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Nouvelle mouture du livre Albert le Grand et la philosophie, paru chez le même éditeur en 1991, le présent ouvrage a pour première vertu de déconstruire l’image simpliste et idéologiquement tendancieuse d’un maître Albert dont le seul mérite aura été de jeter les bases d’un aristotélisme chrétien que le disciple Thomas portera à sa perfection. La prise en compte de la triple postérité médiévale d’Albert permet à elle seule de faire éclater ce montage historiographique. Il y a d’abord l’aristotélisme « radical » des maîtres ès arts parisiens des xiiie et xive siècles, avec son idéal de contemplation philosophique qui s’épanouit en « félicité intellectuelle ». Vient ensuite l’école dominicaine allemande, dont la métaphysique de l’influence cosmique et la noétique spéculative qu’elle encadre rassemblent ces penseurs par ailleurs fort différents que sont les Ulrich de Strasbourg, Dietrich de Freiberg, Eckhart et Berthold de Moosburg. Enfin, le xve siècle voit prospérer un « néo-albertisme » qui, ironie de l’histoire, utilise l’oeuvre du Colonais pour faire pièce à la conception… thomiste de l’être et de l’universel ! On a donc là trois courants de pensée qui, malgré tout ce qui les sépare, continuent, prolongent et développent, chacun à sa manière, des intuitions, des thèses ou des doctrines qui se trouvent chez Albert. Mais l’hétérogénéité de sa descendance n’est-elle pas justement le signe de l’ambiguïté d’une oeuvre qui a toutes les apparences d’un bricolage éclectique ? D’aucuns seraient tentés de répondre par l’affirmative, mais, prévient Libera, ils imputeraient alors injustement à Albert ce qui relève en fait du corpus qu’il a travaillé et manqueraient du coup la spécificité de la position historique qui fut la sienne. C’est qu’Albert a été le premier intellectuel occidental d’envergure à relever le défi d’assimiler et de transmettre à ses contemporains l’intégralité du savoir philosophique gréco-arabe récemment traduit en latin. Par conséquent, il n’est pas un domaine théorique ou un champ d’étude qu’il n’ait tenté de rendre intelligible et de maîtriser conceptuellement, principalement par le biais de paraphrases, de la logique à la philosophie première, en passant par les sciences naturelles et les savoirs hermétiques (chapitre I : « Profil d’une oeuvre »).

Dans ces conditions, pour le penseur chrétien qu’est Albert, il est de toute première importance que soit respectée la distinction épistémologique entre philosophie et doctrine sacrée et, conséquemment, que soit reconnue l’autonomie de la pratique philosophique par rapport aux enseignements de la foi. D’autant plus que l’essence de la rationalité philosophique, telle que la conçoit le Colonais, ne se réalise pleinement que dans une philosophie première dont Libera met clairement au jour la structure bidimensionnelle, en l’espèce d’une métaphysique de l’être qui, chez Albert, est à la fois dépassée et achevée par une théologie du Principe qui s’enracine dans le Livre des causes (qu’Albert attribue au Stagirite) et croît en se nourrissant d’Avicenne, d’al-Ghazâlî et du Pseudo-Denys (chapitre II : « Philosophie et théologie »).

C’est dans ce contexte, à suivre Libera, que s’inscrit la contribution d’Albert à « l’invention » de la doctrine médiévale de l’analogie de l’être. En fait, le médiéviste français nous fait voir qu’il y a chez Albert deux types d’analogie, l’un philosophique, l’autre théologique. Le premier type renvoie à un concept analogue d’étant qui, focalisant les divers sens de l’être sur l’unité primordiale de la substance-sujet, rend possible la constitution d’une science unifiée de l’être en tant qu’être. Double est la source d’Albert à ce chapitre : la lecture avicennienne de la logique aristotélico-porphyrienne et l’interprétation averroïste de la Métaphysique d’Aristote. Le second type permet de penser le mode selon lequel l’être absolument simple du Créateur peut se communiquer différentiellement aux multiples créatures. Pour ce faire, Albert emploie un nouveau concept d’analogie qui renvoie maintenant au degré relatif de réceptivité d’un étant à l’égard de l’être créé, un degré qui est fonction du rang que la créature occupe dans la hiérarchie cosmique. La pensée d’Albert à ce sujet se développe principalement sous l’influence de Denys (chapitre III : « Dieu et l’Être »).

Surgit alors, à propos de la modalité selon laquelle s’effectue cette donation d’être du Premier à ses inférieurs, une difficulté majeure qui touche au coeur du projet philosophique d’Albert : comment concilier la métaphysique du fluxus des péripatéticiens avec la théophanie par similitudes du Pseudo-Denys ? Libera s’attache patiemment à démêler les fils discursifs de ce complexe écheveau théorique. Au risque de simplifier les choses, résumons en disant que, pour Albert, la solution à ce problème s’articule autour de la théorie aristotélicienne de l’éduction des formes, que le Colonais oppose sans cesse à la doctrine, à ses yeux platonicienne et erronée, de l’induction des formes en provenance d’un « Donateur ». À terme, nous obtenons une théologie de la création qui veut que l’émanation du flux ontique, en vertu duquel le Créateur instaure ses créatures dans l’être, soit indissociable du processus d’élicitation des formes à partir de la puissance inchoative de la matière. Ainsi, un mouvement récessif d’assimilation formelle des étants créés au Principe incréé répond toujours déjà au mouvement processif de diffusion du Bien absolu en une hiérarchie de bontés relatives (chapitre IV : « La métaphysique du flux »).

C’est à partir de cette vaste perspective métaphysique qu’Albert pose le fameux problème des universaux. Comme le souligne Libera, étant donné les options philosophiques que privilégie le Colonais, il est clair que ce dernier ne pourrait reléguer la question de l’universel au seul registre de l’analyse logico-sémantique. En effet, qu’est-ce que l’universel selon Albert, sinon cet « influx » formel intelligible dont le parcours métaphysique va du Premier, qui le pré-contient exemplairement, au monde matériel, qu’il a précisément pour fonction d’informer, en passant par la série hiérarchiquement ordonnée des pures Intelligences célestes ? Ce qui se présente alors comme point focal de la réflexion albertinienne sur l’universel, c’est la doctrine du triplex universale — ante rem, in re et post rem —, que le théologien allemand pouvait lire à la fois chez Avicenne et dans le commentaire d’Eustrate de Nicée sur l’Éthique à Nicomaque. Si l’universel ou, pour dire mieux, la forme ou l’essence est intrinsèquement capable d’adopter plusieurs modes d’être et ne se refuse à aucun d’entre eux — cause exemplaire transcendante, forme immanente, concept abstrait —, c’est qu’elle est de soi indifférente à l’être ainsi qu’à toute modalité ontologique. Tel est le fondement de la théorie albertinienne des trois états de l’universel : la doctrine avicennienne de l’indifférence de l’essence. Reste à savoir si cette indifférence est la marque d’un être propre à l’essence. Libera affirme qu’il en est bien ainsi pour Albert, l’esse essentiae n’étant rien d’autre que cette aptitude intrinsèque à la communicabilité de soi qui définit le Bien suprême. L’être de l’essence équivaut donc à la pensée-ressemblance que produit exemplairement l’Être divin en se réfléchissant amoureusement comme Bien suprême (chapitre V : « Les universaux »).

Étant intimement liée au cosmos intelligent et intelligible du péripatétisme gréco-arabe, la doctrine albertinienne de l’universel nous mène tout naturellement à la noétique du Colonais, « coeur vivant » et lieu d’accomplissement ultime du projet philosophique d’Albert tel que l’interprète Libera. Pour le théologien allemand, la philosophie est une forme de vie, mieux, un parcours ascétique au long duquel l’homme s’élève graduellement par et dans l’activité abstractive. Le point de départ se situe dans la spéculation des intelligibles abstraits de la matière — les abstracta intellecta, c’est-à-dire les universaux logiques que la causalité efficiente de l’intellect agent produit dans l’âme humaine. Le point d’arrivée est la contemplation des intelligibles purs qui jamais ne sont, n’ont été ni ne seront dans la matière — les separata, c’est-à-dire les réalités divines, les substances séparées dont parle la théologie péripatéticienne. Pour Albert, l’homme atteint cet état ultime de « sagesse théorétique » — auquel correspond la notion alexandrino-farabienne d’intellectus adeptus (intellect acquis) — lorsque l’intellect agent se conjoint à l’intellect possible au point d’en constituer la forme même, ce qui permet alors aux Intelligences séparées de se continuer dans l’âme humaine où elles déversent le flux psychique lumineux grâce auquel l’homme est en mesure de connaître le Divin jusqu’à s’y assimiler. Ce programme de « divinisation » de l’humain ici-bas, Albert le reconstruit essentiellement à partir du De intellectu de Fârâbî et du Grand Commentaireau De anima d’Averroès, bien qu’Avicenne et le Liber de Causis ne soient jamais bien loin. Libera insiste d’ailleurs beaucoup et fréquemment sur l’importance de l’oeuvre du philosophe de Cordoue dans la construction du système albertinien. Albert doit à peu près tout de sa culture péripatéticienne ainsi que sa conception de la nature et de la finalité de la philosophie à Averroès. Ce n’est pas rien. Confronté à l’oeuvre d’un des principaux instigateurs de ce que l’historiographie appellera le « monopsychisme », Albert a dû faire preuve de discernement philosophique : il lui fallait séparer la théorie de la « conjonction » intellectuelle de celle de l’unicité de l’intellect possible afin de pouvoir endosser la première sans devoir épouser la seconde. Ce faisant, nous apprend Libera, Albert sauve ce qu’il considère comme étant la vérité foncière de l’averroïsme, à savoir l’extranéité de l’intellect, sa séparation d’avec le corps et la matérialité, et la mobilise pour contrer la noétique matérialiste d’Alexandre d’Aphrodise (chapitre VI : « Psychologie philosophique et théorie de l’intellect »).

En fin de parcours, Libera nous montre les transformations qu’aura subies l’albertisme chez certains de ses plus notables héritiers. Radicalisation de la promotion de la philosophie comme « vie éthique parfaite » chez les « averroïstes latins » que sont Dante et Jean de Jandun, notamment ; Aufhebung de la théologie péripatéticienne de l’assimilation noétique au Principe en une théologie (néo-)platonicienne de l’union pré-noétique à l’Un transcendant chez un Berthold de Moosburg lecteur de Proclus et du Pseudo-Denys : autant de figures en lesquelles la pensée d’Albert s’accomplit au-delà d’elle-même (chapitre VII : « De la noétique à l’hénologie »).

Des sept chapitres qui composent ce livre remarquable qu’est Métaphysique et noétique — lequel se termine par un choix de textes albertiniens en traduction française —, nous avons dû nous limiter ici à exposer quelques-unes des principales lignes de force. Cette limitation ne doit pas occulter le fait que la densité et la complexité de la trame discursive de cet ouvrage n’ont d’égal que la force d’éclairage des analyses historiques et la profondeur des visions philosophiques de l’auteur. La méthode de Libera donne ici comme ailleurs de brillants résultats. C’est celle d’une « archéologie du savoir » qui découvre dans l’archive la puissance d’engendrement des oeuvres à venir.