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Recevoir un doctorat honoris causa de la très fameuse Université Laval de Québec est pour moi un grand honneur, pour lequel je désire remercier de tout mon coeur la Faculté de théologie et de sciences religieuses ainsi que toute l’Université Laval. En tant que théologien et cardinal qui a vécu jusqu’à présent exactement la moitié de sa vie dans le monde académique et qui a enseigné pendant 29 ans auprès de différentes universités, j’apprécie à sa juste valeur un tel honneur qui est pour moi reconnaissance et encouragement.

En vous exprimant ma gratitude pour cette haute distinction, je désire rendre hommage à la vie académique. Cet hommage est en même temps, je ne vous le cache pas, la manifestation d’une sincère nostalgie. Car on n’oublie pas et on n’abandonne pas une si longue expérience académique quand on est appelé au ministère ecclésiastique. Au contraire, elle vous laisse une marque indélébile : une fois que l’on est théologien, on le demeure à vie.

I

Hommage à la vie et à la théologie académique — c’est volontairement que je ne parle pas seulement de l’enseignement et de la recherche académique, bien qu’ils soient déjà de grandes choses, mais que je parle de la vie académique car l’académie est plus qu’une fonction quelconque, l’académie est un ensemble et un tout, un engagement total, une forme de vie, un choix de vie, c’est s’engager à vie dans la recherche de la vérité dans la liberté.

Vérité et liberté — ce sont là deux grands mots, probablement deux des mots les plus importants de notre héritage culturel occidental. Chercher la vérité et orienter sa vie selon la vérité et rien d’autre, mourir pour la vérité plutôt que l’abandonner et la renier, voilà l’option fondamentale de Socrate et de Platon qui sont les pères fondateurs de toute la philosophie occidentale. C’est aussi la gloire des martyrs des premiers siècles chrétiens, des martyrs de tous les siècles et de toutes les religions. Je pense en particulier aux martyrs du vingtième siècle, un siècle qui plus que tous les autres a été un siècle de martyrs, dont l’héritage nous oblige.

Chercher et vivre la vérité constitue la vraie liberté de l’homme qui, dans sa recherche de la vérité, se libère de l’esclavage du présent et des circonstances. La vérité rend libre mais tout comme la liberté n’est possible que dans la vérité, la vérité elle aussi n’est accessible que dans la liberté. On ne peut imposer la vérité : celle-ci s’impose et convainc d’elle-même. Vérité et liberté sont les deux faces de la même médaille, elles se présupposent mutuellement.

Je désire aller plus loin et souligner l’importance de la dignité de la liberté académique qui, par sa recherche libre de la vérité, est un gardien institutionnel et de la vérité et de la liberté. Elle est un gardien nécessaire et auquel on ne saurait renoncer, surtout aujourd’hui où la vérité peut être manipulée comme jamais auparavant, en particulier par les mass media.

Nous en arrivons ainsi au problème, à la crise et au défi que la vie académique doit affronter de nos jours. Elle aussi est exposée à la tentation de servir des intérêts économiques et politiques propres ou ceux d’autrui ou encore ceux de la publicité. Pendant le Troisième Reich, des savants ont été manipulés par un régime terroriste. Aujourd’hui, cette tentation est encore plus grande. Lorsque nous entendons parler de la vérité, nous sommes enclins à nous demander, comme l’a fait Pilate : « Qu’est-ce que la vérité ? » (Jn 18,38). D’ailleurs, y a-t‑il « la » vérité ? Et si oui, pouvons-nous la reconnaître et la rendre obligatoire pour tous ? Cela est-il encore possible dans un monde aussi pluraliste, du point de vue religieux, philosophique, culturel, économique et politique, que celui d’aujourd’hui ?

La réponse d’une grande partie de la philosophie moderne à cette question est un « non » pur et simple, et ce « non » correspond à un sentiment radical, largement répandu, de l’homme moderne. Un des problèmes fondamentaux est la perte de la dimension de la vérité ou, comme le dit le pape Jean-Paul II dans l’encyclique Fides et ratio, la défiance à l’égard de la vérité et la perte de confiance en la capacité de la raison humaine de saisir la vérité (no 45 ; cf. nos 81, 91). La recherche de la vérité n’a plus aujourd’hui la place qu’elle occupait jusqu’ici dans la culture chrétienne et dans la culture européenne et occidentale.

Celui qui prend le parti de la vérité doit voguer contre le vent. Mais il peut avoir la conviction qu’il le fait dans l’intérêt général, et ce pour des motifs valables. Il a la logique de son côté, ce qui n’est pas peu, car un pluralisme qui se considère comme fondamental est une contradiction en soi ; il nie ce qu’il affirme ; il est profondément irrationnel. Il est chaotique et aboutit au nihilisme.

Seule la vérité rend l’homme libre (Jn 8,32) ; elle libère de l’incertitude et de l’esclavage des circonstances, de la mode, de l’opinion publique, des intérêts et des privilèges. Parce qu’elle ouvre une perspective qui va bien au-delà du temps présent, de ses hasards et de ses contraintes, elle pose la question, qui concerne chacun de nous, de l’origine et du but de notre existence. La question de la vérité est l’identité de l’existence humaine.

De même que pour l’identité de chaque individu, la vérité représente le fondement de l’identité et de l’unité de la société, et même de l’humanité. Elle libère l’individu de l’isolement et rend possible l’écoute de l’autre. Lorsque l’individu et le groupe ne connaissent chacun que leur propre vérité, l’unité et la cohésion d’un peuple et des peuples entre eux deviennent une question de puissance que le plus fort résout par la violence. Le darwinisme social dans les conflits d’intérêts, la lutte idéologique pour le pouvoir, acharnée et violente, sont alors la seule solution.

C’est également le cas lorsque le succès public, la publicité, les divertissements deviennent des critères. Car on sait, à l’ère des médias, comment il est possible de manipuler l’opinion des masses. Pensons seulement aux informations, ou mieux à la désinformation des médias sur les actions militaires pendant les guerres.

Seuls le recours à la vérité et le débat sur les grands thèmes, ainsi que les efforts pour parvenir à une entente à ce sujet, peuvent donner un ton civil à la recherche du juste chemin et d’un ordre meilleur. Le débat sur la vérité présuppose le respect des convictions de chacun. La recherche de la vérité a ainsi un pouvoir unifiant et pacificateur. C’est pourquoi la vérité représente l’intérêt commun et le plus élevé de l’homme. Elle est le bien suprême. La liberté académique est appelée à le protéger et à le promouvoir.

II

« En quoi cela concerne-t‑il la théologie ? », me direz-vous. Eh bien, cela la touche de très près ! Car qu’est-ce que la théologie sinon la réflexion sur la révélation, et qu’est-ce que la révélation sinon la révélation de la vérité divine, laquelle s’exprime déjà dans la création et arrive à son point culminant en Jésus Christ, qui est venu dans le monde pour rendre témoignage de la vérité (Jn 19,37) et est en personne « le chemin, la vérité et la vie » (Jn 14,6). Celui « en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la connaissance » (Col 2,3).

La vérité selon l’Écriture n’est pas un système de concepts abstrait, ni une idéologie étrangère à la vie et coupée de la réalité. La vérité au sens de l’Écriture signifie « emeth », c’est-à‑dire la vérité-fidélité de Dieu qui se révèle dans l’histoire, soutient et illumine l’histoire, lui donne un sens et une orientation et qu’il faut suivre pour parvenir à la lumière (Jn 3,21). Ce n’est pas seulement une théorie mais aussi une pratique existentielle. Elle est ce sur quoi bâtir et en quoi avoir confiance, ce qui nous soutient et nous donne l’espérance. Elle est vérité salvifique et sagesse qui éclaire le mystère de la vie et aide à supporter aussi les incompréhensions, les terreurs et les abîmes de la vie. Cette vérité est une promesse qui se révèle pleinement dans l’eschatologie. Elle oriente l’homme et lui indique l’avenir ; elle lui donne le temps, la patience et le courage de vivre et d’affronter les difficultés de la vie ; elle lui donne une confiance et une espérance qui vont au-delà de la vie sur terre.

Cette vérité n’est pas une idole faite de formules. Au contraire, chaque formule nous introduit, au-delà d’elle-même, dans le mystère divin. « Non terminatur ad enuntiabile, sed ad rem », disait saint Thomas d’Aquin (S.th. II/II, I, 2 ad 2). L’énoncé n’est pas un but en soi ; le but de l’énoncé est la réalité elle-même, une réalité qui est au-dessus de tout énoncé et de tout concept humain. Un de mes maîtres en théologie me disait souvent : « Le but de la théologie systématique est d’empêcher le système ». Je pourrais aussi dire : le but de la théologie systématique est de défendre la liberté de Dieu et celle de l’homme. La théologie qui s’occupe de l’intellectus fidei est selon la grande tradition de saint Augustin, Anselme de Cantorbéry et Thomas d’Aquin, « fides quaerens intellectum » — la foi que cherche l’intellect et la compréhension de ce qu’elle croit —, cette théologie protège du fanatisme et du fondamentalisme religieux, lesquels sont un danger énorme et extrêmement actuel. Elle est nécessaire aujourd’hui plus que jamais. Inversement la théologie elle-même ne peut respirer que dans une atmosphère de liberté. L’Église a plus que jamais besoin d’une théologie vraiment académique.

Cette tâche présuppose un vaste espace de liberté, de possibilités de bâtir des hypothèses et de discuter les différentes thèses et hypothèses. L’esprit — aussi bien l’esprit humain que l’Esprit Saint — ne peut se déployer autrement qu’en liberté. Une atmosphère d’angoisse est fatale pour toute vie tant intellectuelle que spirituelle. « Theologia disputat » était déjà la règle dans la scolastique médiévale. En cela on peut également faire confiance à l’autocorrection et aux forces autocuratives de la théologie, ainsi qu’au pouvoir de la vérité de s’imposer. Il appartient donc au magistère non seulement d’exhorter la théologie à l’obéissance — cela aussi, bien sûr — mais encore de protéger son autonomie et de la défendre contre tout fondamentalisme aveugle.

Mais cette liberté, autonomie légitime de la théologie, n’est pas une liberté individualiste ; comme toute vérité, la vérité de la foi est également et avant tout vérité en dialogue et en communication. D’après l’Épître aux Éphésiens, la sagesse multiforme de Dieu est proclamée par l’Église dans le monde et dans l’histoire (Ep 3,10). Et d’après la première Lettre à Timothée, l’Église est colonne et support de la vérité (1 Tm 3,15). Ainsi le théologien n’est pas un soliste : il n’est ni seul ni un ensemble ; il est inséré dans le choeur de toute la communauté des fidèles. Bien sûr, il doit chanter sa propre partie mais il doit le faire en écoutant les autres et en mesure avec eux et tous ceux qui sont engagés dans le ministère pastoral.

Le théologien ne peut donc s’émanciper de la vérité dont témoigne la communauté des fidèles au sens synchronique et au sens diachronique ; cela signifie qu’il lui faut être en dialogue permanent avec la tradition de la foi ainsi qu’avec l’Église d’aujourd’hui. Et parce que l’Église est par nature missionnaire, c’est-à‑dire messagère en chemin (Ad Gentes 2), elle a besoin d’une annonce et d’une théologie qui soient, d’une part, bien enracinées dans la tradition, mais en même temps ouvertes à de nouveaux défis. Elle ne doit pas concevoir la tradition comme une entité figée et pétrifiée, mais elle doit au contraire contribuer à y voir quelque chose de vécu, qui découle de la vie, qui répond au tribunal de la raison, qui fonde la vie et ouvre sur l’avenir.

Selon saint Irénée de Lyon, l’Église est le précieux récipient dans lequel l’Esprit Saint a versé la vérité en sa fraîcheur juvénile et qui la conserve telle (Adv. haer. III, 24, 1). Je pourrais ajouter que la théologie doit s’inscrire dans la nouvelle évangélisation. Les théologiens sont et doivent être aujourd’hui comme des scouts et des éclaireurs, qui cherchent des voies nouvelles souvent non encore battues pour transmettre la foi dans une situation et à une génération nouvelles. Ils sont les sentinelles et les guetteurs de nuit, qui attendent le jour nouveau.

III

Comment une telle théologie pourrait-elle être possible si l’on ne cherchait pas à connaître les réalités existant en dehors de sa propre tradition ecclésiale ? La théologie catholique aujourd’hui ne peut être seulement oecuménique et l’oecuménisme n’est pas une section spéciale de la théologie mais un aspect transversal que l’on retrouve dans toutes les disciplines théologiques. Entre-temps, la théologie s’est ouverte au dialogue interreligieux. Ce phénomène, s’il est bien compris, n’a absolument rien à voir avec un relativisme libéral et un syncrétisme qui porteraient à la perte de l’identité chrétienne propre. Au contraire, dans le dialogue et la rencontre avec les religions non chrétiennes, nous pouvons mieux découvrir certains aspects de la vérité dont nous n’avions pas conscience, de cette vérité qui déjà nous est donnée en Jésus Christ. Le dialogue est un des moyens par lesquels l’Esprit nous introduit dans la vérité tout entière (Jn 16,13).

En outre, la théologie doit être en dialogue avec les sciences des autres facultés, surtout avec la philosophie, l’art et la littérature et avec toute la culture moderne. « Toute vérité, d’où qu’elle vienne, vient de l’Esprit Saint », disait saint Thomas d’Aquin. Ainsi, la théologie peut rassembler toute la sagesse du monde et contribuer à la réalisation concrète de la catholicité dans son sens original. Elle prépare une culture humaine et chrétienne nouvelle.

Il est donc clair que la théologie est membre à part entière de la maison commune de la science et qu’elle est partie intégrante de la vie académique d’une université. La théologie reçoit et s’enrichit des autres disciplines mais elle aussi est généreuse : elle ouvre le regard des autres sciences au non-achèvement et à la contribution de chaque vérité humaine à une vérité toujours plus grande, plus vaste, plus haute et plus profonde. Elle résiste à une activité scientifique purement pragmatique, qui a perdu la dimension de la vérité, et elle conserve la sagesse des philosophes grecs pour qui l’étonnement est le commencement de la philosophie ; elle rappelle le message des Psaumes : « la crainte de Dieu est le principe de la sagesse » (Ps 110,10).

Peut-être, et je le crains, est-ce la nostalgie qui me rend si enthousiaste de l’hommage que je reçois en ce jour. Je vais donc conclure en vous redisant ma profonde gratitude pour l’honneur qui m’est fait. Je souhaite à tous les théologiens et tous les chercheurs de la vérité que sa splendeur et sa beauté leur donnent des ailes dans leur travail qui — je le sais — reste le plus souvent prosaïque, fatigant et pénible.

Merci beaucoup.