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En 2009, est parue l’édition de manuscrits du grand clinicien et anatomopathologiste René Théophile Hyacinthe Laennec (1781-1826) témoignant de son entreprise de traduction d’une des sommes médicales de l’Antiquité, les Traités des Maladies aiguës et des Maladies chroniques du médecin de langue latine Caelius Aurelianus[1]. Ce travail philologique trouve son pendant dans une autre entreprise du même savant, la traduction du traité Des causes et des signes des maladies aiguës et chroniques du médecin grec Arétée de Cappadoce[2]. Je renvoie le lecteur à cette édition pour la présentation détaillée de ces manuscrits. Je reviendrai dans le cours de cette analyse sur l’identité des auteurs dont Laennec souhaitait traduire la pensée. Je voudrais ici développer certaines questions d’ordre historique et épistémologique dans la perspective d’une compréhension de la démarche clinique de ce représentant majeur de la médecine du tournant des xviiie et xixe siècles. Je montrerai ainsi que l’entreprise de traduction de tels textes est en elle-même une clinique et que le clinicien s’inscrit dans une histoire dont il fait un élément constitutif d’une expérience qui est à la fois subjective et collective.

I. Laennec et les Anciens

Plusieurs réponses ont déjà été proposées, parfois contradictoires, quant aux raisons qui purent pousser Laennec à se lancer dans une telle entreprise philologique dont l’achèvement était une perspective pouvant dissuader les savants les plus laborieux. Les deux volumes de notre édition de référence de Caelius Aurelianus, réalisée par Gerhard Bendz, dépourvue de commentaire et de notes explicatives, comptent plus de 1 200 pages[3]. Le traité d’Arétée de Cappadoce, bien qu’il soit plus modeste dans son volume, constitue une oeuvre à part entière[4].

Dans son introduction au Catalogue des manuscrits scientifiques, Mirko D. Grmek, brossant le portrait du grand homme, distingue le trait suivant : « […] derrière le romantique, veillait un amoureux de l’héritage classique grec et latin[5] ». Il met ainsi en valeur l’un des aspects du génie d’un savant qui sut allier modernité et attachement à la tradition ou, pour le dire plus justement, qui fit du retour aux Anciens le premier moteur de l’innovation et du progrès. Les biographes de Laennec ont mis en avant sa culture et son érudition classiques[6]. Sur le plan de la doctrine médicale, son attachement à l’oeuvre d’Hippocrate est également un fait bien connu des historiens. La thèse qu’il soutint en 1804, devant un jury composé de Corvisart, Pinel, Sue, Boyer et Thillaye, intitulée Propositions sur la doctrine d’Hippocrate, relativement à la médecine pratique, fut une réponse à une thèse antérieure, soutenue par Boulet, qui mettait en question l’existence même d’Hippocrate. En exergue de son écrit, il cite le chapitre 2 du traité hippocratique Ancienne médecine, qu’il reprendra dans son discours inaugural du Collège de France : « La médecine n’est point une science nouvelle. Depuis longtemps, ses principes sont trouvés et sa route est tracée. En les suivant, on a fait, pendant un long espace de temps, un grand nombre de belles et utiles découvertes, et tout homme qui, doué des dispositions nécessaires, instruit de ce qui a été fait avant lui, partira de ce point et suivra la même route, en fera encore de nouvelles[7] ». Au début de sa brève carrière, il se porta également candidat à la chaire de « médecine hippocratique » de l’École de Santé de Paris, avant que celle-ci ne fût supprimée en 1811. La lecture des textes de l’Antiquité n’a jamais cessé d’être pour lui une source d’inspiration fondamentale. De celui qui put apparaître comme l’artisan d’une renaissance hippocratique, Jackie Pigeaud écrit :

Il faut d’abord dire que Laennec n’a jamais cessé de méditer Hippocrate. Il s’est voulu médecin hippocratique, rameau de ce qu’il appelle l’arbre hippocratique. […] Mais la pratique d’Hippocrate exige des connaissances philologiques. Le médecin doit donc être en même temps philologue, et comme nous le verrons, la méthode médicale et la méthode philologique sont une pour Laennec. Et ce n’est point paradoxal. Littré certes fut grand philologue et connaissait la médecine, Daremberg de même. Mais Laennec a eu cette grandeur de prendre Hippocrate à la fois comme texte de science et de morale, de s’appliquer à comprendre Hippocrate ; certain qu’il était que cette voie du passé était une voie de la découverte dans la tradition de l’Ancienne médecine[8].

L’hommage de Mirko D. Grmek est à lire en parallèle : « C’est l’un des rares exemples où l’érudition classique d’un savant moderne a contribué à la réalisation d’une grande invention médicale[9] ». L’historien pense ici au rôle que joua la lecture de Maladies II d’Hippocrate dans l’invention de l’auscultation médiate, rôle reconnu par l’inventeur lui-même[10].

II. Les « feuilles du diagnostic »

Une part considérable des documents conservés au sein du fonds des archives personnelles de Laennec consiste en observations cliniques recueillies en français ou en latin à l’Hôpital Necker et à la Charité de Paris. Elles sont désignées par l’auteur comme « feuilles du diagnostic ». S’y ajoutent de nombreux procès-verbaux d’autopsie ainsi que les minutes de consultations médicales auprès de ses patients[11]. Ces deux volets reflètent la réalité socio-culturelle de la pratique médicale contemporaine puisqu’ils confrontent une population déshéritée, celle des hôpitaux, à une patientèle relevant des classes supérieures, avec une représentation notable de dignitaires ecclésiastiques (Laennec, qui était un catholique fervent, comptait plusieurs cardinaux parmi sa patientèle). En l’absence de témoins comparables en nombre significatif, il est difficile de savoir si l’établissement de tels documents aussi méticuleux que le sont ceux du clinicien parisien relevait d’un usage répandu au sein des représentants de la profession. Je m’avancerai à gager que l’importance qu’ils occupent dans la documentation personnelle de leur auteur et le fait même qu’il ait jugé bon de les conserver au même titre que ses brouillons et son abondante correspondance sont révélateurs d’une démarche active de documentation et de mise en forme d’une trace. Laennec devait consigner ces observations pour lui-même mais aussi pour d’éventuels lecteurs à venir. L’un des points saillants de ce fonds d’archives est la présence de nombreux documents constituant l’ébauche plus ou moins avancée de publications. Le projet éditorial global et ambitieux de leur rédacteur ne put malheureusement aboutir. Sa mort prématurée, du fait de la tuberculose qu’il avait tant étudiée et combattue, en fut sans aucun doute la cause principale[12].

Il paraît incontestable que Laennec reproduit la démarche hippocratique. Ce qu’il admire chez le Père de la médecine, c’est d’abord la méthode d’observation et de lecture des signes ; il prise en lui le clinicien accumulant et comparant les faits particuliers. Il y trouve le modèle d’une pratique fondée sur une attitude sceptique et anti-théorique, un savoir qui s’élabore contre les systèmes, les principes simplificateurs et les déductions a priori. Cette attitude fut la sienne tout au long de sa carrière ; j’y reviendrai. Il en était redevable à la fréquentation des Anciens. La lecture de ses « feuilles du diagnostic » ne peut que faire penser à la forme à la fois descriptive et narrative des sept recueils d’Épidémies transmis sous le nom d’Hippocrate, où des fiches individuelles décrivant au jour le jour l’évolution de la maladie de patients nommés et identifiés servent à documenter une expérience clinique[13]. Les écrits d’Hippocrate faisaient autant office de fondement doctrinal que de modèle formel[14].

III. La clinique comme historia

L’étude méticuleuse de l’expérience accumulée par les grands prédécesseurs, l’analyse et la comparaison des données cliniques transmises par la tradition « littéraire », loin d’être une perspective passéiste ou un frein à la modernité, devait être défendue comme étant la voie royale vers le progrès. C’est dans cette optique qu’il faut concevoir les travaux de traduction des écrits d’Arétée de Cappadoce et de Caelius Aurelianus entrepris par Laennec. Ce dernier en particulier avait été loué comme un merveilleux clinicien par une longue tradition de médecins, parmi lesquels Baglivi ou Prosper Alpin[15]. Les essais de réhabilitation du Méthodisme condamné en son temps par Galien ont à voir avec cette appréciation[16] ; j’y reviendrai également.

Dans un précédent travail, j’avais tenté de comprendre les contours du projet de Laennec. Les brouillons conservés correspondent au début des deux traités[17], ce qui laisse entendre qu’il s’agissait bien d’un projet de traduction intégrale en suivant l’ordre du texte, les deux parties de l’oeuvre étant abordées en parallèle. Cet ensemble se présente sous la forme de feuillets réunis en cahier. La logique de cette progression s’impose d’elle-même à la plupart des traducteurs, qui investissent le texte en suivant l’ordre qu’il s’est donné. Il est en revanche une perspective que je n’avais alors pas clairement exprimée. Il est probable que ce principe d’un travail parallèle sur les deux volets de l’oeuvre obéisse à une démarche proprement clinique. Bien que la distinction entre maladies aiguës et maladies chroniques soit fondamentale dans le cadre général de la médecine ancienne et particulièrement saillante dans celui de la médecine méthodique, le regard du clinicien peut trouver un intérêt dans le fait de réunir l’ensemble des données relatives aux affections et symptômes que l’on peut observer sur un organe ou une partie du corps. Cela semble constituer la base du diagnostic, en dehors de tout cadre étiologique constitué. En traduisant parallèlement les deux premiers chapitres de chaque volet, qui portent l’un et l’autre sur la tête, le médecin se donne la possibilité de croiser les symptômes. Dans cette perspective, il n’y a pas lieu de maintenir la distinction de principe entre chronicité et acuité, car des symptômes peuvent être communs aux deux situations pathologiques. J’avais en outre noté qu’un document n’entrait pas dans ce cadre temporel et méthodologique de la traduction au fil du texte : un feuillet séparé, d’un format supérieur, d’un papier de qualité différente, entame la traduction du chapitre 17 du livre III des Maladies aiguës, comme si Laennec avait ressenti, à un moment donné, le besoin de consulter et d’étudier un point particulier, indépendamment du projet global. Le chapitre en question porte sur le tormentum aigu (εἰλεός en grec) ; il nous situe donc en plein coeur du traité. En termes de précision clinique, il s’agit d’une très belle page.

Il est impossible de dire si cette traduction est antérieure, postérieure ou simultanée à celle du début des deux traités. Dans un précédent travail, j’ai posé que le contenu de ce feuillet pouvait répondre à une interrogation d’ordre clinique intervenue dans la pratique de Laennec et que sa traduction avait pu faire office d’aide au diagnostic. À côté de l’établissement méticuleux de ses propres fiches du diagnostic, le praticien pouvait trouver dans un observateur aussi pointu que Caelius un ensemble de ressources, en somme un autre fichier clinique venant soutenir le sien. On pourrait ainsi définir la démarche comme une collecte de données d’observation à travers l’histoire, destinée à constituer ce que nous appellerions aujourd’hui une base de données recherchant l’exhaustivité. Laennec multiplie les fiches et les cas observés en s’affranchissant des cadres chronologiques. Il s’agit en quelque sorte d’une démarche d’historien mais une historia qui n’a rien de la curiosité de l’antiquaire. L’historia comme collection de cas cliniques prend ici une dimension pratique et s’actualise sans cesse. En somme, lorsqu’il consulte Caelius, Arétée ou Hippocrate, Laennec se livre à la même enquête que lorsqu’il consulte ses confrères sur les cas qui se posent à lui. Les archives conservent une abondante correspondante dont une part abondante d’échanges avec des confrères en France et à l’étranger[18] destinés à confronter les points de vue sur des questions théoriques aussi bien que sur des cas cliniques, tradition de la consultation épistolaire — entre médecin et patient ou entre confrères — qui a une longue histoire et se perpétue jusqu’à nos jours[19]. J’observe dans cette démarche de l’enquête — rappelons que c’est là le sens premier du grec ἱστορία — par confrontation des expériences et des expertises une modalité d’élaboration de la connaissance qui est au coeur de la démarche des médecins empiriques. Je désigne par ce qualificatif l’école de pensée qui s’opposa, dans l’Antiquité, au dogmatisme théorique des tenants de la rationalité et de la logique hippocratiques. L’expérience accumulée à titre individuel ou collectif — cette dernière portant précisément le nom d’historia au sein de l’école — y est posée comme l’un des piliers de l’efficience thérapeutique[20]. Tout comme celle des Méthodiques, cette école, malgré ou à cause de ses représentants de premier ordre, eut à subir les critiques acerbes de Galien, ce qui explique son discrédit dans la tradition postérieure. L’histoire de la médecine moderne est semée d’essais de réhabilitation, à l’instar du méthodisme[21]. Il était bien dans l’esprit de Laennec d’entreprendre une réévaluation épistémologique.

IV. Combattre le dogmatisme en matière de clinique

À certains égards, Laennec a pu apparaître en son temps comme un adversaire de la modernité, un conservateur de la pensée scientifique. Il est vrai que, disciple revendiqué d’Hippocrate, il restait attaché sur le fond à l’humorisme, système physiologique dont on avait déjà largement commencé à saper les fondements. Il s’était aussi opposé à l’emploi du microscope. Il se rangeait enfin au parti de ceux qui voulaient réintroduire le latin comme langue de publication médicale. Face à lui, Broussais, « en dépit de son infériorité scientifique patente », pouvait passer auprès de la jeune génération comme l’homme de la médecine nouvelle, le « démolisseur » de la tradition[22]. C’est donc dans le contexte d’une polémique entre les deux hommes que j’avais également pu contextualiser l’entreprise de traduction des traités de Caelius Aurelianus. Ce travail répondait probablement dans l’esprit de Laennec à une actualité : s’il traduit Caelius, c’est aussi parce que le médecin latin a un rôle à jouer dans les débats du moment.

Caelius, qui reprend les écrits de Soranos d’Éphèse, fut un représentant de la médecine méthodique[23]. Or Broussais, même s’il affirme son originalité et sa volonté de rompre totalement avec la tradition et l’héritage antique, a pu apparaître comme un rénovateur du Méthodisme. Lui-même ne dissimule d’ailleurs pas entièrement l’influence que cette école de pensée a pu jouer sur sa théorie de l’irritation. Bien qu’il affirme haut et fort dans son « Histoire de l’irritation » qu’« Hippocrate n’eut aucune idée de l’irritation » et que « la théorie du strictum et du laxum de Thémison, développée par Thessalus, n’est point non plus celle de l’irritation[24] », rejetant ainsi d’un bloc toute l’Antiquité, il semble récupérer peu à peu des notions inspirées du Méthodisme au fur et à mesure qu’il progresse dans la définition de sa médecine physiologique[25]. Rejet affiché des Anciens — peut-être une réponse aux nombreuses critiques que Laennec, l’homme de l’Antiquité mort deux ans avant la publication du traité De l’irritation et de la folie, n’avait pas manqué de formuler contre ses théories — mais réappropriation détournée et subreptice d’une partie de cet héritage. Il est certain que la structure binaire et systématique de la physiologie de Broussais pouvait bien passer pour un Néo-Méthodisme. Jean Eugène Dezeimeris écrivait en 1826, dans un article intitulé « Des principes du méthodisme considérés comme source de la doctrine physiologique » du Journal complémentaire du Dictionnaire des Sciences médicales : « Broussais n’a fait que bâtir sur des fondements jetés depuis longtemps[26]. » Le chef-d’oeuvre de Broussais n’avait pas encore paru mais ses théories s’étaient déjà diffusées et alimentaient le débat. Malgré la revendication d’originalité, les contemporains et adversaires ne s’y étaient pas trompés. Or Laennec lui-même avait clairement exprimé et son hostilité au systématisme de Broussais et son sentiment quant aux fondations antiques de ce système[27]. Ainsi, en s’emparant de Caelius, en s’en faisant le traducteur, une entreprise devant laquelle Broussais — qui n’avait reçu aucune formation classique — ne pouvait que déclarer forfait, Laennec cherchait-il peut-être à reprendre pour soi ce qui pouvait apparaître comme la propriété de l’adversaire. S’agissait-il pour autant d’adhérer au système méthodique et de s’en faire l’avocat ? Rien n’aurait été plus étranger à l’antidogmatisme du clinicien. M.D. Grmek a très bien perçu les motivations essentielles de ces travaux philologiques : Laennec traduit Caelius pour les mêmes raisons qu’il traduit Arétée de Cappadoce, tous deux appartenant pourtant à des obédiences philosophiques et médicales bien différentes puisque le second est un sectateur de la médecine pneumatique[28]. Ce ne sont pas leurs systèmes étiologiques respectifs qui l’intéressent ; il en déteste le réductionnisme, au même titre qu’il déteste celui de la médecine physiologique de Broussais. Il faut revenir à l’admiration qu’il voue aux textes de la Collection Hippocratique : chez tous ces médecins, il rencontre l’acuité d’un regard clinique dont il veut faire la pierre de fondation et de sa propre méthode et de l’art médical en général. Par conséquent, admirer dans un même mouvement de pensée et le clinicien Hippocrate et le clinicien Arétée et le clinicien Caelius, c’est faire fi des constructions et divergences théoriques pour montrer que, au-delà de ce qui relèverait plus d’une philosophie que d’une pratique, il existe une qualité commune qui définit le bon médecin, l’observation attentive et raisonnée des faits particuliers. Le texte de Caelius est de ce point de vue exemplaire puisque, dans sa composition même, il ne s’embarrasse pas outre mesure de généralités et de discussions de principe : dans chacun des deux volets, après une très courte préface, l’auteur entre immédiatement dans la description clinique de la première affection connue en adoptant l’ordre a capite ad calcem[29].

Il faudrait étendre ces considérations dans le cadre plus général des réévaluations contemporaines de la pratique médicale à l’aune de méthodes ou de rationalités nouvelles. Je pense en particulier à la promotion de la méthode numérique autour de la Société médicale d’observation à partir de 1832, ce que Mathieu Corteel désigne avec finesse comme « la loi des grands nombres face à la loi des grands noms[30] ».

La médecine des cas, aspirant à la vérité promue par la loi des grands nombres, s’opposait au dogmatisme de la loi des grands noms. Pierre Louis, père de la méthode numérique, affirmait ainsi contre l’« expérience des siècles » de la tradition hippocratique que, « plus les cas seront nombreux, plus les résultats auxquels ils conduiront seront exacts ». Abandonner les aphorismes des Anciens au profit des données numériques cliniques ouvrait pour la médecine la promesse d’un avenir fécond[31].

Contre ce numérisme, des barrières éthiques et épistémiques furent levées par le camp des dogmatiques. Quelle aurait pu être la posture de Laennec ? Il est probable que l’abandon des aphorismes des Anciens eût suscité une réaction forte de sa part. Mais il ne se serait pas rangé non plus dans le camp du rejet dogmatique. Du point de vue de la méthode, l’historia clinique, c’est-à-dire la collecte et la confrontation des observations, n’est pas sans analogie à une loi des grands nombres qui se veut aussi une médecine des cas. Certes Laennec ne passe pas le cap du comput numérique[32] et de la statistique médicale, qui sera la grande affaire d’un xixe siècle qu’il a peu connu[33], mais sa perspective historique à grande échelle met l’archivage des faits d’observation au coeur d’une démarche qui peut préfigurer le principe de la base de données en vue du diagnostic. En établissant aussi méticuleusement des « fiches », ou en relisant celles des grands prédécesseurs, le clinicien recueille des données.

Ouvertures contemporaines

Sur la base de cette hypothèse interprétative, je m’autoriserai quelques ouvertures vers des enjeux actuels. Si l’époque de Laennec est celle d’une redéfinition des fondements de la pratique et de la clinique, provoquée autant par des bouleversements paradigmatiques que par l’apparition de nouveaux outils techniques, notre époque est elle aussi traversée de questionnements majeurs sur l’avenir de la clinique. On pourra invoquer la perspective de la médecine dite « personnalisée ». Il m’est assez difficile, et je ne suis pas le seul, de voir dans cette notion l’émergence d’une philosophie médicale novatrice.

Curieuse expression au demeurant : la médecine n’est-elle pas constitutivement personnalisée, et ceci depuis la plus Haute Antiquité ? Aristote le dit clairement au livre A de la Métaphysique : le médecin a affaire à des individus et non à des essences générales ; il ne soigne pas l’Homme : il soigne Socrate, ou Callias, etc. Comment comprendre qu’un terme qui résume trivialement tout le passé de la médecine, et qui semble même la définir de tout temps, tienne désormais lieu de programme pour son avenir[34] ?

De même, la clinique de Laennec est foncièrement personnalisée. Il ne s’agit bien sûr pas d’une question de pratique, inenvisageable dans le cadre des hôpitaux de son époque, mais d’une visée épistémologique. Son anti-dogmatisme plaide par définition en faveur d’une approche qui individualise les cas, individualisation ne signifiant pas isolement, chaque cas s’inscrivant dans un tableau collectif qui est celui de l’historia. J’adopterai volontiers la même attitude critique à l’égard de l’Evidence-Based Medicine, qui n’est rien d’autre qu’une médecine des faits et de leur confrontation[35]. Parmi les limites souvent invoquées à l’encontre de cette approche, la difficulté à embrasser la totalité du référent humain, qui supposerait la mise en données de toutes les caractéristiques génétiques, culturelles, socio-économiques, environnementales, etc., qui déterminent des profils de patients différents. Or la prise en charge des populations par l’institution hospitalière et médicale est loin d’être homogène à l’échelle de l’humanité, ce qui fait que certaines catégories échappent par définition à l’entreprise d’établissement d’une base de données dont la légitimité comme l’efficience reposent a priori sur un principe d’exhaustivité. On peut considérer que la perspective de Laennec, qui inscrit la démarche clinique dans la temporalité longue de l’histoire, est une façon de rendre compte de l’humanité au sens large. Les lieux, les époques, les conditions particulières présidant à chaque observation consciencieusement documentée contribuent à l’élaboration d’un tableau à la fois global et non systématique. C’est la leçon de l’hippocratisme des Épidémies.

Je ne voudrais pas mettre un point à cette réflexion sans évoquer les conditions particulières de sa rédaction. Ces pages ont été écrites entre mars et avril 2020. Il est inutile de rappeler au lecteur ce que furent les conditions de vie et de mort d’une large part de l’humanité au cours de ce printemps si particulier. Au moment de remettre ma contribution, j’ignore tout de l’issue à terme de la pandémie qui nous frappe. J’observe en revanche que ce drame est généralement vécu et commenté sous l’angle de l’inédit. Le vécu collectif est de fait inédit, l’humanité se vivant désormais à l’échelle de la planète. La perspective du temps long, en d’autres termes l’Histoire, nous enseigne néanmoins que de tels épisodes ont déjà été vécus et douloureusement ressentis avant nous. Elle nous enseigne aussi ce que furent les comportements et les réponses au sein des communautés touchées par le fléau. Ces événements qui se sont répétés font aussi partie de l’histoire de la médecine. Leur déroulement brutal tend toujours à bouleverser les cadres établis de la pratique clinique, dont ils semblent remettre en question aussi bien les acquis que les routines. On appelle alors souvent à une « renaissance », même si le terme invoqué n’est pas nécessairement celui-là. Sentir que l’on a réchappé à la mort est toujours de l’ordre de la renaissance. Je voudrais donc poser que l’enfermement dans le court terme du temps présent, l’incapacité à saisir la profondeur du passé comme du futur sont pour nos sociétés les facteurs d’une grande fragilité qui s’étalent chaque jour sous nos yeux.