Recensions

Christian Descamps, La pensée singulière. De Sartre à Deleuze. Quarante ans de philosophie en France. Paris, Bordas (coll. « Philosophie présente »), 2003, 296 p.[Notice]

  • Alain Beaulieu

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  • Alain Beaulieu
    Université McGill, Montréal

Au moins deux facteurs rendent difficile la tâche qui consiste à déterminer ce qui fait l’unité et la spécificité de la philosophie française contemporaine. Premièrement, la « conscience historique » n’est pas aussi déterminante pour la philosophie française qu’elle peut l’être, par exemple, pour la pensée allemande où, depuis Leibniz et Kant, il y a une réelle continuité « dialectique » entre les productions philosophiques. Il y a bien des écoles de pensée française, mais les éléments de rupture et de singularisation jouent un rôle au moins aussi déterminant pour le devenir intellectuel français. Et deuxièmement, la philosophie française emprunte abondamment aux autres disciplines, tant à la littérature (Bergson, Sartre et Camus furent lauréats du Prix Nobel de littérature) qu’à la science (préoccupation pour les théories de la connaissance et intégration des données scientifiques), en plus d’être particulièrement sensible à la question de l’engagement politique (depuis Zola, le modèle de l’intellectuel engagé s’incarne chez Cavaillès, Sartre, Foucault, etc.). Il semble que ce soit à travers ce genre de polyvalence de la pensée que la philosophie française définisse son universalité depuis Montaigne. Au nombre des publications consacrées à la philosophie française contemporaine il faut compter l’ouvrage désormais classique de Vincent Descombes, intitulé Le même et l’autre. Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978) (Paris, Minuit, 1979), qui se proposait d’interpréter la pensée française du xxe siècle à la lumière de la réception de Hegel organisée autour des enseignements et des travaux de Kojève et Hyppolite. Mentionnons également le livre d’Éric Alliez, intitulé De l’impossibilité de la phénoménologie. Sur la philosophie française contemporaine (Paris, Vrin, 1995), qui débute en quelque sorte là où l’étude de Descombes s’arrête pour inscrire la pensée française, des années 1970 à aujourd’hui, dans un élément de rupture avec la phénoménologie. Le mérite du livre de C. Descamps réside moins dans la définition d’une thèse philosophique qui permettrait de jeter un éclairage sur l’évolution de la pensée française contemporaine (ce à quoi se sont risqués Descombes et Alliez) que dans la richesse des liens tissés entre le développement de la pensée française (du structuralisme à aujourd’hui) et une diversité de disciplines telles que l’anthropologie, la sociologie, la linguistique, l’esthétique et la psychanalyse. L’auteur illustre la manière dont la philosophie française récente se définit essentiellement à travers un réseau de croisements singuliers entre différents champs d’études. Si bien que le titre de l’ouvrage porte à confusion. En effet, il s’agit moins pour C. Descamps d’expliquer de manière systématique le détail des philosophies françaises les plus marquantes des dernières décennies, que de décrire la variété de leur contexte d’émergence en accordant un traitement presque équivalent aux juristes, aux politologues et aux historiens qu’aux philosophes eux-mêmes. Le livre trace donc le portrait de la scène intellectuelle française des quarante dernières années bien davantage qu’il ne se propose de présenter les systèmes philosophiques « de Sartre à Deleuze ». Les analyses qu’il réserve aux philosophes se trouvent le plus souvent réduites à la présentation succincte et rapide de quelques moments de leurs pensées. Le livre ne s’adresse donc pas, en premier lieu, aux universitaires ou aux spécialistes, mais il peut admirablement bien convenir à celles et ceux qui débutent leurs études en philosophie ou aux non-initiés qui souhaitent avoir accès à une exposition claire et simple (mais jamais simpliste) des sources et des enjeux de la philosophie française depuis les années 1960. Il s’agit d’un livre d’introduction aux problèmes philosophiques, et aucunement d’un ouvrage qui problématise la pensée des auteurs à l’étude. Il ne faut donc pas s’attendre à y trouver des interprétations originales ou des confrontations savantes avec différents commentaires. La …