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Ce récent ouvrage de John P. Miller, professeur à l’Ontario Institute For Studies In Education de l’Université de Toronto, met en lumière l’importance de la spiritualité dans les programmes scolaires et dans les pratiques pédagogiques. Il arrive à point, car si les publications traitant de l’éducation et de l’école foisonnent de nos jours, il s’en trouve rarement pour développer l’aspect proprement religieux ou spirituel. Fort de ses nombreuses années d’enseignement universitaire et d’échange avec les enseignants, l’auteur vise à combler cette lacune. Coordinateur de l’une des six sections du Curriculum Program, soit l’Éducation esthétique et holistique, il a déjà signé plusieurs écrits sur le curriculum et ce dernier doit être considéré comme le prolongement de ses réflexions. Un texte de lecture agréable, complété par un index et une bibliographie, et dont la préface écrite par Thomas Moore témoigne, on ne peut mieux, des intentions de base.

La définition du rôle de l’école et le choix des procédés pédagogiques demeurent grandement tributaires de notre perception des défis du monde actuel. Pour l’auteur, le contexte global de la société, avec ses problèmes de pollution, de violence et de perte de sens, fait appel à une valorisation des réseaux de relations interpersonnelles et surtout à une harmonisation de la vie intérieure et des actions extérieures, ce qu’il décrit en termes de « renaissance spirituelle ». Son approche holistique du curriculum visait à établir des ponts entre la croissance personnelle et le changement social, l’approche spirituelle marque ici un autre pas en s’appuyant sur les dynamismes profonds qui animent les personnes, les sociétés ainsi que l’univers dans son ensemble. Dans cette étude, l’âme, cette « énergie profonde et vitale qui donne une signification et un objectif à notre vie » (p. 9), constitue le concept central, le pivot de l’analyse des programmes et des propositions pédagogiques.

La première partie du livre explore l’âme dans un esprit affranchi de toute religion particulière, en expliquant sa place privilégiée dans l’éducation et dans toute expérience humaine, particulièrement en ce qui concerne l’amour et le travail. Après avoir passé en revue quelques conceptions d’auteurs anciens et contemporains, Miller élabore son propre concept de l’âme comme le lien intime entre le divin (« Spirit ») et l’ego socialisé ; il veut ainsi respecter les aspects essentiels de l’âme, à savoir qu’elle représente un processus plutôt qu’une entité, qu’elle recèle les désirs profonds, qu’elle tend fondamentalement vers l’amour et qu’elle se caractérise par le paradoxe plutôt que par le cheminement linéaire.

La seconde partie développe comment l’école peut assurer le soutien et l’éducation de l’âme : par un curriculum axé sur la vie intérieure, par un accent sur les arts, par des moyens d’enseignement et d’apprentissage favorisant la créativité, par la prise en compte de la dimension environnementale. À cet effet, les enseignants tiennent un rôle de premier plan : ils seront évidemment eux-mêmes « animés », capables de recourir à la méditation et aux autres techniques d’intériorisation, telle la contemplation, l’imagerie mentale, le jeu de rôle, le journal personnel. Le lecteur trouvera une information intéressante sur ces diverses méthodes, grâce aux nombreux exemples et aux explications détaillées, que l’auteur fournit à partir de son expérience ou encore en se reportant à des associations éducatives. Enfin, cette préoccupation de l’âme se révèle un puissant facteur de compréhension des problèmes éducatifs et de participation au changement qui interpelle l’école dans sa mission comme dans ses réalisations quotidiennes.

Il faut cependant considérer que la publication tient davantage de la synthèse personnelle que de l’étude systématique du problème de la teneur spirituelle du curriculum et des apprentissages scolaires. Le professeur Miller y résume sans doute le contenu de son cours « Spiritualité en éducation » offert aux étudiants de maîtrise et de doctorat. Miller appelle plusieurs auteurs à l’appui de sa thèse, mais le traitement de leurs positions demeure plutôt rapide et les rapprochements sont opérés en faisant l’économie des nuances. Un tel survol de la question de « l’éducation et de l’âme », telle qu’elle s’exprime dans la société et plus particulièrement dans l’école, s’avère toutefois de nature à stimuler et à enrichir la réflexion chez ceux et celles qui se préparent à oeuvrer en éducation ou qui poursuivent des études de deuxième cycle après avoir enseigné quelques années. À plus d’une occasion d’ailleurs, l’auteur mentionne comment ceux-ci ont tiré profit de son approche holistique ou spirituelle pour eux-mêmes et pour leurs élèves. Globalement, pour situer Education and the Soul dans le champ des études du curriculum, on pourrait donc y voir un exemple d’application du caractère « transformationnel » des programmes scolaires, selon la typologie que l’auteur a élaborée dans une publication de 1985 (les autres catégories d’orientations jugées plus ou moins adéquates étant alors la transmission et la transaction).

Pour expliquer le fondement du spirituel et pour motiver les interventions éducatives idoines, l’auteur compte principalement sur la mise en valeur de l’âme, qu’il se doit alors de définir. Dans sa conceptualisation de l’âme, il a utilisé deux sources principales, éloignées de plus d’un siècle, soit Ralph W. Emerson et Thomas Moore. Le premier a grandement marqué la philosophie américaine par son accent sur la transcendance tandis que le second, auteur d’un best-seller sur la spiritualité, Le soin de l’âme (publié initialement en 1992 aux États-Unis), agit en tant que psychothérapeute, fortement inspiré par Jung, après avoir vécu dans un monastère pendant 12 ans. Faute de précisions suffisantes, la notion de l’âme, telle qu’exprimée et telle que véhiculée dans les diverses activités pédagogiques, oscille entre une tendance romantique et une tendance analytique ou clinique. Cette ambivalence risque d’encourager une réification de l’âme chez ceux qui demeurent peu enclins à voir une distinction entre le concept et la réalité. En effet, le manque de clarification peut laisser le lecteur s’en remettre aux images et aux croyances concernant l’âme au lieu de l’engager dans une opération cognitive plus profitable.

De plus, on doit reconnaître que l’ouvrage fait peu ou prou référence à des spécialistes du curriculum, de sorte que le lecteur n’a pas l’occasion de voir ce qu’il en est de la question du spirituel dans l’ensemble des programmes scolaires, tels qu’ils sont pensés, élaborés et mis en oeuvre… Quant aux sources encore, on ne trouve nulle mention des auteurs représentatifs de la psychologie humaniste et transpersonnelle ou de la psychosynthèse ; ceux-ci, tout en parlant de l’Être et du Soi plutôt que de l’âme, n’en portent pas moins les mêmes préoccupations humaines et éducatives que l’auteur, et leur pensée marque déjà certains courants pédagogiques. Si la question du spirituel en éducation s’avère importante, il convient de ne rater aucune occasion de dialogue avec les autres qui s’y intéressent.

Le principal mérite de Miller est d’attirer l’attention sur la difficile mais non moins pertinente insertion de ce que l’on nomme « le spirituel » dans l’éducation scolaire. Les considérations psychologiques et sociologiques souvent évoquées pour décrire l’évolution sociale à cet égard font parfois oublier les dynamismes mis en action par la réalité spirituelle ou religieuse, ne serait-ce qu’à travers ce sentiment de vide que provoque sa mise à l’écart. Education and the Soul illustre de belle manière l’enracinement du spirituel dans les disciplines scolaires comme dans toute la vie de l’école. Alors que les publications traitant d’éducation spirituelle se limitent le plus souvent au champ particulier de l’enseignement religieux, l’auteur considère ici l’ensemble des programmes d’études comme un lieu pour cette éducation et décrit des démarches d’apprentissage très stimulantes pour les enseignants. De plus, l’auteur, en fondant ainsi sa démonstration sur l’âme, comme instance personnelle d’intériorité, rappelle que toute réflexion sur le développement spirituel s’inscrit dans une vision de la personne humaine et exige de délimiter une aire d’application ou un terrain d’exercice susceptible de concrétiser un progrès à ce chapitre. Enfin, rejoignant les tendances interreligieuses de plus en plus répandues, Miller s’adonne à un exercice qui, sans être lié à une dénomination religieuse, procède dans le respect de toutes les religions, afin de réaliser pleinement les objectifs éducatifs de l’école. Un tel essai marquera sans doute l’amorce d’une nouvelle réflexion sur les enjeux éducatifs d’aujourd’hui, afin de mieux interroger les discours convenus et de maintenir la qualité de l’éducation au coeur des réformes entreprises chez nous et ailleurs.