Corps de l’article

Introduction

Lundi 2 mai 2022, atelier des doctorant·es du laboratoire « Lab ». Une doctorante soumet à la discussion collective deux versions de son premier plan de thèse encore en friche. Pendant 1 h 30, onze doctorant·es, cinq dans une salle du laboratoire à Lyon et six en visioconférence, travaillent ensemble pour accompagner sa réflexion. Cette séance l’oblige à expliciter ses partis pris, à répondre aux questions qui lui sont posées sur ses choix chronologiques, conceptuels et méthodologiques. S’il ne lui a pas été facile de se mettre dans cette position de fragilité, elle termine la séance en ayant le sentiment d’avoir assis plus solidement son travail. Réussir à créer cet espace où un collectif se met au service d’une de ses membres n’a rien d’évident. Son existence est issue d’un processus de plusieurs années.

Des ateliers des doctorant·es sont organisés au sein du Lab au moins depuis 2015, mais c’est en 2019 que leurs représentant·es ont décidé de leur donner ce format collaboratif. Précédemment, il ne s’agissait que de moments informatifs essentiellement suivis par les doctorant·es de première année. Cette première forme d’atelier avait pour objectif de compenser l’absence de procédure d’entrée des doctorant·es dans l’institution, mais n’impliquait pas d’échanges d’expérience entre doctorant·es. Si le nouveau format s’appuie désormais sur la transmission de savoirs et de compétences entre pairs, celle-ci ne profite cependant qu’à une vingtaine de doctorant·es dans un laboratoire en comprenant plus d’une centaine. C’est face à ce constat qu’a été conduite l’enquête présentée dans cet article, au sujet de cette majorité silencieuse, souvent évoquée dans les différentes instances du laboratoire[1], mais largement inconnue. Après un appel par courriel sur la liste de diffusion institutionnelle, un groupe constitué de dix, puis de six doctorant·es[2] s’est donné un double objectif : permettre une discussion informée avec l’ensemble du laboratoire et développer une réflexion scientifique prenant cette institution comme échelle d’analyse. Il s’agissait aussi d’expérimenter un travail collectif tant dans la collecte des données qu’au moment de leur analyse et de l’écriture.

Cette enquête s’inscrit dans la continuité de recherches interrogeant les conditions de production de savoirs dans l’enseignement supérieur et la recherche (ESR). À la suite des travaux fondateurs de Bruno Latour (1989) et de Pierre Bourdieu (2001) sur la sociologie des pratiques scientifiques, un véritable champ de réflexion prenant l’ESR comme objet a émergé. Les travaux les plus récents dans ce champ couvrent de nombreuses thématiques : dynamiques disciplinaires (Verschueren, 2016), transformations professionnelles et leurs conséquences organisationnelles (Barrier et Picard, 2020), conséquences des réformes néolibérales (Blanchet, 2020), politiques d’évaluation (Gozlan, 2016), obstacles à l’affirmation des chercheuses (Rouch, 2003 ; Clément, 2022). Les doctorant·es ne sont pas absent·es de ce dynamisme. Leurs trajectoires avant, pendant et après le doctorat ont fait l’objet de plusieurs analyses (Béret, Giret et Recotillet, 2004 ; Bernela et Bertrand, 2018 ; Le Bayon, 2021), de même que le processus de professionnalisation de la formation doctorale (Chabrol, Hunsmann et Kehr, 2012 ; Calmand, 2020). Des travaux thématiques plus ciblés ont visé les difficultés de la situation doctorale à travers la question de la vulnérabilité (Cristia, 2022), de la précarité (Noûs, 2020), de la solitude (Chao et al., 2015), voire de la dépression et des idées suicidaires (Satinsky et al., 2021). Très récemment, une réflexion sur l’encadrement des doctorant·es a été proposée (Houssay-Holzschuch, Le Goix et Noûs, 2022).

Pour la présente analyse, deux enquêtes ont été réalisées. Une enquête quantitative, menée en janvier 2021, posait trois séries de questions concernant les caractéristiques individuelles du parcours des doctorant·es, les conditions matérielles de réalisation de leur thèse, ainsi que leur sentiment d’appartenance et leurs pratiques au sein du Lab. Quatre-vingt-trois doctorants et doctorantes, sur un total de 116 personnes contactées[3], y ont répondu, soit un taux de réponse de 71,5 %. Ont ensuite été réalisés sept entretiens semi-directifs, menés en binôme, en sélectionnant une diversité de profils en fonction des réponses au questionnaire[4]. La présence, parmi les auteur·rices de cet article, de plusieurs doctorant·es ayant occupé des mandats de représentant·es depuis 2017 nous a permis d’avoir accès aux archives des comptes rendus des instances du Lab. Cette position a par ailleurs rendu possible le recours à des observations au sein du Lab, centrales pour saisir finement les interrelations et les positionnements, sur le modèle de travaux réalisés pour visibiliser les disparités de genre à l’oeuvre dans l’ESR (Rouch, 2003 ; Clément, 2022). Si le Lab est une institution dont la scène correspond aux manifestations publiques et semi-publiques (ateliers, séminaires, journées d’étude), sa gestion s’organise en différentes coulisses auxquelles tou·tes les acteur·rices n’ont pas un accès égal. Dans cette perspective, les auteur·rices de cet article ont eu accès aux coulisses des sociabilités professionnelles, formelles et informelles, des doctorant·es et y ont recueilli une parole qui n’est pas dite ailleurs. La relation de confiance mise en place en amont des entretiens reposait également sur la garantie de l’anonymisation de tous les témoignages. Toutefois, les auteur·rices de cet article ne sont pas représentatif·ves de la majorité des doctorant·es du laboratoire, car ils et elles bénéficient d’un soutien institutionnel à travers le financement de leur thèse, situation minoritaire chez les doctorant·es en sciences humaines et sociales (SHS). Quatre d’entre elles et eux ont également réussi un concours de la fonction publique qui leur garantit un emploi en dehors de l’ESR à la fin de leur contrat doctoral[5]. Si cette position leur permet d’avoir une familiarité avec le fonctionnement du laboratoire et parfois des relations privilégiées avec certain·es titulaires[6], les coulisses des sociabilités professionnelles entre titulaires, centrales dans le fonctionnement de l’institution, leur échappent en grande partie et ne seront donc pas intégrées dans l’analyse.

Cette enquête part donc du laboratoire comme cadre d’analyse privilégié pour saisir la situation des doctorant·es en ce qu’il est un « espace flou de relations à la fois hiérarchiques et personnelles » (Houssay-Holzschuch, Le Goix et Noûs, 2022) dans lequel une grande partie de l’activité doctorale se situe. Ont été recherchées les caractéristiques du groupe des doctorant·es d’un laboratoire français d’histoire et d’histoire de l’art modernes et contemporaines, et interrogé le fait que ce rattachement commun se traduise dans des pratiques très hétérogènes au sein de l’institution. S’y retrouvent des caractéristiques largement partagées dans les SHS (Calmand, 2020), notamment un nombre limité de doctorant·es financé·es, des disparités de situations et de parcours professionnels. Plus originale est sa dimension multisite, entre deux grandes villes du centre-est de la France. L’entrée par le laboratoire, dont l’intérêt a déjà été souligné par Dominique Vinck (2007), permet d’interroger la matérialisation de l’existence de cette institution au-delà de sa définition réglementaire, et les effets de cette appartenance institutionnelle à l’échelle individuelle et collective. À partir de la reconstitution de parcours personnels et de stratégies individuelles, nous proposons donc une étude de cas de l’intégration des doctorant·es au sein d’un laboratoire, au service d’une réflexion plus globale sur la production des inégalités dans les domaines de l’enseignement supérieur et de la recherche.

Plusieurs hypothèses émergent de l’analyse pour expliquer l’hétérogénéité des rapports entre les doctorant·es et le laboratoire. En premier lieu, leurs portraits, que l’enquête quantitative a permis de dessiner, montrent une grande dispersion géographique, renforcée par la dimension multisite du laboratoire, la diversité des statuts et des rattachements institutionnels multiples[7]. À cette variété de profils s’ajoute une grande diversité des ressentis, des rapports à la thèse, au cadre universitaire et à l’identité sociale et professionnelle. Enfin, des raisons structurelles propres au laboratoire, à son organisation, à ses impensés et à la manière dont les doctorant·es y sont considéré·es contribuent à ce double constat d’hétérogénéité et de faible intégration.

Les doctorant·es du laboratoire : portrait de groupe

À travers le croisement de variables sociodémographiques et économiques (sexe, âge, lieu de résidence, mode de financement), l’objectif est de dresser une carte d’identité collective du groupe et de montrer comment la diversité des situations a pour conséquence des intégrations différenciées au laboratoire et au monde de la recherche. Que ce soit pour l’accès à des financements institutionnels, le temps consacré à la thèse ou la capacité à se rendre dans les locaux du laboratoire, les situations des doctorant·es sont loin d’être unifiées.

Le financement de la thèse : jongler entre les sources de revenus

Un des premiers paramètres qui influence l’expérience du doctorat est l’existence ou non d’un financement de la recherche au moment de la commencer. Sur 83 répondant·es, seul·es 31 ont été financé·es en première année. Ces financements rassemblent une gamme variée de contrats et de bourses. On compte une thèse CIFRE[8] pour 17 CDU[9] et 16 autres formes de financement. Ainsi, la plus grande partie des thèses produites au sein du laboratoire sont réalisées sur le temps libre des doctorant·es qui n’en tirent aucune rétribution. Les doctorant·es non financé·es sont alors souvent obligé·es d’avoir une source de revenus extérieure et de jongler entre temps d’emploi rémunéré et temps consacré à la recherche. Quarante-sept des répondant·es déclarent exercer un travail parallèle à la thèse, dont 27 en lien avec l’histoire ou l’histoire de l’art (enseignement primaire ou secondaire, métiers des bibliothèques, du patrimoine, des musées ou de la médiation culturelle…). Pour certain·es, le doctorat est alors pensé comme un travail annexe par rapport à une activité professionnelle principale, comme pour Philippe et Louis[10], respectivement fonctionnaire dans la Culture et enseignant en lycée. Mais l’exercice de ce type d’activités peut aussi être temporaire, comme pour Nathalie, la quarantaine, doctorante non financée, qui a effectué une mission de quelques mois au sein d’une institution culturelle, puis est retournée à la thèse à plein temps en se finançant par solidarité familiale. Cinq des emplois cités se caractérisent par l’absence de qualification, des contrats courts ou à temps partiel, et la faible rémunération (restauration, sécurité, cours particuliers…). L’emploi est alors considéré comme une source de revenus qui remplace le financement institutionnel, et non comme une activité principale.

Enfin, le recours à un financement informel est fréquent : aides de proches, emprunts, etc. Trente doctorant·es déclarent avoir bénéficié d’une solidarité financière, que ce soit dès la première année de thèse ou après la troisième année, à la fin du contrat de recherche. Le cas de Justine, doctorante non financée, en cinquième année de thèse au moment de l’enquête, illustre la diversité des pratiques d’autofinancement observées dans l’enquête quantitative. Elle allie en effet l’apport de ressources familiales – aides par des proches et mobilisation d’un héritage – et le recours à plusieurs activités complémentaires, liées à la recherche (médiation culturelle) ou non (vente, gardiennage…). L’absence de financement en début de thèse a des conséquences directes sur les conditions de production de cette dernière : 87 % des financé·es déclarent travailler 30 heures ou plus par semaine sur leur thèse, contre 31 % pour les non-financé·es. Cette absence de financement a également des conséquences sur l’inclusion dans le laboratoire : sur les douze derniers représentant·es des doctorant·es, seul un n’avait pas de contrat en début de thèse. Par ailleurs, les personnes qui fréquentent les deux espaces de travail des doctorant·es sont majoritairement financées : matériellement, dans le laboratoire, les doctorant·es non financé·es sont presque invisibles. Cette diversité dans les statuts et les financements est corrélée à un éclatement spatial qui fragmente le groupe des doctorant·es.

L’éclatement spatial des doctorant·es du laboratoire

Un second clivage au sein de la population des doctorant·es du Lab est leur grande dispersion géographique. À travers l’analyse spatiale du lieu de résidence principal des doctorant·es se dessinent plusieurs groupes distincts (figure 1). Alors que le laboratoire se partage entre Lyon et Grenoble, seule la moitié des répondant·es déclare habiter dans l’ancienne région Rhône-Alpes. Le laboratoire comme pôle physique de recherche peine donc à exister[11].

Figure 1

Lieux de résidence des doctorant·es du Lab en France métropolitaine en 2021

Lieux de résidence des doctorant·es du Lab en France métropolitaine en 2021
Source : enquête par questionnaires des auteur·trices (source identique pour l'ensemble des figures suivantes)

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Un premier groupe rassemble les répondant·es résidant à l’étranger, au nombre de 8. Ces doctorant·es sont en majorité en cotutelle (5 sur 8) et/ou ont un terrain à l’étranger : Espagne, Italie, Chine, etc. Aucun pôle majeur ne se détache pourtant, puisqu’aucun pays n’héberge plus de deux doctorant·es. Ensuite, 17 doctorant·es vivent à Paris ou dans sa banlieue, pôle attractif pour son offre en sites d’archives, en bibliothèques, en séminaires et lieux de socialisation alternatifs. La capitale est aussi un bassin d’emploi, que ce soit en lien avec la production de la thèse, comme un contrat CIFRE, ou non. Ainsi, 17 autres doctorant·es vivent dans le reste de la France, dans un lieu déterminé par leur emploi principal, situation qui concerne en majorité des personnes sans financement (13 d’entre elles et eux). Enfin, 17 répondant·es vivent à Lyon, cinq à Grenoble et 17 autres dans l’ancienne région Rhône-Alpes. Mais la proximité physique avec une des antennes du Lab n’est pourtant pas synonyme de présence régulière sur le site, ainsi qu’en témoigne Nathalie :

Je viens de temps en temps [au laboratoire], mais j’y travaille pas. [] Parce que j’habite entre Grenoble et Lyon et que, du coup, pour moi, d’aller jusqu’à Lyon, ça prend du temps. Depuis un an, j’en vois vraiment pas l’intérêt. Et puis parce que j’en ressens pas le besoin.

Pour les doctorant·es, financé·es ou non, les locaux des sites du laboratoire attirent peu, que ce soit à cause de la distance physique, de l’absence de nécessité réelle de s’y déplacer, ou de leur inadaptation (5 postes de travail sur le site de Lyon, 18 sur le site de Grenoble, partagés avec les doctorant·es de deux autres laboratoires). De manière générale, le laboratoire comme espace physique est également peu investi par les titulaires.

Accès au contrat doctoral : parcours de vie et inégalités de genre

Enfin, l’analyse croisée du profil démographique des doctorant·es et de l’accès à un financement en début de thèse met en lumière la dissimilitude en fonction de l’âge au moment de l’inscription du projet de thèse dans le parcours professionnel (figure 2). Dans le même temps, elle met en évidence les inégalités de genre dans l’accès à des conditions de travail de qualité, que ce soit par l’obtention d’un financement institutionnel ou la capacité à trouver du temps pour se consacrer à sa recherche.

Figure 2

Pyramide des âges et financement en début de thèse (n = 82)

Pyramide des âges et financement en début de thèse (n = 82)

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Si l’âge médian en début de thèse est de 31 ans, les doctorant·es ont entre 22 et 64 ans lors de leur première année d’inscription. Deux groupes distincts se dessinent selon l’âge d’entrée en thèse. Vingt-quatre d’entre elles et eux ont plus de 36 ans en première année. Ce groupe de doctorant·es plus âgé·es se caractérise par une forte proportion d’hommes (19 hommes contre cinq femmes) et la quasi-absence de financement (seul un). Non prioritaires pour l’attribution d’une bourse, ces doctorant·es pensent la thèse comme un projet de retour à une expérience de recherche imbriquée à une carrière professionnelle à l’extérieur de l’enseignement supérieur. Ainsi, Louis, enseignant au secondaire et doctorant en quatrième année, considère la thèse comme une activité qui « donne quand même plein d’atouts en plus. Lorsqu’on peut envisager les discussions scientifiques avec les élèves, on peut leur donner des conseils ». Nécessitant du temps libre, le retour à la recherche semble être une opportunité réservée en majorité aux hommes. À l’inverse, le groupe des jeunes doctorant·es est composé majoritairement de femmes (37 pour 21 hommes). Il compte 58 personnes, âgées de 21 à 35 ans en début de thèse. Pour elles et eux, le doctorat est en continuité directe avec leur parcours universitaire (après parfois quelques années dans le privé ou à passer les concours de la fonction publique). Ainsi Nina, doctorante financée en deuxième année, témoigne que c’est le plaisir de la recherche découvert en master qui l’a conduite à poursuivre en doctorat.

Pourtant, seule la moitié du groupe (30 sur 58) a eu accès à un financement de thèse, alors même qu’ils et elles remplissent les critères implicites d’âge. Si la parité est respectée, 15 contrats par sexe, celle-ci se fait au détriment d’un grand nombre de jeunes femmes, comme cela apparaît sur le graphique. Vingt-deux femmes de 21 à 35 ans n’ont ainsi pas de financement contre huit hommes. L’écart est donc important dans cette tranche d’âge et permet de faire deux hypothèses (non exclusives) : un biais genré dans l’obtention des contrats doctoraux qui expliquerait un meilleur taux de réussite chez les hommes ; une moindre auto-exclusion des femmes n’obtenant pas de financement, qui accepteraient plus souvent que les hommes de s’inscrire en thèse malgré tout.

Les parcours des doctorant·es du Lab, particulièrement hétérogènes et dispersés, conditionnent des attentes et des usages distincts vis-à-vis de l’institution. Tou·tes n’ont alors pas les mêmes possibilités matérielles de s’y impliquer ou de s’y rencontrer.

Un ressenti partagé qui ne parvient pas à créer du commun

« Alors, honnêtement, dans mon cas, c’est un peu particulier » ; « j’ai un parcours peut-être un peu différent d’autres doctorants ». Exprimée d’une façon ou d’une autre par les doctorant·es rencontré·es, la sensation de se trouver dans une situation hors du commun face à un référentiel partagé revient dans le discours de plusieurs d’entre elles et eux. Centrée sur les ressentis et les modalités de désignation de soi, cette partie met en évidence la récurrence de l’individualisation de l’expérience doctorale dans les discours des doctorant·es. Autrement dit, nous constatons un décalage entre les projections mentales et la diversité des pratiques du doctorat, face à un parcours type imaginé qui agit comme une norme. Pour mieux comprendre les positionnements multiples des doctorant·es et les effets subjectifs des conditions matérielles exposées en premier lieu, nous allons ensuite interroger deux axes heuristiques : une identité professionnelle contrariée et un rapport complexe à la précarité.

Face à la diversité des parcours, la référence d’un doctorat imaginaire ?

Un doctorat type apparaît en creux et semble exister dans l’imaginaire de plusieurs des doctorant·es. Ils et elles décrivent souvent leur parcours et leur situation en fonction de ce qu’ils et elles n’ont pas (des concours de l’enseignement par exemple), ou n’ont pas fait (enchaîner de manière fluide master et doctorat, participer à des événements scientifiques en nombre, à l’international, etc.). Jules, doctorant financé en deuxième année, est l’un de ceux qui dessinent le plus précisément les contours de cet idéal :

Pour moi, ce serait : j’arrive en doctorat, je fais ma recherche, j’assiste aux événements du laboratoire, autour de colloques, de journées d’étude ; je rencontre au cours de ces journées les autres doctorants, je m’en inspire, puis je commence à publier, puis d’autres rencontres sont organisées ; je fais une présentation de travaux – en tout cas, c’est tout ce parcours-là qui est un peu, ben, préétabli, qui aussi figure dans le guide des doctorants de Lyon 2, généralement.

Cette projection partagée d’un doctorat type génère une auto-exclusion liée à un sentiment d’illégitimité : à faire des demandes au laboratoire, à participer au collectif, à se sentir pleinement en droit d’agir pour réaliser son doctorat dans les meilleures conditions possibles. « J’ai jamais osé et je me suis toujours dit que ça ne me concernait pas », dit Justine quand nous lui demandons si elle a déjà effectué des demandes budgétaires au laboratoire pour ses activités de recherche. Cette situation engendre parfois une attitude de veille et de comparaison aux autres, voire de doute constant quant à leur performance. Jules explique se comparer continuellement aux autres doctorant·es :

En tout cas, c’est ce que je faisais au début, pour voir si j’étais dans les temps : je regardais quand un doctorant avait commencé sa thèse au profit d’un financement, et j’essayais de voir à peu près à quel moment il avait commencé à publier ses premiers articles, ses premiers colloques, etc.

Dans ses deux interventions, Jules décrit une majorité des critères du « bon chercheur (en régime néolibéral) », capable de se distinguer : « pas d’attaches, un mental d’acier, sait “se vendre”, stratège » (Anonyme, 2022). Il sous-entend en effet que le modèle de doctorat légitime est celui qui bénéficie d’un financement. Cette norme se rapproche des discours ministériels sur le doctorat, qui tendent à vouloir homogénéiser l’ensemble des doctorats à partir du modèle des sciences exactes, ce qui place les doctorant·es en sciences humaines et sociales dans une position contradictoire, entre injonctions nationales et traditions disciplinaires transmises notamment au sein du laboratoire (Serre, 2015).

La projection d’un doctorat type fait écran à la prise de conscience par les doctorant·es de la diversité de leurs parcours. Cette norme partagée, couplée à une impression d’être un cas isolé, freine la rencontre des doctorant·es autour d’une reconnaissance entre pairs. Cette tendance peut être renforcée par le cadre de plus en plus concurrentiel de la recherche (Harari-Kermadec et Moulin, 2015).

Une professionnalisation incomplète des doctorant·es?

L’arrêté de 2016 fixant le cadre national du doctorat établit que « la formation doctorale est une formation à et par la recherche et une expérience professionnelle de recherche » (article 1). De fait, la professionnalisation du doctorat est un mouvement général, et a été étudiée dans ses modalités comme dans ses limites, notamment disciplinaires, par Julien Calmand (2020). Dans notre enquête, le temps du doctorat se caractérise par sa position intermédiaire, entre temps des études et temps du travail, ce que l’ensemble des doctorant·es rencontré·es ne négocient pas de la même manière. Certain·es, comme Claire, la vingtaine, doctorante financée en troisième année, affectionnent beaucoup le mode de vie que leur offre l’expérience doctorale. À l’inverse, pour d’autres, la prolongation de leurs études met en évidence un décalage par rapport aux parcours de vie d’ami·es et de connaissances qui évoluent en dehors du monde universitaire. Ainsi, Justine, dans la même tranche d’âge que Claire mais non financée, se compare aux personnes de son cercle amical qui n’ont pas fait de doctorat, soulignant les moyens financiers dont ils et elles disposent, leurs plans de vacances et leurs projets de vie qui sont en « décalage » avec son propre mode de vie à 27 ans. Nina signale que sa soeur perçoit un salaire bien plus élevé dans une entreprise à niveau d’études égal (c.-à-d. un master). Elle renonce pour l’instant à avoir un enfant :

[C’est] un salaire qui permet de vivre tout à fait dignement, mais c’est parce que je suis toute seule, j’ai pas d’enfant ; voilà, ça fait partie des raisons pour lesquelles je veux pas avoir d’enfant maintenant. Mon compagnon, il a pas de travail : avec mon salaire, enfin à deux ça va, à trois ça serait possible, mais ce serait quand même beaucoup plus difficile.

Cette imprécision du statut des doctorant·es produit également une situation de professionnalisation incomplète, dans laquelle le doctorat peine à être défini comme travail, même quand il prend la forme d’un emploi fondé sur un contrat. Claire, qui dispose pourtant d’un contrat doctoral, met en place des stratégies au quotidien pour assimiler sa condition à celle d’une travailleuse. Elle cherche notamment à mesurer son temps de travail, en adéquation avec le droit :

Et du coup, pour moi, faire un doctorat, c’est un peu continuer à explorer des choses qui me plaisent, mais essayer de le faire vraiment dans une optique de professionnalisation et de travail, donc c’que j’fais, c’est que j’essaie d’être très pragmatique. Par exemple, pour organiser mon travail, je compte mes heures chaque jour et j’fais 35 heures par semaine, quoi [rires]!

Jules, quant à lui, parle de son doctorat comme « d’un travail à plein temps » et d’une activité routinière, ce qui l’a conduit à désacraliser la thèse et à la penser davantage comme une « pratique quotidienne ». Nina reconnaît que « le fait d’avoir un contrat, ça aide à voir le doctorat comme un travail. Disons que ça légitime cette perception du doctorat ». Nathalie s’est quant à elle consciemment employée à changer son rapport à son doctorat :

Et à un moment donné, je me suis moi-même posé la question parce que, vraiment, ça m’a interpellée, c’était un frein en fait de me dire que, finalement, ce que j’étais en train de faire était tout sauf un travail a priori, et d’y avoir réfléchi, d’en avoir discuté avec une amie qui est coach professionnelle, ça m’a fait prendre conscience qu’en réalité, c’était un travail à part entière et qu’il fallait le considérer comme tel []. Finalement, je trouve que cette thèse, elle a vraiment une autre dimension et qu’il faut la considérer comme un travail.

Tou·tes les doctorant·es sans contrat ne ressentent néanmoins pas ce besoin. Pour Louis, professeur en lycée, l’expérience de doctorat est vécue comme un projet personnel qui ajoute une valeur à son activité d’enseignement. Il déclare y consacrer entre 25 et 30 heures par semaine en moyenne, à côté de ses tâches de professeur, travaillant certaines semaines jusqu’à 70 heures. Les doctorant·es s’approprient donc différemment l’hybridité de leur statut, certain·es titulaires tranchant pour l’un ou l’autre de ses aspects (collègue ou étudiant·e), selon les moments ou de manière définitive[12], ce qui peut générer de la confusion dans les sociabilités professionnelles entre titulaires et doctorant·es.

Précarités

Contrairement à ce que l’on aurait pu attendre compte tenu des mobilisations récentes contre la Loi de programmation de la recherche (LPR)[13], qui ont mis la question de la précarité au coeur des revendications, les doctorant·es interviewé·es dans le cadre de cette enquête sont, de prime abord, réticent·es à considérer leur situation comme précaire. Ils et elles expriment pourtant fréquemment un sentiment d’insécurité, qui fait pleinement partie de la définition de la précarité donnée par le Bureau international du travail (BIT). En effet, celle-ci prend en compte les « caractéristiques objectives (le statut juridique) » mais aussi « subjectives (les sentiments) d’incertitude et d’insécurité ». De plus, la définition du BIT inclut des éléments liés à la fois à des incertitudes sur le présent (« une rémunération faible ») et à des perspectives d’avenir (« l’incertitude sur la durée de l’emploi »), ce qui correspond au vécu de certain·es doctorant·es du laboratoire, comme en témoigne Jules :

Mais je ne me considère pas comme précaire d’un point de vue économique. J’ai un toit, je paie mon loyer, j’ai pas de problème pour me nourrir. Par contre, je pense que je me considère comme précaire à la fin de mon contrat, dans le sens où je n’ai pas passé – comme d’autres doctorants l’ont fait, peut-être qu’ils ont eu raison d’ailleurs – de concours d’enseignement secondaire ou supérieur. Ce qui fait qu’à la fin de mon contrat, je serai soit au chômage, soit faudra que je trouve un autre moyen de financement. Donc c’est dans ce sens que je me considère comme précaire.

La faiblesse des débouchés dans le monde académique renforce le sentiment de précarité des doctorant·es. Si Claire, comme Nina, bénéficie du filet de sécurité que procure le CAPES[14], elle craint cependant l’absence de perspectives d’emploi stable dans l’enseignement supérieur qui la ferait basculer dans l’insécurité pour plusieurs années, avant de pouvoir obtenir un poste de titulaire à l’université. Déjà, l’arrivée au terme de son contrat doctoral annonce à son sens le début de la précarité :

Et j’commence à trouver ma position de plus en plus précaire, notamment… là, en ce moment, avec toutes les candidatures aux postes d’ATER[15], je… déjà, j’me projette dans une mobilité permanente, une précarité permanente qui ne sont pas très agréables à envisager, quoi…

Pour certain·es doctorant·es plus âgé·es, qui entreprennent un doctorat en occupant ou après avoir occupé un poste stable en dehors de l’université, la question de la précarité se pose différemment. Philippe, salarié et doctorant en sixième année, considère ses conditions de doctorat « optimales », même s’il nuance par rapport à sa disponibilité pour la recherche (« le temps que je peux accorder à mon doctorat n’est peut-être pas forcément suffisant »). Nathalie, pour sa part, refuse de parler de précarité, car « ce ne serait pas décent vis-à-vis des étudiants », mais reconnaît la difficulté qu’elle a à se positionner en tant que doctorante, ainsi que le manque de reconnaissance de sa recherche. Paradoxalement, plusieurs se sentent dans une situation de privilège qui ne les autoriserait pas à demander d’aides financières, matérielles ou psychologiques. Ces situations multiples, ainsi que l’imprécision du statut des doctorant·es, produisent donc de l’insécurité, qu’ils et elles problématisent peu comme relevant d’une précarité partagée.

Le laboratoire et les doctorant·es : modalités d’une non-rencontre

Si l’unité des doctorant·es du laboratoire est à nuancer fortement, ils et elles ont pour point commun d’appartenir au même espace institutionnel. Cette appartenance institutionnelle commune ne suffit toutefois pas à instaurer la dimension collective du travail de recherche au sein du laboratoire. Les titulaires investissent également de manière très différenciée cette structure : « collection d’individus » ou « supermarché[16] », le laboratoire n’est pas toujours pratiqué comme espace de discussions scientifiques, ce qui peut également expliquer des pratiques miroirs de la part des doctorant·es.

Du point de vue des doctorant·es

Si, en amont de l’expérience doctorale, les projections sur le doctorat sont nombreuses, le laboratoire en est presque systématiquement absent. Il constitue un angle mort de la construction du projet, voire de l’expérience de thèse, comme en témoigne Justine :

[Question :] Du coup, est-ce que déjà, quand tu as préparé ta thèse, tu avais conscience qu’en choisissant un directeur de thèse, ça te rattachait à un laboratoire, est-ce que lui t’en a parlé ou pas…?

[Réponse :] [] Ouais, ça m’est tombé un peu dessus, moi, je ne savais pas spécialement… [Mon directeur] avait un peu balayé ça du revers de la main, me disant « mais c’est super, tu dois être rattachée à un laboratoire, ce sera tel laboratoire », parce que lui était dedans, enfin je crois que c’était ça, « il est super, il y a beaucoup de moyens et tout… » [] C’est vrai [qu’il ne] m’a pas plus expliqué que ça, il m’a dit : « Ouais, le laboratoire, c’est ce qui soutient un peu... » et voilà, j’ai eu les explications seulement en septembre, enfin quasiment à ma deuxième rentrée, quoi, en septembre, des mois après.

Ce témoignage est tout à fait représentatif du rapport de la majorité des doctorant·es au laboratoire : institution impensée en amont, elle est également souvent peu introduite par les directeurs et directrices de thèse. Dans cet extrait d’entretien, la doctorante n’est d’ailleurs même pas certaine de ce qui justifie son rattachement au Lab. Ses fonctions restant floues pour une majorité de doctorant·es, le laboratoire ne peut pas jouer pleinement son rôle de soutien à la thèse – hors financements ponctuels de missions[17] –, notamment d’intégration dans un réseau de chercheur·euses et de pourvoyeur d’espaces de discussion collective. C’est pourtant une mesure réglementaire encadrée par l’arrêté de 2016 fixant le cadre national du doctorat, selon lequel « durant le déroulement de ses travaux de recherche, le doctorant est intégré à l’unité ou à l’équipe de recherche qui l’accueille et qui contribue à son accompagnement pendant sa formation. Ses travaux sont valorisés dans ce cadre » (article 11).

Pour autant, l’enquête quantitative menée pour cette recherche indique que les doctorant·es sont loin de se désintéresser des activités du laboratoire. Une majorité des répondant·es s’informent des décisions prises en conseil de laboratoire et participent à ses activités (figure 3).

Figure 3

Se tenir informé et participer aux activités du laboratoire en tant que doctorant·e (n = 82)

Se tenir informé et participer aux activités du laboratoire en tant que doctorant·e (n = 82)

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Mais, malgré cet intérêt pour le laboratoire et cette participation, c’est un sentiment de non-appartenance qui ressort très majoritairement, comme en témoignent les réponses à la question : « Le laboratoire a pour objectif d’offrir un espace d’échange et de collaboration entre chercheur·euses ; avez-vous le sentiment d’appartenir à ce collectif? » (Figure 4)

Figure 4

Le sentiment d’appartenance des doctorant·es du laboratoire

Le sentiment d’appartenance des doctorant·es du laboratoire

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Les réponses à cette question peuvent s’analyser de plusieurs manières. Elles sont sans doute en partie liées à un sentiment d’illégitimité des répondant·es : ils et elles participent à l’institution, mais n’y trouvent pas leur place pour autant. Ces réponses sont aussi le reflet de la diversité des situations des doctorant·es et de leurs attentes par rapport au laboratoire. Ainsi, une partie d’entre elles et eux n’attendent pas du laboratoire qu’il soit un espace collectif de travail parce qu’elles et ils font leur thèse en solitaire, comme Louis, dont l’exemple a été évoqué précédemment. D’autres trouvent ailleurs des espaces de travail collectif en raison de leur localisation géographique, de la concurrence des appartenances institutionnelles ou de leur envie de construire des espaces de socialisation professionnelle alternatifs. Néanmoins, une partie des doctorant·es interrogé·es dans cette enquête témoignent d’une souffrance liée à la solitude de leur situation professionnelle, que le laboratoire n’arrive pas à résoudre. Ainsi, plus d’un quart des doctorant·es déclarent se sentir isolé·es ou très isolé·es (figure 5).

Figure 5

Sentiment d’isolement des doctorant·es du laboratoire

Sentiment d’isolement des doctorant·es du laboratoire

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Les analyses de Marina Chao et ses collaborateurs (2015) sur l’expérience de la solitude en doctorat montrent bien comment l’organisation institutionnelle peut être un facteur aggravant ou non de ce ressenti de solitude[18].

Du point de vue du laboratoire

L’intégration des doctorant·es à la vie du laboratoire est aussi une injonction et une attente des instances d’évaluation de la recherche. Cette norme, qui s’inscrit dans la tradition universitaire de « l’idéal d’une communauté égalitaire » (Barrier et Picard, 2020), se traduit par un affichage et des déclarations en faveur de l’intégration des doctorant·es, sans que son contenu soit toujours explicite ou décliné en pratiques concrètes. La direction du laboratoire est de plus en plus consciente, notamment du fait des mobilisations en opposition à la LPR, de cette non-rencontre avec les doctorant·es. La remédiation à ce problème, particulièrement dans le cadre de la préparation de la visite du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES)[19], figure à l’ordre du jour de différents conseils de laboratoire et assemblées générales. Il est alors question, entre autres, de solliciter l’intervention des directeurs et directrices pour mieux informer leurs doctorant·es et approfondir leur position de relais. Ces questions restent assez ponctuelles, souvent autour d’un événement – lors de l’assemblée générale annuelle par exemple – ou au moment de l’inscription en thèse, sans qu’aucune procédure de suivi soit pour autant entérinée. Face au comité de visite du HCERES le 12 mars 2020, et dans la présentation du projet et de la stratégie sur cinq ans, le laboratoire retenait, parmi cinq « bonnes pratiques actuelles [à poursuivre] », « l’effort d’intégration des doctorant·es au sein de l’unité ». Leur intégration est donc un enjeu d’évaluation et de représentation du laboratoire, mais le vocabulaire utilisé est symptomatique des difficultés rencontrées et d’un processus encore largement inachevé. Preuve de l’intensification de cet effort, la nouvelle direction collégiale a attribué à l’une de ses membres la responsabilité de la relation avec les doctorant·es. Toutefois, les formes de l’intégration des doctorant·es à cette « communauté égalitaire » restent largement impensées. Il est ainsi assez emblématique de noter que les assemblées générales annuelles s’ouvrent par la présentation scientifique des nouveaux membres entrant au laboratoire, à l’exception des doctorant·es. Leur entrée, vue comme un transit, ne conduit pas à ce rituel de légitimation collective.

Malgré ces efforts de l’institution, l’essentiel du travail d’intégration des doctorant·es pèse avant tout sur elles et eux-mêmes. Ainsi, les espaces du Lab auxquels participent le plus les doctorant·es sont organisés et gérés par elles et eux seul·es (atelier, serveur Discord autogéré). Il en est de même de l’assemblée générale de rentrée des doctorant·es, créée en 2019 par leurs représentant·es pour formaliser cet accueil manquant dans le laboratoire. Les espaces où se discutent en profondeur les conditions de travail et les recherches en cours, où sont débattues les hypothèses scientifiques et où s’exposent les doutes sont donc avant tout des réunions entre pairs, auxquelles les titulaires ne participent pas, sans que leur absence ait été, initialement, un requis de l’organisation. Cette absence rend palpable la fracture entre non-titulaires et titulaires de l’ESR, qui caractérise la période historique dans laquelle cette enquête s’inscrit. Si cette fracture peut également être identifiée à l’échelle plus globale de l’ESR, sa mise en évidence ne doit pas minimiser ses effets sur les titulaires, qui sont aussi pris·es dans un système dégradé. Ainsi, plusieurs titulaires soucieux·ses de l’intégration des doctorant·es témoignent de leur tiraillement entre envie de travailler avec elles et eux et crainte que cette relation occulte l’inégalité de statuts et de conditions de travail, amenant ainsi les doctorant·es à être plus exposé·es au surmenage. Célia Cristia (2022) pointe ainsi le fait que la présentation de toute proposition de travail comme une chance à saisir, dans un contexte de mise en concurrence, peut en effet placer les doctorant·es en situation de « conflit de loyauté » et rendre dès lors difficile, voire coûteux, tout refus. La baisse structurelle des moyens et des postes réduisant les perspectives d’emploi des doctorant·es dans l’ESR à l’issue de leur thèse peut également conduire une partie des titulaires du laboratoire à se contenter d’une situation inégalitaire où seule une minorité de doctorant·es est intégrée. Cette minorité, à laquelle appartiennent les auteur·rices de cet article, permet en effet, par son dynamisme, de répondre aux attentes des instances d’évaluation et d’éviter de se heurter au problème de l’insertion professionnelle de l’après-thèse, en s’appropriant le discours de la sélection fondée sur le mérite individuel (Allouch, 2021 : 51-54) et les efforts d’organisation portés par les doctorant·es. Ainsi, à une remarque d’un doctorant sur cette faible intégration en assemblée générale du laboratoire, une titulaire avait simplement répondu « on peut faire l’hypothèse que ce sera ceux qui continueront dans le métier », faisant de cette intégration un facteur de réussite dans un secteur concurrentiel (Bernela et Bertrand, 2018 ; Jedlicki et Pudal, 2018 ; Barrier et Picard, 2020). Cette démocratisation incomplète s’explique aussi, à l’échelle du laboratoire, par le nombre important de doctorant·es par rapport aux titulaires, déjà surchargé·es par les tâches administratives et les enseignements dans un contexte de manque de moyens structurel à l’université. L’écart entre la volonté affirmée des laboratoires de mieux intégrer leurs doctorant·es et la réalité de ce collectif qui ne prend pas n’est pas une spécificité du laboratoire étudié ici. Il est le résultat de choix politiques qui, s’ils n’ont pas pour objectif affirmé d’isoler les doctorant·es, créent une situation où l’institution se retrouve dépassée par le nombre de ses membres, sans que les moyens d’organiser leurs conditions de travail et leur intégration ne suivent. Économies d’échelles, organisation uniquement concurrentielle de la recherche, sous-financement chronique sont autant de facteurs qui entravent l’émergence d’un laboratoire comme structure de travail collectif et de coopération, à laquelle les doctorant·es pourraient prendre part.

Conclusion

Les doctorant·es du laboratoire sont loin d’être un groupe unifié : que ce soit sur le plan de leur situation financière, de leur localisation géographique ou de leur parcours de vie, de fortes disparités de parcours se font jour. Cette situation est complexifiée par leur statut hybride qui les maintient dans une professionnalisation inachevée. Et si une image de doctorant·e imaginaire semble être partagée, les vécus révélés par l’enquête plaident pour des différences profondes dans l’appréhension de cette période particulière de la vie d’un·e chercheur·euse, qui empêchent les doctorant·es de percevoir leur groupe comme étant cohérent. Dans cette diversité, le laboratoire pourrait apparaître comme un acteur unifiant et rassemblant cette communauté atomisée. Impensé par la quasi-totalité des doctorant·es à l’entrée en thèse, il est l’objet d’un intérêt lointain par la suite, sans qu’un sentiment d’appartenance se développe ou que le laboratoire devienne une réelle structure d’appui pour la majorité d’entre elles et eux. Du côté de l’institution, on reconnaît l’importance de leur intégration, qui fait pleinement partie des objectifs et s’accompagne d’un encouragement à de « bonnes pratiques » individuelles, mais celle-ci dépend essentiellement de la capacité des doctorant·es à saisir les rares occasions proposées et à créer elles et eux-mêmes leurs espaces de travail au sein du laboratoire.