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Le 17 mars 2020, l’État français interdisait les déplacements non motivés hors du domicile, instaurant ainsi le confinement de la population pour endiguer l’épidémie liée au coronavirus. Pour les associations d’aide aux plus démunis, cette décision sans précédent souleva rapidement une interrogation : comment les personnes vivant à la rue pouvaient-elles se confiner ? Cette question se posait pour les personnes sans domicile fixe, parmi lesquelles certaines personnes exilées qui, récemment arrivées en France, ne disposaient pas nécessairement de logement. Cet article porte sur cette dernière catégorie de population et s’intéresse à la manière dont la crise sanitaire est venue complexifier son accueil, déjà marqué par une crise durable (Wihtol de Wenden, 2017). Pour comprendre comment les associations ont poursuivi leurs actions dans un contexte de double crise, nous avons amorcé une enquête à Rennes en 2020[1]. Tout en faisant le constat d’une forte centralisation de la gestion de la crise sanitaire par l’État (Bergeron et al., 2020), nous avons examiné la prise en charge des besoins fondamentaux des personnes exilées par les associations. Celles-ci soutiennent en effet largement les actions de solidarité auxquelles nous nous intéressons (Hamidi et Paquet, 2019). Dans cet article, deux secteurs d’aide sont comparés, l’alimentation et l’hébergement, à partir desquels nous analysons le rôle des associations y agissant pour proposer des explications quant aux différences constatées.

Notre recherche se focalise sur les situations rencontrées par les « personnes exilées », formule utilisée par les associations locales[2] pour désigner toute personne éloignée de son lieu de naissance par contrainte et vivant une forme de précarité. L’avantage de cette définition est de permettre de dépasser analytiquement certaines catégories administratives. Notre approche s’inscrit en cela dans les « études exiliques » qui mettent en avant un « noyau existentiel commun » des personnes en situation d’exil (Nouss, 2015 : 243). En ce sens, les oppositions classiques entre demandeurs d’asile et réfugiés, réfugiés et étrangers ou encore étrangers et Français ne sont pas considérées comme étant révélatrices de la complexité des situations d’exil (Akoka, 2020).

Rendre compte du travail d’associations locales agissant avec les personnes exilées est ainsi une façon d’inclure dans l’analyse une grande diversité de situations vécues et une forte hétérogénéité des situations de vulnérabilité. La crise sanitaire complexifie par ailleurs la situation de ces personnes, dans la mesure où la période est propice à l’aggravation des inégalités sociales de santé préexistantes (Rousseau, Bevort et Ginot, 2020) et touche particulièrement les personnes précaires (Pollak, Rey et Dubost, 2021; Lambert et Cayouette-Remblière, 2021), démultipliant ainsi les formes de pauvreté (Duvoux et Lelièvre, 2021).

Cependant, le premier confinement de 2020 a aussi été marqué par une prise en charge inconditionnelle des besoins d’alimentation et d’hébergement des personnes précaires, notamment celles en situation d’exil. Cela invite ainsi à s’interroger sur les logiques d’aide habituellement en place. Ces dernières peuvent en effet relever d’un référentiel humanitaire (Meigniez, 2020) quand elles sont l’oeuvre d’associations. Toutefois, lorsqu’elles proviennent de l’institution, le référentiel mobilisé est davantage celui de la conditionnalité, marqué par des demandes de contreparties de la part des bénéficiaires (Peñalva, 2017).

Ainsi, il est à se demander dans quelle mesure cette prise en charge inconditionnelle des précarités résidentielles et alimentaires, engagée durant le confinement du printemps 2020, a généré des changements durables dans les mobilisations associatives locales avec les personnes exilées.

D’un point de vue méthodologique, nous proposons ici une analyse monographique (Pesle, 2016) afin de documenter les actions mises en place à Rennes par des associations peu professionnalisées pour lutter contre les précarités des personnes exilées. Nous nous appuyons sur une cinquantaine d’entretiens semi-directifs, menés entre juin 2020 et juin 2021, avec des bénévoles et salariés d’associations ainsi que des représentants de la municipalité. Les entretiens ont été retranscrits et codés de manière inductive pour élaborer des catégories d’analyse. Les résultats de ce processus sont situés par rapport à notre connaissance du système local, acquise principalement par nos expériences associatives et par certains écrits universitaires (voir par exemple Bergeon et al., 2019). Nous ne menons cependant pas une comparaison entre la situation d’avant-crise et celle du premier confinement, car nous ne disposons pas de données comparables. Notre apport se situe davantage du côté de la compréhension du rôle des associations durant le confinement du printemps 2020, analysé à partir du discours des différents acteurs interrogés.

Le travail de recherche en cours est organisé dans une logique de recherche coopérative entre des personnes impliquées dans une association de soutien aux personnes exilées, des coordonnateurs de projets membres de Coop’Eskemm et des universitaires du laboratoire Arènes. Cette perspective se distingue de celle d’une recherche réunissant des universitaires en tant que chercheurs et des personnes mobilisées uniquement dans leurs rôles d’acteurs (Mazurek, 2015). L’ensemble des membres de l’équipe sont des co-chercheurs (Bonny, 2017), pour certains universitaires, pour d’autres, associatifs. Cette recherche vise en outre à accompagner et à soutenir la transformation sociale menée par les acteurs sociaux, en construisant des connaissances scientifiques dans un cadre universitaire, en mobilisant les savoirs des acteurs et en favorisant l’appropriation des connaissances construites tout au long de la recherche.

Sur la base de nos enquêtes sur le rôle des associations locales durant la crise sanitaire, notre premier axe d’analyse concerne la manière dont les systèmes d’accueil ont été adaptés face à cette dernière dans les domaines de l’hébergement et de l’alimentation. Le deuxième axe porte sur la possible durabilité des changements provoqués.

I. La crise des systèmes d’accueil face à la crise sanitaire

Habituellement, l’État, en tant que responsable du dispositif national d’accueil, prend en charge les personnes exilées en fonction de leur droit au séjour et des moyens publics affectés[3]. À Rennes, des associations faiblement institutionnalisées interviennent auprès des personnes exilées qui ne peuvent bénéficier de ce dispositif public. Lors du confinement, cette gestion distincte des populations exilées par les associations et l’État a été redéfinie puisque, exceptionnellement, l’ensemble des personnes à la rue ont été prises en charge.

A. Les actions associatives à la marge d’un système d’accueil conditionné par le droit au séjour et par les moyens publics affectés

Que ce soit dans le secteur de l’hébergement ou de l’alimentation, les aides apportées aux personnes exilées font l’objet de conditions déterminées par les institutions et ayant des effets sur le rôle des associations.

1. La crise nationale de la politique de l’accueil et les réponses locales pour faire face aux difficultés d’hébergement

Le statut des personnes exilées détermine la prise en charge. L’hébergement des demandeurs d’asile incombe en théorie à l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII). Dans la pratique, les places sont insuffisantes (Léon, Penna et Brice, 2019), et l’État n’hébergeait par exemple que 55 % des demandeurs d’asile en 2020 (Slama, 2020). Les personnes déboutées de leur demande d’asile ou ne pouvant pas la formuler en France parce qu’entrées dans l’Union européenne par un autre pays ne bénéficient généralement pas d’un hébergement. Certains réfugiés ayant des ressources économiques trop limitées connaissent également des situations de précarité résidentielle. À Rennes, ces difficultés apparaissent surtout depuis la « crise migratoire » de 2015 et sont donc assez récentes, comparativement à Paris et aux villes du nord de la France.

Face à cette situation, la municipalité accueille les familles avec enfants dans plusieurs lieux collectifs ou en finançant des nuitées hôtelières. L’institution locale dispose ainsi de compétences déléguées par défaut par l’État (Flamant et Lacroix, 2021). La mobilisation associative est également particulièrement importante, comme dans la plupart des villes grandes et moyennes du territoire français (Bourgois et Lièvre, 2019). Notre enquête a permis de rencontrer une diversité d’associations et de collectifs hébergeant des personnes exilées à Rennes, que nous présentons dans le tableau 1[4].

Tableau 1

Associations et collectifs intervenant dans le champ de l’hébergement et du logement des personnes exilées à Rennes

Associations et collectifs intervenant dans le champ de l’hébergement et du logement des personnes exilées à Rennes

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Ces organisations, qui diffèrent dans leurs rapports aux services publics (Pette, 2016), agissent dans une logique d’accueil inconditionnel et sont toutes membres d’une entité collective réunissant les acteurs citoyens de l’hébergement, à l’exception du collectif gérant le squat non autorisé. L’instance commune est appelée l’« interorganisation » et est composée d’une vingtaine d’associations, de collectifs, de syndicats et de partis politiques, qui se coordonnent afin de trouver des solutions en réponse à chaque demande de personnes à la rue. Ce collectif est ainsi bien connu des personnes exilées, de l’ensemble des acteurs associatifs et des institutions actives dans le champ de l’hébergement (Bonnel, 2020).

2. La gestion institutionnelle de la précarité alimentaire et les initiatives citoyennes organisant des aides inconditionnelles

L’aide alimentaire est structurée par le Fonds européen d’aide aux plus démunis (FEAD) et par le Programme national de l’alimentation en France. Dans le cadre de ces deux systèmes, des associations fortement professionnalisées, comme le Secours populaire ou les Restos du coeur par exemple, sont financées pour fournir des aides alimentaires (Naulin et Steiner, 2016). À Rennes, la municipalité intervient également directement, par l’intermédiaire du Centre communal d’action sociale (CCAS), en mettant en place plusieurs lieux de restauration sociale, pour que les personnes sans possibilité de cuisiner puissent obtenir des repas chauds. Les associations de solidarité et le CCAS posent des conditions de ressources ou de résidence, comme c’est d’usage dans le secteur (Alberghini et al., 2017). Ainsi, un travailleur social doit parfois évaluer les ressources des personnes demandeuses pour élaborer une prescription, autorisant le recours à l’aide alimentaire. Face au constat de l’absence de possibilité d’aide alimentaire pour certaines personnes précaires, d’autres organisations mettent en place des systèmes inconditionnels. Le tableau 2 décrit des acteurs du champ de l’aide alimentaire rencontrés à Rennes.

Tableau 2

Associations intervenant dans le champ de l’aide alimentaire à Rennes

Associations intervenant dans le champ de l’aide alimentaire à Rennes

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Concernant l’hébergement et l’alimentation, on observe ainsi des phénomènes similaires : une tendance à la conditionnalité dans les systèmes institutionnels, d’une part, et une mobilisation associative pour prendre en charge les besoins des personnes de manière inconditionnelle, d’autre part, dans la logique du référentiel humanitaire de l’action sociale (Meigniez, 2020). Or, lors du premier confinement instauré en mars 2020 en réponse à la crise sanitaire, les conditions habituellement en place ont très largement été suspendues.

B. L’augmentation des moyens publics et la prise en charge inconditionnelle des besoins fondamentaux au début de la crise sanitaire

Au début de la crise sanitaire, le Conseil scientifique COVID-19 recommandait la fermeture des lieux d’accueil collectifs[5]. L’État s’est ainsi rapidement mobilisé dans des actions de « mise à l’abri ».

1. La « mise à l’abri » inconditionnelle organisée par l’État

Plusieurs faits marquants sont à noter dans ce processus de « mise à l’abri ». Dès mars 2020, l’État a organisé le logement des personnes à la rue en finançant des nuitées hôtelières dans différentes villes du département. La décision de fermer un squat oeuvrant en marge des associations a également été prise par la préfecture, avec des propositions de relogement pour ses occupants. Quelques personnes, moins d’une dizaine, ont refusé les hébergements proposés et ont été relogées dans un autre squat indépendant des actions associatives. La décision de l’État d’héberger toutes les personnes sans domicile a conduit à la création de nouvelles places d’hébergement. Le Service intégré d’accueil et d’orientation (SIAO), qui gère le 115, le numéro d’urgence sociale, a ainsi dû répondre sans condition à toutes les demandes qui lui étaient adressées.

Cette situation diffère du fonctionnement habituel, où des critères de vulnérabilité sont appliqués pour loger les personnes en fonction des places disponibles. Par exemple, l’expérience des associations montre qu’un demandeur d’asile qui appelle le 115 parce qu’il n’est pas hébergé par l’État dans le cadre du dispositif national d’accueil fait en général l’objet d’un refus. Se référant à ce type de situation, l’ancienne préfète, représentante de l’État localement, avait d’ailleurs admis et expliqué publiquement cette pratique sélective : « L’accueil est inconditionnel, mais il se fait en fonction d’un nombre de places. Et désormais nous demandons au 115 de se concentrer sur les personnes en grande détresse. La dure réalité c’est qu’entre le jeune Géorgien qui a des engelures et la femme battue, il faut discerner[6]. » Cette sélection est pourtant contraire au Code de l’action sociale et des familles (article L. 345-2-2), qui prévoit que « toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique et sociale a accès, à tout moment, à un dispositif d’hébergement d’urgence ».

Du côté de la municipalité, la décision a été prise de fermer les lieux collectifs à l’arrivée de la crise, en finançant davantage de nuitées hôtelières ou en organisant des hébergements dans des bâtiments publics permettant de vivre dans des pièces séparées :

Depuis le début de la crise, notre souci, ça a été de stabiliser le plus possible l’hébergement des gens. Et nous, on avait des gymnases ouverts […] où il y avait des gens en hébergement collectif. Et on a décidé très vite que c’était plus possible, l’hébergement collectif, et qu’il fallait aussi trouver des solutions pour les personnes.

Charlotte, agente de la Ville de Rennes

Un des faits marquants de ce premier confinement aura donc été la capacité des pouvoirs publics à réagir et à trouver des solutions adaptées à la situation sanitaire. Pour cela, l’État a augmenté le nombre de places disponibles notamment grâce au déblocage de ressources publiques par les différentes législations d’urgence (Gay et Guillas-Cavan, 2020).

En outre, à Rennes, la mise en oeuvre des décisions de relogement des personnes à la rue ou en hébergement collectif a renforcé la légitimité de l’interorganisation. Alors que certaines des associations qui la composent oeuvraient généralement en marge des pouvoirs publics, elles ont accepté de travailler avec les services de l’État lors du premier confinement pour mettre à l’abri des personnes à la rue et faciliter l’évacuation du squat. De ce fait, la coordination s’est adaptée pour répondre aux besoins prioritaires au cours de cette période inédite. Les organisations ont constitué un soutien déterminant face à l’urgence, l’exécution rapide des décisions ayant permis une mise à l’abri de l’ensemble des personnes :

Il y a eu des déménagements à faire par exemple, des gens qui étaient à un endroit ou dans un squat. Quand ils ont été logés dans des hôtels, il a fallu faire tous les déplacements, tous les déménagements, les aider à déménager et tout ça.

Antoine, bénévole dans l’association A

Les solutions proposées étant parfois isolées des centres urbains, les associations se sont mobilisées pour livrer des colis alimentaires dans les hôtels périphériques où les personnes étaient hébergées. Ces interventions articulées à l’action de l’État se sont globalement arrêtées à la fin du premier confinement. Toutefois, l’expérience de cette collaboration étroite a conféré aux associations de nouvelles ressources pour faire valoir leurs revendications, notamment en faveur de la pérennité d’une prise en charge inconditionnelle des personnes à la rue.

2. Les reconfigurations associatives pour prendre en charge les besoins d’aide alimentaire

Au début du premier confinement, la question de l’accès à l’alimentation pour les personnes exilées a également constitué un enjeu saillant, comme le résume le coordonnateur d’une association locale : « Plus que la crainte de la maladie, c’était la crainte de la faim. » Face à la gravité de la situation, des aides sans condition ont rapidement été mises en place.

Le confinement de mars 2020 a bouleversé l’action des associations institutionnalisées, notamment parce que les bénévoles, souvent âgés, étaient particulièrement exposés au virus. De plus, l’exiguïté des locaux utilisés et les interdictions provisoires des maraudes ont rapidement complexifié la situation. Certaines associations de solidarité spécialisées dans l’aide alimentaire ont ainsi modifié et ajusté leurs actions et pratiques routinières, en suspendant temporairement les conditions de ressources pour l’accès aux aides. Cette suspension s’est faite aussi bien pour des raisons pratiques que pour pouvoir répondre à de nouveaux besoins :

On livre, on ne fait pas d’entretien d’accueil […]. Et puis, en fait, on s’est dit que les nouveaux profils de familles qui arrivaient, on avait quand même des profils qu’on n’avait pas forcément énormément avant. Des étudiants en intérim et qui ont perdu leur petit boulot, des familles monoparentales qui s’en sortaient avec la cantine et qui s’en sortaient plus. On se rendait compte aussi, quand on faisait les points hebdomadaires, que toutes les assos avaient pris ce parti-là, de faire de l’inconditionnel. Et puis après, petit à petit, certaines associations ont repris leur fonctionnement, etc.

Bertrand, association I

Au-delà de l’abandon temporaire de la logique de conditionnalité des aides, une forte coopération a pu être observée entre les associations tant locales que nationales et les acteurs institutionnels. Cette coopération est ainsi expliquée par une association locale :

On était en relation quasiment au quotidien avec le CDAS [Centre départemental de l’action sociale] parce que les assistantes sociales ne pouvaient pas aller sur place et les gens ne pouvaient pas se déplacer. Donc, quand il y a des situations un peu complexes ou d’urgence de gens qui disaient « je n’ai plus rien » […], [d]onc ça, nous, on avait toujours une réserve de nourriture ici, donc on refaisait un petit colis, on allait le distribuer, et puis pour les CADA [Centres d’accueil des demandeurs d’asile], une association allait livrer dans deux centres, donc on était pas mal en relation aussi avec eux.

Catherine, association H

Les associations tout comme la municipalité se sont adaptées aux nouveaux besoins suscités par la crise sanitaire. Le fonctionnement de la cuisine centrale préparant les repas des écoles et autres lieux collectifs municipaux a ainsi été maintenu malgré la fermeture de ces derniers, et les repas ont été distribués par l’intermédiaire d’associations :

Ça, c’était une première pour nous, on a décidé via notre cuisine centrale de fournir en repas un certain nombre de sites hôteliers dans lesquels on héberge des gens, voilà. Et aussi des centres d’hébergement d’urgence gérés par d’autres associations. Alors combien de repas on a servis ? 350 par jour, je crois bien.

Charlotte, agente de la Ville de Rennes

Si certaines modalités d’aide alimentaire ont été revues, d’autres ont été spécifiquement mises en place afin de faciliter l’organisation de la réponse publique aux besoins des populations concernées par ce type d’aide. Ainsi, la municipalité a mis des écoles à disposition de deux associations pour préparer des colis alimentaires, livrés au domicile des demandeurs. L’État est également intervenu au-delà de son rôle classique de financement des associations spécialisées, dont les moyens ont par ailleurs été renforcés au fur et à mesure de l’évolution de la crise sanitaire. Des chèques services ont ainsi été délivrés, par l’intermédiaire des associations, pour que les personnes en grande précarité puissent acheter des denrées alimentaires et des produits d’hygiène dans la grande distribution. Aide appréciée par les institutions pour sa neutralité politique, elle doit également être envisagée comme un outil de communication. En effet, elle permet de donner à voir et de faire connaître l’action de l’État alors même que ce sont les associations qui la mettent en oeuvre (Lacheret, 2015).

Dans la première partie, nous avons décrit le rôle des associations faiblement institutionnalisées durant le premier confinement, moment où s’engagent de « nouveaux modèles stratégiques » (Rochet et Keramidas, 2007) : hébergement d’urgence pour les personnes ne pouvant pas se confiner par leurs propres moyens et augmentation des capacités de distribution de denrées alimentaires sans condition de ressources. Il convient maintenant de mieux comprendre quels sont les effets de ces évolutions dans la durée.

II. Le traitement de la précarité résidentielle et alimentaire des personnes exilées : vers des changements durables dans l’action associative ?

Un phénomène de crise peut être compris

[c]omme un contexte faisant l’objet d’interprétations et d’usages par les acteurs d’une politique publique pour agir en faveur de changements de celle-ci ou de sa continuité

Hassenteufel et Saurugger, 2021 : 15

Dans cette perspective, nous nous intéressons aux processus qui permettent de maintenir ou non les mesures adoptées durant la période exceptionnelle du confinement du printemps 2020. Notre enquête nous permet d’étudier dans la durée le rôle du contexte de crise quant aux évolutions des actions associatives soutenant l’accès à l’hébergement et à l’alimentation.

A. Les difficiles inscriptions dans le temps des logiques inconditionnelles d’accès à l’hébergement et aux aides alimentaires

Dans le champ de l’hébergement, les conditionnalités suspendues durant le premier confinement sont progressivement réapparues, alors que des systèmes d’aide alimentaire inconditionnels ont pu se maintenir à Rennes.

1. La fin progressive de l’inconditionnalité des hébergements après le premier confinement

L’hébergement inconditionnel a été mis en place durant quatre mois, entre le début de l’état d’urgence sanitaire et sa levée, le 10 juillet 2020. Dans les semaines qui ont suivi, les associations ont constaté un retour des personnes exilées à la rue. Ce phénomène progressif a été accentué par la reprise des activités administratives, amenant par exemple des personnes déboutées de leur demande d’asile à perdre leur place en Centre d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA) :

Il y a eu presque trente familles à sortir du CADA […]. Tous ces gens avaient été déboutés, donc ils ont été absorbés par la Mairie; nous, on a plutôt pris des familles qui étaient assignées à résidence, et aucune personne visée par une OQTF [Obligation de quitter le territoire français] puisque c’est un critère d’exclusion par la Mairie. C’est revenu à la case de départ, quoi…

Coline, bénévole, association A

Dès le début 2020, la répartition des rôles entre l’État, la municipalité et les associations peu professionnalisées pour prendre en charge des personnes exilées a retrouvé sa configuration d’avant la crise sanitaire. Les personnes qui restent sans solution sollicitent toujours le 115, mais comme avant, faute de places disponibles, ce dernier ne peut plus répondre à l’ensemble des demandes d’hébergement. En juillet 2020, des collectifs d’associations ont de nouveau organisé des occupations de lieux avec les personnes à la rue pour alerter sur cette crise de l’accueil retrouvant sa routine.

2. Le maintien des aides alimentaires inconditionnelles dans certains dispositifs

Dans le domaine de l’alimentation, l’inconditionnalité décidée par certaines associations nationales spécialisées dans l’aide alimentaire s’est arrêtée progressivement après la fin du premier confinement. Cependant, les associations peu professionnalisées ont renforcé leur place dans le réseau d’acteurs. Après avoir géré des centres de préparation de colis alimentaires dans des écoles municipales, une association a ouvert un « village alimentaire ». Cet espace interassociatif, situé dans un bâtiment vacant appartenant à la municipalité, poursuit les distributions inconditionnelles et gratuites. L’association qui le coordonne, composée avant la crise exclusivement de bénévoles, compte aujourd’hui deux salariés. Elle bénéficie également des aides réglementaires de l’État au titre de l’aide alimentaire et a donc pu voir reconnaître son action en conservant le principe d’inconditionnalité. Cette reconnaissance d’un principe d’inconditionnalité se révèle aussi dans les liens entretenus entre l’association organisatrice du village alimentaire et d’autres acteurs :

La banque alimentaire, normalement, c’est les associations qui viennent récupérer des denrées et qui payent à moindre coût pour les redonner à moindre coût parce que leur épicerie est payante, donc voilà. […] Et finalement, avec la crise sanitaire, on a, nous, fait une convention avec eux qui est quand même beaucoup plus souple, et en fait, on ne paye rien. Et ça, ça se fait de manière gratuite, et c’est lié à la crise sanitaire. Parce qu’avant, notre association et la banque alimentaire avaient zéro relation. Enfin, ils s’entendaient, mais il n’y avait pas de coordination.

Hortense, association G

Deux tendances distinctes apparaissent donc dans les domaines de l’hébergement et de l’aide alimentaire. La fin des mesures de confinement signifie un retour des conditionnalités dans le secteur de l’hébergement, excepté lorsqu’il est organisé par les associations peu institutionnalisées qui pratiquaient déjà l’inconditionnalité avant la crise sanitaire. En revanche, certaines aides alimentaires inconditionnelles apparues durant la crise sanitaire ont été maintenues. Cet écart de traitement peut s’expliquer par plusieurs éléments. D’une part, dans le domaine de l’hébergement d’urgence, l’État décide de l’ouverture de places supplémentaires, ce qui a été fait durant le premier confinement. Le système de l’aide alimentaire est quant à lui largement délégué au secteur associatif, et les organisations d’aide alimentaire décident elles-mêmes des modalités de distribution. D’autre part, les besoins ont été exacerbés durant la crise sanitaire, du fait notamment de la perte d’emploi de certaines personnes précaires. Les nouveaux systèmes de distribution sont ainsi devenus essentiels. Au contraire, dans le domaine de l’hébergement, nous n’observons pas de nouvelles modalités d’action mises en oeuvre indépendamment de l’État. De ce fait, les actions menées n’ont pas pu se maintenir une fois l’urgence sanitaire levée.

Toutefois, certaines évolutions plus durables sont repérables dans le rôle des coordinations associatives dont les actions sont mues par des logiques d’inconditionnalité.

B. Le renforcement des coordinations associatives locales au service de l’inconditionnalité des aides

Dans le champ de l’hébergement, l’interorganisation de soutien aux personnes exilées poursuit son action depuis le début de la crise sanitaire. Dans le domaine de l’alimentation, une coordination d’acteurs est également apparue.

1. Le maintien de l’interorganisation de soutien aux personnes exilées

Active avant la crise sanitaire, l’interorganisation a notamment pour objectif de tenter de trouver des solutions d’hébergement pour les personnes à la rue. Durant le confinement du printemps 2020, le fait que les personnes à la rue soient logées a considérablement augmenté les besoins alimentaires dans les hôtels, nécessitant l’implication de plusieurs associations peu professionnalisées. Ces dernières ont également mis en place un site Web en plusieurs langues pour permettre aux personnes exilées d’avoir accès aux informations sur les aides disponibles durant la crise sanitaire. Après le confinement, de nouvelles personnes se sont retrouvées à la rue. Les associations de l’interorganisation ont repris leurs revendications d’hébergement de toutes les personnes sans domicile, tout en cherchant des solutions pour les loger. Le fait que l’interorganisation reprenne son rôle d’alerte et de coordination associative après la crise sanitaire sans reconnaissance de l’État semble traduire une politique d’accueil qui ne souhaite pas appliquer le principe d’un hébergement d’urgence inconditionnel. Comme nous l’avons vu, celui-ci est pourtant prévu par le Code de l’action sociale et des familles, mais il est remis en cause dans la pratique du fait de plusieurs évolutions réglementaires et législatives récentes (Chevalier et Gaulène, 2021).

La gestion centralisée de la crise sanitaire par l’État (Bergeron et al., 2020) en faible coordination avec les associations peu institutionnalisées semble avoir facilité le désinvestissement du pouvoir central à la fin du confinement du printemps 2020.

2. L’apparition de la nouvelle coordination de l’aide alimentaire

Dans le contexte de crise sanitaire, le rôle des associations peu professionnalisées est apparu fondamental. L’association à l’origine du lieu interassociatif, le « village alimentaire », s’est également impliquée dans l’animation d’une coordination de l’aide alimentaire, durant le premier confinement :

Au niveau de la coordination vraiment de l’aide alimentaire, c’est des choses très simples, quoi. C’est l’idée constante de se dire les informations un peu nécessaires et essentielles et qui font qu’en fait, une fois qu’on a un problème ou une fois qu’on a un truc qui va bien ou comment on peut l’utiliser… enfin, c’est beaucoup plus facile aussi. Parce qu’il y a des liens qui se sont créés et qui se sont tissés et on est habitués à se voir. 

Hortense, association G

Ces initiatives ont reçu le soutien de l’équipe municipale, bien que l’aide alimentaire n’ait pas constitué au départ une priorité d’action pour les pouvoirs publics locaux, davantage focalisés sur l’hébergement. L’engagement important de cette collectivité locale peut s’analyser comme un moyen « d’exister » dans un contexte de crise sanitaire, dont la gestion est largement orchestrée par l’État. Une telle situation s’avère également propice au renforcement des liens entre cette collectivité locale et les associations, car elle permet de faire collectivement le constat des défaillances de l’État. Constat certes habituel en matière d’hébergement d’urgence, mais qui, dans le cadre de la crise sanitaire, oblige ces acteurs à déployer des actions publiques de proximité de manière partenariale (Douillet, 2020). Sur une fresque indiquant les organisations participant à la dynamique collective du village alimentaire, on pouvait lire : « Et l’État ? », formule soulignant l’absence du pouvoir central.

Conclusion

Notre article met en lumière les évolutions des actions des associations s’occupant de l’accueil des personnes exilées dans un contexte de crise. Durant le premier confinement, nous avons pu constater l’introduction de davantage d’inconditionnalité des ressources ou des situations dans l’accès aux hébergements et à l’alimentation. Avant la crise sanitaire, le référentiel humanitaire qui guide l’action de certaines associations fournissant des aides sans condition de ressources aux personnes exilées s’inscrivait plutôt à la marge de l’action publique. Durant le confinement du printemps 2020, l’État est sorti de son référentiel d’action habituel fondé sur le principe de conditionnalité pour prendre en charge toutes les situations liées à une précarité résidentielle et alimentaire.

Au regard de la situation rennaise, quels éléments ressortent quant au caractère plus ou moins durable de la mise en place de systèmes d’aides inconditionnelles ? Concernant l’alimentation, des logiques d’inconditionnalité se maintiennent, alors que les critères d’attribution des places d’hébergement ont été rétablis. Nous expliquons cette différence entre les deux secteurs par l’origine étatique de l’inconditionnalité dans l’hébergement, sans recours direct aux associations. Durant cette période, l’action de l’État est sortie du référentiel de la conditionnalité, sans pour autant s’inscrire totalement dans le référentiel humanitaire guidant l’action des associations. L’État semble davantage avoir agi selon un référentiel de crise, en prenant en charge les personnes sans domicile du fait du risque épidémique et du risque politique potentiel (Gilbert et Raphaël, 2011). En effet, l’État ne pouvait imposer à toute la population de se confiner sans que des lieux d’accueil soient mis à disposition pour celles et ceux qui ne pouvaient pas respecter cette obligation. Si le principe de la conditionnalité constitue habituellement un instrument axiologique de régulation de la précarité (Peñalva, 2017), durant la crise sanitaire, c’est l’inconditionnalité qui a été essentielle pour gérer les situations de pauvreté. À partir de juillet 2020, l’État a arrêté ce mode de prise en charge, mettant fin, de fait, à l’exceptionnalité du dispositif. Les associations locales déjà actives avant la crise sanitaire pour héberger des personnes de manière inconditionnelle l’ont également fait durant le confinement du printemps 2020. Aujourd’hui, ces actions se maintiennent, sans toutefois pouvoir répondre à l’ensemble des situations de vulnérabilité.

À l’inverse, dans le domaine de l’alimentation, le développement d’aides inconditionnelles s’est organisé entre la municipalité et les associations durant le premier confinement. Ce système, non dépendant de l’état d’urgence sanitaire, est toujours partiellement à l’oeuvre. Certaines associations de solidarité spécialisées dans l’aide alimentaire ont toutefois réinstauré des conditionnalités pour y accéder.

Le rôle des associations est également marqué par les évolutions dans la manière dont elles coordonnent leurs efforts. L’interorganisation, formée notamment par les associations faiblement institutionnalisées soutenant l’hébergement inconditionnel des personnes exilées, existait avant la crise sanitaire et perdure aujourd’hui. Concernant les pouvoirs publics, on peut souligner l’évolution du rôle de la municipalité durant le confinement du printemps 2020 pour agir davantage dans la distribution de l’aide alimentaire. Non effective avant la crise sanitaire, cette aide s’est développée durant ce premier confinement et se poursuit aujourd’hui. À la différence de l’inter-organisation active dans le champ de l’hébergement, la coordination de l’aide alimentaire est composée des associations faiblement institutionnalisées, des associations nationales spécialisées et de la municipalité. L’association peu professionnalisée qui coordonne de fait ce groupe défend depuis sa création un système d’aide inconditionnelle. Le groupement en interassociation a permis de discuter et de diffuser le principe de l’inconditionnalité dans le champ de l’action sociale locale.

Au moment d’écrire ces lignes, la crise sanitaire est encore en cours. Il est probable que des changements dans l’action associative locale perdurent. La structuration d’un réseau d’aide alimentaire, portant pour partie des revendications d’inconditionnalité des ressources dans l’attribution des aides, permet au minimum de garantir les droits à l’alimentation de chacun. Dans cette période incertaine, que l’on peut qualifier de « pré-post-crise », certaines évolutions se dessinent dans le secteur de l’hébergement sur le plan de ses relations avec les normes d’inconditionnalité. La coopération entre les citoyens et la municipalité pourrait par exemple apporter des solutions. En effet, si la municipalité rappelle régulièrement à l’État son devoir d’héberger les personnes exilées, la maire s’est tout de même engagée à loger les familles avec enfants sans condition de statut. Elle soutient également une association occupant des maisons conventionnées pour loger des personnes indépendamment de leur statut de résidence. Reste à voir si ces deux systèmes existant à contre-courant des conditionnalités établies par l’État pourront se développer ou non pour répondre aux besoins d’hébergement de toutes les personnes à la rue.