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Peu de textes ont le mérite de présenter en l’espace de quelques versets des grandes idées maîtresses du livre de Qohélet. Le chapitre 1,12-18 est sans contredit l’un de ces rares passages. Or, le présent article vise à porter un nouveau regard sur cette péricope. Pour ce faire, nous commencerons par traduire le passage et analyser les nombreuses variantes textuelles qui posent parfois de sérieux problèmes de traduction et donc d’interprétation. Par la suite, nous présenterons notre critique structurelle et nous la confronterons avec les résultats de ceux qui travaillent avec une approche diachronique. Enfin, nous terminerons par une analyse littéraire de ces sept versets. L’ensemble de cette démarche nous permettra de mieux cerner l’originalité du message que Qo 1,12-18 nous livre sur les activités et la sagesse des êtres humains. Voici donc, pour commencer, la traduction que nous en proposons :

V. 12 :

Moi, Qohélet, j’ai été roi d’Israël à Jérusalem

V. 13 :

et j’ai appliqué mon coeur à rechercher et à explorer par la sagesse tout ce qui se fait sous le ciel.

C’est un mauvais souci que Dieu a donné aux fils de l’être humain de se soucier.

V. 14 :

J’ai vu toutes les oeuvres qui se font sous le soleil :

eh bien, tout est absurdité et poursuite de vent !

V. 15 :

Ce qui est courbé ne peut devenir droit,

ce qui manque ne peut être compté.

V. 16 :

J’ai parlé, moi, à mon coeur, en disant :

moi, voici que j’ai fait grandir et accroître la sagesse plus que tous ceux

qui ont existé avant moi à Jérusalem,

et mon coeur a vu beaucoup de sagesse et de savoir,

V. 17 :

et j’ai dû appliquer mon coeur à comprendre la sagesse

et à comprendre la démence et la folie.

J’ai compris que cela aussi est recherche de vent.

V. 18 :

Car beaucoup de sagesse, beaucoup de chagrin

et qui accroît le savoir accroît la souffrance.

I. Critique textuelle

1. Verset 13

Littéralement : « sur tout ce qui se fait ». Au lieu de ‘l, « sur », des manuscrits orientaux[1] lisent ’l, « vers ».

De nombreux manuscrits (voir BHS), le Targum[2], la Vulgate[3] et la Peshitta[4] ont lu hšmš, « le soleil », au lieu de hšmym, « le ciel ». Il s’agit là d’une harmonisation effectuée sous l’influence de la formule la plus courante (voir 1,3.9 ; etc.). L’expression « sous le ciel », qui revient en 2,3 et 3,1, est bien attestée dans la lxx (hupo ton ouranon)[5] et la version arabe de Sa‘adya Gaon (dūn ālśamā’)[6].

2. Verset 14

Au lieu de la préposition š devant le verbe n‘św, « qui se font », quelques manuscrits et 4QQob lisent la préposition longue ’šr[7], dont la signification est la même. Les deux formes se retrouvent en Qo, la première revenant 67 fois et la seconde 89 fois.

3. Verset 15

Le verbe tqn, un aramaïsme qui ne se rencontre ailleurs qu’en 7,13 et 12,9, est un qal infinitif et intransitif qui a le sens d’« être droit » ou de « devenir droit ». Probablement en raison du parallélisme avec le verbe niphalhimmānôt, « être compté », qui revient à la fin de 1,15, la lxx a traduit par un passif : « le tordu ne pourra être remis en ordre ». La Vulgate propose aussi un passif, mais traduit de manière personnelle : « les pervers difficilement se corrigent, et des insensés infini est le nombre ». Même si la lxx et la Vulgate ont lu un passif, il n’est pas nécessaire de suivre la BHS qui corrige liteqon en niphal (lehitāqēn) ou d’adopter la proposition de M. Eaton[8] qui corrige liteqon en pual infinitif construit (letuqqan), car un qal infinitif peut parfois avoir un sens passif comme le montre le verbe lldt en 3,2 ou le verbe l’kl en Dt 31,17. On peut donc aussi traduire 1,15a comme suit : ce qui est courbé ne peut être redressé.

Suite à Symmaque[9] qui a le verbe anaplēroun, « compléter », « remplir », et au Talmud de Babylone (Berakôt 16b)[10] qui propose de lire le verbe ml’, « remplir, compléter », R. Gordis et M. Fox[11] corrigent lehimmānôt, « être compté », en lehimmālôt, « être rempli » ou « être complété ». Aucune modification ne s’impose, car les anciennes versions (lxx, Vulgate, Targum, etc.) confirment le texte massorétique.

4. Verset 16

Selon la BHS, le mot ’ny, « moi », est absent du manuscrit de la Géniza du Caire. Peut-être est-ce à cause de sa place inhabituelle après le verbe.

La lxx a traduit le hiphilhigedale, « j’ai fait grandir », par emegalunthēn, un aoriste premier passif qui suppose le qalgādale, « je suis devenu grand » : « Voici que je suis devenu grand et que j’ai acquis plus de sagesse que tous ceux qui ont existé avant moi à Jérusalem ». La Vulgate et la Peshitta supposent aussi que le verbe « être grand » est intransitif. À la suite de ces versions, la BHS propose de lire gādale, comme en 2,9, le h n’étant qu’une dittographie du hnh, « voici », qui précède. Toutefois, comme le verbe en 2,9 n’a pas de complément, la comparaison ne s’impose pas. Il n’y a donc aucune raison valable de modifier le texte massorétique.

De nombreux manuscrits et plusieurs versions (lxx, Peshitta, Vulgate et Targum) supposent la préposition b, « en » au lieu de ‘l, « sur », devant le mot Jérusalem. Il s’agit d’une harmonisation à partir de 2,7.9.

5. Verset 17

La traduction de d‘t par « comprendre » en 1,17b suit le texte massorétique qui considère le mot comme un infinitif. Les anciennes versions déplacent l’accent disjonctif sur le second d‘t, puis supposent que ce terme est un substantif et non un verbe, ce qui donne : « pour connaître prudence et doctrine » (Vulgate), « pour connaître sagesse et connaissance » (lxx, traduction du commentaire de Jérôme[12] et Peshitta). En donnant au second d‘t le sens d’un substantif, il y a alors trois façons de traduire le lien entre l’infinitif construit lāda‘at, « à comprendre », et les termes de « démence » et « folie ». La première est plus fréquemment adoptée par les exégètes : « et j’ai appliqué mon coeur à comprendre sagesse et connaissance, démence et folie[13] ». La seconde suppose que démence et folie qualifient ce qui précède : « et j’ai appliqué mon coeur à comprendre que sagesse et connaissance sont démence et folie[14] ». La troisième cherche à respecter le texte massorétique ainsi que sa ponctuation, qui place un accent disjonctif après le mot « sagesse », et donne un sens explicatif au w, traduit par « et » : « il a fallu que je m’adonne / à connaître la philosophie — / c’est-à-dire connaître l’illumination et l’air fin[15] ! » Malgré leur différence, ces deux dernières traductions supposent que démence et folie sont synonymes de sagesse.

On reproche à la traduction qui maintient le texte massorétique de ne pas tenir compte de l’absence d’un deuxième l devant d‘t. Cet argument est sans valeur puisqu’un seul l peut très bien porter sur deux mots[16]. Quant aux trois termes (hkmh, hwllwt et śklwt), ils réapparaissent dans le même ordre en 2,12. Nous gardons donc le texte massorétique.

Le mot traduit par « démence » est propre à Qo et revient sous deux formes : hôlēlôt (1,17 ; 2,12 ; 7,25 et 9,3) et hôlelût (10,13). Les deux termes appartiennent à la racine hll III, qui signifie « être dément », « agir de façon insensée ». Certains manuscrits lisent le singulier hôlēlût, « démence », comme en 10,13, au lieu du pluriel hôlēlôt. Toutefois, on peut très bien voir dans ce suffixe en ôt une forme irrégulière du singulier ou un pluriel intensif qui peut se traduire par un singulier, comme pour le terme hokemôt, « sagesse », qui est accompagné de verbes au singulier (voir Pr 1,20 ; 9,1 et 14,1).

Le terme traduit par « folie », śklwt, est écrit ici avec un śin, alors qu’il est écrit ailleurs avec un samek (2,3.12.13 ; 7,25 ; 10,1.13). C’est pourquoi plusieurs manuscrits ont un samek au lieu du śin. Cette alternance entre le śin et le samek est bien attestée en hébreu tardif (par exemple, voir k‘ś au lieu de k‘s, « colère », en Jb 5,2 ; 6,2 ; 10,17 et 17,7) et en araméen (par exemple, voir le mot chaldéen orthographié ksdy’ en Esd 5,12 et kśdy’ en Dn 5,30) ; en syriaque, le samek a même fini par remplacer le śin au point que skl signifie à la fois « être sage » et « être fou[17] ». Comme la racine śkl a le sens de « comprendre », « être intelligent », le mot śklwt, propre à Qo, est donc équivoque.

Alors que le texte massorétique oppose sagesse à démence et folie, la lxx propose deux termes positifs : paraboles et science. Le premier terme, parabolē, est habituellement l’équivalent de māšāl (voir 12,9). R. Gordis propose de voir une confusion entre parabolas et paraphoras, « erreurs[18] », mais c’est purement hypothétique. Peut-être le choix de ce terme s’explique-t-il plutôt par 3 R 5,12a lxx : « Et Salomon prononça trois milles paraboles » ? Quant à la traduction de śklwt, « folie », par epistēmē, « science », elle peut provenir de la confusion signalée ci-haut entre le samek et le śin, śkl signifiant « comprendre », « être intelligent », alors que skl a le sens de « folie ». La Peshitta suit ici la lxx, mais en ajoutant un « et » devant les deux substantifs : wmtl’ wskwltnwt’, « et paraboles et intelligence ». Le Targum paraphrase le mot hwllwt, « démence », par hwlhwlt’ dmlkwt’, « intrigues du règne », et rend śklwt par swlklntw, « intelligence ». Qo Rabbah 2,3 rend également śklwt par sklnwt’, « intelligence[19] ». Toutefois, le terme hwllwt, « démence », qui l’accompagne ici comme en 2,12 ; 7,25 et 10,13, exige qu’on lui donne le sens de « folie ». Qui plus est, la quête de Qo ne porte pas que sur la sagesse, mais aussi sur la folie (2,12 ; 7,25). C’est donc avec raison que la Vulgate suppose que śklwt et sklwt sont synonymes et qu’ils désignent tous deux la folie. Par ailleurs, peut-être a-t-on ici, non sans ironie, un jeu de mots qui indique que sagesse (hkmh) et démence (hwllwt) sont synonymes puisqu’ils se résument en un seul terme : śikelût !

Dans le texte massorétique, le verbe yāda‘e, « j’ai compris » ou « j’ai connu », annonce la conclusion, tandis que la lxx semble le rattacher à ce qui précède : « Et j’ai appliqué mon coeur à connaître sagesse et connaissance ; paraboles et science, j’ai connu, et que vraiment cela aussi est choix de vent ». En définitive, le texte de la lxx de 1,17 est très différent du texte massorétique et ne devrait donc aucunement nous inciter à le corriger.

6. Verset 18

La lxx a traduit k‘s, « chagrin », par gnōseōs, ce qui suppose d‘t, « connaissance », comme en 1,18b : « avec beaucoup de sagesse beaucoup de science ». Cette variante peut être due à une faute oculaire ou auditive, mais aussi à une interprétation moralisatrice. Quoi qu’il en soit, le texte massorétique a l’appui des autres versions : Aquila, Théodotion (thymou, « irritation »), Symmaque (orgē, « colère »), Vulgate (indignatio, « indignation »), Peshitta (rwgz’, « colère ») et Targum (rgz, « colère »).

II. Critique structurelle

L’expression « Moi, Qohélet » en 1,12 et le pehā’ du texte massorétique signalent clairement l’ouverture d’une nouvelle section. Par ailleurs, les exégètes ne s’entendent pas lorsqu’il s’agit de savoir où se termine cette péricope. Du point de vue de la macrostructure, plusieurs propositions ont été avancées : 1,12-2,7[20], 1,12-2,9[21], 1,12-2,11[22], 1,12-2,16[23], 1,12-2,19[24], 1,12-2,23[25], 1,12-2,25[26] et 1,12-2,26[27]. Cette dernière proposition est la meilleure, puisque 3,1 indique clairement le début d’une nouvelle thématique qui porte sur le temps. Qui plus est, après le chapitre 2, Qo n’est plus un personnage aussi statique. De roi qu’il était (1,12), il devient un narrateur un peu plus effacé, mais qui ne cesse pour autant d’observer, d’expérimenter et de juger.

Les subdivisions de cette grande section ne font pas davantage l’unanimité. E. Christianson estime que 1,12-2,3 forme une première unité qui présente en alternance une série de narrations rédigées au passé et de conclusions/réflexions écrites au présent[28] :

Histoire racontée : 1,12-13a
 Conclusion/réflexion : 1,13b
Histoire racontée : 1,14a
 Conclusion/réflexion : 1,14b-15
Histoire racontée : 1,16-17
 Conclusion/réflexion : 1,18
Histoire racontée : 2,1a-b
 Conclusion/réflexion : 2,1c
Histoire racontée : 2,2-3

Cette subdivision en fonction du temps des verbes n’est guère rigoureuse, car les verbes à l’accompli et à l’inaccompli se retrouvent aussi bien dans les sections narratives que les conclusions. Par exemple, en 1,13a.b, les verbes ntn et ‘śh sont à l’accompli, tandis qu’en 1,15 et 2,3 les verbes ykl, r’h et ‘śh sont à l’inaccompli. La division tripartite suggérée par E. Bons suppose aussi que la première grande unité se termine à 2,3 : 1,12.13-2,3.4-11[29]. A. Fischer isole également 1,12 comme étant une auto-présentation, mais estime que 1,13-15.16-18 et 2,1-2 constituent trois unités parallèles : projet (1,13.16 ; 2,1a), résultat : hbl (1,14.17 ; 2,1b) et proverbe (1,15.18 ; 2,2)[30]. Bien qu’intéressante, cette dernière structure a une double faiblesse : d’une part, elle isole inutilement 1,12 de ce qui suit et, d’autre part, elle suppose que 2,2 constitue un proverbe. Or, du point de vue de la forme, ce verset n’a rien d’un proverbe ; comme l’indique l’emploi du verbe « dire » à la première personne du singulier, Qo prononce un jugement sur le rire et la joie. De son côté, B. Lee rattache 1,13-18 à 2,12-17 et considère que 1,13-14 et 1,16-17 forment un chiasme dont 1,15 constitue le centre[31]. Cette structure n’est guère plus convaincante, car elle isole non seulement le v. 12 de ce qui suit, mais aussi le v. 18 de ce qui précède.

À notre avis, Qo 1,12-18 sert d’introduction et de résumé à l’ensemble du chapitre 2 qui présente une parodie de la royauté. Cette introduction est construite de manière symétrique :

A  moi, Qohélet, roi à Jérusalem (1,12)
 B  j’ai appliqué mon coeur + sagesse (1,13)
 C  verdict : poursuite de vent (1,14)
 D  proverbe sous forme de distiques (1,15)
A'  moi, l’insurpassable à Jérusalem (1,16)
 B'  j’ai dû appliquer mon coeur + sagesse (1,17ab)
 C'  verdict : recherche de vent (1,17c)
 D'  proverbe sous forme de distiques

Les deux parties contiennent chacune un objet de recherche : les activités humaines (1,12-15) et la sagesse (1,16-18). À l’instar de 1,12-18, le chapitre 2 est également divisé en deux grandes parties : les activités de l’anti-Salomon (2,1-11) et ses réflexions sur la sagesse (2,12-26).

III. Approche diachronique

Nous avons d’abord procédé par une approche synchronique pour la simple raison que l’ensemble d’un texte est plus que la somme de ses parties. Néanmoins, il convient maintenant d’examiner les solutions retenues par ceux qui travaillent avec une approche diachronique.

À la lumière de notre critique structurelle qui montre le lien entre 1,12 et 1,16, il n’y a pas lieu de considérer le v. 12 comme un ajout d’un deuxième rédacteur (R2)[32] ou de rattacher le mot ’ny de 1,12a au verbe ntty de 1,13a, et de conclure que tous les mots qui vont de qhlt jusqu’au w de 1,13a constituent une addition[33]. L’hypothèse de Ginsberg qui stipule que seule l’expression « roi d’Israël » en 1,12 est une glose nous apparaît tout aussi gratuite, car la parodie de la royauté commence justement en 1,12[34].

La répétition du mot « Jérusalem » en 1,12.16 indique qu’il n’y a pas davantage de raison de suivre Loretz qui estime que l’expression « sur Jérusalem » en 1,16 est une addition[35]. Lors de notre critique littéraire, nous verrons qu’il est tout aussi arbitraire de considérer 1,13b comme une addition qui vient interrompre l’argumentation[36] et d’écarter l’expression hwllwt wśklwt de 1,17 comme une glose qui rendrait plus acceptable le verdict que « cela aussi est recherche de vent[37] ».

Dans sa reconstitution de 1,12-18, comme de l’ensemble du livre d’ailleurs, M. Rose postule trois étapes rédactionnelles[38] : les propos de Qo le sage (1,12 [’ny qhlt]. 14a.17aα.17bα.18), la relecture d’un disciple (1,14b.16aα.16aβ.16b.17 [hwllwt wśklwt]) et la relecture d’un théologien-rédacteur (tout le reste, dont 1,12b.13.15). Tout aussi inventive, R. Brandscheidt retrace quatre étapes rédactionnelles dans le livre de Qo. En ce qui concerne 1,12-18, les quatre étapes se présentent comme suit : le texte primitif (1,12), le travail du premier rédacteur (1,14), du second rédacteur (1,13a.16-17aαb.18) et les compléments (1,13b.15.17ab)[39]. Face à des reconstitutions aussi minutieuses de la genèse de Qo 1,12-18, on ne peut que remarquer combien le choix des passages attribués à l’un ou l’autre de ces auteurs/rédacteurs se fait selon le genre de message que M. Rose et R. Brandscheidt veulent bien voir dans ce texte. Par conséquent, force est de constater que ce qui est considéré comme un développement chronologique semble l’être en fonction des présupposés religieux des interprètes.

IV. Critique littéraire

La critique structurelle que nous venons de proposer a le mérite de comprendre le texte tel qu’il se donne à lire maintenant sans avoir à imaginer l’intervention d’un rédacteur, d’un éditeur ou d’un glossateur quelconque. En outre, elle nous a fait voir que 1,12-18 est un texte bien délimité avec deux objets de recherche : les activités humaines (1,12-15) et la sagesse (1,16-18). Cette première réflexion de Qo, qui sert d’introduction et de résumé à l’ensemble du chapitre 2, se présente non pas comme un « testament royal » inspiré des textes de sagesse et des biographies tombales d’Égypte[40], ni comme une haggadah qui propose une autocritique politico-économique de la part de son protagoniste — autocritique au moyen de laquelle il juge tout pouvoir qui ne s’ajusterait pas aux principes de la Torah[41] —, mais plutôt comme une fiction royale ou plus précisément comme une parodie de la royauté qui relativise la valeur de la sagesse. En toute rigueur de méthode, il nous faut maintenant analyser chacun des versets afin de pouvoir bien justifier ce que nous venons d’affirmer.

1. Verset 12

Cette phrase introductive constitue le premier passage où Qo se présente à la première personne. Cet emploi du pronom personnel ’ănî, « moi », reviendra 28 autres fois et, ici comme ailleurs, il sert à mettre le sujet en relief (voir 1,16 ; 2,1.11.12.13.18.20.24 ; etc.).

Le verbe hyyty est rendu ici par le parfait « j’ai été », car Qo s’apprête à nous présenter le bilan de son règne. Cette traduction est aussi celle adoptée par la tradition juive qui interprète le verbe hyyty comme étant un passé : « j’ai été roi » et je ne le suis plus (Sanhédrin 21b ; Gittin 68a-b ; Targum Qo 1,12 ; Qo Rabbah 1,12 ; etc.). D’après une légende juive très populaire, reprise aussi par Jérôme[42], Salomon, vers la fin de sa vie, aurait été détrôné à cause de ses nombreuses fautes et aurait été condamné à l’errance. Cette légende expliquerait en quelque sorte les propos plutôt désabusés du livre de Qo. Bien que la lxx et la Vulgate aient aussi traduit par un passé, la traduction par le présent « je suis » n’est pas impossible. B. Isaksson a défendu cette traduction en rappelant que le parfait peut désigner une action ou un état qui a commencé dans le passé mais qui continue aussi dans le présent[43].

Le mot Qohélet[44] est un participe présent féminin qal de la racine qhl, qui signifie « rassembler » ou, sous sa forme nominale, « assemblée ». Il apparaît sans article en 1,1.2.12 et 12,9.10 et avec l’article en 7,27 et 12,8. Le mot peut donc être lu comme un nom propre ou un nom de fonction et les deux hypothèses ne s’excluent pas. S’il s’agit d’un nom de fonction, comme semble l’indiquer le fait que le nom propre du fils de David soit Salomon, encore faut-il se demander à quoi cet acte de rassembler qui est à la racine du mot fait-il référence. À la lumière de 12,9-10 et 1 R 5,12-13, ne pourrait-on pas y voir un rassembleur de sentences ? C’est ce que suppose Symmaque qui traduit le mot Qohélet en 12,10 par paroimiastēs, « auteur de proverbes ». N’est-ce pas aussi ce que suggère le verbe qhl, en syriaque, qui a le sens de « compiler » ? Par contre, comme le verbe qhl en hébreu a toujours des personnes pour objet, et à la lumière de 1 R 8,1 et 2 Ch 5,2 où il est dit que Salomon convoqua (yaqehel) les anciens d’Israël, tous les chefs des tribus et les chefs de famille des Israélites, le mot peut faire allusion à celui qui convoque des individus pour une assemblée. Peut-être faut-il dériver Qohélet non du verbe mais du substantif qāhāl, comme šô‘ēr, « portier », dérive de ša‘ar, « porte », ou hovēl, « matelot », dérive de hebel, « corde » ? Dans ce cas, Qohélet est un nom d’agent désignant l’homme de l’assemblée, voire son président, son porte-parole ou encore l’assemblée elle-même personnifiée. Quelle que soit l’interprétation retenue, reste à savoir de quelle assemblée il s’agit. Une assemblée cultuelle ? Une assemblée du peuple faisant entendre la voix populaire trop longtemps étouffée par l’enseignement officiel ? Une assemblée de sages enseignant dans une école ? Chacune de ces interprétations a ses défenseurs et rien ne permet de trancher avec certitude en faveur de l’une ou l’autre.

En traduisant par ekklesiastēs, la lxx suppose soit un membre de l’assemblée (ekklēsia), soit celui qui convoque ou harangue l’assemblée. C’est ce deuxième sens que retient Jérôme dans son commentaire de Qo, puisque sa traduction par concionator[45], au lieu du Ecclesiastes repris par la Vulgate, souligne surtout le fait de haranguer une concio, une assemblée. Qohélet devient ainsi le Harangueur ou encore, pour reprendre la traduction de Luther qui donne au mot un sens nettement ecclésiastique, le prédicateur[46].

Par ailleurs, les expressions « fils de David » et « roi dans Jérusalem[47] » (1,1.12) indiquent que le titre est devenu un nom propre, comme Sophérèt ou Ha-Sophérèt et Pokérèt en Esd 2,55.57 et Ne 7,57.59. C’est aussi ce que suggèrent la Peshitta et le Targum qui translittèrent le mot comme on le fait habituellement pour des noms propres. Aquila abonde dans le même sens puisqu’il lit à 1,1 et 12,8 le mot kôlet (codex 161 et 248 à 1,1 et codex 252 à 12,8). Comme il s’agit du fils de David (1,1), Qohélet ne peut être que Salomon, car seuls David et Salomon peuvent être appelés « roi sur Israël en Jérusalem » (1 S 23,17 ; 2 S 5,1-5.12.17 ; 1 R 1,34 ; 3,28). Cette allusion à Salomon, qui est le représentant par excellence de la tradition (Pr 1,1 ; 10,1 ; 25,1), est toutefois ironique puisqu’il devient ici non pas le garant de l’autorité conservatrice de la sagesse, mais au contraire le promoteur de l’expérience individuelle, de la réflexion personnelle. L’utilisation obstinée de la première personne du singulier en témoigne avec éloquence : avec les emplois des pronoms suffixes possessifs, elle ne revient pas moins de 160 fois, sur un total de 222 versets, dont 61 fois en 1,12-2,11[48]. Avec Montaigne, Qohélet aurait donc pu écrire : « c’est moi que je peins […] je suis moi-même la matière de mon livre[49] ».

2. Verset 13

Le verbe ntn, « donner », suivi du mot lb, « coeur », revient six autres fois en Qo (1,17 ; 7,2.21 ; 8,9.16 ; 9,1). Dans tous les cas, l’expression indique une réflexion, car le coeur dans l’anthropologie de Qo est avant tout le siège de l’intelligence et de la volonté (1,16b ; 2,3.10 ; etc.). Il représente ici, par métonymie, la personne tout entière. Ailleurs, Qo est à la fois le narrateur et le narrataire, puisque le coeur est même personnifié et représente le siège du raisonnement et du dialogue intérieur (1,16a ; 2,1a.15a.c ; 3,17.18). Cette expression, qu’on pourrait également rendre par « je me suis appliqué », ne se retrouve que dans deux autres textes tardifs (1 Ch 22,19 ; Dn 10,12). Par contre, cette personnification du coeur se retrouve aussi dans les textes de sagesse égyptienne. Par exemple, dans la Complainte de Khahkepere-Somb, on retrouve à maintes reprises les formules « il a dit en son coeur », « viens mon coeur que je te parle », « je te parle mon coeur, réponds-moi[50] ».

Les verbes rechercher et explorer (drš et twr) qui expriment ce à quoi Qo s’est appliqué pourraient également être rendus par une forme superlative : « explorer en profondeur » ou « rechercher méticuleusement ». Le premier verbe ne revient qu’ici en Qo, tandis que le second apparaît aussi en 2,3 et 7,25. Dans ce dernier passage, il est accompagné du verbe yd‘, « connaître ». Comme les 23 autres emplois du verbe twr n’expriment jamais une investigation intellectuelle, d’aucuns y voient la trace d’une influence grecque. Par exemple, J. Pedersen le rattache au verbe skeptesthai « examiner[51] », tandis que R. Braun le fait dériver du verbe tērein qui a non seulement le même sens, mais aussi les mêmes consonnes[52]. Cette interprétation n’a aucun appui dans la lxx qui a traduit le verbe tûr en 1,13 par ekzētēsai, « chercher ». Qui plus est, il est notoire que Qo donne un sens singulier à maints autres mots de la langue hébraïque et cela sans avoir été influencé par la culture grecque.

Le mot hkmh, habituellement rendu par « sagesse », pourrait également être traduit par « philosophie[53] » et cela sans présupposer une influence grecque, car il ne désigne pas seulement un savoir pratique, mais aussi un savoir spéculatif. En effet, nous avons vu que le mot hkmh est accompagné de deux verbes qui expriment une investigation intellectuelle. Qui plus est, en 1,16b, il est synonyme de d‘t, le savoir, la connaissance spéculative. Par contre, la traduction des emplois de hkmh et de d‘t en 1,12-18 par « science » et « technologie » nous apparaît fautive, d’une part, parce que ces termes en Qo ont une signification beaucoup plus large et, d’autre part, parce qu’il n’est vraiment pas évident que Qo emploie ces termes dans le but de montrer les conséquences néfastes des prétentions scientifiques qui voient le jour durant la période hellénistique[54].

Certains croient que bahoke, littéralement « dans la sagesse », est l’objet de la recherche, ce qui donne : « j’ai appliqué mon coeur à rechercher et à explorer la sagesse[55] ». Toutefois, la préposition be devant le mot « sagesse » a toujours en Qo un sens instrumental et signifie « par » (2,3 ; 7,23 et 9,15). L’objet de l’exploration n’est donc pas la sagesse, mais plutôt « tout ce qui se fait sous le ciel ». Cette compréhension est aussi celle des anciennes versions : par la sagesse, en tē sophia (lxx), sagement, sapienter (Vulgate), dans la sagesse, in sapientia[56].

L’expression ‘l kl ’šr n‘śh, littéralement « sur tout ce qui se fait », est tantôt traduite par le présent, tantôt par le passé. Comme les deux emplois du verbe « faire » en 1,13-14 sont précédés du mot « tout », ils peuvent inclure à la fois le passé et le présent.

L’expression « sous le ciel », qui est commune dans le reste de la Bible (Gn 1,9 ; 6,17 ; 7,19 ; Ex 17,14 ; etc.), ne revient que deux autres fois en Qo (2,3 et 3,1). Par ailleurs, l’expression « sous le soleil », employée en 1,14, revient 29 fois en Qo et n’apparaît jamais dans le reste de la Bible. Elle est toutefois bien attestée au Proche-Orient ancien. Le plus ancien emploi connu provient d’une inscription akkadienne du roi élamite Untashgal, rédigée au 12e siècle avant notre ère. Il s’agit d’une formule de malédiction s’adressant à celui qui voudrait détruire son monument : « que sa semence ne prospère pas sous le soleil » (ina supal šamaš zerušu lā išari)[57]. Les inscriptions phéniciennes de Tabnit (-6e siècle) et les inscriptions du sarcophage d’Esmounazar, roi de Sidon (-5e siècle), contiennent aussi des formules de malédiction adressées aux pilleurs de tombe, dans lesquelles on retrouve l’expression bhym tht šmš, « parmi tous les vivants sous le soleil[58] ». Enfin, l’expression hupo ton hēlion ou huph hēliō, « sous le soleil », se rencontre aussi chez Euripide (Alceste, 151), Démosthène (Sur la couronne, 270), Plutarque (Vies, Lucullus 30,1)[59], etc. On ne saurait déduire à partir de ces nombreux parallèles si l’auteur du livre a été influencé par le monde sémitique et/ou le monde grec.

D’aucuns estiment que le soleil représente ici le symbole de l’empire ptolémaïque et déduisent que l’expression « sous le soleil » équivaut à « sous la domination » ou « sous l’oppression[60] ». N’étant pas fondée sur aucun texte, cette interprétation nous apparaît irrecevable. Dans le Qo, le soleil est plutôt une image de la vie, car voir le soleil équivaut à vivre (6,5 ; 7,11 et 11,7). L’expression « sous le soleil » désigne donc le monde des vivants et indique les limites du champ d’enquête de Qo. Peut-on être plus précis et voir dans cette formule un indice que la perspective de Qo est scientifique et séculière[61] ? Ces deux qualificatifs ne nous semblent pas les plus adéquats et nous préférons adopter la terminologie de D. Michel pour qui l’expression « sous le soleil » indique que Qo est un philosophe empirique puisque sa philosophie est limitée au monde immanent[62]. Cette expression souligne aussi la valeur universelle des investigations et des conclusions de Qo.

Les expressions « sous le ciel » et « sous le soleil » sont-elles purement synonymiques ? Tel est l’avis de la majorité des exégètes[63]. H.-C. Goßmann fait toutefois exception. Selon lui, l’expression « sous le ciel » exprime le sens d’une limite humaine devant Dieu : ce qu’il fait reste incompréhensible à l’humanité[64]. Qui plus est, comme le ciel est le lieu où habite Dieu (5,1), l’expression « sous le ciel » indique peut-être que les activités des êtres humains se font sous la souveraineté de Dieu.

Le mot « souci » traduit ‘nyn, un aramaïsme qu’on ne retrouve dans la Bible qu’en Qo (2,23.26 ; 3,10 ; 4,8 ; 5,2.13 et 8,16), mais qui est fréquent dans le Talmud. Il est ici accompagné du verbe ‘nh, « se soucier ». On distingue habituellement quatre racines ‘nh : 1) « répondre » (voir 10,19), 2) « opprimer », « humilier » (voir 6,8), 3) « travailler », « être occupé » ou « être préoccupé », d’où « se soucier » (voir 3,10 et 5,19) et 4) « chanter » (absent en Qo). Contrairement à P. Zamora qui croit que ce verbe signifie ici aussi bien « occuper », qu’« affliger » ou « humilier[65] », le contexte n’autorise que le troisième sens. Quant au substantif, l’entourage lexical montre qu’il s’agit plus d’une préoccupation que d’une simple occupation, d’où la traduction par « souci ». En effet, le mot est associé au chagrin (2,23), au songe (5,2), à ce qui est malheureux ou mauvais (4,8 ; 5,13) et à l’incapacité humaine de trouver le repos et le bonheur (2,23.26 ; 4,8 ; 5,13 et 8,16). Certaines versions confirment cette interprétation. Par exemple, la lxx a traduit ‘nyn par perispasmos, « tracas », « tiraillement », et a rendu le verbe ‘nh par perispaein, « se tracasser », « être tiraillé ». De son côté, la Peshitta a rendu le substantif par ‘nyn’, « souci, occupation », et le verbe par ‘n’, « s’occuper, se soucier[66] ». Par ailleurs, la Vulgate propose plusieurs traductions : occupatio, « occupation » (1,13), occupare, « occuper » (1,13 ; 5,19), afflictio, « affliction » (2,26 ; 3,10a ; 4,8 ; 5,13), aerumna, « peine » (2,23), distendo, « tourmenter » (3,10b), distentio, « occupation, tourment » (8,16) et cura, « soin » (5,2). Enfin, selon Jérôme, Symmaque a traduit le mot par « ascholia, c’est-à-dire occupation[67] ».

Ce souci est ici qualifié de mauvais, littéralement : « cela souci de mal a donné Dieu aux fils de l’humain ». Le mot ‘nyn, à l’état construit, accentue le fait que le souci donné par Dieu est mauvais. Dieu est sujet du verbe ntn, « donner », 10 autres fois (2,26[2x] ; 3,10.11 ; 5,17.18 ; 6,2 ; 8,15 ; 9,9 ; 12,7) et il revient deux fois en lien avec le substantif mtt, « don » (3,13 ; 5,18). Ces dons sont certes variés, mais à trois reprises il est dit qu’il donne aux êtres humains le souci (1,12 ; 2,26 et 3,10). Ce souci, qui envahit toute l’existence humaine (2,23 ; 5,2 ; 8,16), est non seulement une chose mauvaise ou malheureuse (1,13 ; 4,8 ; 5,13), mais aussi absurde (1,13-14 ; 2,23.26 ; 4,8 ; 5,6). Loin d’être généreux, ce don d’un mauvais souci est donc un don empoisonné.

N’arrivant pas à concevoir que Dieu puisse donner un mauvais souci aux fils de l’être humain ou aux fils d’Adam (bny ’dm), c’est-à-dire à tous les êtres humains sans distinction, les anciens commentateurs ont édulcoré le texte de diverses façons. Quelques exemples suffiront à illustrer notre propos. Du côté juif, le Targum de Qo 1,13 moralise : « et je vis que toutes les oeuvres des fils d’humain pécheurs sont une occupation mauvaise que le Seigneur a donnée aux fils d’humain pour les affliger ». Qo Rabbah 1,13 allégorise : le mauvais souci fait référence au caractère particulier de l’étude de la Torah, qui veut qu’une personne apprenne la Torah, puis l’oublie. Mais cet oubli de la Torah est finalement une bonne chose, car elle permet à l’être humain de ne jamais abandonner son étude ! Pour Rashi, les maux qui frappent les êtres humains ne peuvent provenir de Dieu ; ce sont les maux dont Moïse a parlé lorsqu’il a mis Israël devant le choix entre le bien et le mal, la vie et la mort (Dt 30,15)[68]. Du côté chrétien, Évagre le Pontique modifie le texte de deux façons : d’une part, en affirmant que le mot ponēros, « mauvais », qui qualifie le don de Dieu, signifie simplement epiponos, « pénible », et, d’autre part, en donnant au verbe didōmi, « donner », le sens de sugchōrein, « permettre » : « Il appelle “mauvais” ce qui est pénible, non ce qui est opposé au bien, car cela, Dieu ne le donne à personne : il n’est pas la cause de maux, lui qui est source de bonté. À moins qu’il ne soit dit “donner” comme s’il permettait, selon le langage de la déréliction[69] ». Grégoire de Nysse refuse, lui aussi, de donner un sens littéral à 1,13. Il ne serait pas pieux de croire, dit-il, que Dieu lui-même a donné une mauvaise occupation aux êtres humains, car ce serait lui rapporter la cause des maux. Selon lui, « le sens le plus pieux suggère de penser que le bon présent fait par Dieu, c’est-à-dire le mouvement du libre arbitre, est devenu instrument pour le péché à cause de l’utilisation pécheresse que les êtres humains en ont fait[70] ».

De nos jours, certains exégètes n’admettent toujours pas que Dieu puisse donner un mauvais souci aux êtres humains. Bien sûr, ils ne font pas appel au sens moral ou allégorique du texte pour justifier leur interprétation. Par contre, ils n’hésitent pas à confondre traduction et paraphrase illégitime. C’est le cas de N. Lohfink qui croit que 1,13b doit être lu comme une question indirecte, dont 3,10-11 constitue la réponse : «  […] j’ai mis mon intelligence à étudier et à découvrir la sagesse (traditionnelle). Ma question est si (comme certains maîtres le disent) tout ce qui se fait (par les êtres humains) sous le soleil est (ou n’est pas) une transaction d’affaire infortunée qu’un Dieu a donnée à l’homme pour qu’il s’en occupe[71] ». Dit autrement, tout ce qui se fait sous le ciel, est-ce vraiment une mauvaise affaire ? N’est-ce pas plutôt l’être humain qui rend parfois le don de Dieu mauvais par son activité ? Pour M. Maussion, refuser cette traduction-interprétation conduit « à supposer chez Qohélet une vision très négative d’un Dieu lointain et capricieux, responsable du mal, et, a fortiori, incompréhensible[72] ». Or, n’en déplaise à M. Maussion qui se préoccupe de sauver l’image du Dieu de Qo — lui qui ne se préoccupe pourtant pas de sauver les êtres humains —, cette lecture n’est absolument pas défendable d’un point de vue grammatical, comme le montre la traduction littérale de 1,13 : « et j’ai donné mon coeur à rechercher et à explorer dans la sagesse sur tout ce qui se fait sous les cieux cela souci de mal a donné Dieu aux fils de l’humain pour se soucier en lui ». Il est vrai qu’une phrase peut être interrogative sans avoir aucune particule qui indique l’interrogation. Toutefois, Qo est cohérent à ce sujet et emploie toujours une particule interrogative aussi bien pour une question indirecte que directe[73].

Par ailleurs, la traduction littérale indique que le pronom hw’, « c’ » ou « cela » fait problème, car il peut faire référence à ce qui précède immédiatement, à savoir « tout ce qui se fait sous les cieux[74] », ou à toute la phrase, c’est-à-dire à l’activité de recherche de Qo. Cette deuxième solution nous semble la meilleure, car loin d’être strictement relié au seul travail pénible de l’être humain, le mot ‘nyn est bel et bien employé en lien avec les activités intellectuelles. C’est clair en 3,10 qui est une reprise quasi identique de 1,13, à l’exception de l’adjectif r‘, « mauvais » :

A  Dieu a donné (ntn) le souci aux fils de l’être humain (3,10)
 B  Dieu fait (‘sh) toute chose convenable en son temps (3,11a)
A'  Dieu a donné (ntn) l’éternité dans leur coeur (3,11b)
 B'  Dieu fait (‘sh) son oeuvre du début à la fin (3,11c)

On remarque ici que le don du souci aux fils de l’être humain correspond au don de l’éternité dans leur coeur. Or comme le coeur est le siège de l’intelligence et de la volonté, l’expression « il a donné l’éternité dans leur coeur » signifie qu’il leur a donné la préoccupation de l’éternité. Force donc est de reconnaître que le souci en 3,10 correspond bel et bien à une préoccupation intellectuelle et existentielle spécifique aux êtres humains. En outre, même si 3,10 ne dit pas que ce souci est mauvais, celui-ci n’en demeure pas moins un don embêtant, car Qo précise aussitôt que Dieu empêche l’être humain de pouvoir déchiffrer le sens de cette éternité (3,11c ; voir aussi 7,14 ; 8,17 et 11,5).

Le donateur de ce mauvais souci est nul autre que Dieu, ’lhym sans article, comme à 3,10.13 ; 5,3.18 ; 7,18 et 8,2.13. Dans les 32 autres emplois, le mot revient avec l’article défini , littéralement « le Dieu ». Dans son ouvrage portant sur le concept de Dieu en Qo, C. Solé I Auguets translittère simplement le terme par Élohim ou Ha Élohim[75]. Cet emploi exclusif du terme (h)’lhym et l’absence du nom de Yahvé dans le texte massorétique ne correspondent aucunement à un goût du temps ou à une tendance sapientiale, car ce phénomène est unique dans la Bible. Qui plus est, cette appellation ne souligne pas que la nature cosmopolite et universaliste du livre de Qo, car d’autres livres présentent une théologie universaliste en employant le nom de Yahvé (voir, par exemple, Pr, Jon, Si). Comme Qo nous présente un Dieu plutôt lointain (voir, par exemple, 5,1) et même arbitraire (voir, par exemple, 9,1-6.11-12), il n’est pas interdit de voir dans cet emploi exclusif du mot (h)’lhym une volonté de souligner son caractère impersonnel ; c’est d’ailleurs pourquoi plusieurs exégètes traduisent le mot par « (la) Divinité[76] ».

3. Verset 14

Le verbe r’h, « voir », apparaît 47 fois en Qo, dont 18 fois à la première personne du singulier (2,13.24 ; 3,10.16.22 ; 4,4.15 ; etc.). Ici, comme en 1,16, il pourrait très bien être rendu par « considérer », ou « examiner ». Cette expérience visuelle, qui introduit l’absolu dans le discours, se présente comme étant exhaustive. Ce mot « tout » est un autre mot cher de Qo, car il revient 90 fois dans le livre.

Toutes les oeuvres (m‘śh) qui se font (‘śh) sous le soleil ne concernent-elles que le faire humain ou incluent-elles aussi le faire divin ? Comme ces oeuvres sont durement qualifiées en 1,14b, d’aucuns estiment qu’elles ne peuvent être reliées au faire divin et qu’elles ne s’appliquent qu’à la condition humaine. Pour justifier leur interprétation, ils rappellent que Dieu ne saurait être concerné par ces oeuvres puisqu’elles correspondent au mauvais souci qu’il a donné aux êtres humains[77]. Toutefois, nous avons déjà vu que cette interprétation ne s’imposait pas. Qui plus est, le fait que ces oeuvres se fassent sous le soleil n’est pas un indice suffisant pour croire qu’elles ne concernent que les seuls êtres humains, car en 8,17ab l’oeuvre qui se fait sous le soleil correspond clairement à l’oeuvre divine. Enfin, la tournure passive en 1,13.14, indique qu’il ne s’agit pas tant de ce que les êtres humains font que de ce qu’ils subissent. Le proverbe de 1,15 qui conclut cette première section confirme cette interprétation, mais avant de le montrer il convient d’examiner le verdict de 1,14b.

Pour Qo, toutes ces oeuvres ne sont que hbl et r‘wt rwh. Nous ne saurions ici nous attarder sur le sens du mot hbl que d’aucuns préfèrent parfois simplement translittérer[78]. Il nous suffira de rappeler que les auteurs qui traduisent ce mot par « absurde » ou « absurdité » sont de plus en plus nombreux[79]. En bref, Qo juge que toutes les oeuvres qui se font sous le soleil sont discordantes et déraisonnables, le monde sonne faux et cette situation choque la raison.

Quant à la seconde expression, r‘wt rwh, « poursuite de vent » ou « pâturage de vent », elle est propre à Qo (2,11.17.26 ; 4,4.6 ; 6,9). Comme le suffixe en wt est l’indice d’une influence araméenne, le mot dérive peut-être de l’araméen r‘h, dont le sens premier est celui de « poursuivre (quelque chose que l’on désire) ». Pour certains, Os 12,2 corrobore cette signification puisque r‘wt rwh se trouve en parallèle avec l’expression rdp qdym, « il poursuit le vent d’est ». Qui plus est, en Esd 5,17 et 7,18 le mot r‘wt à l’état construit désigne la « volonté », le « désir ». Par contre, le sens précis du mot r‘wt en Qo ne fait pas l’unanimité, car r‘h a trois autres significations en hébreu : 1) pâturer, paître ou faire paître ; 2) se lier à, fréquenter quelqu’un ; 3) mauvais, méchanceté, mal, de la racine r‘‘, « être mauvais ». L’incertitude quant au sens précis de ce terme est déjà bien attestée dans les anciennes versions. La lxx rend l’expression par proairesis pneumatos, « choix de vent », rattachant ainsi le mot à la racine araméenne r‘h, « poursuivre ». Aquila et Théodotion dérivent le mot r‘wt du verbe r‘h, « paître », et traduisent par nomē anemou, « pacage de vent ». Symmaque partage cet avis, mais préfère l’expression boskēsis anemou, « pâturage de vent ». Par ailleurs, en 4,6 et 6,9, Symmaque traduit r‘wt rwh par kakōsis pneumatos, « mauvais esprit », rattachant ainsi r‘wt à r‘‘, « être mauvais ». En traduisant par mr’‘’h ryh, « pâturage de vent », la version arabe de Sa‘dya Gaon dérive aussi r‘wt du verbe r‘h, « paître ». Les manuscrits judéo-persans de la Bibliothèque nationale de France ont la même compréhension : tcharšan bād (Supplément persan 2 et 3) et tsr’šn b’d ou tsr’nwšt b’d (manuscrits 116 et 117). Le Targum, la Peshitta et la Vulgate considèrent le mot r‘wt comme un dérivé de l’araméen r‘‘, « briser ». Le Targum traduit systématiquement par tbyrwt rwh, « brisure de souffle », et la Peshitta par twrp’ drwh, « tourment ou fatigue de l’esprit », sauf en 6,9 où le mot rwh, « esprit », est remplacé par le mot npš’, « vie », « principe vital ». En traduisant par afflictio spiritus, « affliction d’esprit » (1,14 ; 2,17), la Vulgate donne également un sens psychologique à l’expression r‘wtrwh. Par ailleurs, la Vulgate rend aussi l’expression par afflictionem animi, « affliction de souffle » (2,11), cassa sollicitudo mentis, « inutile sollicitude d’esprit » (2,26), cura superflua, « soin superflu » (4,4) et praesumptiospiritus, « présomption d’esprit » ou « poursuite de vent » (6,9).

Au lieu de l’expression r‘wt rwh, Qo 1,17 emploie la formule r‘ywn rwh, « recherche de vent » ou « pacage de vent ». Si tout le monde s’entend pour considérer ce mot comme un synonyme de r‘wt, l’unanimité s’effrite lorsqu’il s’agit de savoir comment il faut le traduire. Ce mot revient en 2,22 avec « coeur » et en 4,16 avec « vent ». La lxx, la Vulgate, la Peshitta et le Targum rendent les deux expressions de la même façon. Toutefois, en 1,17, la Vulgate ajoute le mot labor : « et j’ai reconnu qu’en cela aussi étaient un labeur et une affliction d’esprit ». Quant à Jérôme, dans son commentaire, il hésite et donne les deux traductions de 1,17 : « je me suis rendu compte que cela aussi ne revient qu’à une pâture de vent (pastio venti) ou poursuite de vent (praesumptio spiritus)[80] ». Les versions judéo-persanes proposent la même traduction qu’en 1,14, sauf en 1,17 où le manuscrit 116 et le Supplément persan 2 et 3 traduisent par šwgl b’d ou šo‘l bād, « occupation de vent ». Pour deux des trois emplois de r‘ywn, la version arabe traduit non comme en 1,14, mais par hwy, « désir » ou « passion » : hwy ’lnfs, « désir de l’être » (1,17) et hwy qlbh, « désir du coeur » (2,22).

Dans les deux expressions, le mot rwh n’a pas d’article et qualifie donc la poursuite, le pâturage ou la recherche, le pacage. Il peut être rendu par « vent », mais aussi par « souffle ». Le mot rwh représente ici à la fois ce qui n’a aucune valeur ni aucune substance (voir Pr 11,29 ; 27,16 ; 30,4 ; etc.), ce qui échappe complètement au pouvoir des êtres humains (11,4-5) et ce qui n’appartient qu’au Créateur (3,21 ; 12,7). En définitive, les formules r‘wt rwh et r‘ywn rwh expriment à la fois un effort parfaitement stérile et insignifiant, un travail impossible et un désir de maîtriser ce qui n’appartient qu’à Dieu.

4. Verset 15

Ce proverbe qui conclut la première partie de la péricope a suscité de nombreuses interprétations. K. Galling est d’avis que ce proverbe faisait originellement référence au dos courbé du vieillard qui marche vers la mort (1,15a ; voir 12,3 où on retrouve la même racine ‘wt, « courber » à propos des hommes vigoureux qui vieillissent) et à la diminution de sa grandeur (1,15b) ; par conséquent, le proverbe illustre le caractère inévitable et incompréhensible de la mort[81]. À l’appui de cette interprétation, il signale le texte d’Abot 5,21 pour qui le fléchissement caractérise les quatre-vingt-dix ans. On pourrait également citer un texte de Cratès : « S’apercevant qu’il allait mourir, Cratès se mit à déclamer sur lui-même l’incantation suivante : Tu t’en vas enfin, cher bossu, / Tu descends aux demeures d’Hadès, / courbé par la vieillesse. / Il était en effet courbé par les années » (Diogène de Laërce 6,92)[82].

N. Lohfink partage l’interprétation de K. Galling, mais seulement pour 1,15a. Selon lui, le mot hsrwn, « manque », appartient au vocabulaire commercial : 1,15b nous transmet donc un proverbe prononcé par des commerçants ou des fermiers qui, suite à une mauvaise récolte, ne peuvent rembourser ce qu’ils doivent à leurs propriétaires et au gouvernement[83]. D.A. Garret est plutôt d’avis que 1,15b fait référence au manque d’information[84], tandis que G. Ogden y voit une allusion au fou, littéralement à celui qui manque de coeur (hsr-lb : Pr 6,32 ; 7,7 ; 9,4)[85].

Selon W. Zimmerli et D. Michel, 1,15 provient du milieu de l’enseignement et devait être utilisé par les sages pour critiquer les fous[86]. Pour justifier cette interprétation, D. Michel cite un proverbe d’origine arabo-palestinienne censé avoir une signification semblable à 1,15 : « La queue d’un chien reste courbée, même si tu en mets mille dans un seul sac[87] ». De son côté, W. Zimmerli rapproche 1,15 de la sagesse égyptienne. Par exemple, dans l’épilogue de la Sagesse d’Anii, le sage qui critique son étudiant récalcitrant emploie une image semblable : « le bois tordu, laissé dans le champ, se dessèche, puis on le met au feu ; mais si un artisan l’emporte, il le redresse et en fait le fouet d’un grand[88] ». Il est intéressant de noter qu’une image similaire revient aussi en Protagoras 325d à propos de l’éducation de l’enfant : « Si l’enfant obéit de lui-même, rien de mieux ; sinon, comme on redresse un bâton tordu et recourbé, on le redresse par des menaces et des coups[89] ».

En résumé, les deux images utilisées en 1,15 peuvent avoir diverses significations selon les contextes où elles sont utilisées, mais comme le sens d’un proverbe est à chercher dans le contexte du discours qui le reproduit, il nous faut étudier le sens contextuel de 1,15. Or, force est de constater que le contexte immédiat ne concerne ni les vieux, ni les marchands ou les fermiers, ni les fous ou les étudiants sots et têtus.

Selon A. Barucq, le proverbe de 1,15 se rattache à 1,13 et révèle l’impossibilité de scruter ce qui se fait sous les cieux[90]. Au contraire, pour B. Lee, dont on a vu ci-haut qu’il rattachait 1,15 à 2,12-17, ce proverbe fait référence à l’incapacité des événements sous le soleil, ou peut-être de la sagesse, de produire un profit/avantage pour le sage. Dit autrement, 1,15 décrit un monde tordu dans lequel il n’y a aucune récompense permanente pour le sage[91].

À notre avis, l’expression clé de ce proverbe est la négation l’ ywkl qui revient au v. 15a et 15b. Toutefois, contrairement à B. Lee, nous croyons que le proverbe fait plutôt référence à l’impuissance de l’être humain, voire du sage, à modifier, bonifier ou enrichir l’oeuvre de Dieu. En effet, en Qo, le verbe ykwl a toujours l’être humain pour sujet. En outre, ce verbe est toujours précédé de la négation (1,8 ; 6,10 ; 8,17[2x]), sauf en 7,13b qui reprend justement 1,15a : « Regarde l’oeuvre de Dieu : qui peut redresser ce qu’il a courbé ? » Ce passage souligne non seulement l’incapacité humaine à redresser ce qui va de travers, mais révèle celui qui se cache derrière la forme passive du verbe ‘wt en 1,15a : Dieu lui-même !

Selon D. Rudman[92], si la conception de la Providence de Qo s’apparente à celle des Stoïciens, ce proverbe indique toutefois que le Dieu de Qo a un côté sombre que le Dieu de Cléanthe n’a pas, car ce dernier fait exactement le contraire du Dieu de Qo :

Aucune oeuvre ne s’accomplit sans toi, Dieu, ni sur terre, ni dans la région éthérée de la voûte céleste, ni sur mer, sauf ce qu’accomplissent les méchants dans leurs folies. Mais toi tu sais comment rendre droit ce qui est tordu et ordonner le désordre.

Ce parallèle avec cette partie de l’hymne à Zeus est certes intéressant, mais c’est parce qu’il est fondé sur une mauvaise traduction, dont D. Rudman ne nous donne pas la source. Or, le texte grec ne dit aucunement que Zeus sait « comment rendre droit ce qui est tordu », mais affirme plutôt ce qui suit : alla su kai ta perissa epistasai artia theinai[93], « mais toi tu sais réduire ce qui est sans mesure ». L’influence stoïcienne sur 1,15 s’avère donc une hypothèse sans fondement.

Une comparaison avec le livre de Job est plus révélatrice du caractère audacieux de la théologie de Qo. À trois reprises, Dieu est également le sujet du même verbe ‘wt, au sens figuré de « fausser » ou de « tordre ». Pour Bildad comme pour Élihou, il est impensable que Dieu fausse le droit puisqu’il en est le garant (Jb 8,3 ; 34,12). Par contre, Job n’est pas de cet avis : « Sachez que c’est Éloah qui m’a tordu (‘wwtny), et de son filet m’a enveloppé » (Jb 19,6)[94]. Job et Qo ont donc en commun de reconnaître que Dieu est responsable de ce qui est tordu. Toutefois, contrairement à Job, Qo ne demande jamais à Dieu de rectifier cette situation tordue. Dieu, qui est le seul responsable de tout ce qui arrive en bien ou en mal (7,14), reste incontestable : « Ce qui existe, son nom a déjà été appelé / et on sait ce qu’est un être humain / et il ne peut faire procès à Celui qui est plus fort[95] que lui » (Qo 6,10 ; voir Jb 9,3-4.12.19 ; 14,20 ; 40,2). Toute forme de pensée dualiste est exclue ainsi que toute forme de théodicée. Sans reprendre le verbe ykl, Qo 3,14a-d se situe dans la même perspective que 1,15b : « Je sais que tout ce que fait Dieu / cela sera pour l’éternité. / Il n’y a rien à ajouter / et rien à y retrancher ». En définitive, la création reste inaltérable et l’être humain ne peut rien changer à sa condition humaine.

5. Verset 16

Le v. 16 introduit la seconde partie de la péricope qui traite plus spécifiquement de la sagesse. Littéralement, le v. 16 débute comme suit : « j’ai dit moi avec mon coeur pour dire moi voici ». Le coeur est ici personnifié et représente le siège du raisonnement et du dialogue intérieur (1,16a ; 2,1a.15a.c ; 3,17.18). L’expression ’ny hnh, « moi voici », ne revient ailleurs dans la Bible que six autres fois et toujours en relation avec Dieu (Gn 17,4 ; Ex 31,6 ; Nb 3,12 ; 18,6.8 et Jr 1,18). Qo imite donc la façon solennelle qu’a Dieu de parler mais non sans ironie, car Dieu n’y est pour rien dans la sagesse qu’il a fait accroître plus que quiconque avant lui à Jérusalem. En effet, là où Salomon a reçu un coeur sage (lbhkm) comme un don provenant de Dieu (1 R 3,12 ; voir 1 R 5,9-14 et 2 Ch 1,7-12), Qo, avec son coeur, parle de la sagesse comme d’un résultat issu de ses propres efforts (1,13.16-17). Qui plus est, contrairement à Salomon qui dénonce celui qui prétend pouvoir être sage à ses propres yeux (Pr 26,12 ; voir aussi 3,7 ; 26,5.16 ; 28,11), Qo se réapproprie l’éloge de la reine de Saba (voir 1 R 10,7.23 où on retrouve les mêmes verbes ysp, « accroître » et gdl, « être grand », pour souligner que Salomon surpasse en sagesse tous les rois) en déclarant lui-même avoir fait grandir et accroître la sagesse plus que quiconque a existé avant lui à Jérusalem (1,16) !

La seconde partie du v. 16 précise que sagesse et savoir sont synonymes[96] et renforce l’affirmation de 1,16a. Comme l’emploi du mot kl, « tout » en 1,13.14a-b.16, le terme rbh, « beaucoup », souligne le caractère mégalomane des réalisations de Qo.

En 1,12.16, mais aussi en 2,1-11, Qo pastiche non seulement les textes des Rois et des Chroniques portant sur Salomon, mais il semble également s’inspirer d’un genre littéraire courant dans la littérature du Proche-Orient ancien, celui des autobiographies royales[97] : « Je suis Mesha, fils de Kemosh-[Yat], roi de Moab » ; « Je suis Yehawmilk, roi de Byblos » ; « Je suis Bir-Rakib, le fils de Pannamu, le roi de Sam’al[98] » ; « Je suis Sennachérib, roi d’Assyrie[99] », etc. Les rois déclaraient qu’ils étaient plein de sagesse et de savoir. Ainsi, cette inscription de l’époque akkadienne : « Marduk, le plus sage des dieux, m’a fait cadeau d’un large entendement et d’une vaste intelligence ; Nabû, le scribe de l’univers, m’a fait présent de ses enseignements de sagesse ; […] j’ai appris l’art du sage Adapa[100] ». Les rois se vantaient aussi d’avoir été les meilleurs. Tel est le cas, par exemple, de cette inscription cananéenne : « Je suis Kilamuwa, le fils de Hayya. Gabbar devint roi sur Y’dy mais il fut inefficace. Il y eut Bmh, mais il fut inefficace. Il y eut mon père Hayya, mais il fut inefficace. Il y eut mon frère Sha’il, mais il fut inefficace. Mais moi, Kilamuwa, le fils de Tm, ce que j’ai réalisé, les rois antérieurs ne l’ont pas réalisé[101] ». Le même éloge à soi-même se retrouve dans l’inscription de Karatepe : « Eh oui ! Tous les rois me considèrent comme leur père à cause de ma justice, de ma sagesse et de la bonté de mon coeur. […] J’ai soumis les puissants pays de l’Ouest que les rois qui ont été avant moi n’ont pas été capables de soumettre. Moi, Azitawadda, je les ai soumis[102] ». Toutefois, le contexte immédiat (1,13-15.17-18 ; voir aussi 2,1-11.12-26) indique que Qo parodie ces éloges propagandistes que les rois faisaient rédiger à leur intention, car il souligne que même le plus grand des rois est un incapable ! Ainsi, loin de vanter les mérites de la sagesse royale, Qo en montre les limites et en fait la critique[103] !

Enfin, dans la traduction de 1,16 proposée par l’auteur du manuscrit Supplément persan 2 de la Bibliothèque nationale de France, la parodie fait place à la polémique, car Qo est présenté comme le roi qui a fait grandir et accroître la sagesse plus que quiconque avant lui, non pas à Jérusalem, mais sur le dār al-islām, « le pays de l’islam », c’est-à-dire l’ensemble du territoire où règne la loi de l’islam. En d’autres mots, Qo est présenté comme étant supérieur à tous les sages de l’islam, Mahomet y compris, lui qui a pourtant enseigné le livre de la sagesse (Coran 2,151).

6. Verset 17

Après avoir précisé que sagesse et savoir sont synonymes, Qo affirme qu’il a apprécié aussi bien la sagesse que la démence et la folie (voir 2,3.12). Peut-être a-t-on ici une allusion aux deux périodes du règne de Salomon : la première, positive, en 1 R 3-10, et la seconde, négative, en 1 R 11 ? Quoi qu’il en soit, contrairement à Pr 15,14 qui déclare que le coeur intelligent recherche le savoir, tandis que la bouche des fous poursuit la sottise, Qo affirme qu’il a compris que la quête de la sagesse n’est pas plus fructueuse que celle de la folie, toutes deux s’équivalent puisqu’elles ne sont que recherche de vent ou pacage de souffle. Qui plus est, le pronom démonstratif zh, « cela » qui introduit le verdict final fait non seulement référence à ce qui précède en 1,17a-b, mais aussi à 1,16 comme l’indique le waw consécutif en 1,17a qui relie les deux versets. Il en résulte que le verdict final en 1,17c a une portée universelle, puisque c’est aussi l’accroissement sans précédent de la sagesse qui est jugé n’être qu’un travail oiseux, futile, et chimérique. Qo ne pouvait mieux critiquer l’utilité de la sagesse, d’autant plus que son jugement est ancré dans l’expérience.

7. Verset 18

La particule ky qui introduit le proverbe peut avoir un sens emphatique (oui, certes, en vérité) ou explicatif (car). Quant au proverbe, du point de vue de la forme, il est typiquement sapiential, tandis que du point de vue du fond il est carrément anti-sapiential. C’était, en effet, un lieu commun de rattacher le chagrin aux comportements des fous (Pr 12,16 ; 17,25 ; 27,3) et de déclarer heureux ceux qui ont trouvé la sagesse (Pr 3,13.18 ; 8,32.34). Par contre, pour Qo, loin de garantir le bonheur, la sagesse ne procure que chagrin, lequel reflète la véritable condition humaine (voir 2,23 ; 5,16 ; 7,3.9 et 11,10). Quant à la souffrance, souvent imposée par Dieu comme un châtiment (Jr 30,15 ; Lm 1,12.18 ; etc.), c’était aussi un lieu commun de croire qu’elle était un moyen éducatif pour obtenir de bons résultats (Jb 33,19). Maints auteurs grecs faisaient aussi un lien entre pathein et mathein, « souffrir » et « apprendre », afin de montrer que la souffrance était le passage obligé pour accéder au savoir. Ainsi, par exemple, Eschyle : « C’est lui (Zeus) qui a ouvert la voie de la sagesse aux mortels, en établissant la loi que la science serait le prix de la douleur » (Agamemnon 177) ; « La justice accorde de comprendre à ceux qui ont souffert » (ibid., 250)[104]. Toutefois, pour Qo, la souffrance n’est plus un moyen d’acquérir le savoir ou encore de punir l’impie (Ps 32,10), mais elle constitue la seule fin négative de celui qui s’est engagé à accroître le savoir. Dit autrement, penser et souffrir sont intimement liés dans un étrange rapport au point qu’ils ouvrent sur le même horizon.

Faut-il donc voir dans ce v. 18 une condamnation de la démarche intellectuelle ? Telle est, par exemple, l’interprétation de G.A. Barton qui écrit : « Le fardeau du verset est : bénie soit l’ignorance ! Cela rappelle le point de vue de J en Gn 3, où le labeur et la souffrance de l’enfantement sont attribués à la connaissance[105] ». Ou, à la suite de C. Klein, doit-on voir dans ce v. 18 une « déclaration de faillite de la sagesse[106] » ? Aucune de ces deux lectures ne s’impose. Qo relativise simplement la valeur de la sagesse et donc du savoir. Cette thèse audacieuse est reprise au chapitre 2 : après avoir reconnu que la sagesse elle-même offre un avantage sur la folie comparable à celui de la lumière sur les ténèbres (2,13), Qo s’empresse encore de relativiser son importance, mais cette fois-ci en précisant que c’est à cause de la mort qui ne fait aucune distinction entre le sage et l’insensé (2,14). En définitive, c’est donc la mort, cette grande niveleuse, qui explique pourquoi la quête de la sagesse n’est plus un absolu.

Conclusion

Dans cette péricope bien délimitée et construite de manière symétrique, Qo se présente comme le parangon des sages, car son expérience a été exhaustive (voir le double emploi du mot « tout » en 1,14.16) et sa sagesse est restée incomparable. Ayant été ouvert aux plus grandes et aux plus belles possibilités humaines (voir aussi 2,1-11), Qo est donc à l’abri du reproche d’avoir commencé sa réflexion en sous-estimant la force et la grandeur humaine. Pourtant, son imitation du discours de Dieu (1,16) et sa parodie de la figure de Salomon ainsi que des éloges propagandistes des autobiographies royales du Proche-Orient ancien (1,12.16) indiquent déjà le caractère impitoyable de sa critique des activités humaines (1,12-15) et de la sagesse (1,16-18). Le bilan, qui a la prétention d’avoir une portée universelle (1,13b.14a), est donc lourd et il peut se récapituler sous forme de thèses :

  • La capacité de rechercher et d’explorer par la sagesse toutes les activités des êtres humains qui se font sous la souveraineté de Dieu n’est qu’un mauvais souci donné par Dieu (1,13).

  • Toutes les oeuvres qui se font sous le soleil sont discordantes et déraisonnables, le monde sonne faux et cette situation choque la raison (1,14).

  • Dieu, ou la Divinité, est non seulement l’auteur du mauvais souci qui habite les êtres humains, mais il est aussi responsable de la malheureuse condition humaine (1,15).

  • Impuissants, les êtres humains ne peuvent modifier, bonifier ou enrichir l’oeuvre du Créateur (1,15).

  • La quête de la sagesse et du savoir n’est pas plus fructueuse que celle de la folie, toutes deux ne sont qu’un travail oiseux, futile et chimérique (1,16-17).

  • Loin de garantir le bonheur et la réussite, la sagesse et le savoir ne procurent que chagrin et souffrance (1,18).