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Voici une nouvelle traduction française d’essais philosophiques de H.-G. Gadamer que nous présente Jean Grondin après ses autres traductions publiées sous le titre : Les chemins de Heidegger (2002) et Esquisses herméneutiques. Essais et conférences (2004), et dont nous avons fait la recension dans cette revue (60 [2004], p. 583-586 et 61 [2005], p. 398-401). Il s’agit ici d’une traduction des deux premières sections du volume 10 des Gesammelte Werke de Gadamer (1995). La première partie comprend sept essais regroupés sous le titre : « Heidegger en rétrospective » (p. 17-111) et la seconde partie comprend dix essais regroupés sous le titre : « Le tournant herméneutique » (p. 115-277).

La première partie de cette traduction pourrait être facilement considérée comme un complément des Chemins de Heidegger. Gadamer non seulement réfléchit sur la pensée de Heidegger, mais aussi sur l’influence de cette pensée sur ses propres démarches philosophiques. Le premier essai : Souvenirs des premiers commencements de Heidegger (1986) (p. 17-29) est nettement de nature biographique. Gadamer nous raconte ses premiers contacts avec Heidegger lorsqu’il avait terminé à l’Université de Marbourg en 1922 son doctorat en philosophie sous la direction du néo-kantien Paul Natorp, et qu’il décida d’aller suivre les séminaires de Heidegger durant le semestre d’été de 1923 à Fribourg. Ces cours sont qualifiés par Gadamer qui se penche sur ses premières années de carrière comme ayant été pour lui « marquants et inoubliables » (p. 19). Ses réflexions nous aident à comprendre comment le jeune Heidegger s’est cherché, dès le début, un chemin original de pensée philosophique en réaction à la théologie thomiste catholique, à l’idéalisme transcendantal du néo-kantisme de Natorp, et même après avoir accueilli la phénoménologie de Husserl, à l’idéalisme transcendantal des Ideen, un ouvrage qui ne fut jamais matière de son enseignement et auquel il préféra toujours les Recherches Logiques. On voit par les observations de Gadamer que, dès les débuts de sa réflexion philosophique, Heidegger orientait sa pensée vers l’expérience vécue, la facticité humaine ou encore l’historicité du Dasein.

On le voit très bien en lisant l’essai sur la différence ontologique qui nous place au coeur même de la pensée de Heidegger, Herméneutique et différence ontologique (1989), p. 81-96, et celui sur le tournant, Le tournant du chemin (1985), p. 97-102. Gadamer nous rappelle que l’expression « différence ontologique » était une expression magique (p. 81) fréquemment utilisée par Heidegger dans ses cours de 1923 à Fribourg et 1924 à Marbourg, et que ses étudiants n’arrivaient pas à comprendre parfaitement. Gadamer nous donne dans son essai une magnifique analyse, claire et limpide, et qui aide à rendre un peu plus compréhensible cette distinction obscure entre l’ontique et l’ontologique, l’étant et l’être. L’ontique nous renvoie à « l’étant dans son ensemble », au to on du Poème de Parménide, à l’expérience de la multiplicité du sensible (p. 82-88), tandis que l’ontologique nous renvoie à l’être, au to einai de Parménide (p. 89-96). L’être serait ainsi l’étant porté au concept (p. 83) ou dans les mots d’Aristote, « l’étant en tant qu’étant » (p. 88). Une expression étroitement reliée à « l’étant dans son ensemble » est celle « d’herméneutique de la facticité » qui se trouve aussi bien éclairée dans l’analyse de Gadamer (p. 84-88). La facticité signifie l’existence humaine (p. 86), et nous conduit au concept de vie, « la vie qui est brumeuse » (p. 87) et qui a besoin d’une herméneutique pour mieux se comprendre. On voit bien, suite à cette analyse de Gadamer, comment Heidegger, dès les débuts, a tourné le dos à la pensée de l’esprit absolu de Hegel, et aux conceptions systématiques de la philosophie pour s’engager dans une réflexion plus proche de l’expérience de la vie quotidienne, et cela sous l’influence de l’historicisme de Dilthey et de l’existentialisme de Kierkegaard. Pour l’analyse de la question de l’être, Heidegger s’est tourné vers Aristote (p. 89-96) chez qui il a trouvé « une autointerprétation originaire de l’existence humaine » (p. 90). L’être est un événement, il renvoie au Dasein et à sa course au-devant de la mort que nous enseigne l’herméneutique de la facticité.

L’essai sur le tournant (p. 97-102) donne en très peu de pages une bonne idée de l’évolution de la pensée de Heidegger. Il ne s’agit pas, selon Gadamer, d’un retournement sur le chemin de pensée de Heidegger, mais plutôt de chemins toujours nouveaux qui conduisent à des hauteurs (p. 101). On pourrait dégager de cet essai trois chemins nouveaux : 1) le chemin vers la phénoménologie de Husserl qui permit à Heidegger de se distancer de la subjectivité moderne d’inspiration cartésienne et de l’idéalisme transcendantal des néo-kantiens en effectuant « un retour aux choses elles-mêmes » ; 2) le chemin vers les origines grecques de la philosophie et les expériences vécues exprimées dans le langage de l’être de la Métaphysique d’Aristote qui libéra Heidegger du langage dogmatique et scolaire de la théologie catholique et de l’absolu hégélien ; et finalement, 3) le chemin vers la poésie de Hölderlin qui permit à Heidegger de dépasser la métaphysique et de hisser la pensée du vécu au-delà du discours de l’être en suivant le chemin du discours poétique de Hölderlin.

Le chemin vers les origines grecques de la philosophie fera l’objet d’un essai intitulé Heidegger et les Grecs (1990) (p. 49-65), dans lequel Gadamer montre très bien comment Heidegger cherchait dans le langage des Grecs l’expression d’une expérience vécue originaire qui aurait été recouverte à travers les siècles par le langage et dont il essayait de dévoiler la vérité. Recouvrement et dévoilement, on reconnaît ici les thèmes de l’alêtheia, de la Destruktion et de l’herméneutique de la facticité. Le chemin vers la poésie de Hölderlin se trouve plus développé dans un autre essai, intitulé Pensée et poésie chez Heidegger et Hölderlin (1988) (p. 103-111), dans lequel Gadamer montre que le chemin vers la poésie est en dernière analyse un chemin vers le divin. Gadamer écrit : « C’est ainsi que se représentait l’alternative pour Heidegger : ou bien l’extrême abandon de l’être dans le délire technique, ou bien le pressentiment que “seul un dieu peut encore nous sauver” » (p. 110) ; ou encore : « Au centre de la pensée de Heidegger, on retrouve toujours Hölderlin » (p. 109). Dans chacun de ces nouveaux chemins empruntés par Heidegger se trouve, selon l’expression de Gadamer, « une nouvelle expérience du langage de la philosophie » (p. 30). Ce rapport de Heidegger au langage est le thème de l’essai Heidegger et le langage (1990) (p. 30-48). Heidegger a connu le langage dogmatique de la théologie catholique à Fribourg, le langage philosophique d’Aristote intégré à cette théologie catholique, et celui de l’exégèse biblique protestante et de la critique des textes dont les représentants à Marbourg étaient Rudolf Bultmann et Karl Barth. Il a engagé toute son activité philosophique dans une opération de Destruktion du langage, d’une sorte de démontage du langage (tel que le comprend notre traducteur) pour parvenir aux expériences originaires, au vécu et à la vie que tout langage cherche à exprimer.

Gadamer a aussi inséré dans cette première partie son essai Heidegger et la sociologie : Bourdieu et Habermas (1979/1985) (p. 67-80), dans lequel il réfute (p. 67-78) l’explication sociologique que donne Bourdieu du succès de la philosophie de Heidegger que le sociologue présentait par ailleurs, à la lumière de sa propre conception de la philosophie, comme étant « une espèce d’escroquerie, mais qui se serait elle-même établie comme une institution sociale tout à fait honorable » (p. 67). En ce qui concerne Habermas, Gadamer discute de la place de Heidegger dans la pensée de la modernité et de ses désaccords avec Habermas qui explique la philosophie de Heidegger à partir de motivations sociologiques, alors que Gadamer croit plus fructueuse une explication à partir de motivations proprement philosophiques (p. 75-80).

La deuxième partie de l’ouvrage contient dix essais regroupés sous le titre « Le tournant herméneutique » (p. 113-277). On peut facilement reconnaître dans les essais de cette deuxième partie de l’ouvrage l’application de la méthode d’histoire des concepts dont se réclamait souvent Gadamer dans ses réflexions philosophiques. Les deux premiers essais abordent les concepts utilisés par Husserl dans son programme de phénoménologie. Dans le premier essai, Gadamer se penche sur le concept de subjectivité qui se trouve derrière le concept d’intersubjectivité, puis sur les concepts grec d’hypokeimenon, latin de subjectum, et nous fait remarquer que le sens de la réflexivité contenu dans le concept de subjectivité prend son origine dans le cogito cartésien. D’où il passe à l’histoire du concept de la conscience de soi, de l’autre, de l’être-jeté de Heidegger, et de la personne (Subjectivité et intersubjectivité, sujet et personne[1975] [p. 115-129]). Le second essai cherche à montrer comment chez Husserl et ses disciples les concepts de phénoménologie, d’herméneutique et de métaphysique ne constituent pas des points de vue philosophiques différents, mais révèlent « l’acte de philosopher lui-même ». L’essai est intéressant pour mieux comprendre pourquoi Heidegger n’a jamais accepté l’idéalisme de cet ego transcendantal que Husserl mettait au fondement de son retour aux choses mêmes. Pour Heidegger le fondement de la connaissance des choses mêmes n’est pas a priori, mais a posteriori dans le Dasein et dans l’herméneutique de la facticité qui s’exprime à travers le langage métaphysique (Phénoménologie, herméneutique, métaphysique [1983] [p. 131-141]).

Les essais suivants sont consacrés à deux philosophes français : Jean-Paul Sartre et Jacques Derrida dont la pensée s’est souvent inspirée de la philosophie allemande, et en particulier, de la phénoménologie. Après quarante ans de ses premières lectures de l’ouvrage célèbre de Sartre, L’être et le néant, Gadamer nous livre ses impressions après une nouvelle lecture de l’ouvrage. Il se place dans le contexte de l’Allemagne de 1945 et s’applique à nous expliquer comment un Allemand pouvait comprendre la philosophie de Sartre et ce que Gadamer appelle « le véritable mystère » de son appropriation des 3 H en une seule pensée : Hegel, Husserl et Heidegger (« L’être et le néant » de Jean-Paul Sartre [1989] [p. 143-159]). Gadamer demeure somme toute assez critique quant à la lecture sartrienne de la philosophie allemande. Les trois essais suivants sont consacrés à Derrida. C’est merveille de suivre ce dialogue courtois que Gadamer entreprend avec Derrida dont il connaît l’oeuvre à fond depuis des décennies et qu’il reconnaît comme étant, dans la tradition française, celui qui partageait avec lui le plus de points de départ communs (p. 161). Mais Gadamer ne pouvait pas accepter le reproche des partisans de la dé-construction que l’herméneutique, qui avait voulu dépasser la métaphysique dans une opération de Destruktion, comme le voulait Heidegger, était pourtant restée « tout à fait dans le cadre de la pensée métaphysique » (p. 189-190). Nous lisons donc dans ces essais un franc dialogue entre deux disciples de Heidegger dans lequel Gadamer tient autant compte des thèses de son interlocuteur absent, Derrida, que de ses propres questions et réponses à ces thèses. Ces trois essais s’intitulent Romantisme, herméneutique et déconstruction (1987) (p. 162-175), Déconstruction et herméneutique (1988) (p. 177-187), et le troisième, qui est un inédit, Sur la trace de l’herméneutique (1994) (p. 189-219). Le logocentrisme dont Derrida accusait Heidegger et l’herméneutique pourrait aussi bien se retourner contre celui qui savait si bien jouer avec le langage que Gadamer disait admirer « le feu d’artifice d’allusions scintillantes » que savait allumer le langage de Derrida dans son commentaire du Timée de Platon (p. 215).

On sait que Dilthey eut une grande influence sur Heidegger et aussi sur Gadamer. Celui-ci lui consacre les quatre derniers essais : Les limites de la raison historique (1949) (p. 221-225), De la transformation dans les sciences humaines (1985) (p. 227-233), L’herméneutique et l’École de Dilthey (1991) (p. 235-257) et L’histoire de l’univers et l’historicité de l’homme (1988) (p. 259-277). Les limites de la raison historique s’expriment dans la thèse fondamentale de l’historicisme : l’histoire n’a pas de fin, et par conséquent, pas de sens. Seuls les individus se donnent des fins particulières, de sorte que l’historicisme conduit à la négation d’une vérité historique. Dilthey a vu l’issue de cette aporie de l’historicisme dans le retour à la « vie » (p. 222). La diversité ou même l’antinomie des visions du monde ne seraient que l’expression de la diversité de la vie orientée naturellement vers la réflexion (p. 222). Dans la seconde étude, Gadamer présente quelques réflexions sur les transformations subies par les sciences humaines dans la tradition universitaire allemande, durant la première moitié du xxe siècle, sous l’impulsion de l’historicisme de Dilthey qui reprend l’héritage romantique à travers Schleiermacher, de la pensée de Nietzsche et de Kierkegaard, de la phénoménologie de Husserl, de Karl Jaspers et de Martin Heidegger qui prônaient tous à leur façon particulière un retour à la « philosophie de la vie », à l’expérience vécue, à l’existence humaine, à la facticité historique. Ce sont ces « vagues de la philosophie de la vie » qui provoquèrent l’effondrement de l’idéalisme néo-kantien et l’avènement de nouvelles conceptions des sciences humaines à l’époque de la crise des fondements dans les sciences naturelles et humaines (p. 229). Dans la troisième étude sur l’École de Dilthey, Gadamer ajoute ses propres réflexions à un ouvrage de Frithjof Rodi (DieErkenntnisdesErkannten.ZurHermeneutikdes19.und20. Jahrhunderts, Frankfurt, Suhrkamp, 1990). En fin connaisseur de la philosophie de son époque, Gadamer nous brosse un riche tableau de la réception et de l’influence de Dilthey sur les principaux représentants du courant phénoménologique : Husserl (p. 245-246), Heidegger (p. 246-250), Gadamer lui-même (p. 250-252), Derrida (p. 252-253). La dernière étude, L’histoire de l’univers et l’historicité del’homme (1988) (p. 259-277), est une réflexion sur l’horizon historique des sciences humaines et celui des sciences naturelles, dont la conclusion bien gadamérienne est que l’idéal de vérité et de la méthode dans les sciences humaines doit être bien différent de l’idéal de vérité et de la méthode dans les sciences naturelles.

On ne peut que remercier notre traducteur, Jean Grondin, de nous donner cette élégante et précise traduction de dix-sept essais de Gadamer, ce qui permettra à de nombreux lecteurs français, peu familiers avec la langue allemande, de se mettre à l’écoute d’un éminent représentant de l’herméneutique philosophique et d’un grand humaniste de notre époque.