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De 1981 à 1987, André Lécrivain a fait paraître, en compagnie de J. Biard, D. Buvat, J.‑F. Kervégan, J.‑F. Kling, A. Lacroix et M. Slubicki, une vaste Introduction à la lecture de la Science de la logique de Hegel (Paris, Aubier-Montaigne), dans laquelle le but premier était de mettre en lumière la processualité du mouvement logico-dialectique qui parcourt d’un extrême à l’autre la Science de la logique. Le présent ouvrage de Lécrivain, intitulé Hegel et l’éthicité et portant sur la troisième partie des Principes de la philosophie du Droit, se situe explicitement dans le prolongement de ces travaux sur la logique hégélienne (cf. p. 7). Ceci signifie pour Lécrivain que son commentaire concernant la plus haute sphère de l’esprit objectif entend lui aussi privilégier l’aspect logique et processuel du propos hégélien disséminé dans les pages des Principes de la philosophie du Droit. Il ne s’agit donc pas tant pour Lécrivain de proposer une « nouvelle » interprétation de la pensée hégélienne de l’éthicité, que d’exhiber la présence ou l’efficience des schèmes logiques, exposés par Hegel dans la Science de la logique, à même le développement de l’esprit objectif en son moment éthique, et ce question « d’en éprouver la validité et d’en vérifier l’efficacité » (p. 8). Ce que cet ouvrage se propose, c’est donc d’une part de rendre compte de l’affirmation continuelle de Hegel suivant laquelle le développement de l’esprit objectif repose sur le développement logique, et ce en montrant dans le détail comment la processualité des Principes de la philosophie du Droit constitue une exemplification de la processualité logique qui la fonde ; d’autre part, et conséquemment, cet ouvrage de Lécrivain se propose de rendre justice à ce qui apparaît peut-être comme la plus haute prétention hégélienne eu égard à la sphère juridique, morale, sociale et politique, à savoir que cette sphère soit une production de la raison, et qu’à ce titre elle soit considérée comme rationnelle au-dedans de soi, et par suite comme digne d’un traitement systématique ou « scientifique » : « Tel est donc l’objectif que s’est intentionnellement fixé ce commentaire qui se veut moins interprétatif que soucieux de restituer le cheminement spéculatif par lequel le domaine éthico-politique — auquel on déniait jusque-là la possibilité d’accéder à un traitement et un statut scientifiques, comme le souligne la Préface — devient au contraire l’objet d’une élucidation rigoureuse et systématique grâce à la mise en oeuvre des moyens théoriques fournis par la logique dialectique » (p. 8-9).

L’ouvrage débute par une très brève (14 pages !) présentation de la Préface, de l’Introduction et des deux premières sections des Principes de la philosophie du Droit (« droit abstrait » et « moralité »). Loin d’expliciter le propos hégélien de ces sections, ce qui aurait naturellement exigé de plus amples développements, Lécrivain se contente plutôt de préparer le terrain en vue d’une compréhension minimale de la situation de la sphère de l’éthicité dans le tout de l’esprit objectif. Le commentaire débute donc à proprement parler avec l’exposition de la troisième section des Principes.

La méthode d’exposition choisie par Lécrivain est l’une des plus lourdes qui soient : le commentaire littéral, paragraphe par paragraphe, remarque par remarque. Or, cette méthode d’exposition non seulement n’aide pas selon nous à rendre manifeste l’articulation logique de cette section, mais elle en constitue par moments un obstacle important. Au mieux, cette méthode permet à Lécrivain d’indiquer au passage le lien entre tel élément éthique et tel élément logique, ce qui réduit considérablement cependant la portée de la tâche que s’est assignée l’auteur en début d’ouvrage, soit de repérer la présence des schèmes logiques au coeur du développement éthique. À titre d’exemples de cette limitation, imposée par sa méthode d’exposition, Lécrivain se contente d’indiquer à l’occasion du commentaire du § 181 que l’institution familiale incarne le moment logique de la qualité (cf. p. 51) ; ailleurs (commentaire du § 257), que la sortie de la société civile bourgeoise vers l’État correspond à la sortie de la sphère de l’essence vers la sphère du concept (cf. p. 96) ; enfin (commentaire du § 298), que l’activité du pouvoir législatif au sein de l’État, laquelle à la fois est conditionnée par la constitution et exerce une influence positive sur la constitution, représente le dernier type de causalité (l’« action réciproque ») présenté par Hegel au terme de la logique de l’essence (cf. p. 137-138). Abstraction faite de telles indications ponctuelles, qui établissent des parallèles — tout à fait justes du reste — entre les développements éthique et logique, l’ouvrage de Lécrivain se présente toutefois comme un commentaire parmi d’autres de l’éthicité, mais comme un commentaire perspicace, qui n’en reste pas à des généralités, et soucieux de restituer, par-delà les mésinterprétations historiques, la rigueur et l’actualité du propos hégélien. Seulement, l’originalité que cet ouvrage se proposait d’entrée de jeu, et qui en faisant selon son auteur non pas tant une nouvelle interprétation de l’éthicité, qu’une exposition de sa logicité immanente, est finalement plutôt absente de l’ensemble.

Soulignons pour conclure cette recension un point fort de ce commentaire : l’insistance sur le thème de la reconnaissance au sein de la sphère éthique, et particulièrement pour ce qui concerne le passage de la société civile bourgeoise à l’État. Lécrivain montre bien selon nous à quel point le traitement hégélien du thème de la reconnaissance, qui traverse comme un fil rouge toute la sphère éthique, demeure actuel pour toute pensée du socio-politique. Ce faisant, Lécrivain accomplit la seconde tâche qu’il s’était proposée, soit de restituer la pertinence du « rationalisme » hégélien afin de penser la réalité socio-politique qui est la nôtre.