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Philippe Chenaux, professeur d’histoire de l’Église moderne et contemporaine à l’Université du Latran (Rome) et auteur de plusieurs ouvrages essentiels, comme Entre Maurras et Maritain, Une génération intellectuelle catholique, 1920-1930, Pie XII, diplomate et pasteur, et « Humanisme intégral » (1936) de Jacques Maritain, vient de publier une nouvelle monographie, cette fois sur les rapports entre l’Église et le communisme, qui marquera certainement l’historiographie autant que ses précédents ouvrages. En partant de l’hypothèse que le communisme est la dernière hérésie du christianisme, Philippe Chenaux a conduit son enquête autour de quatre grands axes.

Le premier d’entre eux, et celui qui fait l’objet des plus grands développements, concerne l’aspect proprement diplomatique des relations entre le Saint-Siège et l’Union soviétique. Inscrites depuis l’origine dans la logique d’une politique concordataire, ces relations ne connurent un véritable renouveau qu’à partir du pontificat de Jean XXIII, qui invita les différentes confessions chrétiennes à envoyer des observateurs au Concile. Ayant reçu l’engagement formel que le Concile ne condamnerait pas le communisme, l’Église orthodoxe russe, qui craignait des représailles, accepta d’y envoyer deux observateurs. Le Concile, en développant la pensée oecuménique au sein de la catholicité, fut par ailleurs un événement capital dans la mise en oeuvre de l’Ostpolitik vaticane. Cependant, si les relations diplomatiques entre le Saint-Siège et les dirigeants bolcheviques allaient dans le sens d’un dégel dans l’Église postconciliaire, la logique concordataire du Vatican restait la même. Jean-Paul II lui-même ne renia jamais cette logique. Ne fit-il pas du cardinal Agostino Casaroli son Secrétaire d’État (1979-1990) ? Or, c’était ce prélat qui avait négocié les accords avec la Hongrie (1964) et avec la Yougoslavie (1966) ; c’était également ce diplomate subtil qui avait présidé la délégation pontificale présente à la Conférence d’Helsinki sur la sécurité et la coopération en Europe.

Le deuxième axe de recherche privilégié par Philippe Chenaux concerne la collaboration entre les catholiques et les communistes. Les catholiques commencèrent à s’interroger et à se diviser sur la possibilité d’une collaboration avec les communistes en 1936, à l’occasion des élections qui conduisirent le Front populaire au pouvoir en France. La « main tendue » aux catholiques par Maurice Thorez, secrétaire général du parti communiste, généra un ardent débat qui aboutit finalement à la condamnation du communisme athée, tout d’abord par l’encyclique Divini Redemptoris (19 mars 1937) puis par l’interdiction formelle faite aux catholiques de collaborer avec les partis ou les associations se réclamant du communisme (décret du Saint-Office — 1er juillet 1949). Si Pie XI et Pie XII mirent constamment les catholiques en garde contre les dangers du communisme, l’élection de Jean XXIII et Vatican II marquèrent une rupture à ce niveau. En effet, lors du Concile, de nombreux Pères conciliaires auraient souhaité une nouvelle condamnation du communisme, mais elle n’eut pas lieu en raison de la détermination de Jean XXIII puis de Paul VI à entretenir de bonnes relations avec l’Union soviétique. Quelques années plus tard, le pontificat de Jean-Paul II engendra cependant le retour d’une certaine forme d’anticommunisme doctrinal et pratique dans les hautes sphères de la hiérarchie ecclésiastique.

La troisième grande question abordée par l’auteur a trait aux rapports entre la pensée chrétienne et le marxisme. Si les premières réflexions catholiques sur le communisme soviétique datent des années 1930, l’attrait de certains intellectuels catholiques pour la philosophie marxiste est postérieur à la Deuxième Guerre mondiale. Après cet événement au cours duquel le communisme russe sortit vainqueur de la lutte contre le nazisme, de nombreux progressistes chrétiens entreprirent de magnifier la pensée humaniste de Marx et idéalisèrent le modèle soviétique. Cependant, avant le Concile Vatican II, ils ne se risquèrent pas à établir des points communs ni des convergences entre les deux doctrines. Pour cela, il fallut attendre les colloques entre intellectuels chrétiens et marxistes occidentaux à partir de la deuxième moitié des années 1960. En 1973, la publication de L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne, qui traite du système carcéral et du travail forcé mis en place par le système soviétique, eut une grande incidence sur de nombreux catholiques qui prirent alors conscience de la nature intrinsèquement absolutiste et criminelle de l’application concrète du marxisme. L’Église tissa alors des liens avec les milieux de la dissidence, et ce rapprochement n’est pas à négliger dans la chute du communisme. À ce niveau, l’exemple de la Pologne est particulièrement caractéristique.

L’oecuménisme est le dernier thème qui fait l’objet d’une attention spécifique dans cet ouvrage. Jusqu’au Concile Vatican II, le seul oecuménisme envisageable pour les catholiques était celui d’un retour des Églises dissidentes au sein de l’Église romaine. C’est dans cette perspective que la papauté envisagea une reconquête de l’Église orthodoxe persécutée par le pouvoir soviétique après la révolution d’Octobre. Le maître d’oeuvre de cette politique fut, jusqu’à sa disgrâce en 1932, le jésuite Michel d’Herbigny (1880-1957) qui tenta vainement de rétablir en Russie la hiérarchie catholique décapitée par la révolution. Le rapprochement avec les orthodoxes ne se fit jamais, d’autant plus qu’à partir de 1943, l’Église orthodoxe devint la meilleure alliée du pouvoir soviétique dans sa lutte contre l’envahisseur. Après la guerre, et dans le contexte de la guerre froide, le Vatican refusa d’entériner les efforts de Truman qui tentait d’unir toutes les Églises chrétiennes pour lutter contre le bolchevisme. Pie XII chercha plutôt à concevoir un « pont spirituel et chrétien » dont Giorgio La Pira (maire de Florence) se voulut le prophète jusque dans les années 1950. L’avènement de Jean XXIII et l’annonce du Concile Vatican II amenèrent l’Église catholique à s’engager dans le mouvement oecuménique, ce qui se traduisit par une détente dans ses rapports avec l’Est communiste. Ainsi, aux côtés des autres auditeurs non catholiques, des observateurs orthodoxes furent invités et participèrent aux assises conciliaires. Après Jean XXIII, Paul VI poursuivit la « politique du dialogue » entamée par son prédécesseur, mais Jean-Paul II, qui avait une expérience directe du bolchevisme et qui voulait libérer à sa façon les peuples de l’Est, révolutionna la stratégie pontificale, en particulier dans sa Pologne natale où il appuya de façon déterminante le mouvement Solidarnosc.

Le découpage chronologique de l’ouvrage correspond aux trois grandes périodes de l’histoire politique européenne du xxe siècle :

  1. 1917-1945 : durant cette époque, l’Église « se voit confrontée à l’impossible dilemme de devoir choisir entre “le Charybde” communiste et “le Scylla” nazi ».

  2. 1945-1958 : cet intervalle correspond à celui de la guerre froide, lors de laquelle « l’Église de Pie XII se trouve, malgré elle, identifiée à l’Occident dans sa lutte contre le communismesoviétique ».

  3. 1958-1989 : période du dégel et de la détente, « où l’Église conciliaire choisit la voie du dialogue avec l’Est pour finalement contribuer à l’effondrement du système » (28).

L’auteur, dont l’ambition était de présenter « une vue panoramique de l’évolution des rapports entre l’Église catholique et le communisme en Europe depuis la révolution d’Octobre jusqu’à la chute du mur de Berlin » (27) et « un premier essai de bilan d’une histoire encore en chantier » (28), offre à ses lecteurs un livre synthétique qui répond parfaitement à son projet. Sa maîtrise de l’historiographie, ainsi que son exploitation de sources inédites font de cet ouvrage une oeuvre scientifique désormais incontournable pour quiconque voudra étudier les rapports entre l’Église catholique et le communisme.