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Introduction

Cet article a pour objectif de discuter la notion de « nouveaux publics étudiants » en lien avec la massification des systèmes scolaires. À partir du cas français, nous proposons de retracer les usages de cette notion depuis les années 1960 dans les articles de presse, les publications scientifiques et la littérature grise, pour les comparer avec les récentes évolutions démographiques de la population étudiante. À l’instar du questionnement sur la notion de « crise universitaire » (Bodin et Orange, 2013), l’entrée rétrospective permet de montrer la continuité historique de l’usage de l’expression de « nouveaux publics étudiants[1] », laquelle masque une troisième massification du système d’enseignement supérieur français débutant au milieu des années 2010, et affectant notamment le secteur universitaire. Ce texte s’inscrit ainsi dans la nécessaire « réactualisation continue des données et des interprétations au fil du temps » (Duru-Bellat et Kieffer, 2008 : 123) quant au processus de massification de l’enseignement supérieur, lequel fait suite à celui de l’enseignement secondaire.

Figure 1

Évolution des effectifs des candidats présents et admis au baccalauréat (sessions 1960 à 2018)

Évolution des effectifs des candidats présents et admis au baccalauréat (sessions 1960 à 2018)

Champ : les données accessibles sont soumises à des ruptures de série. Le champ couvre exclusivement la France métropolitaine jusqu’en 1995 ; vient s’ajouter ensuite la population des DROM (1995-2011) et enfin celle de Mayotte (2011-2018).

Lecture : à la session de 1966, on dénombre 212 420 candidat·es au baccalauréat et 105 839 admis·es. À cette date, la population en âge de présenter l’examen s’élevait approximativement à 867 504 jeunes. Cette population, âgée de 17 ans révolus en 1966, est née dans l’après-guerre, durant le baby-boom.

Sources : Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) pour la population âgée de 17 ans révolus ; Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP ; rétrospective du baccalauréat) pour la période 1960-2009 ; Ministère de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports (MENJS)-Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation (MESRI)-DEPP (série chronologique sur la réussite au baccalauréat) pour la période 1995-2018

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Sociologues et démographes évoquent en effet deux vagues de massification scolaire (Lemêtre et Poullaouec, 2009). La première se déroule au cours des années 1960, comme la double conséquence d’un phénomène démographique sans précédent, le baby-boom, et de la mise en place du collège unique, qui a allongé la durée de scolarité. Ses effets sur le nombre de bachelier·ères sont relatifs puisque moins de 10 % de ces générations sont titulaires du baccalauréat à cette époque (figure 1). En outre, elle ne s’accompagne pas d’une diversification des profils scolaires puisque le baccalauréat technologique n’est introduit que plus tard.

La seconde vague de massification scolaire s’opère entre 1985 et 1995 sous l’effet des

politiques volontaristes [qui] se multiplient : création du baccalauréat professionnel (1985 [donc diplômé·es à partir de 1987]) ; suppression du palier en fin de cinquième qui conduisait encore au début des années 1980 à orienter un quart des jeunes vers des voies professionnelles ; encouragement à l’augmentation des taux de passage vers la seconde générale et technologique

Blanchard et Cayouette-Remblière, 2016 : 21

La figure 1 le confirme : la croissance rapide du nombre de bachelier·ères de 1985 à 1995, dont la proportion dans ces générations double presque, passant de 36 % à 62 % (Merle, 2017), est donc à la fois le résultat de ces politiques publiques d’éducation et d’un phénomène démographique (avec les derniers-nés du baby-boom). En outre, le décalage entre les courbes des admis·es au baccalauréat général et l’ensemble des admis·es au baccalauréat indique que c’est précisément durant cette deuxième vague que la morphologie scolaire des bachelier·ères se reconfigure le plus (figure 1).

À la croisée des dynamiques démographiques et des politiques éducatives, le processus de massification scolaire a été étudié au prisme des inégalités, autour de la notion de « démocratisation » (Garcia et Poupeau, 2003) et de ses modalités, plus ou moins ségrégatives (Merle, 2017). Les recherches montrent notamment que « la population qui sera in fine éligible pour l’accès à l’enseignement supérieur est donc progressivement stratifiée selon le type et la série du baccalauréat ainsi que la mention obtenue » (Duru-Bellat et Kieffer, 2008 : 137). Cette stratification socioscolaire des filières du secondaire se répercute dans l’enseignement supérieur (Convert, 2010) par la croissance des effectifs de bachelier·ères. En effet, les taux de poursuite d’études restent inégaux en fonction du type de baccalauréat, mais progressent fortement pour le baccalauréat professionnel :

En quinze ans, le nombre de bacheliers professionnels engagés dans l’enseignement supérieur a été quasiment multiplié par quatre. Cette explosion résulte de l’effet conjoint de l’accroissement spectaculaire du nombre de bacheliers professionnels suite à la réforme du baccalauréat professionnel en 2009, d’une part, ainsi que de l’augmentation continue de la demande de poursuite d’études de ces derniers depuis 1985, d’autre part : le nombre de bacheliers professionnels est passé de 92 000 en 2000 à 176 000 en 2015, soit quasiment une multiplication par deux, en même temps que leur taux d’inscription dans l’enseignement supérieur est passé de 19 % en 2000 à 37 % en 2015. En 2020, il atteint 40 % (DEPP, 2021).

Merlin, 2021 : 13

À partir du milieu des années 2010, les effectifs étudiants croissent à nouveau fortement, plus 450 000 inscrit·es tous niveaux confondus (Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance et Systèmes d’information et des études statistiques [DEPP et SIES], 2021 : 148 et 159), l’évolution ayant été plus modérée entre 2003 et 2010 (plus 60 000 sur cette période ; DEPP, 2010). Nous proposons de travailler sur cette croissance rapide et récente en l’identifiant comme une troisième vague de massification du système d’enseignement supérieur français, ce qui sera l’occasion de discuter la notion de « nouveaux publics étudiants », et de prolonger les débats sur la démocratisation scolaire.

Nous faisons l’hypothèse que ce ne sont pas les caractéristiques sociales et scolaires qui distinguent les publics de la troisième vague de massification de ceux de la précédente, mais plutôt leur répartition dans l’espace social hiérarchisé de l’enseignement supérieur, et notamment à l’université. En effet, dès la fin des années 1980, certaines filières accueillaient déjà un public moins doté culturellement et économiquement, visant initialement d’autres formations. En analysant cette période, Chenu soulignait d’ailleurs :

[L]a sociologie figure dans un peloton de disciplines de création récente, qui se retrouvent en première ligne pour l’accueil d’étudiants ayant obtenu le baccalauréat dans des conditions moyennes ou difficiles […]. [B]on nombre des nouveaux inscrits en sociologie ont tenté en vain de s’inscrire dans d’autres formations.

Chenu, 2002 : 53

Nous postulons que les écarts de publics entre filières du supérieur restent centraux, mais se doublent d’une différenciation accrue entre certaines formations d’une même filière (entre les disciplines universitaires notamment). Merlin (2021 : 13) montre en effet que les poursuites d’études plus fréquentes des bachelier·ères professionnel·les vont de pair avec une orientation plus monopolistique vers les sections de technicien supérieur : « [L]eur filière d’inscription de prédilection – la section de technicien supérieur (STS) – l’est plus encore en 2015 qu’en 2000. En effet, 74 % des bacheliers professionnels qui se sont inscrits dans l’enseignement supérieur en 2015 l’ont fait en STS, contre 52 % en 2000. » (SIES, 2018)

Il s’agit donc de s’interroger sur les modalités de cette troisième vague de massification en matière de publics. Notamment, nous supposons que la « différenciation horizontale » (Duru-Bellat et Kieffer, 2008) post-bac ne se limite pas aux filières (université, classes préparatoires aux grandes écoles, sections de technicien supérieur, etc.) ou aux disciplines (sciences humaines, droit, médecine, etc.), mais se complexifie, la concurrence entre formations étant particulièrement marquée dans certains territoires, par exemple la région francilienne (Frouillou, 2017), où l’on constate des écarts importants entre formations d’une même filière, comme la licence de droit (Sargeac, 2021).

Pour saisir la forme de cette troisième vague de massification du supérieur, notre méthode consiste à puiser dans les nombreuses données disponibles pour décrire la démographie étudiante en France. Cet article s’appuie ainsi sur l’exploitation des bases de données de l’enquête par questionnaire Conditions de vie de l’Observatoire de la vie étudiante (OVE) (2010 à 2020) et sur les données administratives agrégées mises en ligne par les services statistiques ministériels de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports et de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation et publiées annuellement dans les Repères et références statistiques (RERS, des années 1960 à nos jours). Nous exploitons également les données individuelles exhaustives des systèmes d’affectation dans l’enseignement supérieur pour décrire les reconfigurations récentes : d’abord Admission Post-Bac pour 2016, puis Parcoursup 2019. La plateforme d’accès au supérieur a en effet été transformée à la rentrée 2018 (fin de la hiérarchisation des voeux par les candidat·es, mise en place de quotas de boursier·ères dans les formations du supérieur) (Frouillou, Pin et Van Zanten, 2020). Cette approche croisant les données est complétée par un travail sur des articles de presse et des dispositions juridiques s’appuyant sur les expressions « nouveaux publics », « nouveaux étudiants » et « nouveaux entrants ».

Nous proposons d’abord de dessiner les usages de la catégorie de « nouveaux publics de l’enseignement supérieur » en sciences sociales, dans la presse et les politiques publiques, pour mettre en lumière la manière dont elle s’est construite et est actuellement utilisée. La deuxième partie de ce texte vise à objectiver la troisième vague de massification de l’enseignement supérieur français à partir de la fin des années 2000, que masque la continuité des usages de la notion de « nouveaux publics étudiants ». Enfin, nous montrons comment cette troisième vague, compte tenu du fonctionnement des plateformes d’affectation, contribue à reconfigurer non pas tant les publics étudiants comme tels, mais davantage leur répartition dans les formations universitaires, scolairement et spatialement hiérarchisées.

1. Retours sur l’émergence et les usages de la catégorie de « nouveaux étudiants »

1.1 Une catégorie scientifique datée ?

Dans Les Héritiers, Bourdieu et Passeron (1964) décrivent les étudiant·es comme un groupe social en perpétuel renouvellement. L’hétérogénéité de cette population revient fréquemment dans les travaux sociologiques postérieurs, souvent articulée avec les différentes filières (STS, classes préparatoires aux grandes écoles [CPGE], écoles, universités, etc.) (Galland et Oberti, 1996). L’expression « nouveaux étudiants » s’est popularisée en 1998 à la suite de la parution de l’ouvrage de Valérie Erlich portant ce titre. Selon elle, la notion vise d’une part à décrire les transformations qui ont affecté le groupe social des étudiant·es des années 1960 au début des années 1990, entraînant une diversification des profils étudiants et des modes de vie associés. Cela permet de souligner l’hétérogénéité croissante de la population étudiante dans un contexte de forte augmentation des effectifs (correspondant aux générations nées entre 1942 et 1975, concernées par les deux premières vagues de massification scolaire). L’expression est d’autre part utilisée pour désigner plus spécifiquement les étudiant·es de milieux populaires, les bachelier·ères technologiques (à partir des années 1970) et les femmes, auparavant moins représenté·es dans l’enseignement supérieur :

En définitive, plusieurs dynamiques se conjuguent : la population étudiante continue de s’accroître à un rythme soutenu, elle se féminise de plus en plus et sa composition sociale se modifie. Il se constitue donc un univers de plus en plus complexe qui ne permet plus de repérer des types d’étudiants nettement identifiables. Ce mouvement d’ouverture affecte l’équilibre des disciplines et concourt à faire entrer à l’université des « étudiants nouveaux ».

Erlich, 1998 : 58

La démonstration de Erlich s’appuie notamment sur une enquête réalisée en 1991-1992 auprès d’un échantillon représentatif d’étudiant·es des établissements d’enseignement supérieur des Alpes-Maritimes. En complément de l’ouvrage, un article (sur des données nationales) publié en 2000 insiste plus précisément sur le rôle joué par les bachelier·ères technologiques dans la recomposition des filières de l’enseignement supérieur durant cette période :

La présence de « nouveaux étudiants » suppose […] l’arrivée de catégories de jeunes dans l’enseignement supérieur, pour la plupart peu familiarisés avec les valeurs et les méthodes pédagogiques de l’enseignement supérieur, d’origine sociale modeste et aux caractéristiques scolaires bien spécifiques. Il s’agit principalement des bacheliers technologiques (et dans une moindre mesure des bacheliers professionnels) qui entreprennent aujourd’hui dans leur grande majorité des études supérieures, alors qu’il y a dix ans, la plupart d’entre eux sortaient du système éducatif directement après le baccalauréat. L’enseignement supérieur, particulièrement l’université, s’est ouvert à ces « nouveaux » bacheliers, tout en maintenant, voire en accroissant les hiérarchies sociales et scolaires entre étudiants, renforçant ainsi la sélection universitaire.

Blöss et Erlich, 2000 : 747-748

L’expression « nouveaux étudiants » ou « nouveaux publics étudiants » est, depuis ces travaux, utilisée dans la littérature scientifique (Fave-Bonnet et Clerc, 2001 ; Soulié, 2002 ; Rey, 2005 ; Erlich et Verley, 2010 ; Jellab, 2011 ; Endrizzi et Sibut, 2015) pour souligner notamment la diversification des parcours de formation (Couppié et al., 2021). Dans la mesure où cette notion a été élaborée pour qualifier des transformations vécues par des générations aujourd’hui âgées de 46 à 79 ans, il convient de s’interroger sur son actualité. Cette expression permet-elle de caractériser les transformations récentes de l’enseignement supérieur et de son public (une fois donc passée la deuxième vague de la massification scolaire) ? Son usage est d’autant plus complexe que les vocables « nouveaux publics » ou « nouveaux étudiants » sont mobilisés dans la presse et la littérature grise françaises, ainsi que dans certains argumentaires politiques.

1.2 Une catégorie de sens commun

Des recherches par mots clés à partir des archives complètes du portail Europresse[2] (en date du 26 octobre 2021) concernant la presse nationale française permettent de constater que l’expression « nouveaux publics étudiants » est utilisée dans des articles portant sur les réformes universitaires, et, plus rarement, dans des textes sur les politiques d’aides sociales à destination des étudiant·es (voir annexe 1). Une requête complémentaire sur les archives du Monde de 1944 à 2000 a été lancée via le portail ProQuest Historical Newspapers (figure 2).

Figure 2

Les « nouveaux publics étudiants » dans la presse nationale française

Les « nouveaux publics étudiants » dans la presse nationale française
Sources : S. L. B., « Les nouveaux publics étudiants ébranlent les premiers cycles universitaires. L’arrivée massive de jeunes issus des classes populaires remet en cause les bases de l’enseignement supérieur », Le Monde , 12 mai 2000

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La question des baccalauréats professionnels, dont la réforme en 2007 a entraîné une hausse des effectifs, est au coeur d’une série d’articles de 2010 et de 2011, souvent en lien avec la question de la poursuite d’études. En outre, étant donné qu’elle décrit le renouvellement des publics, notons que l’expression « nouveaux publics » peut aussi désigner les publics favorisés des doubles licences, concurrents des CPGE, dans un sens alors bien éloigné de l’image associée aux bachelier·ères technologiques et professionnel·les. Cette tonalité se retrouve dans les articles de presse centrés sur les grandes écoles (et leurs « nouveaux publics ») et les dispositifs d’ouverture sociale mis en place depuis les années 2000 (Van Zanten, 2010)[3].

Une recherche systématique sur le site de Légifrance (avec les expressions « nouveaux étudiants », « nouveaux publics » et « étudiants ») montre que les « nouveaux étudiants » désignent dans les textes les nouveaux·elles entrant·es dans le système d’enseignement supérieur, sans considération d’origine sociale, de type de baccalauréat ou de démographie. Par exemple, l’article 13 de l’arrêté du 26 mai 1992 relatif au diplôme d’études universitaires générales, à la licence et à la maîtrise, mis à jour en 1995 et toujours en vigueur, précise :

Afin de favoriser l’insertion des nouveaux étudiants, l’université organise une semaine d’accueil et d’information portant sur l’organisation des études et comportant des rencontres avec des étudiants déjà engagés dans les cursus, la visite du domaine universitaire et des bibliothèques, ainsi que la présentation des activités sportives et culturelles.

La notion de « nouveaux publics » renvoie, elle, à une ouverture sociale, comme le montre par exemple l’avenant no 3 du 12 décembre 2014 à la Convention du 20 octobre 2010 entre l’État et l’ANRU relative au programme d’investissements d’avenir (action : « Internats de la réussite ») ou la circulaire du 3 avril 2017 relative à la mise en oeuvre de la politique d’égalité, de lutte contre les discriminations et de promotion de la diversité dans la fonction publique. Cette distinction entre « nouveaux entrants » et « nouveaux publics » se retrouve dans les prises de position des concepteurs des dernières réformes du système d’enseignement. Ainsi, Pierre Mathiot explique :

L’analyse des choix dans Parcoursup nous montre que l’orientation vers les universités est rarement le premier voeu. Un nombre non négligeable d’étudiants de première année est dans les amphis de lettres, d’histoire, de langue… un peu par défaut. Il est donc aujourd’hui indispensable que les enseignants s’adaptent à ce nouveau public en organisant, par exemple, un premier semestre de propédeutique pour que les étudiants restent et réussissent. Il s’agit pour les universitaires de gérer un choc culturel comparable à celui qu’ont connu les professeurs des lycées au moment de la massification du lycée au début des années 1990.

Mathiot, Bisson-Vaivre et Claus, 2018

Récemment, le discours de rentrée de 2019 de la ministre de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal mobilisait le champ lexical de la nouveauté (plus de 20 occurrences sur 4500 mots), avec un sous-titre on ne peut plus explicite : « Nouveaux publics, nouveaux défis, nouveaux enjeux ». La nouveauté est ici associée aux entrant·es, mais aussi aux cursus comme les classes passerelles destinées aux bachelier·ères professionnel·les. Le rapport du Comité éthique et scientifique sur Parcoursup remis au Parlement en 2020 révélait quant à lui que les « nouveaux publics » attirés par Parcoursup entre 2018 et 2019 étaient les candidat·es en reprise d’études, les bachelier·ères technologiques et professionnel·les, mais aussi les candidat·es aux nouvelles formations incluses dans Parcoursup. Dès lors, comment articuler cette notion de « nouveaux publics », dont nous venons de voir les usages divers, avec les évolutions sociodémographiques du supérieur français des deux dernières décennies ?

Une troisième vague de massification de l’enseignement supérieur français à la fin des années 2000

La figure 1 rend compte d’une hausse du nombre de naissances entre le milieu des années 1990 et la fin de la première décennie des années 2000, lesquelles correspondent aux (futur·es) bachelier·ères de 2012 à 2028[4]. À la part accrue de bachelier·ères en pourcentage d’une génération à l’autre (63 % en 2000, 65 % en 2010, 78 % en 2015, 81 % en 2018[5]) s’ajoutent donc ici des effectifs plus élevés. Or, ayant intégré la norme des études longues (Hugrée, 2010 ; Brinbaum, Hugrée et Poullaouec, 2018), ces bachelier·ères se dirigent massivement vers l’enseignement supérieur, lequel voit donc ses effectifs croître. D’après la figure 3, entre 2015 et 2020, le nombre d’étudiant·es nouvellement inscrit·es à l’université a fortement augmenté, de près de 29 000 (+9,7 %), celui de l’ensemble des inscrit·es passant à 97 500 (+6,3 %) (DEPP et SIES, 2021 : 157 et 159).

2.1 À l’échelle du supérieur, une recrudescence des inscrit·es

Outre cette très forte hausse, la figure 2 montre une croissance ralentie de la fin des années 1990 au début des années 2000, qui repart ensuite significativement à la hausse à la fin des années 2000. Bien que l’université (hors IUT) absorbe toujours une part importante de cette croissance, la part des inscrit·es dans ce secteur diminue depuis les années 1970 : de 75 % de l’ensemble des étudiant·es en 1970, elle passe à 68 % en 1980, à 63 % en 1990, à 59 % en 2000 et à 57 % en 2010[6].

Figure 3

Évolution des effectifs inscrits à l’université et dans l’enseignement supérieur (effectifs bruts et base 100 en 1960)

Évolution des effectifs inscrits à l’université et dans l’enseignement supérieur (effectifs bruts et base 100 en 1960)

Champ : France métropolitaine + DOM.

Lecture : en 1960, on compte environ 310 000 étudiant·es inscrit·es dans le supérieur, dont 215 000 à l’université (hors IUT). La figure de gauche représente les effectifs, celle de droite les effectifs en indice base 100 pour 1960.

Sources : MENESR-DGESIP/DGRI-SIES

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En centrant le regard sur la troisième vague d’augmentation des effectifs à partir de 2012, la figure 1 montre qu’elle tient à trois facteurs : une natalité dynamique depuis 1995, la réforme du bac professionnel[7] (qui entraîne une augmentation des candidats et donc des admis·es) et de meilleurs taux de réussite au baccalauréat[8]. Ce mouvement va de pair non seulement avec un accroissement des bachelier·ères de milieux populaires (figure 4), en filières générales comme professionnelles, mais encore avec une hausse sensible et continue des admis·es dont les parents sont cadres ou de professions intellectuelles supérieures.

Ainsi, après la période considérée par Erlich (début des années 1990) vient une phase de relative stagnation des candidat·es au baccalauréat (1996-2005), conjointement à une hausse des admis·es, un palier, puis une nouvelle hausse à partir de 2009, que nous désignons ici par « troisième vague de massification » du supérieur français. Comment ces évolutions du nombre de diplômé·es du baccalauréat se traduisent-elles dans le supérieur, en matière de poursuite d’études ?

Figure 4

Origine sociale des admis·es au baccalauréat

Origine sociale des admis·es au baccalauréat

Champ : France métropolitaine + DROM, avec Mayotte à partir de 2011 ; Public + Privé, ensemble des candidat·es.

Lecture : en 1997, parmi les admis·es au baccalauréat, près de 155 000 sont des enfants d’ouvrier·ère ou d’employé·e.

Source : DEPP (MENJS-MESRI-DEPP/Système d’information OCEAN, MAA DGER/Système d’information du ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire)

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2.2 Des hiérarchies socioscolaires maintenues entre secteurs du supérieur, mais une orientation plus massive des nouveaux entrants à l’université en sciences

D’après la comparaison entre 2010 et 2020 à partir des bases de données Conditions de vie de l’OVE (tableau 1), au cours de cette période, tous les secteurs du supérieur connaissent une hausse de la part des titulaires de baccalauréat général, à l’exception des CPGE, dont le public se diversifie un peu scolairement. Symétriquement, la part de bachelier·ères sans mention ou passable (avec une note entre 10 et 12/20 au baccalauréat) est en diminution dans tous les secteurs, sauf en écoles de commerce. Si ces évolutions dans le profil scolaire des néo-inscrit·es sont communes dans les différentes disciplines universitaires, les évolutions du nombre d’inscrit·es sont en revanche variables suivant les formations universitaires. Les données par grand secteur disciplinaire, stabilisé sur les étudiant·es nouvellement inscrit·es[9] à l’université, sont difficiles à obtenir avant 1985. Elles montrent tout d’abord une augmentation importante entre 1985 et 1995 correspondant à la seconde massification scolaire, par ailleurs plus importante dans les filières de sciences et de lettres[10]. Ces dernières constituent effectivement le principal réceptacle des massifications scolaires (Beaud et Millet, 2018), puisqu’elles accueillent jusqu’à 41 % des nouveaux·elles inscrit·es en 2004, contre 37 % en moyenne pour l’ensemble de l’université. Entre 1995 et 2005, le nombre d’étudiant·es nouvellement inscrit·es à l’université en première année de premier cycle diminue dans chacun des trois secteurs disciplinaires, mais de manière moins prononcée dans les filières de sciences (médical et sciences des activités physiques et sportives [STAPS] inclus). C’est d’ailleurs dans ces filières que, depuis 2005, et surtout à partir de 2010, le nombre de nouveaux·elles inscrit·es augmente le plus, ce qui est plus tardivement le cas en lettres (figure 5). Par conséquent, en 2015, les nouveaux·elles inscrit·es en L1 à l’université sont désormais d’abord, en proportion, des étudiant·es en sciences[11].

Figure 5

Évolution des effectifs nouvellement inscrits à l’université selon le secteur disciplinaire

Évolution des effectifs nouvellement inscrits à l’université selon le secteur disciplinaire

Champ : étudiant·es nouvellement inscrit·es à l’université en première année de premier cycle, France métropolitaine + DOM.

Lecture : en 1985, on compte 59 984 étudiant·es nouvellement inscrit·es à l’université en première année de premier cycle dans les filières de lettres. La figure de gauche représente les effectifs, celle de droite les effectifs en indice base 100 pour 1985. Les données sont par intervalle de 5 ans.

Sources : RERS, 1990 à 2015, par intervalle de 5 ans ; RERS, 2016

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En ce qui a trait à l’origine sociale des étudiant·es, la part des inscrit·es dont la mère ou le père est employé·e ou ouvrier·ère est en augmentation dans tous les secteurs. Cette progression est la plus forte dans le secteur des lettres, sciences humaines et sociales (LSHS) et celui de la santé, où les parts d’inscrit·es de milieux populaires (autour de 40 % en LSHS et de 30 % en santé) étaient déjà élevées en 2010. La comparaison 2010-2020 montre ainsi que l’organisation socioscolaire des secteurs continue de s’ouvrir scolairement et socialement lors de la troisième vague de massification, mais sans que l’on puisse observer une reconfiguration des hiérarchies entre les secteurs du supérieur. Rappelons aussi que l’inscription des bachelier·ères professionnel·les dans les STS se renforce dans les années 2010 (Merlin, 2021). Par conséquent, cette troisième vague de massification ne se traduit pas par l’inscription de « nouveaux » profils d’étudiant·es ; elle consiste plutôt en un renforcement des écarts entre les secteurs du supérieur, les écarts dans la part d’enfants d’ouvrier·ères et d’employé·es au sein des programmes de CPGE et de LSHS universitaires s’accentuant (passant de 16 à 26 points) entre 2010 et 2020. Or, cette troisième vague de massification, que l’on peut qualifier de « ségrégative » (Merle, 2017), ne se limite pas aux inégalités de publics entre secteurs du supérieur : elle progresse également à l’échelle des établissements universitaires, comme nous allons le voir.

Tableau 1

Origine sociale et scolaire des étudiant·es nouvellement inscrit·es dans l’enseignement supérieur français en 2010 et en 2020 à partir de l’enquête Conditions de vie de l’OVE

Origine sociale et scolaire des étudiant·es nouvellement inscrit·es dans l’enseignement supérieur français en 2010 et en 2020 à partir de l’enquête Conditions de vie de l’OVE

Champ : étudiant·es nouvellement inscrit·es à l’université en première année de premier cycle, France métropolitaine + DOM. Les grands établissements et écoles d’ingénieurs ne figurent pas dans ce tableau, les données de début de période n’étant pas disponibles.

Lecture : en 2010, 76 % des inscrit·es en sciences à l’université sont titulaires d’un baccalauréat général.

Sources : enquête Conditions de vie de l’OVE 2010 et 2020

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3. Une troisième vague de massification qui reconfigure la répartition des publics à l’échelle des établissements

Si la troisième vague de massification de l’enseignement supérieur français, à partir de la fin des années 2000, ne bouleverse pas la hiérarchie socioscolaire des types de formation ni celle des disciplines à l’université, la période récente est toutefois marquée par des reconfigurations plus discrètes quant aux populations étudiantes. L’absence de séries longues permettant de décrire ces évolutions à l’échelle des formations universitaires implique que nous limitions les analyses aux évolutions récentes, sans pouvoir affirmer que ces reconfigurations sont spécifiques de la troisième vague. Elles sont néanmoins utiles à la compréhension des dynamiques actuelles.

Pour les mettre en évidence, nous nous appuyons sur les bases de données liées aux systèmes d’affectation en première année du supérieur français : Admission Post-Bac 2016 et Parcoursup 2019. La loi ORE a mis en place Parcoursup à la rentrée 2018, en remplacement du portail national précédent, Admission Post-Bac (ou APB, qui opérait depuis 2009), pour gérer l’affectation des entrant·es en première année d’enseignement supérieur. Malgré certaines continuités (par exemple quant à la place de l’orientation active), Parcoursup se distingue d’APB par l’extension de la sélection sur dossier scolaire à l’ensemble des formations du supérieur. La nouvelle plateforme offre désormais la possibilité aux universités de sélectionner les étudiant·es qu’elles souhaitent accueillir en priorité (Clément, Couto et Blanchard, 2019). Les étudiant·es choisissent par conséquent autant qu’ils et elles sont choisi·es. De plus, en remplaçant l’affectation en trois phases synchronisées d’APB (que permettait la hiérarchisation des voeux par les candidat·es) par une liste d’appel nationale (affectation au fil de l’eau), Parcoursup « favorise l’accès aux places [les plus demandées] pour les candidats les mieux classés, et ce, aussi bien dans les filières “sélectives” que dans les filières dites “non sélectives” qui, de fait, ne le sont plus » (Frouillou, Pin et Van Zanten, 2022 : 95). Les bases de données APB 2016 et Parcoursup 2019 permettent de décrire les populations admises[12] dans les formations franciliennes juste avant et juste après le changement de plateforme d’affectation, en tenant compte de leur origine sociale (PCS des parents) et de leur parcours scolaire antérieur (type de baccalauréat, mention).

Ces données détaillées sont utiles pour comprendre les modalités discrètes de la troisième vague de massification, non plus seulement en ce qui concerne les secteurs ou les filières, mais plus finement encore les formations : l’établissement peut ainsi être considéré comme une échelle d’analyse de plus en plus pertinente dans les différenciations marquant le supérieur universitaire, notamment francilien (Frouillou, 2017 ; Sargeac, 2021). Si des travaux récents montrent que Parcoursup n’a pas modifié le degré global de ségrégation socioscolaire des formations du supérieur français (Bechichi, Grenet et Thebault, 2021), des reconfigurations sont à l’oeuvre dans des territoires où la pression démographique renforce les concurrences entre formations (inégalement saturées) et candidat·es. L’Île-de-France se distingue ainsi par une forte concentration de son offre universitaire dès le premier cycle (Baron et Berroir, 2007), associée à un réseau de transport favorisant l’accessibilité à plusieurs offres de formation équivalentes pour les étudiant·es. Par exemple, la licence de droit peut s’effectuer dans 11 universités (12 en comptant Paris Dauphine, qui a le statut de grand établissement) de trois académies (Paris au centre, Créteil à l’est, Versailles à l’ouest)[13]. Sur ce territoire, les étudiant·es plus favorisé·es socialement développent un « sens du placement étudiant » : leurs trajectoires d’études sont marquées par des ajustements renforçant la différenciation socioscolaire des formations universitaires (Frouillou, 2017). En outre, en Île-de-France, depuis 2019, la plateforme Parcoursup ne distingue plus les candidatures entre les académies de Paris, de Versailles et de Créteil : les candidat·es de ces trois académies ont le même niveau de priorité d’accès aux formations de la région (auparavant, les Parisien·nes étaient prioritaires pour les formations parisiennes). Les universités les plus demandées, le plus souvent situées à Paris, sont alors d’autant plus susceptibles d’attirer les candidat·es les mieux doté·es scolairement (Couto, Bugeja-Bloch et Frouillou, 2021) que leur bassin de recrutement prioritaire s’étend désormais à la région, et non plus seulement à l’académie de Paris. On peut par conséquent faire l’hypothèse d’une stratification scolaire accrue des publics dans les suites de la troisième vague de massification.

3.1 Une ségrégation sociale qui n’augmente pas entre 2016 et 2019

Les comparaisons des caractéristiques sociales des populations bachelières admises dans les universités franciliennes entre 2016 et 2019 ne permettent pas de conclure à un renforcement de la ségrégation sociale au niveau bac +1. Socialement, les admis·es sur Parcoursup en 2019 dans les universités parisiennes, où l’on trouve le plus d’admis·es socialement favorisé·es en 2016, ont même tendance à être d’origine sociale un peu plus modeste. D’après les indicateurs d’origine sociale à disposition (avoir au moins un parent catégorisé comme « favorisé A » ou avoir deux parents catégorisés comme « défavorisés » dans la nomenclature de la DEPP), on constate une baisse des étudiant·es les plus favorisé·es entre 2016 et 2019 dans les universités de Paris 1, 3 et 4, Paris 5 faisant exception[14]. Cela peut être lu comme un effet des quotas de boursier·ères (fixés par le rectorat pour chaque formation) introduits avec Parcoursup. Pour autant, les étudiant·es des universités parisiennes restent en moyenne plus favorisé·es que celles et ceux des universités versaillaises et plus encore cristoliennes, où le taux d’étudiant·es socialement favorisé·es parmi les admis·es n’augmente pas de manière importante, à l’exception de Paris-Saclay Orsay (+7 points). De même, la part de boursier·ères du secondaire parmi les admis·es croît dans la majorité des universités au cours de cette période. Cela tient notamment aux candidat·es en réorientation qui se voient désormais elles et eux aussi contraint·es de passer par la nouvelle plateforme. De fait, à l’exception de Paris 7, le pourcentage de néo-bachelier·ères parmi les admis·es diminue significativement dans l’ensemble des universités franciliennes (notamment de 25 points à Paris 3, et de 21 points à l’Université de Nanterre). Finalement, les indicateurs convergent : les universités franciliennes ne se ferment pas socialement. Il en est autrement scolairement.

3.2 Une polarisation scolaire croissante entre les universités publiques franciliennes

La comparaison des populations admises en fonction des caractéristiques scolaires fait état d’une polarisation des étudiant·es les plus doté·es scolairement dans les universités parisiennes. Le passage d’APB à Parcoursup se traduit tout d’abord par l’augmentation de la proportion de bachelier·ères généraux·ales dans l’ensemble des universités. Ces augmentations, inégales (+26 points à Paris 13, +5 points à Paris 1), sont également à replacer dans un contexte initial marqué par de fortes différences : en 2016, 87 % des admis·es à Paris 1 sont des bachelier·ères généraux·ales, lesquel·les représentent 93 % à Paris 2, contre 50 % à Paris 13 et 55 % à Paris 8. À l’exception de ces dernières (et de l’Université d’Évry, dont le pourcentage a cependant augmenté de 12 points pour atteindre 70 %, contre 76 % à Paris 8 et seulement 58 % à Paris 13), au moins 80 % des admis·es des universités franciliennes sont désormais titulaires d’un baccalauréat général. À Paris 2, sur le site parisien, 99,5 % des admis·es sont des bachelier·ères généraux·ales : le changement de plateforme a ainsi permis d’écarter totalement les populations « à risque » (Bodin et Orange, 2019) (c.-à-d. avec un risque d’échouer statistiquement plus élevé) des établissements les plus demandés, en classant les bachelier·ères non généraux·ales en fin de liste.

À cette tendance commune se superpose une différenciation croissante des universités selon le niveau scolaire des candidat·es admis·es sur la plateforme. Le pourcentage de titulaires d’une mention bien ou très bien parmi les bachelier·ères généraux·ales augmente en effet de manière importante dans les établissements parisiens (+14 points à Paris 1, +34 points à Paris 2, +11 points à Paris 3, +25 points à Paris 5, +10 points à Paris 7), où il était déjà parmi les plus élevés en 2016 (figure 6). Dans les universités de l’académie de Versailles, selon les établissements, la part de ces admis·es augmente légèrement (à l’UVSQ et Paris-Saclay Orsay), reste stable (à Nanterre) ou diminue (à Cergy et à Évry), ne dégageant par conséquent pas de tendance nette. Enfin, la part de ces mentionné·es parmi les bachelier·ères généraux·ales reste faible dans la majorité des universités de l’académie de Créteil, et n’augmente qu’à Paris 13 (où la proportion de ces bachelier·ères était la plus faible, 5 % en 2016 et 7 % en 2019).

Figure 6

Évolution par université de la part d’admis·es titulaires d’une mention bien ou très bien parmi les titulaires d’un baccalauréat général entre 2016 et 2019

Évolution par université de la part d’admis·es titulaires d’une mention bien ou très bien parmi les titulaires d’un baccalauréat général entre 2016 et 2019

Champ : candidat·es ayant validé définitivement une proposition d’admission en licence dans une université en Île-de-France sur APB en 2016 et sur Parcoursup en 2019.

Lecture : parmi les admis·es titulaires d’un baccalauréat général à l’université Paris 2, 40 % sont titulaires d’une mention bien ou très bien en 2016. C’est le cas de 75 % d’entre eux et elles en 2019.

Source : APB’Stat 2016, Parcoursup’Stat 2019 – SIES-MESRI

-> Voir la liste des figures

Ce résultat est aussi à mettre en lien avec les évolutions de la part d’admis·es non originaires de l’académie de l’établissement à la suite des changements aux règles de priorisation des candidat·es. Contrairement à ce qui se produit dans les universités de la banlieue parisienne, le vivier de recrutement des universités parisiennes s’est massivement élargi (de 16 % à 67 % d’admis·es extra-parisien·nes à Paris 2, autrefois « obligée » de recruter parmi les candidat·es parisien·nes car proposant principalement des licences dites « en tension » ; de 48 % à 75 % à Paris 1 ; de 55 % à 74 % à Paris 5). Le constat est par ailleurs similaire, mais dans des proportions moindres, en ce qui concerne les admis·es non francilien·nes : la part de ces candidat·es issu·es des autres régions parmi les admis·es augmente surtout dans les universités parisiennes (par exemple, de 5 % à 19 % à Paris 2).

En d’autres termes, si le recrutement des universités ne met pas en évidence une polarisation sociale, qui peut partiellement s’expliquer par l’augmentation conséquente des réorientations parmi les admis·es sur la plateforme, les établissements considérés comme les plus prestigieux, à savoir les universités parisiennes, accueillent en priorité les meilleur·es étudiant·es dès le premier cycle universitaire, en partie grâce à l’élargissement géographique de leur recrutement. En donnant la possibilité aux universités de sélectionner leurs futur·es étudiant·es, et conjointement aux candidat·es non parisien·nes de postuler sans pénalité dans les universités parisiennes, et ce, en parallèle d’une troisième vague de massification, Parcoursup a donc contribué à augmenter la polarisation scolaire entre les universités dans cette région.

Conclusion

Interroger la catégorie de « nouveaux publics étudiants », construite pour décrire les évolutions sociodémographiques des années 1980, et notamment la diversification socioscolaire du recrutement de l’enseignement supérieur, permet de mettre au jour une troisième vague de massification du supérieur français à partir des années 2010, faisant suite à une augmentation modérée des effectifs étudiants dans les années 2000. Si les bachelier·ères professionnel·les y occupent une place importante depuis la réforme de ce diplôme, cette augmentation des entrant·es dans le supérieur au tournant des années 2010 ne se matérialise pas par une reconfiguration massive de l’origine sociale des inscrit·es au sein de ses différentes filières. Ainsi, les « nouveaux étudiants » de cette troisième massification ne sont plus celles et ceux des années 1980 et 1990, dont l’une des caractéristiques était d’être les premier·ères bachelier·ères de leur famille (Caille et Lemaire, 2009). Qui plus est, des changements s’observent à une autre échelle, celle de la différenciation des publics entre les filières du supérieur et entre les établissements en Île-de-France, par exemple. Ainsi, dans certains territoires et certaines formations où la part des classes populaires est importante, la part de premier·ères bachelier·ères de la famille reste importante. Cette troisième massification va alors de pair avec un renouvellement des inégalités d’accès et de trajectoire dans l’enseignement supérieur, plus que des publics en eux-mêmes.

Cette perspective nourrit des pistes de réflexion pour penser ce que deviennent les « exclus de l’intérieur » (Bourdieu et Champagne, 1992) à partir des années 2010. Les reconfigurations intrasectorielles dépassent l’échelle de l’établissement travaillée dans cet article : il serait nécessaire de poursuivre les analyses des disparités socioscolaires universitaires à l’échelle des formations, certaines licences sélectives coexistant avec des licences dites « non sélectives » pour un même domaine disciplinaire (voir Oberti et al., 2020, concernant le droit à Paris 1 ; Rossignol-Brunet et al., 2022, sur l’espace des licences sélectives franciliennes en droit et en sciences humaines). D’autre part, cette différenciation accrue entre les formations dans le secteur universitaire devrait être complétée par la prise en compte de la place des formations privées supérieures dans la période récente. Leur nombre ne cesse de croître depuis une vingtaine d’années : « Depuis 1998, les inscriptions dans le privé ont doublé tandis qu’elles n’ont augmenté que de 17 % dans le public. Entre 2019 et 2020, elles augmentent de 5,1 % contre 1,3 % dans les établissements publics. » (DEPP et SIES, 2021 : 148) Entre 2016 et 2019, le nombre d’étudiant·es admis·es en L1 dans une université privée francilienne est ainsi passé de 1 100 à 1 517, soit une augmentation de 38 %. En 2019, ces établissements comptent 92 % de bachelier·ères généraux·ales, seulement 4 % de boursier·ères du secondaire, et 77 % d’admis·es dont un des parents est « favorisé A ». L’enseignement supérieur privé permet alors d’être assuré·e d’avoir une formation dans un contexte de saturation des capacités d’accueil dans certaines formations publiques, au risque de participer à l’endettement des plus précaires financièrement.

Cette question de la saturation des capacités d’accueil souligne la dimension politique de cette reconfiguration des inégalités d’accès dans le supérieur à partir des années 2010, interrogeant la mise en concurrence entre étudiant·es et formations. Le remplacement de la plateforme d’entrée dans le supérieur en 2018 (Parcoursup) et les débats actuels sur une nouvelle plateforme nationale d’entrée en master, quatre années plus tard, montrent bien l’articulation entre les évolutions sociodémographiques (natalité et part des bachelier·ères poursuivant des études dans une génération) et les modalités de gestion institutionnelle des flux étudiants (Blanchard, Chauvel et Harari-Kermadec, 2020). Ainsi, dans l’enseignement supérieur français (Lemêtre et Orange, 2017), comme dans d’autres organismes publics, les « guichets » privilégient les plateformes dématérialisées pour rationaliser les flux (voir Belorgey, 2010, pour les patient·es ; ou Deville, 2018, pour la caisse d’allocations familiales). Cette troisième massification étudiante en France interroge plus largement la « carte scolaire » du supérieur, à travers les enjeux de maillage territorial des formations, de capacités d’accueil et de taux d’encadrement, donc les effets du New Public Management du supérieur (Sargeac, 2021) sur les publics et les inégalités d’accès aux formations.

Une annexe listant quelques articles de presse française mobilisant l'expression « nouveaux publics étudiants » est consultable à l'adresse https://lsp.inrs.ca/article-rossignolbrunet-et-coll-annexe.