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Il est désormais bien connu que l’œuvre de Paul Ricœur a amplement contribué à ouvrir un espace inédit de dialogue avec les différentes disciplines des sciences humaines, telles que l’histoire, la psychanalyse, la linguistique, les sciences cognitives ou l’histoire littéraire. De telles interactions témoignent d’une autonomie rare dans le paysage philosophique français et révèlent une intégrité exemplaire qui mit toujours le philosophe à l’abri des modes et des logiques intellectuelles dominantes. Une de ses tâches essentielles fut d’instaurer un face-à-face constant avec les sciences humaines : « Il faut faire la philosophie et pas simplement la répéter[1] ». C’est l’intensité de ce dialogue avec les sciences humaines qui permit à Paul Ricœur de se situer au-delà des grands paradigmes unitaires qu’ont pu être le marxisme ou le structuralisme, se montrant soucieux de cerner les moyens d’échapper à l’objectivisme propre à ces deux courants. Comme le récent ouvrage collectif Paul Ricœur et les sciences humaines l’a très bien mis en évidence, toute la pensée Ricœurienne résiste d’ailleurs au danger « [d’]enfermer dans des lois la condition humaine, dont la spécificité tient justement à sa capacité à s’arracher aux forces du conditionnement qui la contraignent[2] ». Les sciences humaines elles-mêmes ne peuvent devenir humaines qu’à condition de passer par un stade de réflexivité qui consiste en une interrogation scrupuleuse de la condition de l’homme ne se satisfaisant d’aucune réduction naturaliste non plus que d’aucun manichéisme. Interrogation qui impose pour cette raison une herméneutique généralisée à l’ensemble de l’agir humain — que l’œuvre de Ricœur reprend à sa charge si tant est que, dans son exigence de déchiffrer le sens toujours voilé de l’agir humain, l’herméneutique ne renvoie plus seulement au texte, mais fait résolument passer celui qui veut s’en saisir, du texte à l’action. Car l’action humaine, pour Ricœur, est à bien des égards un quasi-texte : « […] elle est extériorisée d’une manière comparable à la fixation caractéristique de l’écriture. En se détachant de son agent, l’action acquiert une autonomie semblable à l’autonomie d’un texte ; elle laisse une trace, une marque[3] ». Et c’est précisément cette trace toujours signifiante — là même où le sens faillit — laissée par l’agir humain, cette marque inscrite à même l’expérience vive dont nous sommes tissés, que les contributions ici réunies ont pour tâche plurielle sinon de déchiffrer du moins d’éclairer, à travers le prisme de la pensée ricœurienne — elle-même considérée à l’aune du rapport qu’elle entretient avec la psychanalyse, l’histoire, la morale, l’ontologie et l’anthropologie philosophique.

Dans sa contribution, Jérôme Porée retrace comment Paul Ricœur, par-delà son effort critique, a relevé le défi de se laisser instruire positivement par la psychanalyse en tant que discipline (non seulement théorique mais aussi pratique) permettant ainsi à la philosophie de toucher quelque chose auquel son propre fond ne lui donne pas accès et qui intéresse au premier chef la compréhension de l’homme. L’auteur entreprend de montrer que l’intérêt de Ricœur pour la psychanalyse, débordant largement le cadre de l’ouvrage sur Freud, inspire et informe l’ensemble de sa réflexion herméneutique, au fil notamment des questions de l’involontaire absolu, du cogito brisé, et de l’identité narrative. C’est également au cœur, et simultanément aux limites, de l’herméneutique du soi que Marc Faessler inscrit la vaste réflexion Ricœurienne sur le problème du mal dont il analyse certains infléchissements spécifiques en regard de l’épreuve que Ricœur traversa lors du tragique suicide de son fils aîné. Figure de l’excès, intolérable, inscrutable, le mal dans son opacité apparaît comme un défi intime, relevé par Ricœur, à la pratique philosophique, dès lors provoquée à penser l’autrement que le mal. La nécessité d’avoir recours précisément à « l’autrement » (que ce qui est) dès que la réflexion herméneutique se penche sur la dimension morale de l’agir, et ce, plus spécifiquement en mobilisant les ressources normatives contrefactuelles de l’imagination, est ce que Mark Hunyadi met en lumière dans le cadre d’une théorie contextuelle de la morale. Ricœur s’y trouve pour ainsi dire pris à témoin, eu égard notamment à la fonction essentiellement irréalisante qu’il accorde à l’imagination dans sa réflexion sur l’histoire.

Un peu comme en réponse au texte de Marc Hunyadi sur ce dernier point, l’article de László Tengelyi s’attache sous un autre angle à préciser la riche complexité, dans la pensée Ricœurienne, des éléments qui entrent en jeu dans la constitution de l’histoire comme objet d’analyse. Il rappelle en ce sens la position critique de Ricœur face à la démarche « métahistorique » de Hayden White pour qui le discours sur l’histoire est l’élément déterminant de la constitution du champ historique. Pour Ricœur, le travail de mémoire relève davantage de la vie que du discours, autrement dit, d’une « vie-dans-l’histoire » que d’un « discours-sur-l’histoire » : c’est en vivant dans l’histoire que nous en faisons l’expérience. Pourtant, la « vie-dans-l’histoire » est toujours une « survie », un certain rapport des survivants aux morts. Une telle survivance nous rappelle que nous n’avons pas seulement besoin de nous souvenir, mais que nous devons soumettre à un principe d’interprétation les modèles d’action qui sont mis à notre disposition. Ce thème, comme ceux d’ailleurs des contributions précédentes, se trouve indirectement repris dans l’article de Johann Michel axé sur la portée ontologique générale de l’herméneutique Ricœurienne. Il ne s’agit pas ici de reconduire cette dernière à un cadre ontologique rigide. L’auteur retrace bien plutôt, sous les concepts d’onto-poétique et d’onto-anthropologie, la pluralité du questionnement ontologique qui traverse l’œuvre de Ricœur et qui, en dernière instance, la caractérise, voire la justifie, comme cette herméneutique de la voie longue qu’elle incarne et déploie constamment en direction d’une pensée critique qui épouse au plus près le souci de déchiffrer l’ensemble de l’agir humain.