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Ce livre reprend l’essentiel d’une thèse de doctorat soutenue au Département d’histoire de l’Université Laval (Québec, Canada). Il s’agit d’une étude comparée de deux cas extrêmes d’essai de conversion au christianisme, celui des tribus amérindiennes du Canada et celui de la Chine au xviie siècle. Plus précisément, l’auteur se concentre sur les stratégies, à la fois identiques et diverses, utilisées par deux groupes de jésuites français ayant été formés à la même époque, dans les mêmes collèges, partageant les mêmes convictions, vivant les mêmes engagements, animés d’un même esprit, mais travaillant les uns parmi des « Sauvages » vivant dans un système social préétatique et tribal, les autres dans un Empire du Milieu bureaucratisé et « parfaitement civilisé », suscitant depuis un certain temps déjà l’admiration des Européens.

Bien que certaines comparaisons émergent explicitement de la correspondance envoyée par ces missionnaires en France et que certains de ces missionnaires aient fait des séjours dans les deux continents, il est difficile de savoir exactement jusqu’à quel point ces jésuites entretenaient entre eux des rapports suivis. Le simple fait que ces tentatives de conversions de cultures étrangères aient été le fait d’une même communauté religieuse chrétienne pendant une période de temps sensiblement identique (l’Amérique de 1632 à 1701 et la Chine de 1656 à 1717) rend la comparaison particulièrement pertinente. Pour analyser cette masse énorme de documentation, Shenwen Li privilégie, dit-il, une approche plus ethnologique qu’historique (cf. p. 16). Il précise ensuite sa méthode de la façon suivante : « À l’instar d’une démarche employée par Laurier Turgeon, l’histoire est prise ici comme un vaste terrain ethnologique, un lieu d’observation des pratiques interculturelles à un moment donné du passé » (p. 16-17). On voudrait en savoir davantage sur la façon dont l’auteur a procédé, mais ce livre réunit en fait davantage les résultats d’une analyse qu’il n’apporte des éclaircissements concernant la méthode. L’auteur maîtrise les langues lui donnant accès aux documents de première main du côté des sources tant américaines que chinoises, et peut ainsi comparer les documents issus de milieux spécifiques et dégager les principales stratégies utilisées de part et d’autre. Notons toutefois qu’il n’existe pas de sources écrites en langues amérindiennes, contrairement à ce qui se passe en Chine où la connaissance du chinois est fondamentale.

Après une première partie (chap. 1) portant sur la formation des missionnaires jésuites, l’auteur examine l’activité des jésuites en Nouvelle-France (chap. 2-4), puis en Chine (chap. 5-7), avant de cerner la réaction spécifique des Amérindiens et des Chinois à l’activité missionnaire (chap. 8), de préciser le sens des conversions « à demy » à laquelle ces missionnaires aboutissaient souvent (chap. 9), d’analyser l’apparition de diverses formes de syncrétisme (chap. 10), et finalement de mieux comprendre ce que l’on entendait par de « vrays chrestiens » (chap. 11). L’ensemble de ces chapitres réunit une matière riche et souvent inédite. La lecture en est aisée. Même quand l’auteur se penche sur l’un ou l’autre des deux pans de sa recherche, il n’oublie jamais qu’il est en train d’amorcer une comparaison et sait faire habilement allusion à ce qui se passe de l’autre côté. Sans entrer dans le détail des 11 chapitres qui composent cet ouvrage que j’ai lu avec beaucoup d’intérêt, je me contenterai de quelques remarques.

Tout d’abord, il me semble évident que l’auteur de cet ouvrage est chinois. Il aborde au meilleur de sa connaissance le monde religieux amérindien. Mais même si les informations fournies se trouvent limitées par les sources elles-mêmes, le lecteur que je suis aurait aimé une meilleure contextualisation ethnologique. Le rôle du chaman au sein de ces religions est assez bien présenté, ainsi que certaines pratiques chamaniques. Mais il aurait été éclairant que les croyances et les pratiques fondamentales de ces religions aient été plus longuement décrites.

Il me semble également que règne autour de la notion de syncrétisme un certain flou. Il s’agit d’une notion difficile et souvent galvaudée. Pour y voir plus clair, il me semble essentiel de distinguer une double utilisation de ce terme, celle que des croyants, protestants ou catholiques, ont faite dans le passé de ce terme et qu’ils font encore parfois pour condamner des croyances ou des pratiques nouvelles qu’ils jugent indignes de la religion la plus pure et la plus vraie, et celle que les sciences des religions se sont mises à faire de ce terme dans le but d’analyser les échanges, les transferts, les emprunts d’une tradition religieuse à une autre. Dans le premier cas, il s’agit d’un emploi défensif, rhétorique, destiné à dénoncer des croyances ou des pratiques jugées inauthentiques. Par contre, le chercheur en sciences des religions ne peut que se rendre compte que, par-delà les prétentions légitimes des traditions particulières, les domaines culturels demeurent des milieux fluides soumis à toutes sortes de pressions, et où circulent toutes sortes de croyances et de pratiques. Le discours des jésuites de la Chine ou de la Nouvelle-France utilise-t-il le concept de syncrétisme comme on a commencé à le faire dès le xvie et le xviie siècle dans le but de désapprouver ce qui est censé souiller le véritable chrétien ? Cela n’apparaît pas clairement. Sous la plume de Shenwen Li, le terme syncrétisme est sans doute un concept opérationnel, mais qu’il faudrait définir davantage et bien distinguer de l’acculturation proprement dite. Il est vrai qu’au contact de traditions étrangères, les mutations peuvent être superficielles ou encore plus profondes. Mais ici le choix des mots est délicat et mériterait une analyse théorique plus poussée que les quelques remarques que l’on trouve au début du chapitre 10.

Dernière remarque : l’analyse de Shenwen Li porte sur des stratégies missionnaires que l’on doit qualifier de stratégies planifiées. S’il y a des différences dans la façon de mener à bien l’entreprise de conversion des Amérindiens et des Chinois, il y a sans doute en amont, c’est-à-dire en Europe et en particulier à Rome, des directives vraisemblablement identiques, mais lues différemment en contexte différent et qui seraient à analyser en elles-mêmes pour mieux comprendre les difficultés rencontrées, les interprétations privilégiées et les résultats obtenus. Il s’agit évidemment là de suggestions pour des travaux ultérieurs qui n’infirment en rien la présente recherche.

On lira donc avec le plus grand intérêt ce livre fort utile et original, qui devrait aider à mieux comprendre les réactions de l’Europe aux nouvelles cultures qu’elle a soudain découvertes après la Renaissance et la façon dont un nouvel équilibre s’est finalement instauré.