou religieuses), deux thèses centrales de la littérature existante pour expliquer la radicalisation doivent être revisitées – on les retrouvera d’ailleurs comme facteurs de dé-escalade : la répression et l’isolement social. Dans ses différentes expressions (élimination, torture, incarcération), la première s’avère avoir des conséquences opposées, soit inhibitrices, soit motrices de radicalisation, suivant son degré et le moment où elle intervient dans le cycle de protestation ou de vie de l’organisation. Elle peut aussi bien décourager les activistes (surtout potentiels) que provoquer un choc moral (Sommier, 1998, sur l’Italie ; Larzillière, 2003, sur la Tchétchénie ; Gayer, 2009, sur les Sikhs) fondant la haine du système, apportant une justification morale – et parfois même une obligation morale – à la prise des armes et permettant un renforcement de la clandestinité opérationnelle et donc l’attractivité des mouvements, pour paraphraser Crettiez (2011 : 102).

De même que la répression, l’isolement social ne préjuge en rien, ipso facto, ni d’un quelconque effet linéaire dans le temps, ni d’un effet mécanique, comme nous avons pu le montrer à propos de l’extrême gauche des années 1968 (Sommier, 2008). Donnée de base des groupes révolutionnaires japonais et allemands, il conduit à une radicalisation immédiate sur le mode désespéré de celui qui a raison avant le sujet révolutionnaire trop pétri de « révisionnisme », puis du « seul contre tous ». Dans d’autres pays, il les amène, avant de s’autodissoudre, à se tourner vers des sujets révolutionnaires de substitution (les Afro-Américains pour la Weather Underground Organization états-unienne – WUO –, le front jeune et carcéral pour les maoïstes français), mais ce, plus ou moins rapidement, à titre accessoire ou principal, ce qui n’est pas sans incidences sur la vigueur et la longévité du cycle de protestation. En Italie, la bienveillance au moins passive dont les organisations armées profitent auprès d’une fraction particulière de la classe ouvrière jusqu’à l’affaire Moro nourrit pendant quelques années leurs illusions quant à la portée de leur propagande violente. C’est conjugué à la répression que l’isolement social fragilise rapidement les organisations et les conduit à un huis clos à dimension parfois sectaire suivant une dynamique triangulaire observée sur d’autres terrains (par exemple le groupe islamiste égyptien Al-Jamaa par Malthaner, 2011).

L’élévation des niveaux de violence est en revanche toujours favorisée par deux autres facteurs étroitement associés : la compétition entre les groupes opposés ou de même orientation ; les dynamiques de socialisation secondaire et de prise de rôle martial. La confrontation physique à des contre-mouvements, a fortiori lorsqu’ils se font les auxiliaires ou les alliés des forces répressives, et la concurrence entre organisations de même obédience mesurant leur ferveur à la cause (et donc la captation de clientèles) à l’audace de leurs coups favorisent en effet la formation de groupes de pairs soudés par une même valorisation du capital physique, un même ethos guerrier et une communauté d’expériences de combat. Ainsi, par exemple, des services d’ordre d’extrême gauche, « pépinières » des futurs groupes armés (Sommier, 1998), dont la spécialisation préfigure la professionnalisation militaire à venir. Sur le tout autre terrain des candidats aux attentats suicides de la nébuleuse Al-Qaïda, l’anthropologue Atran a lancé l’appel à « oublier les profils [pour] comprendre les cellules [au sens des liens dans le groupe] » (2006 : 141) en étudiant à partir d’entretiens les dynamiques d’auto-radicalisation dans des petits groupes de huit personnes en moyenne, souvent très homogènes socialement. À sa suite, les sociologues Hairgrove et MacLead (2008) ont mis en valeur le conditionnement notamment idéologique opéré par les groupes d’études islamiques où recrutent les Frères musulmans, la Jemaah Islamiyah et Hizb ut-Tahrir.

Sans doute ne faut-il pas nier, comme ont pu le faire certains spécialistes du terrorisme pour rejeter les approches du choix rationnel, les incitations matérielles, souvent découvertes après coup, de l’engagement radical. Être assuré d’avoir trois repas par jour dans les groupes jihadistes pakistanais, de pouvoir soutenir financièrement sa famille (Beg et Bokhari, 2009 : 230), justifier par la cause une économie de prédation sur les populations (Blom, 2003 : 143 sur les Cachemiris) et s’enrichir (Crettiez, 2006 : 172-189, pour les nationalistes corses) peuvent certes constituer une récompense du « sacrifice » militant. Mais les autruis significatifs que sont le groupe lui-même et le groupe de référence sont surtout pourvoyeurs de rétributions symboliques à la radicalité, qu’il s’agisse de la promesse d’héroïsme ou simplement d’agency (être acteur de l’histoire et de son destin), de l’aura d’avant-garde éclairant le peuple ou la communauté de croyants, du rôle du juste et du vengeur… Le risque assumé de ces grandeurs est en soi un bénéfice (Taylor et Horgan, 2006 : 588). Il augure d’une vie meilleure, d’une excitation émotionnelle (emotional arousal) et presse à agir.

Aussi l’engagement radical relève-t-il de toute évidence d’un processus. D’abord parce que, à l’inverse de ce que les expressions communes comme « entrer en radicalité », « passer à la lutte armée » ou a fortiori « basculer dans » suggère, un individu ne « tombe » pas dans le terrorisme. Il y arrive par paliers successifs qui peuvent, dans les faits, être difficiles à dater, voire à identifier, au point que l’on pourrait parfois parler d’un « engagement par défaut » (Becker, 2006 : 188), consécutif à de « petits » choix successifs dont aucun n’apparaît significatif en soi mais qui in fine, par effets de seuils et de cliquets, rendent difficile tout retour en arrière ou, en l’occurrence, la dé-escalade.

La carrière violente suit des étapes graduelles plus ou moins longues, du soutien plus ou moins actif (avec les différents cercles concentriques des sympathisants) aux tâches logistiques ou administratives (« boîte à lettres », prête-nom pour louer un appartement, pisteur de la cible à venir, rédacteur ou simple transmetteur d’informations, etc.), jusqu’à l’agent militaire proprement dit auquel est si souvent associé sans nuances et non sans illusion héroïque l’engagement armé[6]. Et, là encore, au sommet de la pyramide des carrières violentes, quoi de commun entre le conducteur de la voiture du commando, le « soldat » en assurant la couverture, celui éliminant les gardes du corps ou les témoins, l’exécutant de sang-froid de l’otage après parfois des semaines de séquestration, sans envisager le cas si difficile à penser en Occident du kamikaze ? La graduation de ces différentes fonctions met en soi à mal l’opposition au final trop simple entre militantisme « ordinaire » et militantisme radical, pour montrer le continuum des modes d’investissement, des plus légaux aux plus illégaux, mais également la variété des rôles disponibles dans le second qui requièrent des apprentissages et un niveau d’intégration dans l’organisation très distincts. La progression dans la carrière implique des rites, des mises à l’épreuve, une réduction progressive des sphères de vie plus ou moins marquée selon le degré de structuration du groupe.

La spécificité de l’engagement radical et ses effets sur les possibilités d’en sortir

En France, l’engouement pour les analyses de carrière, associé au décloisonnement des études sur les différentes formes de militantisme, conduit les chercheurs à se pencher de plus en plus sur le « façonnage organisationnel » du militant (Sawicki et Siméant, 2009). Dans l’engagement radical, le poids de l’institution sur l’individu est très certainement plus fort et plus profond au point d’exercer des effets pesants sur les conditions et les possibilités mêmes de sortie. Il y a à ce double niveau une césure avec les autres modes d’engagement qui réintroduit sa spécificité, à défaut de son exceptionnalité, et qui exerce un effet de loupe intéressant sur les mécanismes, présents ailleurs, de socialisation secondaire et de désengagement. Si, en effet, il n’y a pas de différences initiales entre eux, dans la phase du commitment (au sens de s’engager), une différenciation s’opère par le biais de l’attachment, dans la dimension d’état que revêt le fait d’être engagé[7] dans un groupe aux orientations particulières qui s’accentuent au fil du déroulement de la carrière aussi bien organisationnelle qu’individuelle.

On trouve en toile de fond de la radicalité les prémices du fonctionnement du groupe fermé et exclusif à venir. D’une part, un projet de société alternatif, de rupture, non pas que la maîtrise d’une idéologie de transformation révolutionnaire soit une condition préalable d’entrée[8], mais parce qu’elle se consolide, voire s’acquiert, intégralement par un apprentissage commun, dans son principe mais non dans ses modalités, à tout militantisme. D’autre part, une coupure rigide entre l’in group et l’out group, nourrie par l’idée d’avant-garde, qui trouve confirmation et se renforce au gré des expériences concrètes d’adversité (par stigmatisation ou répression) et de construction communautaire à dimension séparatiste, par la progressive rupture des liens antérieurs et l’acquisition d’un ethos et d’une hexis particuliers. Ainsi se forme un esprit de corps, une culture faite-corps dans le double sens d’intériorisation dans le corps biologique des gestes, postures, attitudes constitutives de la culture du groupe (« manière de faire, de sentir, de penser ») et d’extériorisation de ses manières d’être ensemble dans un « corps de règles spécifiques » rassemblant la « communauté des idées et des valeurs » ainsi que « l’aptitude à agir ensemble volontairement » (Dubar, 2000, citant Linton). Il n’y aurait, là encore, rien de particulier au militantisme radical si l’on faisait fi des dynamiques propres aux petits groupes[9]. Comme le dit Sageman, pour lequel les liens internes sont plus importants que les facteurs idéologiques, ceux-ci « fournissent un support émotionnel et social mutuel, favorisent le développement d’une identité commune et encouragent l’adoption d’une nouvelle foi » (2004 : 135). Ils valorisent progressivement un entre-soi protecteur au fur et à mesure qu’ils se renferment sur eux-mêmes. Ils se rigidifient par des règles de comportement et de sentiment[10] ainsi que des coûts d’entrée croissants qui exercent des effets contradictoires sur les possibilités de défection. D’un côté, les premiers sont souvent invoqués pour expliquer les désillusions et le burn-out progressifs (Ross et Gurr, 1989 : 420, à propos de la WUO ; Ribetti, 2009, sur les groupes colombiens). Leur dénonciation relève certes des motifs et à ce titre ne doit pas être enregistrée par le chercheur comme une motivation ; elle révèle la variabilité des rétributions du militantisme qui sont, dans leur évaluation, inséparables de la séquence où elles interviennent. De l’autre, on sait depuis Gregory Bateson (1977) que plus un engagement a été coûteux en sacrifices et en investissements, plus l’individu est enclin à faire fi des informations qui le remettent en cause et donc à s’y enferrer.

Ce mode de fonctionnement est commun à tous les groupes radicaux, même ceux qui sont peu ou pas structurés (par exemple la nébuleuse d’extrême droite étudiée par Bjørgo, 2009), mais il est évidemment majeur dans les plus fermés d’entre eux, les sociétés secrètes ou clandestines, qui sont proches des institutions totales telles qu’Erving Goffman les a définies par la vie recluse, la prise en charge par l’institution de l’ensemble des besoins de l’individu, la surveillance, la coupure entre les organisateurs de l’institution et les membres « ordinaires », les obstacles aux conversations (1968 : 41 et suiv.). L’analogie avec l’armée est explicite aujourd’hui chez les spécialistes du terrorisme lorsqu’ils reprennent le concept, issu des théories anthropologiques de l’apprentissage, de la « communauté de pratique » par et avec laquelle l’individu devient un membre pleinement engagé du groupe (a committed insider). Le psychologue social Hundeide (2003) fut le premier à l’appliquer en 2003 à la conversion que subirent les enfants soldats en Angola par la perte de contact avec les relations sociales antérieures, la redéfinition de leur passé, l’acquisition progressive de nouvelles normes, un processus graduel de désensibilisation à l’empathie pour les autres (Bandura, 1990 ; Crettiez, 2006 : 209-218) et un profond attachement émotionnel au groupe entretenu par les démonstrations de loyauté que sont le suivi de ses rituels et de ses cérémonies ou l’obéissance aux ordres.

L’engagement dans ce type de groupes implique nécessairement une rupture biographique lourde qui passe par la renonciation à son identité antérieure pour renaître littéralement par le biais notamment de l’attribution d’un « nom de guerre », l’intériorisation de règles de comportement codifiées avec minutie pouvant porter sur les relations affectives et sexuelles internes (Coser, 1982 ; Goodwin, 1997), le recours à des techniques de mortification plus ou moins sévères (de l’abandon des « attributs bourgeois » que seraient les produits de la culture de masse aux séances collectives d’autocritique, jusqu’aux pratiques de coercition physique infligées à autrui ou sur soi). Au terme de la carrière radicale que représente ce passage à la clandestinité (qui, lui, constitue une indéniable frontière tant matérielle que symbolique) s’est opérée une véritable alternation identitaire, au sens de Berger et Luckmann (1986), c’est-à-dire un changement de monde radical par une socialisation secondaire en rupture totale avec la socialisation primaire. Malgré quelques pistes tracées par Georg Simmel (1991) et Bonnie Erickson (1981), peu a été écrit sur les effets cognitifs et psychologiques de la vie en clandestinité : la perte de rapport au réel du fait de la clôture d’avec le monde extérieur, la réduction de la vie à une seule de ses sphères et à huis clos, la dépendance à l’égard de l’organisation, matériellement et d’abord financièrement mais aussi affectivement, le réseau de relations se limitant aux quelques personnes connaissant la situation de l’individu. L’engagement normatif, c’est-à-dire « l’obligation de demeurer dans l’organisation » (Meyer et al., 1993 : 539), est plus fort dans une société secrète, par conséquent close sur elle-même, en butte à l’adversité.

Sous l’impact de cette vie radicalement étrangère aux codes en vigueur et à son univers de sens antérieur, le militant a connu une série de transformations d’ordre matériel, cognitif et affectuel rendant quasiment inopérantes les logiques habituelles du désengagement : l’unidimensionnalité des sphères de vie autour de l’organisation rend difficile, voire impossible, leur mise en contradiction propice au désengagement, ce qui explique la cécité face aux changements de l’environnement ; la dépendance organisationnelle et affective au groupe rend difficile son détachement ; la tension émotionnelle et la pression à la conformité, plus intenses en raison des risques encourus en commun, exacerbent le sentiment de culpabilité à partir.

Ajustement et désajustement entre désengagement et déradicalisation

Dans ces circonstances, le mode le plus courant de désengagement individuel est celui, subi, consécutif à une arrestation, car le burn-out ou les doutes que peut connaître lui aussi l’activiste radical sont difficilement le prélude à une sortie volontaire. À la fois en raison des coûts que celle-ci présenterait pour l’intégrité du soi, mais aussi des risques encourus par la perte de la protection du groupe et l’absence d’alternative en dehors (d’ailleurs, le repenti se repent après arrestation). Aussi se traduisent-ils individuellement par la prise (inconsciente) de risques « facilitant » l’arrestation ou l’exécution, et surtout collectivement par la montée des tensions (généralement masquées sous couvert de désaccords idéologiques ou stratégiques) au sein de l’organisation qui favorise un phénomène de scissiparité/fractionnalisme fréquemment mortel pour un groupe auparavant fondé sur l’unanimisme (sur les Brigades rouges – les « BR » –, voir Sommier, 2008), voire la montée des règlements de comptes et des violences internes.

Le désengagement diffère en fonction du moment où il intervient dans la vie de l’individu et de celle de son groupe ; il dépend aussi du rôle tenu dans le collectif dont nous évoquions précédemment la variété et les conséquences très distinctes sur le plan de l’investissement, des conditions de vie, de l’attachement à l’organisation : l’activiste en est-il totalement dépendant ou pas, sur les plans matériel, cognitif et émotionnel ? Sa déliaison peut-elle sembler menacer le groupe au point d’être sanctionnée par des pressions de toutes sortes, voire par son élimination ou celle d’un de ses proches ? Aussi l’exit emprunte-t-il des modalités très variées qui s’ordonnancent autour de deux dimensions : individuelle versus collective, volontaire versus subie. Tendanciellement, les sociologues des mouvements sociaux ont plutôt envisagé les défections individuelles tandis que les spécialistes du terrorisme ont privilégié la fin de collectifs entiers, soit imposée, soit choisie, soit à mi-chemin en raison du déclin de leurs ressources organisationnelles, en particulier du soutien public (Crenshaw, 1991). Cronin (2006) dégage sept voies, non exclusives l’une de l’autre, de sortie (desistance) collective de la radicalité :

  • La décapitation par l’arrestation des leaders comme ceux d’Action directe en février 1987 ou du chef du Sentier lumineux, Abimaël Guzman, en 1992 ;

  • L’échec des fondateurs à passer la main à une nouvelle génération, appliqué à la majeure partie des groupes d’extrême gauche des années 1970 : Fraction armée rouge, WUO, BR ;

  • Le succès, par exemple de l’Irgoun avec la création de l’État d’Israël en 1948, de l’EKOA (organisation nationale des combattants chypriotes) avec la proclamation d’indépendance de 1959, ou le Congrès national africain (ANC) avec la fin de l’apartheid en Afrique du Sud en 1991 ;

  • La négociation pour engager un processus politique de retour à la paix (cas de l’OLP à partir de la fin des années 1980, de l’IRA provisoire avec le début du processus de paix entamé avec le « Good Friday » de 1998) qui souvent entraîne des scissions de groupe adoptant en réaction une stratégie plus violente, comme la naissance de l’IRA véritable en 1997 ;

  • Le backlash ou déclin brutal du soutien populaire au groupe consécutif à certaines de ses actions (par exemple les assassinats d’Aldo Moro en 1978 par les BR et du vice-premier ministre et ministre du Travail du Québec Pierre Laporte en 1970 par le Front de libération du Québec), aux campagnes publiques ou médiatiques visant à le discréditer, aux stratégies antiterroristes réduisant la tolérance à son égard, rendant le recrutement et l’acquisition de ressources (trouver un refuge, obtenir des informations, etc.) plus difficiles (Ross et Gurr, 1989 : 409) ;

  • La répression, par exemple des groupes tchétchènes à l’issue de la deuxième guerre de 1999-2000 ;

  • La réorientation vers d’autres modes opératoires, soit la criminalité (le groupe séparatiste islamiste philippin Abu Sayyaf, qui se spécialise dans les enlèvements avec rançon, les Forces armées révolutionnaires de Colombie – les « FARC » –, accusées d’être une « narco-guérilla » à partir du milieu des années 1980), soit l’élévation du conflit à un stade d’insurrection, voire de guerre conventionnelle ou civile, par un changement d’échelles ou de types d’opérations, comme c’est le cas des groupes séparatistes kashmiri ou du parti communiste du Népal.

L’orientation privilégiée des recherches sur le terrorisme pour les modes de sortie collectifs peut recevoir plusieurs explications. La première tient aux liens, notamment financiers, qu’elles entretiennent historiquement avec les pouvoirs publics ; d’où le pic de production à deux moments de crise (post-1968 et post-2001) propices aux commandes publiques d’études – avec les financements afférents – sur les organisations subversives[11]. Cronin y voit aussi la source d’un biais fréquent consistant à surévaluer l’impact des politiques antiterroristes sur les facteurs internes de déclin (2006 : 14). Au-delà de l’effet de loupe, la seconde raison vient du constat du faible nombre (du moins connu) de désengagement individuel des groupes radicaux qui ne soit pas soutenu par des programmes gouvernementaux de démobilisation. Du fait de la coconstruction de la radicalité évoquée précédemment, le militant clandestin est doublement contraint, de l’intérieur par son attachement et sa dépendance au groupe, et de l’extérieur par la répression ; bref, il est souvent acculé à laisser les autres décider à sa place des circonstances et du moment de sa sortie de rôle.

C’est à ce niveau que la distinction désengagement/déradicalisation peut être heuristique, car elle met en scène deux stratégies institutionnelles qui peuvent aller de concert ou s’opposer et réduire plus encore toute marge de manoeuvre de l’individu. Souligner cette double contrainte ne revient pas à nier à l’acteur toute capacité à décider pour lui-même et à agir, dans un parallélisme qui serait opposé à l’étude du désengagement par la sociologie des mouvements sociaux tendant parfois, à l’inverse, à la surévaluer[12]. Dorronsoro et Grojean (2004) analysent ainsi les attentats suicides des militants kurdes comme le signe de leur radicalisation dans un mouvement de modération du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Gayer de son côté souligne que la démilitarisation du mouvement pendjabi ne s’accompagne pas d’une démobilisation, ni culturelle au sens de Horne (aucun reniement du passé ni condamnation du recours à la violence ne sont observés), ni politique, beaucoup se reconvertissant dans la politique légale ou le travail social, ce qui l’amène à « reconsidérer l’équation entre désarmement et démobilisation, qui sous-tend actuellement les actions des organisations internationales en matière de désarmement, démobilisation et réintégration (DDR) » (2009 : 31).

La capacité des organisations à imposer leur décision de déradicalisation (par autodissolution, ouverture de négociations avec l’État, réorientation de leurs activités sur la scène légale) dépend de plusieurs facteurs : l’offre publique de sortie, l’élévation des coûts de l’engagement radical, l’encouragement du groupe de référence, la nature hiérarchique ou non de l’organisation, la force de son leadership, le contrôle social exercé ou pas sur ses soutiens, ses fins plus réalistes au sens de Coser pour les groupes séparatistes. En distinguant trois formes de déradicalisation (comportementale, idéologique et organisationnelle), Ashour (2009) note leurs fortunes diverses à propos du jihadisme égyptien engagé vers une sortie de la violence à partir de 1997. Les Frères musulmans et le Groupe islamique parviennent à les imposer toutes jusqu’à produire une déradicalisation complète. En revanche, si Al-Jihad réussit les deux premières, il échoue à démanteler l’ensemble des groupes affiliés comme celui d’Al-Zaouahiri qui rejoint Al-Qaïda. Les offres de sortie institutionnelles, à destination de l’individu ou de l’organisation, dépendent de leur côté, outre de choix strictement politiques, de l’état et du type de groupe contestataire. Tendanciellement, l’ouverture de négociations d’amnistie et de participation politique conventionnelle s’avère surtout efficace pour des organisations structurées et à fort leadership ; dans le cas contraire, l’offre individuelle d’amnistie et de peines réduites aux terroristes serait privilégiée (Crenshaw, 1996) pour les « décoller » du groupe. La Colombie déploie l’ensemble de la panoplie (Ribetti, 2009 : 160) à compter de 2003, aboutissant à la démobilisation collective de 31 671 personnes (dont l’ensemble des groupes d’autodéfense – Autodefensas unidas de Colombia) et individuelle de 13 081 autres dont 9 079 venant des groupes armés d’extrême gauche comme les FARC. L’Italie refuse toute modalité collective pour, à l’inverse, mettre en place deux nouvelles figures juridiques individualisées devant signifier l’amorce d’une « réconciliation » qui participeront au processus d’implosion des groupes armés : les « repentis » qui, en échange d’informations, voient leur peine fortement réduite, voire, dans certains cas, « oubliée », et les dissociés qui, sans dénoncer explicitement leurs anciens camarades, négocient une remise de peine d’un côté par la reconnaissance de tous les délits qui leur sont imputés, de l’autre par l’engagement à renoncer à l’utilisation de la violence comme moyen de lutte politique (Sommier, 1999). On pourrait dire que de façon paradigmatique le repenti est désengagé (mais pas forcément déradicalisé), tandis que le dissocié serait l’inverse (déradicalisé mais pas nécessairement désengagé) dans la mesure où son détachement au rôle guerrier a pu être non pas son choix individuel isolé mais celui de son groupe dans sa quasi totalité (par exemple le deuxième groupe armé d’extrême gauche Prima Linea) et a été soutenu institutionnellement par la création en prison des « aires homogènes » pour regrouper les dissociés (et éviter ainsi les représailles des autres militants incarcérés) et leur offrir de meilleures conditions de détention. Cette stratégie politique de l’État italien, adossée à une accentuation de la répression, a fait de la défaite des groupes armés une défaite plus politique que militaire par les dissensions qu’elle provoqua au sein des organisations. Elle éclaire les conditions de réussite des « exit projects » déployés à partir du milieu des années 1990 en Europe du Nord (Norvège, Suède, Finlande, Allemagne, Pays-Bas) contre les groupes néo-nazis et racistes, ou les expériences de « réhabilitation » des anciens jihadistes dans le monde musulman (Algérie, Égypte, Arabie saoudite, Singapour). Ils jouent sur deux leviers : la réintégration sociale qui dépend de l’efficacité et de la sincérité des programmes, et l’environnement et les réseaux des anciens combattants, en cherchant notamment à obtenir le soutien de la famille ou des groupes de pairs. En fonction de la convergence et de la réussite (ou pas) de ces deux stratégies institutionnelles, les spécialistes du terrorisme dégagent plusieurs cas de renonciation à la violence constitutive, à leurs yeux, de déradicalisation (Barrett et Isokhari, 2009 : 173-174) : totale et définitive ; conditionnelle ; pragmatique et temporaire (en attendant « des jours meilleurs », un renversement de conjoncture ou un déclin de la répression, avec mise en place de structures dormantes). On pourrait y ajouter une renonciation incomplète mais considérablement réduite par rapport à la menace initiale (par exemple la naissance d’AD des années après la démobilisation de l’extrême gauche issue de 1968).

Mais leur raisonnement repose souvent sur des prémices qui méritent d’être interrogées. D’abord, que la déradicalisation constituerait une seconde étape du désengagement qui en serait donc le préalable nécessaire. Or la sociologie des mouvements sociaux et, en psychologie, Horgan (2009) ont montré la complexité du désengagement. Celui-ci ne se réduit pas à une sortie du groupe, mais peut être un changement de rôle en son sein (d’un rôle guerrier à un rôle administratif, par exemple), un déplacement stratégique (la transformation des guérillas latino-américaines en partis politiques étudiée par Garibay, 2003), une reconversion individuelle vécue sur le mode d’une continuité d’engagement (le travail social, par exemple). L’approche à double détente (désengagement puis déradicalisation) souffre également d’une vision à un seul coup des processus de pacification, réduits au moment de la décision des parties, alors qu’en tant que processus ils s’inscrivent nécessairement sur la durée d’un contexte fragile et mouvant qui éprouve leur volontarisme à sortir de la violence, notamment sur la question essentielle de la construction de la mémoire. On peut en effet raisonnablement penser – et les cas pratiques vont dans ce sens – que la longue et délicate route de la réinsertion est largement dépendante des représentations du conflit. Est-il nié ou assumé, imputé à l’une des deux parties ou à l’ensemble ? C’est en effet son récit qui commande en grande partie le labelling des ex-belligérants, qui exerce des effets décisifs sur la solidité du retour à la paix.

La notion de déradicalisation reste sujette à débat sur le plan scientifique. Mais ses limites principales que l’on vient d’évoquer (sa vision à la fois linéaire du processus désengagement/déradicalisation et statique des conditions de retour à la paix) éclairent tout l’intérêt de la perspective interactionniste qui inscrit précisément la construction du soi dans la relation à autrui et invite ce faisant à examiner à la fois la prise de rôle (du point de vue cognitif comme de celui de l’identification) de l’acteur et les effets de labelling[13]. L’analyse de l’engagement radical s’y prête particulièrement bien, car elle met en son coeur le changement d’identité cher à cette école. De ce point de vue, si elle est redevable (bien qu’encore à titre marginal) du tournant interactionniste de la sociologie des mouvements sociaux, elle l’invite aussi à revenir aux sources de cette approche, c’est-à-dire à prendre plus au sérieux les transformations que le militantisme opère sur l’individu. Des transformations qui, en dépit de la réelle continuité des logiques d’engagement « ordinaire » et d’engagement radical, soulignent la particularité de cette dernière sous l’effet (et la force) de la socialisation secondaire.