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Paru pour la première fois chez Gallimard en 2000 dans le collectif de Marc Sadoun, La démocratie en France : Idéologies (t. I, chap. 1 : « La démocratie française au risque du monde »), cet ouvrage de Pierre Bouretz a beau être classé dans la rubrique histoire, il n’en reste pas moins un excellent travail de philosophie politique. Son ambition est d’expliquer « la passion de l’universel » qui structure la vie intellectuelle et la culture politique française depuis les Lumières et plus particulièrement depuis la Révolution de 1789, laquelle sera vécue comme une aurore.

Sous la forme d’« une anthropologie historique » destinée à mieux cerner le rapport que la République française entretient avec l’universel, il s’articule en deux temps : tout d’abord, l’auteur explore deux autres conceptions de l’universel, l’une américaine, vécue dans l’expérience révolutionnaire de 1776, l’autre allemande, plus riche d’enseignement à ses yeux, dans la mesure où c’est contre l’Allemagne que « semble s’être forgée la conscience nationale » française à partir du xixe siècle ; en second lieu, bien que cette comparaison soit à l’évidence requise pour « une intelligence du rapport de la démocratie française à l’universel », elle ne saurait être dissociée cependant de l’exigence d’« une relation critique par rapport à sa propre histoire » (p. 22 et 23). Or, de l’avis de P. Bouretz, la démocratie française continue de buter sur des difficultés et des paradoxes qui tiennent à la nature de son entreprise et qui l’empêchent du même coup de procéder à un examen exhaustif de ses fondements.

Avec beaucoup d’aisance l’auteur montre que, dès les premières heures de la Révolution, ses principaux protagonistes eurent à choisir entre l’imitation de principes démocratiques reconnus ailleurs et la volonté de faire de la France « le phare universel de la liberté » (p. 15 et 37). L’option choisie, la seconde, allait être déterminante par la suite : persuadée « que l’universel se confondait avec la singularité de son histoire nationale » (p. 17), la France, écrit-il, n’a pu que se fermer à tout ce qui risquait de troubler « sa tranquille certitude » (p. 21). Toutefois, une telle assurance ne doit pas faire oublier selon lui que l’universalisme français s’est toujours nourri de la menace « des retours du passé », et plus que tout sans doute de la hantise du religieux (p. 18 et 19). À quoi s’ajoute un autre élément déjà effleuré plus haut, qui, si l’on n’y prenait garde, empêcherait toute interprétation rigoureuse de la démocratie française et de ses ambitions universalistes, à savoir que cette dernière a toujours cultivé l’art de concilier « la radicalité d’un effacement du passé et la continuité d’une identité : [un peu] comme si l’universel avait besoin d’être affranchi de tout héritage pour être pur, tout en devant se réapproprier les éléments d’une grande histoire afin d’être complet » et « unique » (p. 19-21). De ce point de vue, tout conduit à penser que 1789 a plutôt fait renaître le sentiment religieux au moment même où ses adversaires voulurent l’éradiquer une fois pour toutes des consciences individuelles et de la vie sociale. Mais Bouretz de préciser aussitôt que, dans le cas de la France, se pose surtout la question de savoir si le concept clé de son histoire moderne, la laïcité, comprise comme « solution à l’antagonisme des visions du monde et vecteur d’une pacification sociale par intégration des individus dans une matrice commune », n’est pas davantage un « rationalisme militant » destiné purement et simplement à « affranchir […] les consciences de toute métaphysique » (p. 20).

Tels sont pour l’essentiel, aux yeux de P. Bouretz, les obstacles qui, en France, freinent « la pratique d’une histoire critique des événements fondateurs » et empêchent « d’engager avec d’autres » pays ce qu’il appelle, à la suite de P. Ricoeur, « un échange des mémoires » (p. 13, 24-26, 30, 240 et suiv.). À l’en croire ce double refus n’est pas si innocent qu’on le dit, bien au contraire. C’est fou selon lui le temps que la France passe à célébrer son histoire ! Soit pour la soumettre au jugement critique (devoir de mémoire, acte de repentance, etc.), à un devoir de reconnaissance d’un anniversaire héroïque, d’une figure emblématique, de la preuve répertoriée d’une énergie ancienne ou d’un courage notoire ; soit tout simplement pour la commémorer avec un regret et une déploration pas toujours avoués mais lancinants[1]. Sur un ton ironique et quelque peu provocateur, Bouretz affirme que la France a depuis un certain temps déjà la maniaquerie commémorative, « comme une manifestation […] de ce qui combat en elle la passion de l’universel ». Tant et si bien que ce climat de reculades infinies, de retour en arrière, de nostalgie envahissante participerait même confusément d’une « déploration », déploration de tout ce qui fit un temps la gloire de la France. Autrement dit, d’après lui, c’est comme si faute d’horizons et de projets politiques nouveaux vécus comme l’incarnation du mythe républicain, la grandeur ne se mesurait plus qu’au respect de ses traces (p. 12-15, 235 et suiv.)[2].

Passion de l’universel, goût de la commémoration, maladie de la déploration, d’après lui, ces trois phénomènes sont intimement liés. En tout cas ils permettent de comprendre pourquoi la France, loin de vouloir réexaminer son histoire et de mettre « en lumière les faits qui se sont passés à l’origine », comme c’est le cas en Allemagne par exemple, s’accommode d’une politique de la « lenteur » et l’« éviction[3] », option dont les prémisses peuvent notamment être recherchées dans « un texte canonique de la tradition républicaine », soit dans l’« opuscule de 1882 sur la nation » d’Ernest Renan, relativement à « l’oubli […] [comme] facteur essentiel […] d’une nation », ainsi que dans les Considérations inactuelles de Nietzsche, précisément dans la section intitulée : « De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie » (p. 26 et suiv., 226 et suiv.).

C’est justement afin de mettre au grand jour cette « politique française de l’histoire » et aussi pour tenter de sortir de la « nostalgie de l’exception », que P. Bouretz propose dans ce livre de confronter la « mémoire nationale » à l’« histoire documentaire » (p. 30, 32 et 33).

Pour commencer, un détour par l’Amérique et l’Allemagne s’impose.

Regard sur l’expérience américaine (chap. 1, p. 35-82). Qui pourrait douter qu’une part essentielle des idéaux démocratiques français, songeons au projet de la Déclaration des droits de l’homme, se soit construite en référence à la Révolution américaine ? Qu’ils soient La Fayette, le comte de Montmorency, le duc de La Rochefoucauld, Robespierre, tous ont le regard tourné vers l’Amérique révolutionnaire. Mais si 1776 est pour eux une expérience démocratique qu’il importe d’étudier de près, pour d’autres en revanche, tels que Champion de Circé, Malouet, Rabaut Saint-Étienne, l’abbé Brun de la Colombe, la France, pour des raisons qui tiennent à son histoire, à l’absolutisme et aux privilèges, est appelée à « surpasser l’Amérique » (p. 37 et suiv.). De là à conclure cependant que 1789 « invente la figure de la table rase », ce serait aller trop vite en besogne.

Comme pour déconstruire ce mythe, P. Bouretz, citant à l’appui François Furet, souligne que 1776 peut être considérée comme « la première expression historique d’une tabula rasa » ; rupture certes moins évidente, dans la mesure où l’Amérique, à travers sa séparation d’avec l’Angleterre, n’en reprendra pas moins son « code de la liberté » et posera, selon les paradigmes du contrat (le Mayflower Compact), les fondements de sa fondation. Il n’empêche que c’est par rapport à ce mixte de liberté et de convention — dont Thomas Paine continuera de dire contre Edmund Burke qu’il vient plutôt d’un partage d’idées avec la France — que les révolutionnaires de 1789 prétendront vouloir tout détruire pour à nouveau tout reconstruire.

Dans le sillage d’une interprétation bien connue, celle fournie par la philosophe Hannah Arendt dans son Essai sur la révolution (1963), l’auteur montre que la différence entre l’Amérique et la France tient au fait que la première repose à l’origine sur un corps politique organisé, tandis que la seconde, sous le couvert des droits de l’homme, voulut instaurer des droits par nature, déviant ainsi 1789 de sa trajectoire initiale : avec au bout du compte pour résultat de viser moins à se libérer de la tyrannie de l’Ancien Régime que du « joug de la nécessité ». D’où, selon lui, la « fascination [française] du pouvoir préférée à [la] réflexion [américaine issue de Montesquieu] sur sa nature et les conditions de son aménagement ». Le pouvoir étant jugé « moins tyrannique par sa nature ou ses abus qu’au travers de sa localisation et sous le visage de ses détenteurs », va alors s’ensuivre « une chimère institutionnelle et philosophique » qui n’est nullement étrangère aux idées de Rousseau : « […] greffe[r] le concept de volonté générale […] sur un système représentatif qu’exécrait » pourtant ce dernier (p. 45 et suiv.).

Tel fut le mécanisme mis en place en 1789 qui « relève le mieux les conséquences des options choisies face à l’Amérique quant à l’interprétation du pouvoir » (p. 52). Du reste, suivant les analyses de Gordon Wood et de Claude Lefort, Bouretz considère qu’en dépit des difficultés rencontrées dès le début de sa fondation et des conflits qui continuent de la traverser, la singularité de l’Amérique est d’avoir réussi « un travail réflexif sur son idéologie, pour [continuellement] l’adapter aux contraintes du réel et lui faire traverser l’épreuve de la controverse, jusqu’à élaborer la formule qui vise l’adaptation des idées aux exigences contradictoires de la société » ; là où, par contraste, la Révolution française, par une imbrication des questions sociales et politiques, semble davantage avoir légué « une redoutable incertitude sur la nature de la démocratie » (p. 53-58).

Prenant un exemple précis, celui de l’égalité des chances, Bouretz affirme que, bien que cette question soit mal comprise en France, en partie à cause des caricatures qu’offre parfois l’Amérique d’elle-même, ce principe éthique donne malgré tout à méditer sur l’imperméabilité du système français, lequel, comme pour constamment battre en brèche la discrimination positive et le spectre de la démesure communautariste, s’arc-boute sur l’imaginaire rousseauiste « d’une méfiance envers le droit et de la fascination pour l’image d’un pouvoir incarné, organiquement lié à la société et prémuni contre tout questionnement en termes de légitimité » (p. 59 et suiv.). Mais le jugement de l’auteur sur la démocratie française est tout autant sévère quand il s’agit de la question religieuse. En effet, P. Bouretz estime que l’Amérique est un pays de « tolérance », « une communauté de vision » dans la « division », pour parler comme Alexis de Tocqueville. Selon lui, en établissant le Bill of Rights sur le critère de la liberté religieuse, les pères fondateurs n’ont fait que suivre la voie tracée par John Locke : attendu que « la fin du gouvernement est la conservation de la société politique », mais que la société américaine repose quant à elle sur la religion en tant que « donnée constitutive de l’expérience humaine », la légitimité du pouvoir ne peut donc venir que de la protection de la liberté de croyance de chacun. D’une certaine façon, pour Bouretz, l’Amérique, par sa manière de séparer le politique et le religieux en interdisant au Congrès de passer toute législation susceptible de porter atteinte à la liberté de culte, serait « plus laïque et républicain[e] que la France ». De manière générale, pour lui, le rapport à l’expérience religieuse reste la clé pour comprendre le fossé qui sépare les démocraties américaine et française : tandis que la première misa dès sa fondation sur la tolérance et le melting-pot, l’autre, se construisant dans une « rivalité mimétique » avec le catholicisme, voulut établir une nouvelle religion, la religion instituée par la Révolution, dont l’autre nom est République laïque (p. 71-82).

Détour par l’Allemagne (chap. 2, p. 83-119). À l’opposition vis-à-vis de l’Amérique, s’ajoute l’altérité allemande. S’inspirant des recherches de Louis Dumont, P. Bouretz écrit que pendant très longtemps la patrie de Leibniz et de Kant fut l’un des principaux ressorts de l’Europe, jusqu’à ce que, dans une période d’effervescence intellectuelle et artistique, entre 1770 et 1830, elle amorce un virage sociologique qui la mènera à repenser gravement son identité par rapport à l’« humanisme abstrait » des Lumières et en rivalité avec la prétention française de posséder l’universel. Le concept clé de cette entreprise, c’est la Bildung : une vision de l’éducation et de la culture qu’un romantique comme Herder va associer à l’identité, à la langue, en bref, à l’histoire nationale d’un peuple, en l’occurrence, le peuple allemand. D’où d’ailleurs l’importance que prendront à partir du xixe siècle la philologie et les sciences historiques dans les universités allemandes (les travaux de Ranke, Dilthey, Tönnies, Weber, Troeltsch et bien d’autres en témoignent).

Or, comme l’indique Bouretz, au-delà même de cette orientation idéologique, c’est autour de l’avenir des universités que les différences entre la France et l’Allemagne sont les plus notoires. Bien que l’université française de la fin du xixe siècle ne soit pas tout à fait étrangère au projet de Wilhelm von Humboldt de concilier « libertés académiques et fidélité aux exigences de la culture » afin de préserver l’unité du savoir, ce n’est pourtant pas sur le compromis berlinois de 1812 issu du différend entre Fichte et Schleiermacher qu’elle prendra appui, mais curieusement « sur une synthèse entre l’héritage [universaliste] de la Révolution incarné […] par Condorcet et la philosophie d’Auguste Comte » : donc à la fois une fascination exprimée en termes kantiens et une « dogmatique positiviste qui […] est radicalement étrangère » au modèle allemand. Toujours selon l’auteur, qui cite cette fois Pierre Rosanvallon, l’enjeu de cette rupture fut politique : il s’agissait en fait de « résoudre les “antinomies” du suffrage universel » en alliant « supériorité numérique » et « supériorité intellectuelle ». Ce faisant, l’université républicaine, par le détour d’une stratégie savamment mise au point, restait l’héritière « de la révolution jacobine tout en s’adaptant aux conditions nouvelles ». Ou pour mieux dire, au projet révolutionnaire inspiré d’idéaux antiques, est venue s’ajouter, en temps de crise, la nécessité d’éduquer « à la citoyenneté républicaine » et, plus que tout, « la volonté de […] répandre une morale laïque » capable de libérer les individus de l’emprise des idées religieuses (p. 85-96).

Mais ce tableau comparatif est de loin insuffisant, et pour cause ! À vrai dire, lorsqu’on y regarde de plus près, l’écart entre la France et l’Allemagne paraît surtout résider dans l’idée que chacun se fait de la liberté, davantage que dans « l’horizon d’éducation à la liberté associé à l’université ». Ce qui fait dire cette fois à Bouretz que la différence entre les deux pays ne s’appréhende correctement qu’en corrigeant l’image « de la dévotion à la communauté » donnée par la Bildung à travers Herder et Fichte, c’est-à-dire en restituant son pendant, à savoir, pour reprendre ici Thomas Mann, grand admirateur de Goethe : un individualisme préoccupé avant tout de culture et, par conséquent, indifférent aux questions politiques. À quoi il faut ajouter que, si la Bildung apparaît, bien que pour des raisons différentes, et à l’un de ses vigoureux contempteurs, Nietzsche, et à des hommes tels que Mann et Troeltsch, « comme “idéal de l’universalité de l’homme privé”, elle le doit à la […] Réforme » qui, en opérant le processus de sécularisation, a contribué au retour « du sentiment religieux » par une limitation de l’autorité ecclésiale sur la liberté de croyance. Comme on peut s’en rendre compte, il y a là assurément deux conceptions, culturelles et historiques, de l’individualisme moderne qui s’affrontent à cette époque autour de l’héritage religieux : l’une, française, qui tente d’arracher les individus à l’emprise du catholicisme de la religion par le moyen de la laïcité et de l’État moderne — et qui pour cette raison esquive les changements opérés par la Réforme en matière de liberté —, l’autre, allemande, qui, longtemps privée de l’État, repense la liberté à l’aune d’une intériorisation de la foi « préparée par le protestantisme » (p. 96-100).

Quant à savoir si l’individualisme religieux généré par la Réforme contredisait l’individualisme politique privilégié par les Lumières et la Révolution française, à la différence de Marcel Gauchet, P. Bouretz estime pour sa part que la complexité des rapports entre religion et politique au sein de la société française empêche de percevoir « que l’Allemagne offre l’exemple d’une autre expérience religieuse » marquée par « une forme d’évitement du politique », que, rappelle-t-il, Herder, à rebours de Kant et de Goethe, va récupérer et radicaliser dans son combat contre le « rationalisme universaliste » et « la notion abstraite de progrès », sous la forme d’un « culte de l’intériorité ». Du reste, c’est surtout de Hegel (et plus tard de Marx et de Weber) que viendra une réelle méditation sur l’expérience allemande en rapport au fait politique. En effet, avec Herder mais aussi avec Hegel commencera à s’imposer la nécessité de définir, par opposition « à la citoyenneté formelle » des Lumières et « au modèle français d’accès à l’universel », une conception purement allemande de l’universel sous la conduite de l’héritage protestant. En somme, l’Allemagne du xixe siècle va osciller « entre des formes parfaitement maîtrisées » d’un équilibre entre « holisme de la communauté » et « individualisme du développement », comme dans l’idéalisme de Hegel, « et des expressions plus exacerbées » de cette dialectique au profit du « sentiment communautaire », tel que le romantisme de Herder (p. 101-110, 115-117).

De cette comparaison, P. Bouretz prétend dégager ce qui constitue, d’après lui, l’envers des deux modèles. S’inspirant d’Edgar Quinet, il note que, dans le cas de la France, « le prix […] payé […] pour son éviction de la Réforme », c’est d’être resté sous l’emprise d’un catholicisme qui symbolise davantage le reniement d’un « christianisme fondateur de l’individualisme moderne » qu’un élan vers la démocratie. Sur le versant allemand, « l’effet en retour [d’une] immunisation […] contre la Révolution » déboucha sur l’amère expérience de l’absence d’une formation à la citoyenneté et d’un système de médiation politique nécessaire à ses conflits. Cela dit, lorsqu’elle se mettra au sortir de la Deuxième Guerre mondiale « à concevoir les formes juridico-politiques d’un État national », l’Allemagne ne le fera pas nécessairement par une allégeance directe à la vision française de la représentation et des droits de l’homme, mais retiendra plutôt, comme chez Habermas, « la perspective d’une reconstruction de la raison pratique » inspirée des principes démocratiques et juridiques des Lumières, préfigurés par Rousseau et corrigés par Kant ; en somme « un horizon qui n’est autre que celui ouvert par les révolutions de la fin du xviiie siècle » (p. 111 et suiv.).

L’exception française (chap. 3, p. 120-162). De cette double comparaison, il ressort d’après l’auteur que la singularité paradoxale de l’universalisme français, c’est qu’il « ne se loge ni dans le modèle anglo-saxon de l’individualisme libéral ni dans le nationalisme ethnique d’inspiration allemande, mais dans un mélange ambivalent de[s] deux » (p. 127). Mieux, la France incarnerait à ses yeux la vraie nation selon Herder, par sa « manière de toujours communier dans l’idéal d’une unité spirituelle et d’une homogénéité sociale tout autant voulue par l’ancienne culture catholique conservée dans la contre-révolution que par une expression particulière des Lumières, l’esprit de la Révolution et enfin l’imaginaire de la République » (p. 128).

L’analyse de ce dispositif typiquement français combinant universalisme et nationalisme, libéralisme et conservatisme, c’est tout d’abord chez Benjamin Constant que Bouretz la trouve. De Constant, il retient que la Révolution de 1789, par son refus de s’interroger sur la nature du pouvoir, ne pouvait que conduire au rejet « de la société libérale avant même de refuser le modèle du libéralisme politique ». Certes fit-elle « émaner tout pouvoir de la société », mais sitôt elle voulut « établir entre eux une irrécusable distinction » en signe de méfiance vis-à-vis de « l’autonomie de la sphère privée » et de la liberté religieuse. Tant par sa critique de la Révolution que par son regard porté sur l’esprit de l’époque, B. Constant, note Bouretz, a fourni au libéralisme français à la fois « son inquiétude et son objet, attachés à une véritable aporie de la démocratie ». Ainsi lorsqu’il décrit la liberté des Modernes, c’est, dit Bouretz, par référence à l’esprit de la Déclaration des droits de 1789, mais dans sa communauté de vue avec l’Amérique. Toutefois, quand il analyse « la liberté antique comme figure d’une citoyenneté doublée de “l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble”, ce sont les mânes de Rousseau planant sur la Terreur » qu’il perçoit.

À cette lecture d’un libéralisme se construisant dans une hostilité à son égard et qui va dominer « l’espace intellectuel français du xixe siècle », Tocqueville souscrit. Toutefois, P. Bouretz considère que, pour Tocqueville, 1789, malgré sa « passion irréligieuse », a moins cherché à combattre « les doctrines du christianisme » qu’à rivaliser avec « sa dimension d’institution politique » sous l’Ancien Régime. Contrairement à l’Amérique, où la vie démocratique fut très tôt marquée du sceau de la religion, la stratégie des libéraux français sera, quant à elle, de repenser « une relation plus secrète entre l’événement politique et la religion », avec à terme l’idée abstraite « d’une religiosité naturelle de l’homme » comme moyen « de modérer les passions politiques et […] d’équilibrer la démocratie », renouant par le fait même, sous le couvert d’une prétendue égalité des citoyens devant la loi, avec la continuité d’une oeuvre centralisatrice (p. 129 et suiv.).

Du reste, l’ambivalence, l’hésitation, la mollesse du libéralisme français, prisonnier de l’esprit du temps — de l’alliance entre la religion (comme « principe de stabilité sociale ») et la politique (en tant que « science dans sa dimension critique ») —, P. Bouretz la perçoit de même chez un historien comme François Guizot qui cherchera, lui aussi, à « concilier […] [l’]idée d’une liberté intellectuelle issue de la Réforme », à travers 1789, « avec la vision d’un pouvoir » laïc destiné à remplacer la religion catholique. Mais, par-delà l’ambivalence d’un Guizot, Bouretz considère que cette voie médiane — une idéalisation morale de la tolérance, reformulée autour du concept de laïcité, et un positivisme soucieux de stabilité politique, par le biais d’un réinvestissement et d’une transposition de « l’idéal théocratique » — « n’est pas […] étrangère à celle qu’empruntera la République », et pour cause ! L’échec des libéraux français explique pour une bonne part le succès des républicains au sortir du Second Empire (la Commune de 1871 et la défaite de 1875) : précisément par une alchimie de l’héritage de la Révolution (l’anticléricalisme) et de son achèvement (une « République savante » visant le maintien de l’ordre et l’unification des esprits), des « principes de la liberté subjective des individus » et de la « vision d’une marche de la raison historique vers l’âge positif » ; tout ceci agrémenté de « subtilités sémantiques » sur fond d’une interprétation restrictive « de la philosophie des Lumières et des droits de l’homme ». Aperçu sous les figures politiques de Léon Gambetta et de Jules Ferry, nul ne thématisera mieux cependant l’idéal républicain qu’Émile Littré dans son « épistémologie de l’action » ; à ceci près toutefois que le disciple retravaille passablement la théorie de son maître, A. Comte, pour finalement ne conserver de lui que ce que la particularité du code intellectuel de la république paraît en mesure de concilier : soit ces deux composantes que sont, d’après Littré, « liberté et reconnaissance sociale, gouvernement représentatif et sagesse de l’expérience » (p. 140 et suiv.).

À parcourir le chemin qui conduit de la Révolution à la IIIe République (1870-1940), force est de constater que c’est la démocratie qui est « la grande absente du discours » politique français. Puisqu’il faut combattre « le dogme “théocratique” et le dogme “démocratique” », tout en usant discrètement de l’un et de l’autre, un conservatisme teinté de l’héritage positiviste, qui remonte de Comte jusqu’à Condorcet et à Rousseau[4], apparaît alors nécessaire, qui parvient à réunir, sous le nom de républicains modérés, les libéraux, soucieux de l’ordre, et les conservateurs, ouverts au progrès. S’il en fallait une preuve supplémentaire, le discours des républicains entre 1870 et 1880 sur le suffrage universel serait à même de la fournir. D’un côté le suffrage apparaît comme fondement philosophique et politique de la république par référence à la souveraineté populaire, de l’autre — et cela parce qu’il faut bien assurer l’intégration des consciences mais aussi par méfiance envers l’expression populaire — se dégage un républicanisme comme envers de la monarchie plutôt que comme entité représentative de la démocratie, avec pour conséquence à long terme de masquer « la polarisation aux extrêmes des forces politiques qui prennent en charge le déficit d’intégration […] ou la déception à son égard » (p. 153 et suiv.).

À vrai dire, quand on y regarde attentivement, le problème soulevé par P. Bouretz dans son livre est le suivant : « […] dans quelle mesure [la France] qui se veut de droit historique et de droit scientifique est [tout] simplement [démocratique] » (voir p. 159)[5] ?

L’école, éternel lieu de conflits idéologiques (chap. 4 et 5, p. 163-206). C’est avec le même ton, la même soif inextinguible de vérité, avec le même esprit critique et d’indignation que Bouretz explique comment le modèle républicain va se déployer sur le terrain de l’éducation dans le cadre d’un combat contre le religieux au nom d’une raison qui se veut émancipatrice et centrée sur l’« invention d’une religion de substitution », la laïcité. En effet, selon lui, l’école républicaine sera appelée dès le départ à « jouer […] le rôle d’une Église » (p. 162). Or, à son avis, la notion de laïcité a beau donner l’impression que la France a rattrapé son retard sur les pays réformés, en réalité elle « a toujours cohabité avec celle qu’il faudrait peut-être nommer absolutiste, dans la mesure où elle […] emprunte son modèle à l’ancienne soumission de la religion au pouvoir, pour retourner la forme dogmatique du catholicisme dans un combat contre les idées religieuses en tant que telles » (p. 162 et suiv., 183-185). J’esquive ici volontiers l’historique de la période qui va de 1789 à 1793 (et en particulier les débats au sujet de l’article 10 de la Déclaration des droits) comme le théâtre d’une modernité française où s’est produite une capture de l’imaginaire universaliste — et donc, en retour, un problème politique majeur que les deux siècles à venir (le Concordat de 1801, la loi Ferry de 1870 sur l’enseignement primaire, les lois scolaires de 1881-1882, la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État) ne pourront résoudre qu’au prix de la même « logique de compromis » (p. 173 et suiv.). Qu’il suffise de retenir que c’est surtout dans le domaine où se déploie son oeuvre morale et pédagogique, l’éducation, que la forme authentique de la liberté expérimentée comme « une émancipation des individus vis-à-vis de l’étreinte du ciel » a le mieux « compensé le défaut de [l]a politique » française (p. 191 et suiv.). C’est du moins ce qu’atteste selon lui le débat autour de la question du port du voile et de la kippa à l’école depuis 1989. Dans cette affaire, l’auteur voit même planer « la tentation d’une laïcité absolue ». Une telle offensive, outre le fait qu’elle s’inscrive en faux contre la maxime de J. Ferry : « prudence dans l’expression » et « respect des croyances », lui paraît d’autant plus inquiétante qu’à ses yeux « la France a vécu la fin de son exception politique » et « qu’il ne reste plus guère à la République que le terrain d’un combat contre la religion afin de laisser survivre la forme d’une particularité » (p. 199-205, 210 et suiv.).

Repenser le modèle républicain dans le cadre d’une plus grande ouverture au monde (chap. 5, p. 207-242). Le moins qu’il soit permis d’affirmer, c’est qu’en dépit des critiques et objections qui peuvent être formulées à l’endroit de ce livre[6], son principal mérite est de nous conduire au coeur de la société française avec une conscience critique de cette ferveur compulsive qu’est le culte de la mémoire. Un culte qui, sacralisé à l’extrême, entretenu à l’obsession, devient pathétique, stérile, et détourne par surcroît de l’obligation de penser le présent et d’envisager l’avenir[7]. Très bien écrit, malgré un style assez dense, sans trop de redites, juste comme il en faut afin d’aider le lecteur à se repérer, ce livre est aussi remarquable par la rigueur et le contenu des analyses de l’auteur. P. Bouretz révèle une très grande autonomie de jugement et un art de susciter la réflexion que je qualifierais volontiers de rafraîchissant : un peu comme ces hommes qui sont en avance sur leur temps et qui n’hésitent pas à défier les mentalités pour essayer d’engager des réformes nécessaires au développement d’une société repliée sur elle-même.

Tous ceux qui persistent à clamer haut et fort que l’idéal républicain et son modèle d’éducation laïque reste la formule la mieux à même de résister à l’usure du temps et capable d’affronter l’avenir, n’ont qu’à bien se tenir en lisant Bouretz. Outrés, vexés, exaspérés, certains d’entre eux le seront assurément. Mais qu’ils sachent d’avance que ce livre leur est également adressé. Et si d’aventure certains d’entre eux entreprenaient malgré tout de le lire avec leurs convictions affichées et leurs préjugés habituels (du genre : « La France n’a de leçon à recevoir de personne ! », « Notre système d’éducation est le meilleur au monde ! », ou bien : « La figure française de la démocratie, c’est la République ! et non pas le modèle libéral anglo-saxon », et que sais-je encore ?), c’est leur affaire[8]. Chose certaine, ils ne pourront jamais cacher que 1789 repose sur une idéologie beaucoup plus complexe qu’ils ne l’affirment ou n’osent le dire, ni faire oublier que la raison mise au service de l’État « a commis plus de crimes et fait plus de morts dans l’histoire que toute référence à la démocratie et au pluralisme » (p. 169).

Cela admis, bien qu’il dresse un portrait, somme toute, assez sombre de la démocratie française, P. Bouretz estime néanmoins que l’idéal républicain, dans la mesure où il prend appui à l’origine sur la symbolique humaniste des Lumières et la Déclaration des droits de l’homme, n’est pas « incompatible avec la perspective d’une citoyenneté post-nationale[9] ». Sans doute cela suppose-t-il néanmoins de reconnaître qu’à côté d’une liberté qui éclaire les peuples depuis 1789, ont été inventés ailleurs, à la même époque, d’autres principes démocratiques ; tout comme d’accepter que notre époque est celle où les nations démocratiques, plutôt que de vivre jalousement leur culture, doivent au contraire engager un dialogue avec les peuples qui sont privés de la liberté et de l’humanisme, sans que ceux-ci aient pour cela à renoncer à leur culture et leur histoire (p. 239 et suiv.)[10]. Car toute vraie démocratie, qui répugne aux oppositions et aux haines, mêle indissolublement au sens de la patrie le sentiment d’humanité.

L’idée d’humanité ne doit pas être confondue avec un cosmopolitisme jobard ; mais elle ne peut pas non plus se restreindre aux seules vitrines des musées, ni se limiter aux barrières des traditions nationales et au confort du jardinet.