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Ce texte de John R. Searle est en fait une transcription de conférences données à Paris, au début de 2001, à l’invitation de l’UFR de philosophie et de sociologie de l’Université de Paris-Sorbonne (Paris IV). Le livre est donc écrit dans le style simple et direct de la langue parlée, ce qui en facilite la lecture et la compréhension. Comme le titre et le sous-titre l’indiquent, l’A. aborde ici un thème séculaire de la philosophie — la liberté et le libre arbitre — en s’appuyant sur une conception de la relation corps-esprit qui s’inspire de la neurobiologie contemporaine. Dans la deuxième et dernière partie de l’ouvrage, l’A. s’attache à dessiner les contours d’une ontologie du pouvoir politique et à montrer quel est le rôle du langage dans la constitution de ce pouvoir.

Première partie : libre arbitre et neurobiologie. S’étonnant d’entrée de jeu de la persistance, en philosophie, du problème du libre arbitre, l’A. associe la confusion régnant autour de cette question aux contradictions mises en évidence par la relation entre un corps soumis aux déterminismes du monde physique et une conscience dont le contenu serait « immatériel ». Pour l’A., cette dichotomie apparente entre la matière et l’esprit vient d’une conception naïve selon laquelle le mental et le physique seraient deux domaines qui s’excluraient mutuellement. Pour résoudre ce problème, l’A. propose que nous considérions que tous les états mentaux sont le produit de processus neurobiologiques. Pour comprendre le problème, il faut donc l’évaluer à la lumière de la neurobiologie.

Selon l’A., la notion de libre arbitre provient de l’expérience que fait chaque individu de l’écart (gap) qui s’insère dans le processus de délibération conduisant à la prise de décision. Cette expérience de la liberté, demande-t-il, ne serait-elle qu’illusion ?

Pour répondre à cette question, l’A. propose d’abord d’examiner la nature de l’action consciente sur le corps. Pour comprendre cette relation il faut, dit-il, se débarrasser du dualisme cartésien, et considérer que les états mentaux sont entièrement liés au comportement des neurones. Cependant, poursuit-il, la conscience n’est pas un épiphénomène créé par la structure neuronale ; son ontologie en première personne n’est pas réductible à une ontologie en troisième personne. Il suffit pour le concevoir de s’imaginer une roue qui dévale une colline. La roue est entièrement faite de molécules, mais sa trajectoire est déterminée par sa solidité, et celle-ci n’est pas une propriété qui s’ajoute aux molécules. Ainsi, « de même que le comportement des molécules est constitutif de la solidité, le comportement des neurones est constitutif de la conscience » (p. 28).

Ayant démontré que l’abandon du dualisme n’entraîne pas nécessairement une forme stricte de réductionnisme, l’A. s’intéresse ensuite à la structure logique des événements faisant intervenir une prise de décision libre et rationnelle. Contrairement aux explications causales déterministes, où un événement A est la cause d’un événement B, l’explication d’un comportement libre se fait sur la base d’une raison qui requiert l’existence d’un moi produisant l’écart qui s’installe dans le processus de délibération.

L’A. cherche ensuite à savoir comment nous pouvons traiter le libre arbitre en tant que problème neurobiologique. Si l’on envisage la conscience d’un point de vue déterministe, alors dans le processus de délibération, l’état total du cerveau à l’instant t1 est causalement suffisant pour déterminer l’état total du cerveau à l’instant t2, et les raisonnements qui sont produits dans l’intervalle n’ont aucune influence sur l’issue du processus. Toutefois, si l’état t1 n’est pas causalement suffisant pour déterminer l’état t2, c’est qu’alors le sujet dispose d’un libre arbitre qui influence la délibération.

L’A. conclut sa réflexion sur le libre arbitre en estimant que, même si le déterminisme et l’épiphénoménisme sont des hypothèses plausibles et apparemment compatibles avec la causalité des phénomènes naturels, elles vont à l’encontre de notre expérience et d’une vision de l’évolution où la survie de l’organisme dépend de sa capacité à agir librement.

Deuxième partie : langage et pouvoir. Dans la deuxième partie de l’ouvrage, l’A. part de sa réflexion sur le libre arbitre et la neurobiologie, et tente d’expliquer comment une réalité sociale et politique peut exister dans un monde constitué de particules physiques. Il s’agit donc ici de concilier l’univers des agents libres et rationnels avec celui des sciences de la nature.

Dans l’espoir de comprendre la nature de la réalité politique, l’A. se demande d’abord en quoi celle-ci se distingue de la réalité sociale. Les faits sociaux sont une capacité biologique que l’homme partage avec les autres animaux, et qui dépend de l’intentionnalité collective. Celle-ci suffit à créer toute forme simple de réalité sociale. Pour que la réalité sociale devienne institutionnelle, il faut ajouter à l’intentionnalité collective deux éléments : l’attribution de fonction et les règles constitutives. Ces deux éléments permettent à l’homme d’attacher à un objet une fonction qui ne dépend pas de sa structure physique et de créer des règles qui réguleront le comportement.

Les pouvoirs qui résultent de cette capacité proprement humaine s’appellent pouvoirs déontiques, et ils s’appuient essentiellement sur le langage et la fonction symbolique. Ainsi, conclut l’A., le pouvoir politique est un pouvoir déontique qui dépend du langage, du symbolisme et du consentement des individus. Le pouvoir politique vient donc, comme le dit l’A., d’« en dessous ».

Si ce livre de John R. Searle saura, par son style clair et direct, intéresser ceux qui cherchent à s’initier aux problèmes classiques de la philosophie de l’esprit, il n’apprendra, en revanche, rien de neuf aux spécialistes de ces questions. De plus, il faut se demander si la structure du langage ordinaire peut effectivement servir de fondement à une conception du libre arbitre qui est fidèle à la cartographie globale du cerveau tel que nous le connaissons aujourd’hui, et à une ontologie du pouvoir politique qui doit tenir compte de l’influence grandissante du pouvoir technique et économique. La structure logique du langage ordinaire, qui s’est entre autres développée, il y a déjà longtemps, à l’occasion du contact de l’être humain avec son environnement physique immédiat, peut-elle suffire à la compréhension de systèmes complexes, comme le cerveau, qui se révèlent à l’esprit humain à travers un symbolisme de plus en plus abstrait ? Et l’immense pouvoir technique et économique qui se déploie à l’ombre des institutions politiques traditionnelles n’est-il pas le résultat de forces, parfois occultes, qui dépassent largement les conventions issues du langage ?