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La grammaire du Père Pons (composée entre 1730 et 1734) est le troisième travail de linguistique sanscrite rédigé par un missionnaire jésuite en Inde après celles des Allemands Heinrich Roth (entre 1654 et 1662) et Johann Ernst Hanxleden (entre 1706 et 1732). La rédaction d’une grammaire et les ébauches de dictionnaire que ces trois jésuites ont réalisées marquent « un pas considérable par rapport à l’information fragmentaire et discontinue » jusque-là accessible. « C’est le passage d’une information recueillie par un voyageur à une réelle activité scientifique », précise d’entrée de jeu P.-S. Filliozat (p. 9). Le fait que l’on puisse considérer l’entreprise du Père Pons et de ses deux confrères allemands comme « fondatrice des études sanscrites » (p. 24) s’explique par une situation historique favorable et une politique missionnaire qui facilitait la rencontre entre des érudits européens et des lettrés indiens. L’esprit de la « République des Lettres », dont on parlait alors et qui était issu de l’humanisme de la Renaissance, a favorisé l’étude en profondeur des cultures orientales et s’est manifesté en des religieux à l’esprit ouvert qui « sont entrés dans la discipline de l’érudition comme on entre en religion » (p. 11). Bruno Neveu a d’ailleurs consacré un ouvrage important à la rencontre de l’érudition et de la religion aux xviie et xviiie siècles, que rappelle à juste titre P.-S. Filliozat et qui permet de mieux apprécier une alliance que d’aucuns pourraient juger incongrue. Neveu cite entre autres un Jean Le Clerc qui parlait en 1699 d’une République des Lettres « devenue un païs de raison et de lumière, et non d’autorité et de foi aveugle, comme elle l’a été trop longtemps », dont le présent ouvrage est également une brillante illustration[1]. Pour mieux faire comprendre le défi de l’entreprise, l’introduction aborde la situation des missionnaires face aux langues de l’Inde : les premières ambiguïtés de conversions ressemblant plutôt à une portugalisation, les préoccupations pédagogiques de François Xavier, l’acharnement des missionnaires à parler la langue de la région où ils se trouvaient, et même la nécessité qu’ont sentie certains d’entre eux de se tourner vers la langue savante des brahmanes lettrés pour mieux comprendre la religion de leurs interlocuteurs.

La section I de ce livre (p. 25-47) tente d’établir le contexte historique de l’activité de J.-F. Pons et de fixer les principaux paramètres de sa biographie. Il est entre autres question de sa contribution à la constitution du fonds indien de la Bibliothèque du Roi et des immenses difficultés rencontrées par lui et ses confrères quand ils ont voulu se procurer des copies des Veda. La section II (p. 49-80) est une édition minutieuse de quatre lettres autographes qui nous sont parvenues et d’une cinquième lettre, qui avait été déjà publiée dans les Lettres édifiantes et curieuses (Paris, 1841). Elles sont ici accompagnées d’abondantes notes qui témoignent éloquemment de la grande connaissance de la littérature et de la philosophie indienne que ces missionnaires avaient déjà à cette époque malgré d’évidentes limites.

La section III (p. 81-95) est une introduction à la grammaire sanskrite de J.-F. Pons, suivie en section IV d’une édition de la Grammatica Sanscritica qui comprend cinq parties touchant la morphologie (manuscrit BNF « Sanskrit 551 »), rédigée alors que son auteur se trouvait en milieu bengali (Chandernagor), avec traduction de tout ce qui se trouve en latin dans l’original et l’ajout, à titre d’exemples, de certains paradigmes calqués en fait sur les habitudes d’exposé des grammaires latines occidentales. La sixième partie de la grammaire du P. Pons figure à la section V (p. 171-197) : il s’agit d’une syntaxe (régime des cas, composés et particules) réclamée par Anquetil Duperron au P. Coeurdoux, et rédigée en français par le P. Pons, qui se trouvait à cette époque en Inde du Sud (dans la mission du Karnate, un milieu où l’on utilisait l’écriture telugu-kannaḍa) et conservée à la BNF dans le manuscrit « Indien 596 ». Le livre se conclut par deux annexes contenant l’un le fac-similé du manuscrit BNF « Sanskrit 551 » et l’autre le fac-similé du manuscrit BNF « Indien 596 ».

Ce livre constitue un travail à la fois linguistique et historique exigeant une haute maîtrise des traditions de linguistique indienne, dont peu d’érudits occidentaux sont capables de nos jours. J’emploie « traditions » au pluriel, car J.-F. Pons a commencé à s’initier à la grammaire sanscrite en milieu bengali avec des pandits qui utilisaient le Mugdhabodha de Bopadeva (proposant une métalangue différente de celle de Pāṇini, voir p. 86-90) et le Saṃkṣiptasāra de Kramadīśvara (qui suit Pāṇini de plus près, p. 89-92). P.-F. Filliozat s’emploie dans ses notes à la traduction à bien distinguer ce que J.-P. Pons doit à l’un et à l’autre de ces interprètes. Les pandits du sud suivaient de près la tradition de Pāṇini, de sorte qu’ils pouvaient interpréter le second traité, mais non le Mugdhabodha, qui leur était complètement étranger. L’édition de ces deux manuscrits (rédigés l’un dans le nord et l’autre dans le sud de l’Inde) suppose donc d’abord, outre les questions d’écriture et de langue, une excellente maîtrise de ces diverses traditions indiennes. On trouvera également chemin faisant des comparaisons avec la grammaire de Roth, qui a plutôt été formé avec des pandits relevant de l’école Sārasvata (p. 98, n. 211). Les abondantes notes montrent que s’est posé un autre problème important, soit le fait que le P. Pons jouissait d’une formation classique occidentale qui se heurtait nécessairement à un système de grammaire indien tout autrement pensé. Si le P. Pons est parvenu ordinairement à saisir la spécificité de la manière indienne de penser la langue, il ne pouvait se départir complètement de la façon occidentale de présenter la morphologie latine, des concessions aux habitudes occidentales qui se limitaient ordinairement à l’ordre des matières et à la présentation en tableaux. Outre certaines confusions à propos de termes techniques ou de notions linguistiques (voir les notes 228, 234, 237, 247), il n’y eut de difficulté réelle et de divergence d’interprétation qu’à propos des notions d’ātmanepada (mot pour soi), parasmaipada (mot pour autrui) sur lesquelles Pons tenta de greffer les notions de voix, de mode et de temps (p. 93). Dans sa Grammaire sanskrite pâninéenne (Picard, 1988, p. 106 et suiv.), P.-S. Filliozat note bien que « les grammairiens indiens du sanskrit n’ont pas les notions de temps grammatical, ni de mode et de voix du verbe ». J.-F. Pons réinterprétait ces notions en fonction des usages en cours pour le latin et s’avéra dans ce cas incapable de rendre compte de ce qu’il découvrait en Inde (voir p. 142-143 et p. 172, n. 375). Ici comme en d’autres cas peu nombreux, P.-S. Filliozat n’hésite pas à signaler les faiblesses de J.-F. Pons dans sa compréhension de la tradition. L’ouvrage se termine par une lispte des « Ouvrages consultés » (p. 283-288) et un « Index » (p. 289-293).

Ce livre met un point final à une recherche jadis amorcée par Jean Filliozat[2]. Il s’agit en quelque sorte d’un hommage posthume au chercheur qui, le premier, décrivit avec précision ces deux manuscrits et démontra clairement qu’ils avaient été rédigés par ce missionnaire français.

Ce livre, en tout point remarquable, ne s’adresse pas aux seuls indianistes. En raison de l’étude qui introduit cette édition, des notes abondantes et érudites qu’elle comporte, des éléments de comparaison avec le latin et les diverses traditions de grammaire sanscrite qu’on y trouve, les historiens des religions, tous ceux et celles qui sont intéressés par l’histoire de la linguistique (voir par exemple la note 212 à propos de l’origine du nom des classes de phonèmes comme gutturales, labiales), les latinistes curieux de connaître l’influence des grammaires traditionnelles du latin sur la description d’autres langues et d’autres linguistiques, y trouveront également matière à réflexion.