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En 2015 à Conakry, au cours d’un séjour à l’hôpital pour son diabète, Ibrahima partage la chambre d’un malade rapatrié depuis Nzérékoré, la plus grande ville de la région forestière, à la frontière sud du pays. À son retour au domicile familial, le jeune homme manifeste les premiers symptômes d’Ebola. Il décédera quelques jours plus tard. Sa famille prononce alors ces mots : « C’est l’État qui nous a tués ! » Qu’est-ce qui peut conduire à affirmer qu’un gouvernement est responsable du décès d’un proche ? Cette question m’amène à interroger les rapports qu’entretient la population guinéenne à la légitimité de son État. Je propose de penser la manière dont les violences politiques passées en Guinée, en tant que mémoire incorporée (Fassin, 2006), ont fait retour au présent dans le déroulement de l’épidémie d’Ebola. À partir de l’histoire d’Ibrahima et au détour d’autres témoignages d’expérience de l’épidémie recueillis au cours de mon enquête, il apparaît que cette histoire passée a affecté le rapport de la population aux institutions d’État, les modes de contestations populaires ainsi que la perception des infrastructures de la « riposte ». En Guinée, la « riposte » sert communément à désigner l’ensemble des institutions, locales et internationales, qui organisent la gestion de l’épidémie. À ce terme largement utilisé par les entrepreneurs de la « riposte », je préfère celui de « réponse à l’épidémie », car l’idée de « riposte » renvoie à une logique guerrière[1], commune dans la lutte contre les épidémies (Rasmussen, 2020). Ce vocabulaire martial a des effets structurants sur les réponses apportées aux épidémies et entend légitimer la mise en place de mesures publiques extraordinaires (Fouillet, 2020).

Pour comprendre comment l’histoire passée est venue interférer avec la façon dont les Guinéens ont perçu et vécu la réponse publique à l’épidémie, je procéderai en trois temps. La première partie est consacrée à l’identification des moments de l’histoire politique violente de la Guinée qui ont structuré la relation entre les Guinéens et leurs élites. La seconde partie est consacrée à l’analyse de rumeurs qui ont circulé au sujet des Centres de traitement d’Ebola (CTE). Enfin, dans une troisième partie, j’analyse les réticences populaires en tant qu’actes de résistance face à la gestion publique de l’épidémie. Ces résistances s’inscrivent dans l’histoire longue des contestations qui, en Guinée, opposent la violence du peuple à la violence de l’État.

Méthode

Cet article se fonde sur une enquête ethnographique d’un an, menée de janvier 2017 à octobre 2019 principalement à Conakry, grâce à l’appui du projet EBOVAC3[2]. Des entretiens ont été menés auprès d’une cinquantaine de personnes malades d’Ebola, proches de malades et de défunts, ou de travailleurs de première ligne durant l’épidémie d’Ebola. Pour pallier les difficultés d’un terrain marqué par le silence (Jackson, 2004), j’ai opté pour deux outils originaux. D’une part, des autopsies verbales (Chippaux, 2009), dont le principe est de reconstituer les circonstances d’un décès à partir d’entretiens auprès des proches du défunt. Cet outil s’inspire de celui mis au point par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour rendre compte des causes d’un décès lorsque celui-ci survient à domicile ou lorsque les services d’état civil font défaut (OMS, 2009). D’autre part, des « balades commentées[3] » durant lesquelles j’ai invité les personnes à évoquer leurs souvenirs de l’épidémie à l’occasion d’une promenade dans un lieu choisi. Ces sites pouvaient être des dispositifs directement liés à l’épidémie comme les CTE, ou des lieux de vie quotidiens pour mes interlocuteurs. En sollicitant la mémoire visuelle et en rendant plus informelle l’interaction entre chercheur et enquêté, cet outil a permis la mise en récit de souvenirs traumatiques. Les données ont été anonymisées et la description des lieux modifiée afin d’empêcher toute identification sans pour autant altérer la qualité des informations pertinentes pour l’analyse.

Crise de confiance en Guinée

Je propose dans cette première partie de revenir brièvement sur l’histoire politique de la Guinée. L’objectif est d’exhumer certains épisodes de violence en les envisageant comme des moments structurants pour comprendre la défiance actuelle envers les organisations publiques, en particulier celles chargées de la « riposte » contre l’épidémie de maladie à virus Ebola (MVE).

Le « non » de la Guinée : chaos administratif et recherche d’alliés

Le 28 septembre 1958, la Guinée vote « non » au référendum organisé par le général de Gaulle pour instituer une communauté franco-africaine. La Guinée est le seul pays à faire ce choix qui s’inscrit dans une histoire nationale fortement marquée par la résistance à la colonisation, avec pour chef de file Samori Touré (Person, 1970), dont Ahmed Sékou Touré, qui deviendra le premier président de Guinée, se dit le descendant. Engagé dans le mouvement panafricaniste, Ahmed Sékou Touré affirme le 2 octobre 1958 n’avoir que faire des promesses d’aide française et « préfér[er] la liberté dans la pauvreté à la richesse dans l’esclavage » (INA, 1958). À la suite de ce discours, la France met rapidement fin aux relations de coopération entre les deux pays et engage le retrait de ses ressortissants de l’administration et des institutions publiques. Ce départ précipite la Guinée dans une situation de chaos et de désorganisation généralisée (Goerg, Pauthier et Diallo, 2010). La forte instabilité politique qui en découle conduit Sékou Touré à chercher de l’aide auprès d’autres pays comme les États-Unis ou ceux du bloc soviétique.

Un dictateur sanguinaire

Rapidement après sa prise de pouvoir, la légitimité politique d’Ahmed Sékou Touré est remise en cause. Les critiques ciblent son incapacité à apporter au pays la stabilité économique comme à instaurer la démocratie pourtant promise. Ayant fait l’expérience de plusieurs tentatives de déstabilisation monétaire et militaire de la part de l’ancienne puissance coloniale (Lewin, 2002; Bah et al., 2018), Sékou Touré fait de la suspicion généralisée son mode de gouvernement et mène une politique de terreur. Opposants politiques et élites intellectuelles sont tour à tour enfermés (Barry et Duchastel, 2003; Barry, 2004). Dans ces geôles, plusieurs dizaines de milliers de personnes périront (Diallo, 2004). La famille dans laquelle je résidais à Conakry me rapporte, concernant cette époque : « Sékou Touré, il disait que tu dois pouvoir voir le riz qui cuit dans la casserole de ton voisin. » Ces paroles témoignent d’une période où l’intimité domestique comme la vie privée ne venaient plus faire limite à la surveillance politique, de sorte que chacun vivait dans un climat de peur et de délation. Or, ce climat de méfiance à l’égard du pouvoir politique tend à perdurer.

Les pendus du pont du 8-Novembre

En février 2018 à Conakry, je frappe à la porte de ma voisine pour partager un déjeuner. Elle m’ouvre en brandissant deux photos et en disant : « Tiens, Rubis ! J’ai trouvé ça pour toi ! Je les cherchais depuis [longtemps] ! Ce sera intéressant pour ton travail. » Je prends les photos et découvre avec effroi ce qu’elles représentent.

Photos 1 et 2

Pendaisons du pont du 8-Novembre

Pendaisons du pont du 8-Novembre
21 janvier 1971, archives familiales collectées à Conakry en 2018

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Ces photos m’ont été présentées comme des archives familiales. Or, j’ai pu ensuite constater que celle de droite avait été utilisée par le chercheur Bano Barry (2000) en première de couverture de son ouvrage Les violences collectives en Afrique, puis reprise dans Mémoire collective. Une histoire plurielle des violences politiques en Guinée (Bah et al., 2018), deux ouvrages traitant de la violence en Guinée. Dans Mémoire collective, la photo est accompagnée d’un extrait du poème Le cadavre dans l’oeil du poète et dramaturge guinéen Hakim Bah (2013). Érigées en emblèmes de la répression exercée par le régime de Sékou Touré, ces images pénètrent aussi l’espace intime du domestique, où on se les approprie. Elles font ainsi circuler le souvenir du 25 janvier 1971, date à laquelle quatre hauts fonctionnaires ont été pendus sur le pont du 8-Novembre, à proximité du centre-ville de Conakry. Souvenir d’autant plus dramatique que l’ordre fut donné de faire venir les écoliers afin qu’ils voient de leurs propres yeux les pendus (Bah et al., 2018). Dans son texte, Hakim Bah décrit cette vision de corps déshabités et d’une « foule en extase » assistant à ce spectacle macabre pour exprimer la mémoire effroyable et indélébile que cet événement laisse, tel un « cadavre dans l’oeil ».

Les camps d’internement militaires

Dans la seconde moitié du xxe siècle, la Guinée a connu des camps d’internement militaires comparables à des camps de concentration. Ces « goulags tropicaux[4] » ou « Auschwitz des Guinéens » (Monénembo, 2019) servaient à enfermer les opposants au régime. Ils y étaient tués, violentés, électrocutés ou mis en « diète noire », c’est-à-dire privés d’eau et de nourriture en plein soleil. Ce fut par exemple le cas du camp Boiro à Conakry, qui a depuis été rebaptisé et dont les traces des violences passées ont été effacées. Tierno Monénembo, écrivain guinéen, parle d’« histoire falsifiée » pour désigner cette politique de l’oubli se traduisant par l’effacement des traces de la violence vécue. Aujourd’hui, la publication de témoignages d’anciens prisonniers permet d’exhumer et de rendre publique une partie de cette histoire (Diallo, 2004; Gomez, 2007; Kamara, 2012). Pour autant, les associations de victimes attendent toujours une réparation et une reconnaissance officielle des préjudices subis (Bah et al., 2018).

D’une gouvernance répressive à une autre

Après le décès de Sékou Touré en 1984, Lansana Conté arrive au pouvoir par un coup d’État de la junte militaire. La fin de son régime sera marquée par la corruption et le népotisme. À sa mort, Dadis Camara s’autoproclame président. Malgré des promesses de changement, les violences politiques continuent. Un des épisodes les plus marquants se déroule le 28 septembre 2009 : lors d’un rassemblement politique de l’opposition dans le stade dit « du 28-Septembre[5] », l’armée tue et viole des centaines de personnes (Bah et al., 2018 : 298).

En décembre 2010, Alpha Condé devient président de la République. Son élection représente un réel espoir démocratique, qui sera lui aussi déçu. Durant ses trois mandats, des opposants politiques sont emprisonnés et des victimes de la répression sont jetées dans des charniers (Human Rights Watch, 2020b).

Cette histoire politique rejaillit sur certaines représentations collectives des épidémies. Ainsi, durant celle de MVE, il n’est pas rare que la population associe l’origine de la pandémie à la zone forestière de la Guinée, celle-ci étant communément désignée comme le bastion de l’opposition politique au régime (McGovern, 2013). Plus récemment, durant l’épidémie de COVID-19, les interdictions de rassemblement en période électorale ont été perçues comme une stratégie du président actuel pour faire taire les manifestants opposés à son troisième mandat (Human Rights Watch, 2020a).

Tous ces événements ont eu lieu à une époque récente. Il ne s’agit donc pas seulement d’évoquer une mémoire incorporée lointaine ayant traversé les générations, mais aussi des souvenirs dont les Guinéens sont des témoins souvent directs. La répression politique lors des manifestations fait ainsi partie de l’expérience ordinaire des habitants de Conakry. Lorsqu’une manifestation est annoncée, très fréquemment, la ville se vide, et il n’est pas rare de recevoir des SMS invitant à la prudence et à rester chez soi. Ainsi, en février 2018, pendant la campagne des élections municipales, plusieurs manifestations de l’opposition se heurtent aux « bérets rouges », une unité militaire qui, identifiée par la couleur de son couvre-chef, est directement rattachée à la présidence. Assistant à cette époque à une rencontre scientifique, j’ai pu être témoin des conséquences de ces affrontements dans les rues de Conakry. Alors que le colloque se déroulait, chacun dans l’auditoire recevait sur son téléphone portable des informations sur ce qui se passait extra muros : « Ça tire partout ! », « Ne rentrez pas ! » ou au contraire « Rentrez vite ! ». L’évocation de ces tirs semblait à la fois préoccuper mes collègues guinéens et relever de l’ordinaire. Une fois chez moi, un voisin me dit alors : « Tu sais, c’est normal, on entend ça souvent ici. Il ne faut pas sortir les prochains jours. Mais, chaque jour, on se souvient quand ils ont fait ça au stade. Ce jour-là, vraiment… » La concession[6] dans laquelle nous résidions se trouve non loin du stade du 28-Septembre. Les événements du jour étaient pour mon voisin l’occasion de se rappeler et de me raconter cette journée particulière : la peur, le bruit des balles, les cris. Tout se passait comme si les violences passées, répétées au point de devenir ordinaires (Das, 2007), ressurgissaient. À l’instar de cet événement ravivant la mémoire d’une histoire politique traumatique, la réponse publique apportée à l’épidémie d’Ebola est venue réactiver d’autres souvenirs douloureux. Dans la suite du texte, je montrerai que les résistances suscitées par cette réponse s’inscrivent, au moins en partie, dans la continuité d’une relation de défiance de la population guinéenne vis-à-vis de l’État.

La succession au pouvoir de dirigeants violents menant une politique de la peur et jalonnant le quotidien des Guinéens d’événements traumatiques est à l’origine d’une importante crise de confiance et d’une méfiance des Guinéens envers leur classe dirigeante. Parmi ces violences d’État, les camps d’internement militaires de Sékou Touré sont emblématiques. J’insisterai ici sur les effets engendrés par la mémoire de ces camps sur la perception par les Guinéens des Centres de traitement d’Ebola (CTE).

Rumeurs et Centres de traitement d’Ebola (CTE)

Durant l’épidémie d’Ebola, les CTE ont effrayé la population en faisant l’objet de nombreuses rumeurs. Selon Philippe Aldrin (2003), la rumeur est « la diffusion d’une nouvelle moralement et scientifiquement disqualifiée ». Si l’on suit cette définition, l’enquête en sciences sociales porte à la fois sur les processus de sa production, sa fonction sociale et le sens qu’elle revêt pour les acteurs qui la véhiculent. Dans cette partie, je m’intéresse à la fois à la production de rumeurs et à leurs conséquences sur les relations que les Guinéens ont entretenues avec certaines pratiques organisationnelles, en particulier celles des CTE. Si ces rumeurs ont pu être attribuées à l’ignorance ou à la méconnaissance des protocoles biomédicaux par la population, mon hypothèse est qu’elles trouvent leur origine dans une mémoire de l’enfermement, particulièrement celle des camps d’internement militaires sous Sékou Touré. Aujourd’hui, quand bien même ils ont changé de nom (CT-Épi pour Centre de traitement épidémique) et de forme (en 2018, ils ont été reconstruits grâce à un financement de la Banque mondiale), ils suscitent toujours de fortes craintes. Lors de l’épidémie, nombre d’observateurs ont attiré l’attention sur la peur provoquée par les CTE dans la population (Calain et Poncin, 2015; Gomez-Temesio et Le Marcis, 2017). Tenter de saisir les mécanismes sociaux, culturels et cognitifs de cette peur suppose de comprendre comment les CTE ont été perçus comme des dispositifs dans lesquels la mort et la prise en charge des défunts étaient inacceptables pour la population.

Les CTE : des dispositifs aux objectifs paradoxaux

Une des stratégies publiques pour ralentir la progression de la MVE a été d’installer des centres de quarantaine appelés CTE. La fonction de ces centres est de placer les patients contagieux à l’écart de la population générale afin d’empêcher que le virus ne s’y propage. Les CTE sont aussi des lieux où sont prodigués des soins pouvant permettre le rétablissement des malades[7]. Si cette méthode de gestion d’épidémie par l’isolement des malades n’est pas nouvelle (Gomez-Temesio et Le Marcis, 2017), elle renvoie en Guinée à une mémoire encore vive de l’enfermement politique.

Au fur et à mesure de l’expansion de l’épidémie, l’installation d’un véritable archipel de CTE sur le territoire guinéen a engendré une circulation intense d’ambulances roulant sirènes hurlantes dans les villes et les villages pour transporter et rassembler les cas suspects. Ces allées et venues intensives et bruyantes ont alimenté un ensemble de rumeurs autour du dispositif sanitaire mis en place. Ainsi, lorsque des personnes décédaient dans un CTE, les familles n’avaient pas toujours la possibilité d’accéder aux défunts pour vérifier leur identité comme l’état de leur corps. En outre, la pratique courante dans les CTE était d’enterrer rapidement les morts dans des sacs mortuaires, parfois dans des fosses communes, sans attendre les familles. Ces pratiques de mise à distance des familles du corps de leurs défunts ont alimenté des rumeurs de vols d’organes qui ont largement circulé. Si ce type de rumeur se nourrit des incertitudes découlant des pratiques mortuaires des CTE, il tient aussi au paradoxe qui caractérise ces organisations : présentées comme des lieux de soins, la majorité des personnes qui y sont admises meurent, et leurs corps disparaissent. Paradoxe qui conduit des anthropologues à interroger la fonction même des CTE (Gomez-Temesio, 2018) : servent-ils à protéger ceux qui y sont isolés ou à éviter qu’Ebola ne se répande parmi ceux qui sont à l’extérieur ? En se fondant sur des récits d’expériences de patients de CTE et de leurs proches, l’anthropologue Veronica Gomez-Temesio (2020) en vient à qualifier de « zombies » les patients des CTE, car leur statut se situe entre la vie et la mort. Ils sont davantage traités comme des « corps » que comme des êtres humains. Ainsi, la multiplication des CTE relève d’une « mise en camp de la Guinée » (Gomez-Temesio et Le Marcis, 2017), dont la forme et l’organisation s’apparentent à ce qu’Henri Courau (2007) qualifie de « Forme-camp ». Or, en Guinée, cette « Forme-camp » réactive la mémoire des centres d’internement de Sékou Touré, dans lesquels nombre de détenus ont disparu sans laisser de traces.

Les CTE, des lieux de mort ?

La majorité des enquêtés évoquent les CTE comme des lieux où l’on ne va que pour mourir. Ce jeune homme dont la jumelle est atteinte d’Ebola explique pourquoi il s’est opposé à son départ pour le CTE :

Le nom d’Ebola était effrayant, les gens disaient à ce moment que quand tu rentres au CTE, tu ne vas plus ressortir, et qu’ils tuaient beaucoup de gens là-bas.

S. D., gardien, Dixinn Port, septembre 2019

Pour S. D., envoyer sa soeur au CTE est ainsi l’envoyer vers une mort certaine, et il s’y refuse. Cette opposition, qualifiée de « réticence » par la « riposte », est souvent interprétée comme l’expression de l’ignorance des populations sur ce qu’il convient de faire en temps d’épidémie. Pourtant, ce refus se fonde sur une connaissance objective (les patients meurent dans les CTE) et sur la peur que cette connaissance génère. Cette peur est entretenue par les histoires entendues et relayées au sujet de « plusieurs personnes qui y sont rentrées et qui n'en sont pas ressorties ». Mais au-delà du risque de mort que représente le CTE, l’éventualité de mourir seul plutôt qu’à la maison, entouré de ses proches, est aussi une source d’inquiétude :

Une fois là-bas, quand ils ont fait le prélèvement, ils ont dit que j’ai Ebola. Quand j’ai vu les résultats, j’ai dit à mon grand frère : « Tu vois, les gens disent que j’ai Ebola. » Je lui ai dit de me ramener à la maison pour ne pas que je meure ici.

S. D., septembre 2019

Si les rumeurs colportées par l’entourage propagent la peur, cet entourage peut aussi permettre des formes de réassurance. C’est le cas des récits d’expériences « positives » rapportés par des personnes déclarées guéries. Ces récits peuvent tempérer, voire suspendre l’imaginaire morbide entourant les CTE, comme me l’expose cet autre enquêté ayant perdu plusieurs proches emportés par Ebola :

Eux, ils ont refusé d’[y] aller, parce qu’ils disaient qu’une fois là-bas, on allait mal les traiter ou on dit que les gens mouraient là-bas […]. Mais finalement, eux, quand leur grand-oncle les a forcés à y aller, personne ne les a maltraités.

T. D., topographe, Cosa, avril 2017; 7 personnes ont contracté Ebola dans sa concession, dont 4 sont décédées

Les CTE marqués par la mémoire de l’enfermement

Bien que certaines rumeurs au sujet des CTE (vols d’organes, tortures, empoisonnements) ne relèvent que de la fiction, d’autres s’avèrent plus réalistes en s’inscrivant dans la continuité des expériences de recours aux soins médicaux par les Guinéens (Somparé, 2017). Aussi, l’organisation des CTE, avec leur système de triage à l’entrée, de visites à distance pour les proches et de mise en retrait de la société, s’apparente dans les récits collectés à une forme d’emprisonnement (Gomez-Temesio et Le Marcis, 2017). Or, au moins trois moments de l’histoire de la Guinée ont été marqués par les expériences d’enfermement de sa population.

D’abord, l’enfermement dans les prisons coloniales selon des logiques raciales, les prisonniers étant répartis selon leur origine et selon la gravité de leurs crimes entre le pénitencier de l’île de Fotoba au large de Conakry et la prison centrale de la capitale (Diallo, 2005; Commission pénitentiaire du ministère de la Justice de la République de Guinée, 2015). Durant l’épidémie d’Ebola, le traitement différencié des malades selon qu’ils étaient considérés comme des Guinéens ordinaires, des soignants ou des travailleurs de première ligne, ou des expatriés a pu être perçu d’une manière semblable (Gomez-Temesio, 2020).

Ensuite, dans le cadre de campagnes de médecine coloniales contre la trypanosomiase[8], par exemple, des centres de quarantaine fonctionnant sur un modèle analogue à celui des CTE servaient déjà à isoler les malades du reste de la population (Gomez-Temesio et Le Marcis, 2021). En raison de leur organisation, ces centres étaient des lieux de violences structurelles, au sens où s’y jouaient des rapports de pouvoir entre patients, soignants et gestionnaires (Farmer, 2001).

Enfin, le pays a connu avec les camps d’internement militaires de Sékou Touré une expérience de l’enfermement particulièrement traumatisante.

Ces différentes expériences d’enfermement ont participé à la construction d’une mémoire incorporée (Fassin, 2006) de la violence qui a orienté certains comportements et engendré certaines catégories d’entendement de la population pendant l’épidémie d’Ebola. À titre d’exemple, d’aucuns nommaient les CTE des « centres d’isolement », traduisant ainsi le sentiment de relégation que représente l’expérience du CTE :

Même pour dire « le CTE », les gens disaient au début « centre d’isolement ». « Isolement », ça touchait les gens. […] [Q]uand on envoyait les gens au début pour le traitement, on appelait [ça] « centre d’isolement ». Cela veut dire : personne ne doit te rendre visite.

R. K., secrétaire de la Jeunesse dans son quartier, ingénieur agronome de formation, Dixinn Centre, mai 2017

Cette mise à l’écart de la société et de la parentèle a d’ailleurs été vécue par plusieurs comme une forme d’emprisonnement :

Je pouvais avoir de la nourriture, mais quand on dit de ne pas sortir, c’est une manière d’emprisonnement, quoi ! C’est comme si on te mettait en prison…

A. D., pêcheur, Dixinn Port, mai 2017; sa fille a eu Ebola

Au cours de cette recherche, les enquêtés n’ont jamais fait de lien direct entre les CTE et ces différents modes d’enfermement. Cependant, les témoignages collectés sur la crainte suscitée par les CTE font écho à ceux recueillis à propos du camp Boiro. La terminologie mobilisée par les acteurs pour rapporter leur expérience des CTE est semblable à celle utilisée à propos des camps militaires (isolement, enfermement, prison, peur). Dans Mémoire collective (Bah et al., 2018 : 47), Adama Camara, écolier du régime de Sékou Touré, explique au sujet des camps militaires : « Je ne voulais pas savoir, j’avais trop peur […]. La plupart des gens qui [y] rentraient n’en ressortaient pas vivants. C’est tout ce qu’on savait. Cela suffisait à nous faire taire. » Ces propos concernant le camp Boiro résonnent singulièrement avec ceux de S. D. au sujet des CTE[9] rapportés plus haut.

Une mort inconcevable dans les CTE ?

Diverses rumeurs ont circulé au sujet des CTE. Si certaines renvoient à la mémoire de l’enfermement et à l’expérience de la violence politique en Guinée, d’autres relèvent davantage de ce que Jean-Pierre Dozon (2017) appelle la « puissance fictionnelle » des films catastrophes et des récits sur les épidémies. Ces fictions viennent renforcer l’imaginaire autour des crises sanitaires. Elles créent ainsi un « redoublement fictionnel » favorisant la constitution d’une zone de flou qui, située à la frontière entre le réel et le fictif, s’avère propice à l’émergence des théories complotistes. De telles théories ne sont pas absentes dans le cas de l’épidémie d’Ebola, mais les rumeurs se sont également nourries de récits témoignant de mauvais traitements et du constat de l’important nombre de décès dans les CTE.

La peur de mourir au CTE se décline selon plusieurs scénarios. L’un d’entre eux, exprimé de manière récurrente, est la peur d’être empoisonné. La Croix-Rouge est ainsi soupçonnée d’être « mandataire d’empoisonner les gens », ce qui génère des suspicions sur la nourriture :

Quand on leur donnait à manger, ils préféraient jeter, quoi. Ils pensaient que c’était autre chose, quoi.

R. K., mai 2017

On note également que les traitements administrés dans les CTE engendrent autant, voire plus, de craintes que la maladie elle-même (Desclaux et Touré, 2019), phénomène que l’on retrouve dans le cas d’autres épidémies, comme celle, par exemple, de coronavirus, où la vaccination a fait l’objet de théories complotistes chez certains vaccino-sceptiques (Machingaidze et Wiysonge, 2021).

En Guinée, du fait des défaillances du système de santé, chaque acte médical doit être payé par le patient et sa famille, et la nourriture doit être fournie par les proches des personnes hospitalisées. Dès lors, les repas offerts aux patients et les soins prodigués gratuitement au CTE apparaissent comme suspects.

D’autres rumeurs récurrentes sur les CTE concernent de possibles vols d’organes ou de certaines parties du corps, notamment lors des soins funéraires :

[I]l y a eu des rumeurs aussi que la Croix-Rouge coupait des parties du corps. On disait que c’était des oreilles. Des gens disaient que c’était le sexe.

R. K., mai 2017

Enfin, en tant que centres de quarantaine, les CTE sont, au même titre que les hôpitaux, souvent considérés comme des lieux où l’on risque d’être contaminé par la maladie[10] :

En ce moment, si ta température monte ou bien tu as un simple palu, on t’env[oie] dans le centre Ebola. Et une fois en contact avec d’autres malades, même si au départ tu n’étais pas malade, tu auras à faire avec Ebola.

I. Y., enseignant, Matam, septembre 2019; son cousin est décédé d’Ebola

Nombreux sont les proches de malades qui soupçonnent que leurs parents ou amis aient pu contracter Ebola dans un CTE ou à l’hôpital. C’est le cas par exemple d’I. Y., professeur de mathématiques dans un collège, qui, après avoir perdu un proche d’Ebola, s’interroge quant à l’origine de sa contamination :

Le jour [où] on l’a conduit à l’hôpital, moi, je l’ai épaulé ici. Quand il faisait sa selle, c’est sa copine qui déversait ça. C’est pourquoi on dit que, si c’est effectivement Ebola qui l’a envoyé, alors là, nous, on a eu [de] la chance. On se demande : est-ce qu’il avait Ebola au départ ? Ou peut-être qu’il a contracté cette maladie-là là-bas…

I. Y., septembre 2019

Dans ces propos, ce n’est pas l’existence d’Ebola qui est remise en question, mais la capacité de ces lieux de santé à protéger les individus. Sachant que les CTE sont vécus et perçus comme des espaces dangereux, je montrerai dans la partie suivante comment ils peuvent conduire les Guinéens à développer différentes stratégies pour les éviter (Fribault, 2015).

De la même manière que les « rumeurs », ces stratégies d’évitement des dispositifs de la « riposte » ont été décrites par les autorités sanitaires et politiques comme des « réticences », terminologie qui permet de renvoyer ces pratiques à une forme d’irrationalité, voire d’irresponsabilité d’une partie des Guinéens vis-à-vis des mesures prises pour lutter contre l’épidémie. Or, ces pratiques de résistance populaire sont loin d’être spécifiques à l’épidémie d’Ebola. Elles s’inscrivent dans l’histoire des contestations politiques de la Guinée et en reprennent certaines des formes.

« Réticences » ou mode de résistance historique ?

L’importance des « réticences » est au coeur de nombreux récits décrivant le déroulement de l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest, principalement lorsqu’il s’agit de rendre compte de la réception des mesures sanitaires par la population (Faye, 2015). Ces « contestations », qui ont également été documentées pour les épidémies d’Ebola d’Afrique centrale (Epelboin, Formenty et Bahuchet, 2003; Gasquet-Blanchard, Éliot et Hoyez, 2016), sont considérées par l’organisation de la réponse à l’épidémie tantôt comme un obstacle à la bonne gestion de l’épidémie, tantôt comme le témoignage d’un manque de compréhension, voire de l’ignorance de la population. En Guinée, elles ont pu prendre des formes particulièrement violentes, contrairement aux pays voisins comme la Sierra Leone et le Liberia. Le massacre de Womey, le 16 septembre 2014, au cours duquel huit personnes d’une délégation de la « riposte » ont été tuées par les habitants, en est un des exemples les plus marquants. Si cet événement est souvent utilisé par les médias pour illustrer les « réticences » guinéennes, il n’est pas représentatif de la grande majorité des réactions de la population vis-à-vis des mesures de lutte contre l’épidémie d’Ebola. En fait, dans le discours officiel de la « riposte », tous les actes entravant la bonne gestion de l’épidémie étaient désignés sous le vocable de « réticences ». Or, comme les anthropologues Annie Wilkinson et James Fairhead (2017) le rappellent, il convient de faire une distinction entre des « réticences », attribuables à des facteurs extérieurs (ne pas pouvoir payer le transport jusqu’au lieu de soins par exemple), et des « résistances », qui sont des actes conscients et militants. Pour me déprendre du discours réduisant les réactions de la population guinéenne à des « réticences », je propose de les analyser comme des formes de « résistance » afin de ne pas en occulter la portée politique.

Au cours des entretiens, plusieurs motifs de résistance ont été avancés. Ceux à l’encontre des travailleurs de première ligne, souvent appelés les « gens d’Ebola » (Somparé, 2020), sont les plus communément exprimés :

Des fois, on saccageait les pick-up de la Croix-Rouge, mais des fois aussi on ne saccageait pas, mais tout simplement, quand la Croix-Rouge venait chercher les malades pour le corps, ils refusaient.

K. S., conseiller communautaire durant l’épidémie d’Ebola, Hamdallaye, avril 2017

Cette défiance à l’égard des « gens d’Ebola » s’explique par le fait qu’ils étaient perçus comme des menguesagni, soit littéralement « les jambes du chef » en langue soussou (Somparé, 2017). Ces travailleurs de première ligne ont donc été reçus comme les représentants d’un État dont les Guinéens, du fait de l’histoire politique du pays, ont appris à se méfier. De même, les hôpitaux publics sont des lieux craints en Guinée (Somparé, 2017). La fuite, la dissimulation des personnes atteintes ou le refus de certains Guinéens de placer leurs proches dans les CTE apparaissent alors moins comme des « réticences » à la réponse sanitaire contre l’épidémie que comme des actes de résistance – actes qu’il faut ici entendre comme des formes de protestation « à petit bruit » contre des autorités publiques que l’on sait habituées à recourir à des formes de répression militaire violente pour exercer leur pouvoir. Pour échapper à la « riposte », c’est fréquemment dans le village d’origine ou auprès de membres de la famille habitant dans un autre quartier ou une autre ville que les malades trouvent refuge (Fribault, 2015). Dans la famille de T. D., des personnes malades ont par exemple décidé d’aller se cacher dans un autre quartier :

Quand on a détecté Ebola, ceux qui sont allés dans le centre [de santé], ils sont sortis, ils ne sont pas revenus dans la famille ici. Ils sont allés dans l’autre famille à Matoto, donc ils se sont cachés pour y aller.

T. D., avril 2017

Bien souvent, les personnes qui préfèrent fuir décèdent dans leur famille, celle-ci pouvant alors pratiquer les rituels funéraires propres à leurs croyances. La gestion des corps des défunts a d’ailleurs été à l’origine de nombreuses résistances. Pendant l’épidémie, afin de limiter le risque contagieux, la prise en charge des morts était officiellement dévolue à des professionnels formés par la Croix-Rouge. Or, ces professionnels ne pratiquaient pas les rites funéraires respectant les coutumes et les traditions religieuses. Nombreuses sont les familles qui se sont ainsi opposées à ce que la Croix-Rouge place les corps des défunts dans des sacs mortuaires avant de les enterrer dans des fosses communes, ce que rapporte cet habitant de Conakry :

Ça n’a pas été facile, et puis les gens ont été très hostiles à ce qu’on mette les corps dans le caoutchouc. […] C’est comme si on mettait des ordures dans un caoutchouc… On attache, on jette[11].

K. S., avril 2017

Selon l’anthropologue Louis-Vincent Thomas (2003), la gestion des épidémies est organisée en faveur des vivants, ignorant pourtant l’importance que revêt le bon traitement des morts pour la paix des vivants. Or, dans les cosmologies musulmanes et animistes de Guinée, un mort mal honoré peut revenir hanter ceux qui lui survivent (Epelboin, Formenty et Bahuchet, 2003; Hewlett et Amola, 2003). Comprendre le rapport aux défunts propre à la Guinée permet alors d’expliquer certaines formes de résistance populaire. L’anthropologue Christophe Pons (2004) propose une autre piste qui m’apparaît tout aussi pertinente pour comprendre la portée politique du traitement des morts. À partir d’un terrain islandais, il envisage le respect des morts comme une notion universelle. Comme en Guinée, il existe en Islande un partenariat symbolique entre vivants et morts impliquant que ces derniers soient « honorés ». Ces pratiques constituent donc un enjeu anthropologique qui, sous des formes différentes, se retrouve dans toutes les sociétés humaines. Cet enjeu est souvent réactivé dans les situations épidémiques, où l’urgence sanitaire conduit à suspendre les routines de la vie ordinaire. Ainsi, en France, lors de l’épidémie de COVID-19, une partie de la population s’est indignée de ne pas pouvoir se rassembler en famille pour enterrer un proche ou encore de devoir « adapter » les derniers sacrements religieux en fonction de la situation pandémique (Frégosi, 2020). De même, aux États-Unis, lors des premiers mois de l’épidémie, l’émotion suscitée par les fosses communes à New York a été vive (Hennigan, 2020). Est-elle si différente de celle des Guinéens se disant choqués de voir des parents enterrés, eux aussi, dans des fosses communes (Le Marcis, 2015) ?

Afin de contenir ces actes de résistance (Le Marcis et al., 2019), des campagnes de sensibilisation et d’information ont été menées par différentes organisations non gouvernementales. Leur objectif était d’améliorer les échanges avec les populations en passant par différents médiateurs : chefs de quartier, représentants des femmes ou de la jeunesse, représentants religieux. Mais ces opérations de sensibilisation sont rapidement apparues moins comme une façon d’engager un dialogue sur les mesures à adopter qu’une façon de convaincre la population du bien-fondé du message et des actions de « la réponse » contre l’épidémie (Faye, 2015). Très vite, ne reposant que sur le fait d’appartenir aux populations locales pour être choisis par la riposte, ces médiateurs ont vu leur crédibilité et leur légitimité remises en cause. Dans un contexte de corruption systémique (Blundo et Olivier de Sardan, 2007), le message de la riposte finit par devenir inaudible ou synonyme de mensonge, et ceux le relayant furent dénoncés comme des opportunistes soupçonnés d’être payés pour le diffuser (Somparé, 2020). D’autres acteurs, parfois même de simples citoyens, sans lien avec la réponse institutionnelle à l’épidémie, ont aussi été disqualifiés en étant publiquement accusés de faire partie d’un « Ebola business ». C’est par exemple le cas de cet homme qui, en essayant de convaincre sa famille d’envoyer sa soeur malade au CTE, s’est vu accusé de corruption :

Certains mal intentionnés pensaient que les gens de la Croix-Rouge m’avaient appelé quelque part pour me donner quelque chose. Et que j’ai reçu quelque chose pour me convaincre, que c’est pourquoi je suis en train de défendre la Croix-Rouge. Ils ont dit que j’ai vendu l’âme de ma soeur.

B. D., fils d’A. D., chef de poste dans une société de gardiennage, Dixinn Port, décembre 2018; sa soeur a eu Ebola

Conclusion

En Guinée, l’histoire politique conduit à ce que les rapports des citoyens vis-à-vis des représentants de l’État soient empreints de méfiance, voire de peur, fragilisant la confiance dans les institutions publiques. Les relations aux intervenants de la « riposte », déjà compliquées dans un contexte postcolonial (Niang, 2014), se sont avérées d’autant plus difficiles qu’il reste du règne de Sékou Touré une forte ambiguïté. Décrié pour son autoritarisme, il est aussi un « héros » de l’indépendance vis-à-vis de la France. Or, le recours à l’aide internationale pour lutter contre l’épidémie tend à nuancer l’indépendance de la Guinée.

En outre, en ne reconnaissant que trop peu le rôle de la parentèle dans la prise en charge de la maladie (Somparé, 2017), les CTE ont cristallisé de nombreuses craintes. Leur mode d’organisation et de fonctionnement pour prévenir les contaminations a conduit à rejeter et à disqualifier les savoirs expérientiels et les pratiques usuelles de soins en Guinée. Rappelant les camps d’internement militaires, les CTE ont ainsi été perçus et vécus comme des lieux d’emprisonnement et de mort, alors même qu’ils pouvaient offrir des soins et donc une chance de guérir de la maladie. Ces représentations marquées par l’histoire politique violente de la Guinée ont nourri nombre de rumeurs sur les CTE.

Dans ce contexte épidémique, les Guinéens ont développé des formes de « résistance », se manifestant parfois par des actes violents à l’égard des représentants de la « riposte ». Pour autant, ceux-ci sont loin d’être les plus représentatifs. Généralement, les actes de résistance se sont déployés à petit bruit, dans des relations de proximité, pour se protéger et protéger les malades comme les défunts de pratiques de prophylaxie jugées contraires aux principes et aux règles de la vie commune.

En cela, la manière dont la réponse épidémique et ses dispositifs ont été organisés ainsi que leur réception par la population ne marquent pas une rupture dans l’histoire politique du pays. Au contraire, elles s’inscrivent dans la continuité des relations entre l’État et les différentes composantes de la population guinéenne.