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Introduction

La causalité humaine d’Isabelle Koch témoigne d’une excellente connaissance du De fato d’Alexandre d’Aphrodise et du contexte qui l’entoure. L’auteure ne s’adresse toutefois pas aux néophytes en la matière, ce qui se constate dès la lecture de l’introduction, où elle remet en perspective plusieurs éléments du texte à l’étude en rappelant ceux qui sont essentiels pour bien le comprendre. L’ouvrage ne constitue donc pas une exploration nous introduisant au De fato, mais un véritable travail d’approfondissement du traité.

L’introduction revient d’abord sur le statut paradoxal du De fato. En utilisant la littérature secondaire, Koch rappelle que « l’ouvrage est perçu comme une oeuvre philosophiquement moins réussie que les autres traités ou que les commentaires qu’Alexandre a consacrés à l’oeuvre d’Aristote » (p. 10). Il faut savoir que le De fato demeure à ce jour « le traité d’Alexandre d’Aphrodise le plus traduit et le plus étudié » (p. 14). Le destin était un thème très en vogue au iie siècle de notre ère, mais en lisant Aristote sur ce sujet, l’élève devait rester sur sa faim, le terme εἱµαρµένη n’apparaissant pratiquement pas chez le Stagirite, et n’étant jamais utilisé dans un sens technique (p. 12). Plusieurs commentateurs de renoms (Donini, Thillet, Duhot, Long) ont par ailleurs relevé de nombreuses incohérences dans ce texte qui aurait un « plan superficiel » et qui se « forge un adversaire sur mesure » (p. 10, n. 5-6). Sharples indique quant à lui que le De fato n’est pas vraiment intéressant pour sa théorie du destin, mais qu’il le serait plutôt pour sa polémique contre les déterministes, plus particulièrement contre les stoïciens (p. 11-12, n. 13).

Néanmoins, le De fato constitue un témoignage majeur des débats antiques sur le déterminisme et sur l’éthique. Alexandre est, selon Suzanne Bobzien, « le premier auteur, historiquement, qui est parvenu à formuler en des termes modernes, proches du débat contemporain, les problèmes qui se posent lorsque la question physique du déterminisme causal croise la question éthique de la responsabilité humaine[1] ». L’ouvrage n’est donc certainement pas sans intérêt philosophique et le défi que Koch souhaite relever dans son étude n’est pas simple : nous révéler le travail d’actualisation exégétique qu’est le De fato, lequel tire des solutions aristotéliciennes aux problèmes scientifiques et philosophiques contemporains d’Alexandre (p. 40-41).

Pour ce faire, Koch s’intéressera à la structure du traité, qui comporte une pars destruens et une pars construens. En effet, après deux chapitres introductifs, Alexandre présente la doctrine péripatéticienne du destin (chap. 3-6), mais s’y attarde très brièvement, car les chapitres 7 à 38 sont consacrés à réfuter les stoïciens.

I. Première partie : Nature, destin, caractère. La définition péripatéticienne du destin

La première partie de l’ouvrage retrace une définition du destin propre à Alexandre dans la pars construens du De fato. Le philosophe définit le destin comme « une cause qui fait que les choses se produisent comme elles se produisent » (p. 47), donc à une cause efficiente. La commentatrice replace le traité dans son contexte historique et mobilise des textes stoïciens et aristotéliciens tout au long de son ouvrage. L’exemple de la statue, qu’Alexandre utilise en De fato 3[2] et qui se retrouve également chez Sénèque, en est un bon cas de figure[3] (p. 50-54). À première vue, ces multiples recours aux textes antiques semblent parfois fastidieux, mais le plus souvent, l’auteure réussit à faire des rapprochements qui nous aident à mieux comprendre le contexte de confrontation entre Alexandre et ses adversaires.

Koch s’intéresse aux τὰ κατὰ λόγον γινόμενα, qui peuvent être considérés comme des produits de la τέχνη ou encore comme des actes gouvernés par une προαίρεσις, à savoir les πράξεις. Construire une maison ou faire une action à la suite d’un choix ne peuvent, selon Alexandre, être des actions qui se produisent selon le destin. Les passages à l’étude sont bien discutés et éclairants. Alexandre place le destin sous l’égide des causes efficientes naturelles et assimile celui-ci à la nature, mais élimine la possibilité de placer le destin dans la classe des choses qui n’arrivent en vue de rien et de ce qui se produit κατὰ λόγον, ce qui vise en fait « à opposer une fin de non-recevoir aux Stoïciens, qui ne trouveraient rien d’absurde à ce genre d’affirmations » (p. 71). Ce genre de précisions mises en lumière par Koch, tout au long de La causalité humaine, sont importantes pour comprendre l’oeuvre d’Alexandre, puisqu’il pourra développer sur ces bases une conception non nécessitariste du destin.

Du point de vue structurel, l’ouvrage suit de très près le De fato. Par contre, Koch s’en éloigne quelques fois pour comparer le traité aux textes aristotéliciens et montre comment Alexandre, malgré l’absence d’une théorie du destin chez son maître, parvient à s’en inspirer pour forger sa propre idée du concept. Par exemple, Koch distingue deux types d’accidentel, ce qui la mène à prendre position sur l’expression « puissance des contraires », qui serait en partie trompeuse (p. 102-103). Il existerait deux types d’accidentel : l’architecte peut guérir quelqu’un par accident même s’il n’est pas dans sa nature de le faire ; de même, le cuisinier peut produire la santé en cuisinant un plat, mais il ne s’agit pas de sa visée première. En s’appuyant sur l’Éthique à Nicomaque[4], Koch souligne qu’on peut se tromper de multiples manières, mais qu’il en existe une seule de tomber juste (p. 100). Il s’agit d’une asymétrie analogue entre deux couples de contraires, à savoir le contraire au sens strict (opposition maladie/santé) et le contraire privatif (tout ce qui n’est pas la santé). La commentatrice affirme ensuite que la formulation « “puissance des contraires” est une expression en partie trompeuse, au sens où sa neutralité symétrique ne correspond pas à ce qu’Aristote désigne par elle, et qu’il ne cesse de corriger par diverses réserves qui émaillent les textes cités dans les pages précédentes » (p. 102-103). Koch propose de corriger l’expression ainsi : « […] une puissance rationnelle est puissance d’un effet, lequel effet se trouve avoir un contraire que cette même puissance peut aussi, d’une manière différente et seconde, réaliser » (p. 103).

Sur ce dernier point, Koch a eu recours à plusieurs textes d’Aristote (p. 75-110) et fait preuve de précaution lorsqu’elle utilise l’expression « puissance des contraires », mais elle en fournit une définition difficile à comprendre. La philosophie est complexe et toute expression technique mérite d’être définie, étayée et expliquée pour en rendre la richesse et c’est, à notre sens, ce que Koch s’attarde à faire, mais sa tentative est noyée dans le flot de textes qu’elle rapporte. Nous ne critiquons pas ici l’érudition et la pertinence des passages soulevés dans cette section, mais bien la longue analyse qui en est faite, laquelle cadre mal avec le reste de l’oeuvre et aurait pu constituer un article scientifique en soi. La section s’étale sur 35 pages et on oublie pendant ce temps la question de l’identification du destin à la nature que la partie précédente préparait. D’ailleurs, la commentatrice revient sur le philosophe qui nous intéresse principalement, Alexandre d’Aphrodise, et explique que celui-ci « semble avoir effectué un montage entre les affirmations de l’Éthique à Eudème II 6 sur le pouvoir de faire et ne pas faire et de Métaphysique Θ 5 sur les δυνάμεις μετά λόγου qui sont ποιητικαὶ τῶν ἐναντίων » (p. 104). À notre sens, Koch aurait dû résumer plus brièvement ce développement sur Aristote en référant aux passages analysés en note en bas de page, ce qui nous aurait tout de même permis de comprendre toute la teneur de ce qu’Alexandre entend par « puissance des contraires ».

Plus loin, Koch discute avec justesse du « décrochage que paraît subir le concept de nature au fil du chapitre 6 » (p. 113) et des débats que cela a suscités dans l’érudition. Sharples et Donini défendent l’idée que la seconde partie du chapitre 6 élabore une théorie qu’Alexandre maîtrise moins bien, comparativement à la première, qui s’en tient à des analyses sur la nature « comme totalité des êtres sublunaires », ce qui est plus cohérent avec les thèses que le philosophe a développées sur la providence ailleurs dans son oeuvre (p. 113, n. 8). Natali soutient quant à lui que le chapitre 6 aborde seulement la question de la nature individuelle. Ces deux différentes lectures du chapitre 6 sont discutées par Koch, qui fait sienne la position de Natali. Alexandre se réfère au livre II de la Physique pour entendre la nature « comme un principe de mouvement et de développement interne à chaque être naturel » (p. 113). Bien sûr l’expression οἰκεία φύσις, que l’on retrouve en 6, 170, pourrait suggérer un passage de la nature au sens large à la nature individuelle. Cependant, Koch relève qu’il s’agit plutôt « d’une considération de la nature des êtres particuliers » (ibid.), où Alexandre insisterait sur la pluralité des êtres particuliers pour s’intéresser à la complexité des êtres humains. Le chapitre 6 traiterait donc de la nature individuelle qu’Alexandre identifie au destin. Sur ce point, nous suivons l’argumentaire convaincant de Koch, qui a raison de critiquer Sharples et Donini. En outre, il nous semble invraisemblable qu’un philosophe de la trempe d’Alexandre ne puisse pas faire la nuance entre deux manières de considérer la φύσις.

La dernière portion de la première partie s’intéresse à « préciser les modalités propres au destin » et à « compléter le travail de limitation du pouvoir du destin » (p. 151). Koch suppose que c’est en raison de l’identification du destin avec la nature qu’Alexandre se permet d’assigner d’emblée le destin avec le fréquent et le contingent (p. 154 et De fato, 6, 169, 30-31). La structure de la première partie de La causalité humaine pointait vers cette définition du destin comme « ce qui arrive le plus souvent (ὡς ἐπὶ τὸ πλεῖστον) », mais Koch ne s’arrête pas ici, car il faut encore expliquer l’existence d’un contre-destin. Car si destin et nature entretiennent une interdépendance et que, selon l’adage aristotélicien, il est naturel que des choses n’atteignent pas leur fin, de la même manière il y a des choses destinées à arriver qui n’arriveront pas. L’auteure reprend ici de nombreux textes dans la tradition grecque — Aristote en chef de file — qui mèneront à la théorie des vertus chez Alexandre, laquelle ne semble ni suivre celle des deux Éthiques, ni celle des Politiques d’Aristote. Chez le Stagirite, ce sont les bonnes habitudes (πράξεις) « qui, par leur répétition, engendrent une ἕξις et un ἦθος, lesquels peuvent alors constituer une sorte de “seconde nature” ; pour Alexandre, l’ἦθος joue au contraire un rôle principiel, et c’est lui qui produit les actions et tout ce que vit l’individu, au point de pouvoir être appelé son “destin” ou son “démon” » (p. 176). Le destin sera en outre associé au caractère et à la nature propre. À cet égard, Koch mobilise de nombreuses sources d’allégeance aristotélicienne afin de prouver que l’auteur du De fato n’est pas simplement influencé par la culture astrologique de l’époque. Bien que l’analyse des textes puisse paraître un peu longue, elle constitue une part importante, voire nécessaire, du travail de Koch, dont on peut admirer la rigueur et la profondeur. Sans recourir aux sources externes, les théories du destin-caractère et du contre-destin demeurent obscures. L’ouvrage de Koch éclaire donc notre lanterne, nous permettant d’apprécier le De fato dans toute sa splendeur.

II. Deuxième partie : Disposition et action. La doctrine péripatéticienne de la vertu et ses difficultés

La deuxième partie de l’ouvrage continue l’analyse du De fato 6 qui mène à concevoir « une naturalisation du caractère » (p. 199). Koch relève l’opposition au déterminisme stoïcien lorsqu’Alexandre stipule que le destin est ce qui se produit « le plus fréquemment », mais elle tentera avant tout d’élucider cette théorie, d’en montrer les difficultés et de les régler, avant de s’intéresser au stoïcisme.

La première difficulté de l’identité entre nature et destin est de comprendre la locution παρὰ τὴν εἱμαρμένην (contre-destin). En revenant sur les types de γινόμενα possibles (sans finalité, avec finalité, par hasard, selon la raison et selon la nature), Koch précise qu’Alexandre n’avait placé le destin dans aucune de ces catégories. Παρὰ signifierait ce qui arrive « en dehors » du destin. La commentatrice prend l’exemple des « choses que les devins ne réussissent pas à prédire » pour illustrer son propos (p. 202), tout en montrant qu’Alexandre s’appuie une nouvelle fois sur Aristote. En Physique[5], παρὰ est entendu comme « en dehors » lorsqu’il est utilisé dans la définition du hasard, ou comme « ce qui arrive en dehors des cas les plus fréquents » dans des acceptions biologiques (p. 203). Alexandre semble entendre ce qui échappe au devin au sens fort de ce que Koch appelle « l’acception biologique » de l’expression παρὰ τὴν εἱμαρμένην (p. 204). Deux raisons l’incitent à penser cela : le cas de Socrate, qui est devenu « meilleur que sa nature » (De fato 6, 171, 16) grâce à l’exercice de la philosophie, car ses caractéristiques physionomiques pointaient vers un autre destin ; la présence du verbe εὐοδεῖν dans l’anecdote des devins. Koch conclut que « dès lors que, dans le texte d’Alexandre, le παρὰ τὴν εἱμαρμένην désigne le domaine des choses dans lesquelles la nature et le destin μὴ εὐοδεῖν, ne peuvent “s’écouler sans entrave”, il faut donc le comprendre comme quelque chose qui fait obstacle et s’oppose à ce cours aisé de la nature et du destin » (p. 205). Ces deux pages sont très denses chez Koch, mais l’argumentaire, qui nous semble être tout à fait juste, est tissé très serré et facile à comprendre.

Koch discute des interprétations de deux commentateurs. P. Donini souligne que la doctrine du caractère-destin « ne facilite pas la tâche de qui entend s’opposer à une philosophie déterministe comme celle des Stoïciens » (p. 215), car elle constitue elle-même une sorte de déterminisme, ou du moins pourrait-on l’accuser d’être une forme de déterminisme. Pour régler cela, Alexandre doit combiner deux thèses qui se concilient mal : d’une part, les actions humaines, en De fato 5, sont des κατὰ λόγον et non des κατὰ φύσιν, ce qui les met dans une classe autre que le destin, lequel s’identifie à la nature ; d’autre part, en De fato 6, le caractère des individus « est une cause de la plupart de leurs actions, ce qui légitime de lui donner le nom de destin » (p. 216). Dans la catégorie des choses qui se produisent selon le destin se retrouvent celles produites selon la nature, et donc, du même souffle, les actions, les choix et les genres de vie « naturels ».

C. Natali tente de régler cette contradiction en soutenant qu’il s’agit de la « correction d’un excès. […] Alexandre chercherait à établir une thèse plus mesurée, qui ne nie pas qu’une partie de nos actions est soumise au destin, et qui rejette seulement que toutes le soient » (p. 217). Le chapitre 6 corrigerait donc le chapitre 5. Koch ne souscrit pas à cette interprétation, car « les divisions du chapitre 5 […] produisent des thèses finalement assez lourdes à porter » (ibid.). En effet, l’être humain se comporte le plus souvent conformément à son destin, et donc à son caractère naturel, ce qui s’oppose, la plupart du temps, à la raison. La doctrine du destin, chez Alexandre, se trouve donc étroitement liée à une conception de la vie morale. En soi, cette doctrine est cohérente, mais Koch souligne qu’elle ne l’est pas avec ce qu’Alexandre défendra plus loin dans le traité lorsqu’il s’oppose au déterminisme stoïcien, où le philosophe péripatéticien revient à des thèses plus proches de son maître à penser. Koch se propose dans les prochaines sections d’analyser les difficultés et les contradictions internes dans le texte du De fato et de tenter d’y trouver une explication.

Alexandre souhaite analyser un argument qui réfuterait la définition du « ce qui dépend de nous » comme « ce dont nous pouvons aussi faire l’opposé », ce qui est sa propre définition de l’ἐφ’ἡμῖν (p. 230). La commentatrice précise que cela peut « entrer en contradiction avec l’exigence, également aristotélicienne, de fonder l’imputation morale sur la puissance qu’a l’agent de faire une chose tout en pouvant aussi ne pas la faire, ou en pouvant aussi faire le contraire » (p. 232)[6]. Alexandre exploitera cette faille pour montrer que « ce qui dépend de nous » ne peut être identifié à « ce dont nous pouvons faire aussi le contraire », argument qui sera appelé par Koch « anti-libertarien » (ibid.). Comme il n’y a qu’une façon d’agir vertueusement, une personne de bien ne pourra agir mal volontairement. Selon Alexandre, l’agir comporte donc une « forme de détermination » chez Aristote, thèse qu’il fera sienne (ibid.)[7]. Son objectif sera de montrer que la personne dotée de φρόνησις n’a pas la capacité de faire les contraires et qu’il y a donc une forme de détermination dans l’agir. L’argument, qui ne trouve aucun pendant dans la tradition stoïcienne, est tout de même tenu pour tel par la commentatrice (p. 237). Koch s’attarde ensuite à décortiquer cet argument complexe et elle le fait bien (p. 238-239). Nous pourrions étayer longuement cette section, mais celle-ci est difficile à résumer. En dépit d’un long développement sur la possibilité que l’argument soit d’allégeance stoïcienne, dont l’hypothèse mériterait d’être développée pour être réellement concluante, l’analyse de Koch est soignée et bien dosée, ce qui nous permet de mieux comprendre dans quoi s’enracinent les propos d’Alexandre en De fato 26.

Koch remet ensuite en contexte la thèse d’Alexandre, qui s’inscrit en faux contre les arguments anti-libertarien, ce qui lui permet de prendre position sur l’interprétation du texte. Dans le De fato, l’ἕξις ne détermine pas la qualité morale des actions et ne détermine donc rien de ce que nous faisons (voir p. 275). Ainsi, Alexandre évacue tout déterminisme dans les actions morales. L’hypothèse de Koch nous apparaît judicieuse et nous permet d’approcher le traité d’une différente perspective. Alexandre innove par rapport aux thèses aristotéliciennes : même si une personne sage doit agir de manière vertueuse et que cela s’exécute en raison de son ἕξις, c’est elle-même qui agit et qui délibère. Dans l’action et dans ce qui arrive, il y a toujours « une indétermination à combler » (p. 277) qui laisse place au choix. Koch appelle cette thèse « la détermination lâche de l’agir par la vertu ». On ne la retrouve pas comme telle chez Aristote, mais Alexandre peut la tirer de sa lecture de l’Éthique à Nicomaque. L’ἐφ’ἡμῖν, chez Alexandre, ne se situe pas dans un passé pré-vertueux, mais dans l’ici et maintenant, à savoir dans cette fluctuation de possibilités d’actions vertueuses.

Koch met en relief des distinctions entre les théories de l’agir chez Alexandre et chez Aristote (p. 292-324) pour mieux revenir à la causalité efficiente du caractère chez Alexandre. Alors que chez Aristote, le caractère serait à la fois un effet (répétition de l’action et éducation) et une cause (actions morales identiques aux précédentes et prévisibles), chez Alexandre, il s’agirait de la nature propre et du destin de chacun. En outre, Aristote ne défendrait pas l’idée que nos actions « ne sont pas déterminées par des facteurs externes et l’idée que nos dispositions ne rendent pas nos actions involontaires » (p. 327), ce qui serait exactement la thèse d’Alexandre. Celle-ci poserait des problèmes de cohérence entre le début du traité, où l’hypothèse du caractère naturel est mise de l’avant, et celle du caractère acquis développée par la suite. Selon Koch, Alexandre n’adhérerait pas à la doctrine aristotélicienne de la disposition acquise. Le philosophe se servirait de cette théorie « contre une objection stoïcienne manifestement anti-aristotélicienne » (p. 329). Suivant Ricardo Salles, la commentatrice propose une lecture dialectique de l’objection anti-libertarienne qui servirait à réfuter les stoïciens, mais Alexandre n’adhérerait pas à cette doctrine (ibid.). Cette solution mène à régler les problèmes d’un traité souvent qualifié par la tradition savante de fondamentalement incohérent. Alexandre accorde une attention toute particulière au pouvoir des contraires, ce qui vise à contredire les stoïciens, mais il n’adhère pas à la composante déterministe de l’ἐφ’ἡμῖν formulée par Aristote.

Cette lecture du De fato nous apparaît tout à fait probante. En effet, bien loin d’y voir une simple commande pour un empereur, Koch décide d’analyser le traité pour ce qu’il est, sans omettre le contexte et sans sous-estimer son auteur. Alexandre d’Aphrodise se devait de préciser sa pensée sur le thème du destin et d’entrer dans le débat avec ses contemporains, mais il ne le fait pas par dépit. Il semble invraisemblable qu’un philosophe de son calibre laisse autant de fautes logiques dans son traité. Ainsi, la lecture de Koch se montre résolument efficace à régler les problèmes de cohérences et à échapper au jugement rapide d’un traité hautement négligé dans les études modernes.

III. Troisième partie : Distinction des causes, assentiment rationnel et « principe d’actions »

Koch soutient que la pars destruens « ne mérite pas complètement cette appellation, car c’est principalement elle qui assume la fonction de présenter la conception péripatéticienne de “ce qui dépend de nous” » (p. 337). La commentatrice s’attardera donc à décortiquer la position péripatéticienne de la responsabilité pratique qu’Alexandre formule en utilisant deux concepts phares du stoïcisme, à savoir l’assentiment (συγκατάθεσις) et l’impulsion (ὁρμή) (p. 342). Cette dernière partie, légèrement plus courte que les deux autres, pousse très loin l’analyse des deux notions à l’étude en recourant notamment à la Lettre à Lucilius, 65, de Sénèque. Koch explique que « l’assentiment rationnel, tout comme l’impulsion rationnelle, est présenté par Alexandre comme un acte structurellement lié à une délibération, qui est la forme propre du raisonnement pratique » (p. 429), ce qui nous renseigne une fois de plus sur le De fato et nous permet de mieux le comprendre, mais nous ne pouvons rendre pleinement justice à cette section dans cette note critique.

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La causalité humaine représente une avancée colossale dans les études alexandriniennes. L’ouvrage a l’avantage de présenter Alexandre non pas comme un simple exégète péripatéticien, mais comme un philosophe en soi. Les parties et chapitres sont bien divisés, ce qui permet de naviguer aisément dans une oeuvre de plus de 500 pages. De nombreux aspects et développements de l’étude de Koch n’ont pas été discutés ici, faute d’espace. Par exemple, nous aurions pu analyser la dernière partie, qui fait de l’ἐφ’ἡμῖν et de l’ἐκούσιον deux concepts très similaires chez Aristote, mais nous avons préféré axer nos commentaires sur les propos qui concernent spécifiquement Alexandre. Hormis certaines nuances et quelques longueurs que nous avons tenté d’exposer au cours de cette note critique, l’ouvrage d’Isabelle Koch s’avère assurément un incontournable pour quiconque veut s’aventurer dans le De fato et en faire une lecture approfondie.