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Après nous avoir donné la traduction des essais de Gadamer sur Heidegger (Les chemins de Heidegger, Paris, Vrin, 2002), Jean Grondin nous offre dans cet ouvrage une traduction d’essais et de conférences rassemblés par Gadamer et présentés comme un complément à l’édition de ses oeuvres complètes (Gesammelte Werke, 1985-1995). Ce recueil d’études lui fut offert par son éditeur en personne, Georg Siebeck, à l’occasion des fêtes de son centenaire le 11 février 2000 et publié sous le titre original de Hermeneutische Entwürfe : Vorträge und Aufsätze. Ces études qui ne figurent pas dans les oeuvres complètes seront donc accueillies avec reconnaissance par tous les lecteurs français qui s’intéressent à la pensée de Gadamer. C’est avec raison que J. Grondin les présente comme le « testament du philosophe » (p. 7). Le lecteur y trouvera, en effet, les dernières pensées de Gadamer sur la philosophie herméneutique et sur le rôle de la philosophie dans la culture occidentale contemporaine dominée par les sciences naturelles et la rationalité scientifique issue des Lumières, ainsi que le regard critique de l’humaniste et du sage sur l’avenir de cette culture occidentale et du destin de l’Europe et de l’humanité dans nos sociétés marquées par la révolution industrielle et technologique du xixe siècle.

Sur les 22 essais réunis dans cet ouvrage, 10 sont consacrés à la philosophie herméneutique et à l’histoire de la philosophie. Ces essais sont les suivants : 1. Herméneutique : théorie et pratique (1996, p. 17-26) ; 2. Science et philosophie (1977, p. 27-41) ; 5. Herméneutique et autorité. Un bilan (1991, p. 61-67) ; 8. La philosophie et son histoire (1998, p. 93-124) ; 9. L’actualité de la philosophie grecque (1972, p. 125-142) ; 11. Kuno Fischer : un pont entre Hegel et l’Italie (1997, p. 161-167) ; 12. Nietzsche et la métaphysique (1999, p. 169-179) ; 16. Art et cosmologie (1990, p. 225-236) ; 17. Heidegger et la fin de la philosophie (1989, p. 239-254) ; et 19. Le savoir entre hier et demain (1998, p. 263-273). De ces études j’aimerais dégager certains traits caractéristiques de l’héritage de Gadamer philosophe.

À l’encontre des tendances actuelles dans le domaine des sciences naturelles qui réservent le terme de « science » aux seules disciplines qui relèvent de l’observation et de l’expérimentation et de leur alliance aux mathématiques, Gadamer maintient le caractère scientifique de la philosophie. Il écrit : « Face à cela, on peut dire à bon droit que la philosophie est scientifique. C’est que, malgré tout ce qui la sépare des sciences positives, elle conserve une proximité avec elles, fondée sur l’exigence de rigueur, qui lui permet de se distinguer du domaine des visions du monde fondées sur des évidences subjectives » (p. 27). Nous reconnaissons dans cette citation la conception grecque de la philosophie qui était considérée comme une epistêmê, et qui désignait tout l’ensemble du savoir théorique. La philosophie était, pour les Grecs, non seulement une science, mais la plus haute des sciences, voire la seule science véritable, comme le soutient Platon dans la République (VI, 533a-c) et le Sophiste (253b-d), alors que les savoirs fondés sur l’expérience étaient plutôt rangés parmi les techniques (technai) fondées sur les opinions (doxai). Quant aux sciences mathématiques, elles étaient subordonnées à la philosophie ou à la dialectique et ne pouvaient recevoir le titre de science qu’au sens large du terme seulement (République, VI, 533c-e). Gadamer a conservé cette conception de la philosophie qui a prédominé jusqu’à l’avènement des sciences modernes, alors que celles-ci, au cours de leur évolution, finirent par reléguer la philosophie au rang de l’art, de la religion ou encore de la poésie. Tout en reconnaissant que les questions posées par les philosophes sont des questions dont on ne trouve pas de réponses démontrables, Gadamer soutient que ces questions sont pour ainsi dire incontournables. Il écrit : « Il est de toute manière difficile de s’y refuser quand il est question de philosophie, puisqu’elle se trouve en compétition avec la religion et l’art en posant des questions que l’on ne peut contourner, mais pour lesquelles on ne connaît pas de réponses démontrables » (p. 246).

Cette conception de la philosophie comme science, Gadamer l’a mise en pratique en s’attachant au langage qui lui permettait de remonter du mot au concept, et du concept à l’expérience vécue, la Lebenswelt de Husserl. Sa pratique de la philosophie tourne ainsi le dos au courant néo-kantien de Cohen et Natorp qui fut son professeur, pour s’enraciner dans les voies ouvertes par la phénoménologie de Husserl et de Heidegger. « Mais aux yeux de la phénoménologie, écrit Gadamer, la philosophie devait aussi faire ressortir les structures aprioriques et les constantes philosophiques de notre être-dans-le-monde à partir de la vie et les porter au concept » (p. 225), et « [c]’est là, finalement, que ma pensée a trouvé sa plus grande inspiration » (p. 226). Il suffit de parcourir ces essais pour se rendre compte jusqu’à quel point sa réflexion philosophique est enracinée dans l’analyse des mots et des concepts. Gadamer a fait du langage sa voie et son lieu de réflexion pour arriver à comprendre l’expérience vécue. Il écrit : « Je pense à cet accès qui consiste à partir du langage et des mots, lesquels révèlent, par leur transformation de l’usage de la langue, ce qui agite en profondeur toute notre réflexion. Le propos de la philosophie consiste, dans une très large mesure, à chercher à rattraper (einholen) et porter à une conscience conceptuelle plus fine ce qui s’est déjà déposé dans l’horizon du monde de la langue particulière que nous parlons, dans son projet de sens et qui nous a été transmis » (p. 202). Ainsi la philosophie se distingue des sciences positives, non seulement comme science, mais aussi comme langage. En effet, « c’est que la compréhension de notre monde vécu (Lebenswelt) déposée dans le langage ne peut être pleinement remplacée par les possibilités de connaissance de la science » (p. 35). Ce langage herméneutique ne s’oppose pas seulement au langage abstrait des sciences positives, mais aussi, à l’intérieur de la philosophie elle-même, au langage de la logique propositionnelle adoptée dans le courant analytique contemporain, parce que ce langage, copié des sciences positives, n’arrive pas à dépasser le concept pour rejoindre l’expérience vécue (p. 240).

C’est aussi dans une opposition ferme aux sciences et à leur méthodologie que Gadamer nous donne sa conception de l’histoire de la philosophie et qu’il rejette le positivisme historique. Il écrit : « À la fin de cette évolution avec le néo-kantisme, c’est la philosophie elle-même qui devenait de plus en plus dépendante du fait de la science. Le même phénomène se traduit en l’histoire de la philosophie dans le fait que c’est la norme des sciences modernes de l’expérience et leur idéal de méthode qui servent de modèle » (p. 110). L’histoire de la philosophie conçue par Gadamer à la manière hégélienne comme histoire du déploiement de l’esprit dans le temps (p. 93) s’identifie, selon lui, à la philosophie elle-même. « Ainsi, écrit Gadamer, la pensée qui veut penser l’esprit n’a peut-être jamais autant affaire à soi-même que lorsqu’elle se tourne vers sa propre histoire » (p. 93). L’histoire de la philosophie ainsi conçue comme un dialogue de la pensée avec elle-même ne peut pas prendre pour modèle les méthodes propres aux sciences positives. Ce modèle présuppose des faits, alors que, selon une formule empruntée à Nietzsche, « il n’y a pas de faits, seulement des interprétations » (p. 175). Gadamer écrit : « Quand il s’agit de l’histoire de la pensée philosophique, le rapport du chercheur historique à son objet reste toujours celui de l’interprète philosophique. Lorsqu’il lit ce qu’il a sous les yeux, il lit toujours, en vérité, plus ou moins ses propres pensées qui se trouvent elles-mêmes sous l’influence et le charme d’une tradition » (p. 111). Alors que les sciences positives rejettent tout recours à la tradition, aux préjugés, à l’autorité dans la recherche scientifique, la conception que se fait Gadamer de l’histoire de la philosophie l’amène à reconnaître un rôle positif à la tradition et aux préjugés, ainsi qu’à l’autorité dans la formation de l’esprit, dans la mesure où ces instances sont indispensables au développement de la liberté et de la créativité de l’esprit. Il écrit : « L’objectif ultime de l’éducation doit bien être de tenir en éveil les forces productives dans l’enfant, l’adulte et celui qui apprend. C’est pourquoi je pense que nous avons besoin, en un tout autre sens, de modèles et d’autorité qui exercent pour nous une réelle fonction de formation, et non du modèle de la machine » (p. 65).

Le Gadamer humaniste est en parfaite cohérence avec le Gadamer philosophe. Si le philosophe défend la spécificité scientifique de la philosophie par rapport aux sciences positives, l’humaniste, qui jette un regard critique sur la société qui l’entoure, dirige sa critique contre les technologies engendrées par ces sciences et qui président à l’organisation de nos sociétés modernes de plus en plus en perte du sens même de l’existence humaine. Ces réflexions humanistes couvrent neuf essais de l’ouvrage. Ce sont les essais suivants : 3. Humanisme et révolution industrielle (1988, p. 43-52) ; 4. L’incompétence politique de la philosophie (1992-1993, p. 53-60) ; 6. De l’écoute (1998, p. 69-78) ; 7. Amitié et solidarité (1999, p. 79-89) ; 10. L’avenir des sciences humaines européennes (1983, p. 143-160) ; 13. La transformation du concept d’art (1995, p. 183-200) ; 14. L’art et les médias (1988-1989, p. 201-217) ; 15. L’art et ses cercles (1989, p. 219-224) ; 18. Reconnaissance et commémoration (2000, p. 255-261). Pour compléter la liste, mentionnons les essais que Gadamer a rangés modestement sous le nom de Gloses : 20. Un dialogue « socratique » (1965, p. 277-284) ; 21. Goethe et Héraclite (1999, p. 285-288) ; 22. Nausicaa (1994, p. 289-294).

Gadamer nous a aussi laissé l’héritage d’un philosophe préoccupé par les problèmes nouveaux que doivent affronter les sociétés industrielles et les transformations profondes qu’elles provoquent dans les modes de vie des individus et des cultures. Non pas qu’il se soit engagé concrètement dans l’action politique ou sociale, mais qu’il ait convié ses auditeurs et ses lecteurs à réfléchir sur l’avenir de l’Europe et de l’humanité. Il écrit : « Mais le fait est que toutes les transformations vraiment essentielles de notre civilisation obligent le philosophe à réfléchir. Notre tâche est, en effet, de porter à une conscience conceptuelle plus aiguë ce que nous pensons tous fondamentalement et les questions qui nous agitent » (p. 201). Ainsi Gadamer a exercé sur ce point le rôle d’un sage qui, à la lumière de l’histoire occidentale, a essayé de tracer des voies qui puissent assurer le bonheur et le bien-vivre de l’homme.

L’idée qui se trouve à la base de toutes ces observations sur la société actuelle est celle de la déshumanisation des conditions de vie. Il écrit : « La déshumanisation des conditions de vie qui se répand à travers tous les automatismes des appareils qui régissent les soucis de notre existence nous conduit à prendre conscience du dépérissement de l’héritage de l’humanisme et de l’humanité qui règne entre les hommes comme de la grande question qu’il nous faut poser au progrès » (p. 51). Alors que les premiers siècles de la Modernité avaient su concilier, comme on le voit chez Pascal et Newton, le sentiment d’émerveillement et de liberté provoqué par l’avènement des sciences positives avec l’humanisme chrétien, les progrès des sciences et des technologies nous placent maintenant dans un univers en complète rupture avec notre héritage humaniste. Nous sommes ainsi passés progressivement d’un univers théologique à un univers technologique (p. 47). C’est à la lumière de cette idée fondamentale que Gadamer examine les problèmes des sociétés industrielles et technologiques dans lesquelles nous vivons, et d’une façon plus particulière, nos rapports à la culture, à l’art, et aux mass media. Il constate que les sciences humaines se servent de plus en plus des sciences naturelles comme modèle méthodologique, alors qu’elles devraient davantage assumer l’unité spirituelle de l’Europe (p. 152-153), que « l’art et les arts vivent aujourd’hui en marge de la société » (p. 191), et que l’artiste créateur soit séparé de son objet et de son public, alors qu’il devrait former une communauté spirituelle avec lui, et que les mass media exposent nos vies à un flux incessant d’informations sans trop se préoccuper de la culture de l’âme humaine et de l’esprit (p. 206). Dans cette foulée d’une présence accrue de la paideia dans notre univers technologique, le sage Gadamer aborde ainsi ses réflexions sur l’écoute, l’amitié, la solidarité et la reconnaissance.

Tel est l’héritage philosophique et humaniste que nous a laissé Gadamer dans son « testament philosophique ». Celui-ci pourra susciter dans l’esprit du lecteur des prises de conscience bénéfiques, et peut-être même, des critiques ou des objections. Mais en lisant ces pages, et malgré notre opposition à sa conception hégélienne d’une histoire de la philosophie assimilée à la philosophie elle-même, nous nous sommes limité ici à la pratique de l’écoute, suivant en cela le conseil de Gadamer lui-même.