Corps de l’article

Introduction

Le mouvement des Villes en santé[1] mise sur le leadership des gouvernements locaux et leur capacité à lutter contre les inégalités en matière de santé. L’approche implique que les municipalités intègrent la santé de façon holistique et transversale dans leurs politiques afin qu’elles interviennent sur les environnements physiques et sociaux de manière à offrir des conditions et des occasions suffisantes de promouvoir la santé de la population. Pour y arriver, ces gouvernements locaux doivent s’allier avec divers intervenant·es des secteurs publics, privés et communautaires pour reconnaître les facteurs qui nuisent à la qualité de vie des résident·es[2], et à partir desquels ils et elles mettront ensemble en oeuvre des actions et collaborations innovantes touchant les déterminants sociaux de la santé (Clavier et O’Neill, 2017 ; Hoeijmakers et al., 2007). Pour devenir une Ville en santé, différents champs d’action doivent être investis (Semenza, 2005), dont l’habitation, qui constitue un important déterminant social de la santé (Raphael, 2009). Au Canada, plusieurs municipalités adhèrent à ce mouvement depuis sa création à la fin des années 1980 (Hancock et al., 2017). Jusqu’à maintenant, les écrits sur les interventions associées à ce mouvement traitent principalement des mesures pour soutenir l’adoption de saines habitudes de vie. Ainsi, nous ignorons tout de la place qu’occupe le logement dans les démarches Villes en santé et de la façon dont il s’y intègre (Boutilier, Cleverly et Labonte, 2000 ; Carter, 2015 ; McMullan, 2002 ; Newman et al., 2015).

Analyser la façon dont l’habitation s’intègre aux Villes en santé est plus que nécessaire en raison d’une grave pénurie de logements locatifs abordables[3] qui se manifeste dans plusieurs métropoles canadiennes (Suttor, 2016). L’une des conséquences réside dans le nombre croissant de femmes cheffes de familles monoparentales qui peinent à quitter les ressources d’urgence puisqu’elles sont incapables d’accéder à un logement adéquat dans leur communauté (Schwan et al., 2020). Le logement social avec soutien communautaire est reconnu comme une solution pour permettre aux femmes cheffes de familles monoparentales à risque ou en situation d’itinérance de (re)trouver une stabilité et une sécurité résidentielle (Bassuk et Geller, 2006 ; Walsh et al., 2014). Néanmoins, peu de nouveaux programmes s’inscrivant dans cette lignée voient le jour. Les stratégies pour développer des Villes en santé soutiennent-elles la création de ces programmes ? Ces programmes sont-ils envisagés comme une contribution au développement de Villes en santé ? L’article s’amorce par un aperçu de la littérature sur les Villes en santé tout en situant les interventions en matière de logement social au Canada. Puis, la démarche méthodologique, qui s’appuie sur des entrevues auprès d’intervenant·es clés et d’une analyse documentaire, est présentée. Les résultats soulignent que la mise en oeuvre du mouvement des Villes en santé se heurte à une déconnexion entre les stratégies municipales, les actions concrètes pour soutenir la création de programmes de logements, et la façon dont leurs contributions sont envisagées. Ces résultats permettent d’avancer que le mouvement au Canada dépend notamment d’organisations communautaires soucieuses du bien-être de la population locale, ce qui les incite à mener des interventions concrètes touchant les déterminants sociaux de la santé, mais surtout capables de surmonter les lacunes des programmes et des investissements publics.

Villes en santé et logements sociaux au Canada

La littérature sur les Villes en santé se concentre sur ce qui était, dans les années 1970 et 1980, une nouvelle vision de la santé publique. Celle-ci a été forgée par divers travaux et événements, comme le rapport Lalonde (1974), Nouvelle perspective de la santé des Canadiens, et la Conférence internationale pour la promotion de la santé, qui a donné lieu à la signature de la Charte d’Ottawa pour la promotion de la santé (Oms, 1986). Cette vision implique de réfléchir et d’agir au-delà des causes et des risques associés aux maladies, et ce, en posant des actions pour soutenir un état de bien-être physique, mental et social. La santé est alors vue comme étant conditionnée par des déterminants et des échelles allant au-delà des individus et de leur corps (Boutilier, Cleverly et Labonte, 2000 ; Lawrence et Fudge, 2009 ; Newman et al., 2015). Dans cette perspective, les villes sont des acteurs clés de la lutte contre les inégalités en matière de santé puisqu’elles rassemblent la majorité de la population mondiale et influencent un ensemble de déterminants sociaux.

De nombreux écrits indiquent que cet engagement des municipalités constitue un retour aux origines de la santé publique, laquelle a émergé en réponse aux problèmes de santé liés à l’urbanisation (Corburn, 2017 ; Semenza, 2005 ; Tsouros, 2013). Ce réengagement repose toutefois sur de nouvelles modalités pour l’action publique. Certaines recherches insistent sur les nouveaux outils et les nouvelles approches, notamment l’approche Health in All Policies, pour intégrer la santé dans les prises de décision (Simos et al., 2015). D’autres s’intéressent aux structures de gouvernance pour établir des actions conjointes et concertées touchant les déterminants sociaux de la santé en impliquant divers domaines d’activité issus des secteurs public, privé et communautaire (Clavier et O’Neill, 2017 ; Lawrence et Fudge, 2009 ; Tsouros, 2013).

La première caractéristique nommée pour devenir une Ville en santé est de favoriser « un environnement physique sain, sûr et de qualité (ce qui comprend la qualité du logement) » (traduction libre, Hancock, 2017 : 71). En principe, les stratégies pour développer des Villes en santé devraient constituer un terrain fertile pour que les intervenant·es locaux·ales prêtent attention aux besoins et aux enjeux d’habitation et travaillent ensemble à y répondre, par exemple en créant des logements sociaux. Notons par ailleurs qu’au Canada, les politiques en matière de logement social et le mouvement des Villes en santé connaissent des évolutions analogues.

Premièrement, tous deux sont issus de programmes fédéraux abandonnés au début des années 1990 : le Canada traversant alors une récession, le gouvernement emprunte un virage néolibéral, entre autres en mettant fin à plusieurs investissements sociaux pour parvenir à l’équilibre budgétaire et réduire la dette publique. Les premiers investissements majeurs du gouvernement fédéral pour le logement social, après la Deuxième Guerre mondiale, s’étaient traduits par le développement de complexes de logements sociaux dirigés par le secteur public et les communautés à travers des organisations sans but lucratif (OSBL) et des coopératives (Carroll et Jones, 2000 ; Suttor, 2016). Ainsi, après avoir atteint un sommet dans les années 1970, ces investissements ont été affectés par le virage néolibéral des années 1990, si bien que le financement fédéral a pris fin pour le développement des coopératives en 1993, et en 1994 pour le logement public (Suttor, 2016). Le développement du logement social, parfois qualifié de résiduel, est désormais mené majoritairement par la société civile, appuyée par une mosaïque inégale de programmes fédéraux, provinciaux et municipaux (Carroll et Jones, 2000 ; Suttor, 2016)[4]. Du côté des Villes en santé, en 1987, un bureau national pour le « Projet canadien des communautés en santé » a été créé pour aider les municipalités à renforcer leurs capacités à identifier les enjeux de santé publique et leur pouvoir d’action de même qu’à intégrer la santé dans les politiques locales. Bien que ce projet pancanadien a pris fin en 1991, les stratégies locales ont continué à être soutenues par les provinces, des réseaux provinciaux et la société civile (Hancock et al., 2017 ; McMullan, 2002).

Deuxièmement, tant la création de Villes en santé que celle de nouveaux logements sociaux s’appuient sur une logique d’interdépendance entre les gouvernements et la société civile. Le développement de Villes en santé au Canada repose en effet sur d’importantes collaborations avec des organisations non gouvernementales, lesquelles participent à la formulation des politiques et des stratégies municipales, mais surtout mènent des initiatives liées aux déterminants sociaux de la santé. Or, ces organisations dépendent des fonds publics pour financer les interventions associées à leur mission (Steedman et Rabinowicz, 2006). Cette interdépendance prévaut également en ce qui concerne le logement social : la réalisation des engagements publics dans ce domaine dépend notamment de ces organisations. Pour créer les logements sociaux, elles sollicitent des subventions et répondent à des appels d’offres lancés par les gouvernements (Suttor, 2016).

En dépit de ces rapprochements, peu de recherches traitent des interventions en matière d’habitation au sein des Villes en santé. La littérature existante soulève plusieurs critiques qui pourraient expliquer cette omission. Des recherches mettent en évidence l’influence de la néolibéralisation à travers la promotion des partenariats public-privé, la privatisation des services publics, le financement de projets visant des objectifs quantifiables et à court terme (Boutilier, Cleverly et Labonte, 2000 ; Carter, 2015 ; Joassart-Marcelli, Wolch et Salim, 2011 ; Veal, 2017). Certaines structures de gouvernance associées au mouvement des Villes en santé reproduisent des relations de pouvoir inégales entre les parties prenantes. Des intervenant·es associé·es à la santé, au secteur privé et des élu·es imposeraient, par exemple, une vision étroite de la santé comme étant une responsabilité individuelle conditionnée par les choix et les habitudes de vie. En plus de dépolitiser la question des habitudes de vie, une telle vision élude certains déterminants sociaux de la santé, qu’il s’agisse du logement, de l’équité environnementale, du revenu, du genre, de l’ethnicité ou de l’éducation (Carter, 2015 ; Hoeijmakers et al., 2007 ; McMullan, 2002 ; Stern et Green, 2008 ; Wallerstein et al., 2011).

Cette rapide revue des écrits permet d’établir que l’habitation est l’un des champs d’action à investir pour développer des Villes en santé. Toutefois, plusieurs critiques mettent en doute le potentiel de ce mouvement pour soutenir la création de nouveaux logements sociaux. Les écrits existants semblent actuellement insuffisants pour généraliser ces constats puisqu’ils se basent sur des expériences locales en un temps donné. Comme les moyens employés par les municipalités sont uniques et évoluent sans cesse pour refléter leur contexte, il est peu probable que ces dynamiques affectent l’ensemble du mouvement. Il est donc crucial d’explorer l’interdépendance entre les gouvernements et les organisations non gouvernementales qui semble prévaloir dans le mouvement des Villes en santé et le logement social au Canada.

Méthodologie

Cet article examine la façon dont le logement social s’intègre aux Villes en santé en vérifiant, premièrement, si ces stratégies soutiennent les communautés désirant créer des logements sociaux et, deuxièmement, si ces initiatives sont reconnues comme partie intégrante du mouvement. La recherche se centre spécifiquement sur Montréal, Toronto et Vancouver. En plus d’être au coeur des trois plus grandes régions métropolitaines du pays, ces villes partagent des enjeux démographiques et d’habitation, notamment la pénurie de logements locatifs abordables et les difficultés à développer du logement social (Suttor, 2016). De plus, ces municipalités adhèrent au mouvement des Villes en santé et leurs stratégies respectives encouragent des actions en habitation (City of Vancouver, 2014 ; Toronto Public Health, 2011 ; Ville de Montréal, 2004). Pour cette raison, il est raisonnable de postuler que ces stratégies pourraient faciliter la création de nouveaux logements sociaux.

Comme le souligne le tableau 1, la recherche étudie la création de trois programmes de logements dédiés aux femmes cheffes de familles monoparentales. Ceux-ci comportent moins de 30 unités et ont ouvert leurs portes au cours de la dernière décennie. Ces programmes fournissent des logements qui leur sont abordables et qui sont associés à du soutien afin qu’elles puissent vivre de manière indépendante. Les principales différences entre les programmes concernent la durée des séjours, le degré de construction requis et les sources de financement.

Tableau 1

Synthèse des caractéristiques des cas

Synthèse des caractéristiques des cas
Source : Tableau réalisé par l'autrice

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La collecte de données repose principalement sur des entrevues auprès de 52 personnes clés réalisées entre avril 2017 et juin 2018 à Montréal (n = 19), Toronto (n = 11) et Vancouver (n = 22). La plupart des interviewé·es sont lié·es aux cas (n = 36) et les autres, issu·es des milieux de la santé publique et du logement social (n = 16). Les entretiens semi-structurés se concentrent sur les étapes pour la création des programmes, les dynamiques facilitant ou entravant l’achèvement, la structure de gouvernance, les liens avec les politiques publiques, dont celles liées au mouvement des Villes en santé, ainsi que sur la vision qu’ont les répondant·es de la contribution des programmes à la santé. Cette collecte est complétée par une analyse de 20 documents dans chaque ville (ex. : rapports publics, documents internes, articles de presse et publications organisationnelles) qui décrivent les Villes en santé et fournissent des informations complémentaires sur les difficultés souvent minimisées par les parties prenantes interrogées. Les résultats sont présentés en deux temps. En s’appuyant sur les entretiens liés aux cas et sur l’analyse documentaire, la prochaine section aborde les liens entre les stratégies Villes en santé et la création des programmes de logements. L’article se tourne ensuite vers les discours de l’ensemble des interviewé·es afin de confronter leur vision de la contribution de ces programmes à celle décrite dans les stratégies municipales.

Influence des stratégies Villes en santé sur la création de logements sociaux

L’analyse documentaire révèle que Montréal mise sur une approche souple et décentralisée pour devenir une Ville en santé. Elle repose sur des programmes et des accords de financement pour soutenir la concertation et mener des interventions locales touchant les déterminants sociaux de la santé, par exemple Quartiers 21, les tables de concertation de quartier, la revitalisation urbaine intégrée (RUI) et Montréal — Métropole en santé. Dans son Plan d’urbanisme, le logement est l’un des domaines d’action reconnu pour la promotion de la santé et encouragé par certains programmes et accords de financement pour créer des « milieux de vie de qualité, diversifiés et complets » (Ville de Montréal, 2004 : 11). Les communautés sont ainsi encouragées à développer du logement social.

Chez les interviewé·es associé·es au cas de Montréal, l’émergence du programme Grandir jusqu’au toit ! s’inscrit dans la démarche de RUI coordonnée par la table de quartier. Ce programme municipal vise à ce que les intervenant·es d’un secteur ayant un indice élevé de défavorisation (Pampalon et Raymond, 2003) développent un plan d’action pour améliorer la qualité des milieux de vie. Comme l’explique cette interviewée qui travaillait pour Mon Toit, mon Cartier (MTMC), l’émergence du programme de logements est associée aux efforts de revitalisation : « Ça a été basé sur un constat de la RUI, puisé à même des statistiques, que c’est une catégorie de la population qui est mal desservie dans le quartier et qui a peu ou pas de ressources. » (M-07) Celle-ci indique que l’évaluation des besoins avait attiré l’attention vers les ménages qui habitent des logements locatifs dégradés, dont les familles monoparentales dirigées par une femme font partie. À travers leurs discussions, les intervenant·es auraient reconnu un manque de ressources dédiées à ces familles en situation de vulnérabilité — vulnérabilité associée, entre autres, à un faible réseau social, aux difficultés d’accès aux services de garde, aux défis liés aux facteurs culturels, au degré d’instruction plus faible et au taux de chômage plus élevé, et qui se dévoile lors d’épisodes difficiles (décès, rupture, violence conjugale), au point où les femmes peinent à répondre à leurs besoins de base, se trouvant dans des circonstances qui les empêchent d’aller de l’avant avec leur vie.

La création de logements de transition est apparue comme un moyen pour mettre fin à cette vulnérabilité et permettre à ces femmes de se réaliser, dans une perspective d’autonomie. Considérant qu’aucune organisation locale n’avait l’énergie ou l’expertise pour développer un programme de logements, une nouvelle organisation, Mon Toit, Mon Cartier, a été créée. Le financement pour la RUI permet de lancer, de soutenir et d’évaluer le processus de revitalisation. Cependant, les communautés doivent trouver d’autres bailleurs de fonds pour les initiatives structurantes. MTMC s’est tournée vers les programmes provinciaux qui offrent des subventions pour le développement du projet, le soutien sur place et les loyers.

Plusieurs ont indiqué que la RUI a suscité l’intégration de plans d’action collectifs ; par exemple, MTMC a été comblée de trouver un terrain dans le secteur ciblé. Il s’agissait d’une occasion pour intervenir dans un secteur comportant des logements insalubres, du trafic de drogue, du travail du sexe et de la violence intrafamiliale. Les plans ont également intégré un espace pour reloger une organisation communautaire qui avait besoin de nouveaux locaux, ainsi qu’un toit vert et une ruelle verte liés à un plan d’action local de développement durable (financé par le programme Quartiers 21). Tous et toutes les interviewé·es ont mentionné que la réalisation a été marquée par des difficultés, des retards et des dépassements de coûts. Malgré ce processus difficile, les intervenant·es sont resté·es impliqué·es puisqu’il s’agissait d’un projet répondant à un intérêt collectif pour la revitalisation du quartier.

En bref, la RUI a amorcé le processus, suscité une mobilisation communautaire, orienté l’emplacement et la conception du programme, et même aidé à affronter certains obstacles. Le programme de RUI a été élaboré dans l’esprit du mouvement Villes en santé en reconnaissant les divers facteurs qui influencent la santé des communautés, mais aussi en s’appuyant activement sur différents secteurs d’activité (Ville de Montréal, 2004). En dépit de ces liens sur papier, aucune personne interviewée n’a fait de lien avec les engagements municipaux pour une Ville en santé. Le programme avait tout simplement pour but de répondre aux besoins locaux. Cette intention résonne par ailleurs avec le cas de Toronto.

Une part des interviewé·es à Toronto ont indiqué que le programme avait été mis sur pied en réponse au rapport des audiences publiques des jeunes quittant la protection de la jeunesse (Provincial Advocate for Children and Youth, 2012). Ces jeunes demandaient un meilleur soutien après l’âge de 21 ans, notamment pour la réalisation d’études postsecondaires et l’accès à des logements abordables. Ces besoins auraient été abordés dans le réseau Young Parents with No Fixed Address (YPNFA), une concertation intersectorielle d’intervenantes soutenant les jeunes parents en situation ou à risque d’itinérance. Des interviewées du Massey Centre ont indiqué que leur organisme espérait faire partie de la solution ; il accueille des femmes auprès desquelles intervient parfois le système de protection de l’enfance et reconnaît les lacunes de leurs programmes résidentiels et éducatifs (limités à 6 mois après la naissance d’un enfant, l’achèvement d’études secondaires et pour les mères âgées de 16 à 21 ans).

Comme leurs logements dédiés aux séjours postnataux n’étaient pas pleinement utilisés, l’organisme les a réquisitionnés pour répondre aux besoins exprimés par les jeunes. New Lives Start Here est destiné aux actuelles et anciennes pupilles de la Couronne[5] enceintes ou ayant des enfants qui poursuivent des études postsecondaires ou une formation professionnelle. Ce programme a été élaboré après avoir consulté des actrices du Massey Centre (usagères, employées, direction et conseil d’administration) et du YPNFA qui ont des initiatives de logements ou interviennent auprès de ces jeunes. Peu de jeunes parents correspondaient aux critères du nouveau programme. Comme l’explique cette interrogée qui travaille au sein du YPNFA, le Massey Centre aurait repensé ses critères pour mieux répondre aux besoins perçus et discutés dans ce réseau :

You know, so it’s knowing that there was a need and then going back and figuring out where. I would say that when she was gearing it to the slightly older women, that has been an identified need. The young parent’s centres like Massey typically cut off at 21. And yet, because of the changing demographics, you know, you are 22, 23 or 24, well in many categories you are still a youth, but you can’t go to this particular youth residential program. As a network, I think we are excited to see that somebody was finally opening the doors for slightly older. And also, the longer term was really important.

T-07

Elle explique qu’en étendant l’accessibilité à l’ensemble des cheffes de familles monoparentales jusqu’à 25 ans, le Massey Centre était pleinement soutenu par son réseau. D’autres partenaires interrogées ont mentionné que les organisations du réseau étaient désormais en mesure d’y diriger des familles.

Tout comme à Montréal, les interviewées ne connaissaient pas l’engagement de Toronto au sein du mouvement des Villes en santé et donc ne pouvaient établir de lien. Toutefois, l’analyse documentaire permet certains rapprochements. Toronto a été au coeur de l’émergence du mouvement des Villes en santé et a établi en 1989 un bureau pour stimuler le travail intersectoriel et l’adoption de politiques favorables à la santé. Ce bureau et plusieurs initiatives qui en découlent ont cessé leurs activités en 1998 (Hancock et al., 2017). L’approche a fait son retour en 2008 avec l’établissement d’une Direction des politiques publiques favorables à la santé ayant pour mandat de synthétiser et de diffuser des données probantes pour influencer les politiques municipales (Macfarlane, Wood et Campbell, 2015).

Ces efforts ont permis d’intégrer la santé au sein des actions municipales, si bien que les interventions en matière de logement sont reconnues pour créer des environnements favorables à la santé et répondre aux besoins des populations mal logées (Toronto Public Health, 2011 et 2016). Certains espaces de travail intersectoriel pour faire de Toronto une Ville en santé dans les années 1990 ont poursuivi leurs activités, dont YPNFA. Ce réseau a soutenu l’amélioration de l’offre de logements dédiés aux jeunes familles une première fois en appuyant une mobilisation pour le développement d’un programme dans un bâtiment neuf à la fin des années 2000. Le YPNFA a quelques années plus tard favorisé des échanges qui ont été cruciaux pour la création du programme New Lives Start Here du Massey Centre.

La Ville de Vancouver s’est pour sa part dotée d’une stratégie élaborée et mise en oeuvre en partenariat avec la santé publique et des intervenant·es locaux·ales par le biais de la Healthy City for All Leadership Table. La stratégie A Healthy City for All (2014) favorise l’intégration de politiques et de plans d’action municipaux grâce à 13 objectifs à court et à long terme liés aux déterminants sociaux de la santé. L’objectif « A Home for Everyone » réaffirme les principales cibles, établies dans le cadre de la stratégie pour le logement et la lutte contre l’itinérance (2012-2021) : mettre fin à l’itinérance et augmenter l’offre de logements abordables (comprenant du logement social et de l’abordabilité par rapport au marché). Pour y parvenir, la municipalité s’est dotée, par exemple, d’un règlement pour contraindre l’inclusion de logements sociaux ou abordables, d’un fonds de dotation spécialisé ainsi que d’un programme de subvention pour le développement.

La Cause We Care House a pu voir le jour grâce au développement d’un point de service de la bibliothèque municipale dans le Downtown Eastside qui, selon une fonctionnaire de la Ville interviewée, était un moyen d’atteindre des objectifs associés à la stratégie Villes en santé (ex. : « Healthy Human Services » et « Lifelong Learning »). Comme le prix des terrains a augmenté ces dernières années, des militant·es pour le droit au logement avaient revendiqué que la Ville utilise l’espace au-dessus de la future bibliothèque pour du logement social. Plusieurs interrogé·es ont indiqué que cette demande a été formulée alors que le conseil municipal s’était engagé formellement à améliorer l’offre d’habitations sociales et abordables, et à éliminer l’itinérance chronique, ce qui a été réitéré par la stratégie Villes en santé. Conséquemment, certain·es élu·es ont adhéré à l’idée d’inclure du logement social et en ont fait une condition pour approuver le projet de bibliothèque.

Comme le projet de bibliothèque stagnait depuis près de vingt ans et que les élections approchaient, des membres du conseil municipal espéraient amorcer la construction rapidement. Cette interviewée, qui est une conseillère municipale, explique qu’il n’a pas été facile d’accélérer ce processus puisque des élu·es exigeaient l’inclusion de logements sociaux, mais les fonds nécessaires manquaient :

So they finally get to council, and this councillor says « we are going to get the library » and this councillor is like « I won’t vote for it unless there is housing » and this was in the darkest day of the Harper... there was no money for housing, we’d already scraped everything they had into these 14 projects [of supportive housing on city-owned land]. So that has just finished and there was like zero dollars.

V-17

En l’absence de fonds publics, certain·es ont voulu construire la bibliothèque comme un projet autonome, arguant que la communauté avait suffisamment attendu. Néanmoins, la directrice générale de la Ville a approché le YWCA de Vancouver pour lui offrir l’espace. L’ensemble des interrogé·es du YWCA ont précisé que cette offre coïncidait avec leur priorité stratégique d’étendre leurs services et logements dans le quartier pour les femmes cheffes de familles monoparentales qui, trop souvent, passent à travers les mailles du filet. Au cours des mois suivants, le YWCA a mené une collecte de fonds pour développer ce projet sans le soutien d’une hypothèque, ce qui a permis d’assurer l’abordabilité sans subvention pour les loyers. Dans ce cas, la stratégie Villes en santé a réaffirmé des engagements en matière de logement, constituant, dans une certaine mesure, un levier pour l’inclusion de logements sociaux dans un projet institutionnel revendiqué par la société civile.

En somme, des répondant·es lié·es aux cas ont reconnu le rôle de moyens associés au mouvement des Villes en santé dans l’émergence, la formulation et la mise en oeuvre d’initiatives communautaires. Ces moyens ont principalement stimulé la formation de coalitions mobilisées autour de démarches incluant, en totalité ou en partie, la création d’un programme de logements sociaux. Ces liens ont été établis grâce à l’analyse documentaire puisque les stratégies municipales étaient inconnues de la plupart des interviewé·es. Conséquemment, ces coalitions ne s’inscrivent pas dans un projet collectif visant à développer une Ville en santé. Cela n’a pas empêché les interviewé·es de partager leurs perceptions quant à la portée des programmes pour la santé.

La place du logement dans le développement de Villes en santé

Lorsque les personnes interviewées ont été questionnées sur les liens entre la santé et le logement social, plusieurs ont indiqué qu’il s’agit d’une préoccupation au sein des programmes destinés aux personnes en situation de handicap, aînées ou ayant des troubles de santé mentale et de dépendance. Cette considération est toutefois secondaire en ce qui concerne les femmes cheffes de familles monoparentales. De plus, la vaste majorité a indiqué ne pas mobiliser la lentille de la santé dans leurs activités professionnelles en habitation et ne pas avoir de données probantes concernant les impacts des programmes sur ces familles. Pour ces raisons, ils et elles répondaient à partir de leurs perceptions générales. Les paragraphes qui suivent présentent les thèmes abordés de manière récurrente par les divers·es répondant·es.

Le thème le plus fréquemment évoqué est la transformation des conditions d’habitation. L’accès au programme permet, en principe, de quitter des conditions d’habitation néfastes pour la santé, comme l’exposition à des risques (ex. : moisissure, vermine et surpopulation) ou un taux d’effort trop élevé qui cause du stress ainsi que de l’insécurité alimentaire et résidentielle. Les programmes dédiés aux femmes sont couramment associés à la possibilité de déménager vers un milieu de vie sécuritaire, notamment dans les cas de Montréal et de Vancouver, où plusieurs proviennent de maisons d’hébergement. À Toronto, l’objectif est surtout de prévenir l'itinérance chez les jeunes familles et d'y mettre fin.

Plusieurs ont soulevé des impacts à plus long terme et qui vont au-delà des dimensions matérielles. L’atteinte d’une stabilité résidentielle est associée à une réduction du stress, mais également à la possibilité de s’approprier le logement pour en faire un domicile familial permettant aux enfants de jouer, d’étudier, de se reposer et d’ainsi grandir en santé et en sécurité. Cette interviewée qui s’est impliquée à MTMC a souligné, comme bien d’autres, l’importance des activités et du soutien offerts pour le bien-être des familles :

Je pense que, le fait qu’il y a une intervenante, c’est un impact sur la santé des femmes, qu’il y a une vie communautaire […], je pense que c’est d’être dans une bulle, à l’abri des problèmes, c’est quand même un microcosme, c’est particulier comme endroit, ça fait que de l’entraide et de la solidarité peuvent se développer.

M-03

Elle insiste sur les bénéfices associés au fait de rassembler des familles qui vivent des réalités semblables au sein d’un même complexe offrant des aires et des activités communes. Ces aménagements visent à ce que les locataires se rencontrent, brisent l’isolement et même développent des relations d’entraide ou d’amitié, éléments associés à une promotion de leur bien-être et à l’atteinte d’un équilibre mental. Ces perceptions étaient partagées par des interviewé·es associé·es à d’autres programmes de logements sociaux. Certain·es ont également reconnu l’apport du soutien des intervenantes, qui appuient les locataires dans leurs démarches pour, par exemple, mettre fin à une relation violente, maintenir leur stabilité résidentielle ou apprendre à devenir cheffe d’une famille monoparentale.

La possibilité de prendre en main sa santé est le deuxième thème le plus fréquemment abordé. Plusieurs ont évoqué les impacts de l’instabilité résidentielle, qui amènerait ces mères à ignorer certains symptômes (ex. : choc post-traumatique, dépression) et à adopter des habitudes de vie néfastes (ex. : alimentation, sommeil, sédentarité et consommation de drogues, alcool et tabac). Les programmes étaient alors présentés comme un espace-temps pour qu’elles puissent reprendre leur santé en main. Comme le souligne cette travailleuse du Massey Centre, les organismes jouent un rôle important dans la (re)prise de contact avec le réseau de la santé et des services sociaux :

Well because we have access to see a psychiatrist, a psychotherapist, a nurse, it affects your health... […] Because every girl here, she has a primary care worker, so as part of the plan of care that is included, that she may need support with if the child is maybe slow, you know, maybe not really achieving early childhood milestones, then we can help with referrals.

T-02

Comme elle, plusieurs personnes travaillant auprès d’organisations offrant des services de santé au sein de complexes de logements sociaux voient les retombées de leur action pour ces femmes, qui peuvent reprendre en main leur santé. Ce lien est constaté même lorsqu’il n’y a pas de soins de santé sur place, les intervenantes de milieu dirigeant alors les femmes vers les services dont elles ont besoin. Dans l’ensemble des cas, la stabilité résidentielle est associée à un contexte permettant de suivre les traitements et de réaliser les démarches pour retrouver et maintenir un état de bien-être. L’accès aux programmes a souvent été présenté comme un moyen de réduire le taux d’effort et le stress, ce qui favorise l’adoption de meilleures habitudes de vie (ex. : alimentation, sommeil et activité physique). De plus, des activités sont offertes pour renforcer les capacités à bien s’alimenter (ex. : cuisine et repas collectifs et ateliers sur la nutrition).

Le troisième thème récurrent concerne le développement de l’autonomie. Dans les trois cas, des interviewé·es ont indiqué que les programmes visent à offrir aux familles une pause de leur vie, qui vient avec son lot de difficultés quotidiennes. Cette interviewée, qui a été associée au développement du projet immobilier du YWCA, voit l’accès au programme comme un important levier pour sortir d’une logique de survie, de la précarité, ce qui permet de penser au futur :

There is health outcome if you can break a cycle. If I am on income assistance, I have to make a choice between 3 things. Looking at my kids, eating or pay rent. So we eliminate some of the rent side of it. Then I have more money for food, and I have more money to look after my kids or go back and get an education. So I can get better education, and then I can get more money, and then I can treat my kids better, and all that. So it is helping to create a better cycle.

V-12

Les trois programmes oeuvrent explicitement pour que les locataires développent une plus grande autonomie, notamment sur le plan économique (ex. : retour aux études et recherche d’emploi). Dans les deux programmes transitoires, ces démarches visent, en principe, à améliorer leur situation économique pour qu’elles soient en mesure de se loger sur le marché privé. Les suivis individualisés et les activités collectives sur place soutiennent ces démarches, en plus de leur faire connaître les ressources qu’elles peuvent mobiliser au besoin (ex. : services de garde, dépannage alimentaire et outils pour la recherche d’emploi).

Les intervenant·es ayant une expérience directe avec le logement social voient donc le potentiel de ces programmes pour promouvoir la santé des ménages. Cette vision axée sur une population contraste avec celle des stratégies municipales, qui considèrent les logements sociaux comme des moyens pour intervenir sur des milieux de vie et des enjeux qui creusent les inégalités en matière de santé. Quelques personnes associées à MTMC et au YWCA ont noté des retombées pour le territoire puisque leur bâtiment participe aux efforts de revitalisation. Toutefois, plusieurs ont indiqué que ces initiatives n’ajoutent que quelques unités dédiées à certaines femmes cheffes de familles monoparentales au sein d’un système d’habitation qui demeure en crise et, ainsi, contestent la vision mise de l’avant par les stratégies municipales.

Discussion

Les liens entre les stratégies Villes en santé et les actions concrètes sur le plan du logement social sont ténus. Comme à l’habitude, la création de logements sociaux est reléguée aux communautés, et les stratégies municipales ne fournissent pas de nouvelles ressources, pas plus qu’elles ne facilitent le développement de logements sociaux. Les ressources publiques demeurent insuffisantes pour soutenir l’ensemble des dimensions de leurs initiatives. Le cas du YWCA pourrait être l’exception. Néanmoins, l’occupation de l’espace était à l’origine une revendication à laquelle des élu·es ont finalement adhéré. Dans les trois cas, la création de ces programmes demandait aux organisations mandataires de surpasser leurs capacités financières, d’élargir leur champ d’action habituel, voire de mettre sur pied une nouvelle organisation.

Certains moyens associés aux stratégies municipales ont, en partie, créé ou étendu des coalitions intersectorielles pour soutenir ce dépassement. Des individus, souvent des représentant·es d’organisations communautaires, d’institutions locales et de fondations privées, leur ont permis d’accéder à des connaissances, à des occasions et à des partenariats. Ces coalitions ont ainsi pu franchir certains obstacles liés à l’absence ou aux insuffisances des ressources publiques pour le logement social. Dans cette perspective, ces moyens liés au mouvement des Villes en santé semblent soutenir le développement des communautés (Bourque, 2008). En effet, ils suscitent l’engagement d’intervenant·es au sein d’une action collective visant à répondre à un enjeu local, et ce, par une initiative concrète qui implique, en totalité ou en partie, un programme de logements sociaux. Ce rôle est conforme aux intentions du mouvement des Villes en santé, qui vise à développer les capacités des communautés à agir sur leur milieu pour promouvoir la santé. Toutefois, le thème de la santé, qui est l’essence du mouvement, est absent.

Comme l’avait constaté Whitzman (2018), les intervenant·es de l’habitation reconnaissent le potentiel du logement social pour la santé. Pourtant, cette perspective n’est pas choisie pour penser et justifier leurs interventions. Ainsi, contribuer au développement de Villes en santé ne peut expliquer la motivation des intervenant·es à s’investir et à se dépasser pour répondre aux besoins en matière de logement. Malgré certaines divergences dans les processus, les interviewé·es, presque sans exception, ont parlé de leur sollicitude à l’égard de ces familles monoparentales qui peinent à se loger sur le marché privé et des lacunes des ressources locales existantes. En raison de leurs missions respectives, les représentant·es des organisations mandataires ont rappelé l’obligation morale de poser des actions concrètes pour améliorer les capacités de leur organisation à répondre aux besoins et à prendre soin des femmes cheffes de familles monoparentales. Ces intentions font écho aux travaux qui soulignent que le care constitue une éthique au sein des organisations qui offrent du logement social (Power et Bergan, 2018).

Conclusion

Les résultats s’inscrivent en faux avec les critiques voulant que les municipalités entretiennent une vision étroite des déterminants sociaux de la santé axés sur les habitudes de vie. En effet, l’habitation participe des stratégies pour faire de Montréal, de Toronto et de Vancouver des Villes en santé, et l’amélioration de l’offre de logements sociaux est l’une des interventions à encourager. Malgré cela, les initiatives des communautés en ce sens ne s’associent nullement au mouvement. Conséquemment, la mise en pratique des stratégies municipales se heurte à une déconnexion entre leur vision et les actions concrètes. Le premier décalage réside dans l’absence de soutien direct aux communautés souhaitant améliorer l’offre de logements sociaux. Certains moyens favorisent toutefois le développement des communautés afin qu’elles se mobilisent pour surmonter les obstacles. Le second décalage concerne la façon d’envisager le logement social. Au sein des stratégies municipales, l’amélioration de l’offre de logements sociaux est un moyen pour agir sur des enjeux et des milieux de vie qui creusent les inégalités en matière de santé. Du côté des intervenant·es sur le terrain, les programmes de logements sont vus comme des leviers pour promouvoir la santé des quelques ménages qui y résident, et ce, en transformant leurs conditions d’habitation, en favorisant la prise en main de leur santé et en soutenant le développement de leur autonomie.

Cette déconnexion permet d’apporter une nuance quant à la lecture voulant que le mouvement au Canada s’appuie sur des interventions locales menées par les communautés grâce à des investissements gouvernementaux. Les municipalités dépendent plutôt d’organisations communautaires soucieuses des besoins émergents et non comblés, mais surtout prêtes et aptes à travailler avec un réseau pour surmonter les manques de fonds publics afin d’y répondre. Comme le logement social est l’une des actions à investir pour des Villes en santé, il semble important de comprendre les motivations et attitudes requises pour agir lorsque les ressources sont limitées par la néolibéralisation. La santé étant absente des motivations énoncées, le care semble susciter cette mobilisation dans les trois cas. Il serait ainsi pertinent d’approfondir la réflexion sur la création de logements sociaux sous l’angle du care.