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Paul Tillich met souvent en relation les concepts de salut et de santé. Il le fait tout spécialement dans deux écrits de 1946 : l’un porte principalement sur le salut[1], l’autre sur la santé[2]. Je voudrais considérer ici chacun de ces deux textes, pour faire voir le rapport étroit que fait Tillich entre les deux thèmes, et pour montrer comment, ce faisant, il réinterprète de façon non supranaturaliste certains points fondamentaux de la foi et de l’existence chrétiennes.

I. Le salut

1. Le caractère eschatologique du salut

Tillich commence sa réflexion sur le salut en soulignant son caractère eschatologique. Penser le salut, c’est penser à un monde à venir, un monde meilleur que celui dans lequel nous vivons actuellement[3]. Plusieurs symboles expriment cette dimension eschatologique du salut. D’abord, l’idée du « nouvel éon » : le monde à venir où la santé descendra du ciel, où disparaîtra la maladie[4]. Le pouvoir de guérison qu’a Jésus confirme la venue du nouvel éon[5]. L’idée de régénération va dans le sens d’une transition de l’ancien au nouvel éon[6]. Il en va de même pour le symbole de la création nouvelle[7].

On voit là toujours la distinction, la différence entre le présent et l’avenir. Le monde présent est celui où nous vivons, que nous subissons actuellement. On pourrait aussi bien dire que c’est le monde « naturel » face au monde « surnaturel », divin, qu’on attend. En parlant ainsi, nous ne sommes pas encore en plein supranaturalisme, car ce n’est là encore que le simple langage symbolique de la religion. Le supranaturalisme survient quand on comprend ce langage symbolique au sens littéral, et qu’on sépare ainsi conceptuellement l’ici-bas et l’au-delà. Quand on parle de la critique que fait Tillich du supranaturalisme, c’est de cela qu’il s’agit, de l’interprétation des symboles religieux.

Il importe alors de réfléchir sur le deuxième point de cet article. En quelques lignes, Tillich y expose son interprétation des symboles religieux eschatologiques. Il commence en se référant à une phrase de son ouvrage, L’interprétation de l’histoire, où il affirme qu’il n’y a rien dans l’eschaton qui n’est pas dans l’histoire[8]. Il y a là un important renversement des perspectives. On s’imagine spontanément l’eschaton, le nouvel éon, le temps messianique, comme un temps au-delà de l’histoire, ou comme une période ultérieure de l’histoire, où se réaliserait enfin l’idéal de la justice, de la paix et de la prospérité. Mais non, le nouvel éon, ce n’est pas dans l’au-delà de l’histoire, ou dans une autre étape de l’histoire qu’il faut le chercher. Il se trouve au coeur même, au plus profond de notre histoire.

Cela signifie que les symboles transcendants de l’eschatologie sont des projections sur la toile de l’absolu, des projections de réalités qui appartiennent à l’histoire. Ainsi, nous voyons dans le cours de notre histoire certaines réalisations de la justice, qui nous font rêver d’un monde où cela se réaliserait pleinement, constamment, où la justice régnerait absolument. C’est ainsi qu’on s’imagine habituellement le règne de Dieu qui doit venir.

Mais l’histoire restera toujours l’histoire. Ce sera toujours un temps d’ambiguïtés où le mal côtoie le bien, où le bien ne se réalise que partiellement, de façon fragmentaire. Voilà ce qu’affirme Tillich. On a parlé de projections vers l’absolu. En considérant les choses en sens inverse, à partir de l’absolu, on dira maintenant avec Tillich que les symboles eschatologiques renvoient à des réalisations fragmentaires et anticipatrices (de l’absolu) dans le temps et dans l’espace[9].

Dans cette dernière citation, Tillich ajoute quelque chose. En indiquant des réalisations fragmentaires et anticipatrices dans l’histoire, les symboles eschatologiques renvoient à l’absolu transhistorique, à la plénitude dont ces réalisations historiques sont des participations fragmentaires[10]. Cette union ou unité transcendante pourrait être considérée alors comme la création idéale, comme l’idée divine de la création, ou comme la puissance divine de la création à l’origine de toutes choses.

On pourrait aussi bien dire qu’il s’agit de la puissance de l’être (Power of Being) à l’origine de toutes choses. Cette puissance de l’être, cette puissance de la création, est dite à l’origine, en tant que fondement de toutes choses. Non pas cependant en tant que causalité en plus des autres. C’est justement à ce point que Tillich exclut la conception supranaturaliste, quand il affirme que le réel transhistorique auquel renvoie l’eschatologie n’est pas un monde à côté de notre monde[11].

2. La dimension cosmique du salut

Exclure la perspective supranaturaliste, c’est exclure la conception d’une transcendance séparée de l’immanence ; c’est penser la transcendance au coeur même de la réalité historique. Cela signifie en même temps relever cette réalité historique à un niveau transcendant, ce que Tillich aime bien appeler « l’autotranscendance ». Le salut eschatologique n’est plus alors un événement à venir, il est déjà présent de quelque façon dans le monde actuel. Plus encore, dans la pensée de Tillich, l’immanence du divin ne se limite pas à l’humain et à son histoire ; le divin imprègne tout le réel, le monde dans sa globalité. On doit en conclure que c’est tout le monde, le monde comme tel, qui est sauvé. Voilà précisément ce qui est au coeur de cet article de Tillich, où il est question du caractère cosmique du salut.

Tillich présente bien la question dès le début de son article. On comprend habituellement les concepts de salut, de rédemption et de régénération comme se rapportant à l’individu. C’est la personne individuelle qui est sauvée[12]. Mais il n’en est pas ainsi à l’origine, dans la Bible et dans l’Église. Le salut est alors présenté comme un événement cosmique, et l’individu n’est lui-même sauvé que dans la mesure où il participe au salut du monde[13]. Telle est la thèse que Tillich s’applique à défendre.

On dit bien que le salut libère l’individu des puissances qui le tiennent captif. Mais l’individu ne peut se libérer lui-même de ces puissances. Elles doivent être vaincues objectivement, en principe, pour que la personne individuelle puisse en bénéficier pour sa propre libération[14]. C’est le principe de la priorité de la grâce qui se trouve ainsi affirmé[15].

La même idée revient sous différentes formes au cours de l’article. Tillich parle du « besoin d’une rédemption objective et universelle précédant l’agir et l’effort humain[16] ». C’est « l’événement objectif et universel préalable, suivi par une participation personnelle[17] ». De même, « la guérison du corps et de l’ordre socio-économique présuppose la guérison d’une nature désintégrée[18] ».

3. La dimension sociale du salut

Tillich déplore que la tradition chrétienne n’ait pas retenu cette dimension cosmique du salut. Plus encore, il déplore qu’elle ait passé outre sa dimension sociale. Ce n’était pas là simple négligence ou insouciance. Cette dimension sociale de l’idée du salut a été fortement combattue par les Églises. D’où la spiritualisation et l’individualisation du salut dans la pensée chrétienne[19]. S’ensuit une conséquence malheureuse. C’est que le salut se trouve désormais conçu comme la destruction plutôt que la transformation du monde présent[20].

Cependant, cette conception spiritualisante fut elle-même combattue par des mouvements sectaires dans les Églises. Tillich pense sans doute ici à Thomas Müntzer au xvie siècle. Mais il élargit les perspectives, depuis Joachim de Flore au xiie siècle jusqu’au socialisme religieux moderne, auquel il adhère toujours[21]. Il en conclut qu’une telle conception du salut s’avère une idéologie bourgeoise, qui contredit un aspect capital de l’évangile, soit la bénédiction de Jésus au pauvre et à l’affamé[22].

4. Le salut dans la nature et avec la nature

Au-delà de la dimension individuelle et sociale du salut, Tillich affirme sa dimension cosmique en insistant sur le salut (la guérison) de la nature. Cela implique la réconciliation de la nature en elle-même — ce dont témoignent les textes bibliques sur la paix entre les animaux (Is 11,6 et Os 2,20) — et la réconciliation entre la nature et l’humain[23].

Trois remarques s’imposent ici. D’abord, quand le salut s’applique à la nature, c’est là qu’apparaît au mieux sa dimension cosmique, universelle. Plus encore, c’est alors qu’apparaît sa dimension ontologique. L’idée du salut prend place ainsi dans le cadre ontologique de la différence entre l’être essentiel et l’être existentiel. La chute consiste dans le passage de l’essence à l’existence ; le salut signifie lui-même le retour à l’essence originelle : c’est l’être nouveau, l’existence nouvelle, la création nouvelle.

Deuxième remarque. Chez Tillich, on note qu’il y a là aussi un passage du langage ontologique au langage personnaliste de la Bible, celui de l’alliance. L’alliance originelle avec la nature a été brisée. Le salut consiste dans le rétablissement de l’alliance éternelle, de l’harmonie originelle, de la paix dans la nature et avec la nature[24].

Troisième remarque. On voit comment, jusqu’ici, le schéma supranaturaliste est évité. Le salut ne consiste pas dans l’ajout d’un élément surnaturel, divin, à la simple nature humaine. On a ici, chez Tillich, une conception existentialiste, non pas essentialiste, du salut. C’est au niveau de l’existence, non pas de l’essence, que se réalise la transformation qu’opère le salut. Le salut n’ajoute rien à l’essence humaine, mais il permet de retrouver cette essence dans son authenticité première. C’est en ce sens que s’opère la transformation de l’existence, en ce sens qu’il y a un être nouveau, une création nouvelle.

5. Mort et salut

Tout est bien jusqu’ici au niveau des principes. La difficulté survient quand on affronte le défi de la mort. Voilà bien le mal ultime, dont devrait nous délivrer le salut[25]. Pourtant, la mort demeure. La nature humaine n’est pas sauvée, délivrée de sa finitude[26]. Mais un élément de vie éternelle, de vie divine, est toujours disponible au coeur de cette vie mortelle, comme en témoigne le symbole sacramentel de la nourriture divine[27]. L’immortalité « actuelle », non pas « ontologique », qui est ainsi retrouvée se situe alors au niveau « existentiel », non pas « essentiel ». Ce n’est pas une nouvelle nature, mais un « être nouveau ».

On peut aussi comprendre qu’il s’agit là de la conception du salut comme du paradoxe de la vie éternelle, divine, au coeur d’une vie mortelle, humaine. La transcendance de la vie éternelle se trouve ainsi conçue de façon non supranaturaliste, dans l’immanence de la vie humaine. Tillich dit ici quelque chose de semblable, en se référant à l’Évangile de Jean, quand il affirme que la vie éternelle est en même temps présente et à venir[28].

Mortalité et vie éternelle sont donc omniprésentes actuellement. Tillich les décrit comme deux pouvoirs antagonistes. Il y a le pouvoir de la mort, conquis par le Dieu Sauveur[29]. Et il y a le pouvoir opposé, celui de la vie éternelle, conçue comme le règne de Dieu, comme la victoire de la vie sur la mort[30]. C’est là tout le sens de la foi en la Résurrection.

Voilà bien, théoriquement, comment s’exprime la foi. Mais concrètement, existentiellement, comment vivre sa propre mort dans la foi au salut ; quelle mort pourrait être dite « sauvée » ? D’un mot, on pourrait dire qu’il s’agit d’une mort pacifiée, d’une mort paisible. On a parlé d’une nature réconciliée, et d’une réconciliation avec la nature. On pourrait de même parler d’une mort réconciliée, d’une réconciliation avec la mort. Une telle mort réconciliée se trouve bien exprimée dans l’ultime parole de Jésus : « Père, entre tes mains je remets mon esprit » (Lc 23,46). C’est la paix de Dieu ; c’est le retour à Dieu d’où l’on est venu.

6. Le problème d’un salut universel

Dès le début de cet article, Tillich affirme que, dans la Bible, « le salut est essentiellement cosmique et que l’individu est objet de salut seulement dans la mesure où il est appelé à participer subjectivement au salut objectif et universellement valide[31]. » Il y revient à la fin, sous mode de conclusion cette fois : « Je suis convaincu que si l’aspect objectif et universel du salut est compris, il sera possible de développer l’aspect subjectif ; l’inverse est impossible[32]. » On comprend là encore que le salut individuel constitue une participation subjective au salut universel déjà donné en principe.

Mais un problème surgit alors, portant sur le salut universel, le salut du monde comme tel. Car le salut suppose la chute. Or la perversion qu’est la chute, aussi bien que la guérison qu’est le salut, impliquent un pouvoir de décision, soit la liberté, qui est le privilège de l’humain[33]. On comprend bien que le pouvoir de perversion (dans la chute), comme celui de conversion (dans le salut) soit le propre de la liberté humaine dans le cas du salut individuel. Mais qu’en est-il de la chute universelle qui appelle le salut du monde, et qui est, en principe, antérieure à la liberté humaine ?

Dans le mythe biblique, c’est la liberté humaine qui est à l’origine de la chute originelle (Gn 3). C’est aussi la malice humaine qui provoque le déluge (Gn 6-7), ainsi que la destruction de Sodome et Gomorrhe (Gn 18-19). Jésus semble lui-même attribuer à la perversion humaine un accident désastreux comme la chute de la tour de Siloé : « Si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de la même manière » (Lc 13,5).

On voit quel est le problème. Tant qu’il est possible d’imaginer une liberté humaine à l’origine du monde, l’histoire de la chute et de son relèvement fait encore sens. Mais ce n’est plus le cas dès qu’on sort de la conception mythique pour se situer sur le plan de l’histoire. Dans ce cas, on ne peut plus attribuer la présence du mal dans le monde à une quelconque responsabilité humaine. Et si le mal ne s’explique plus, il en va de même du salut, qui devient tout aussi incompréhensible.

On voit alors que le problème de la chute s’identifie à celui du mal dans le monde, et que la question du salut est celle du bien qui triomphe du mal, celle de la création qui triomphe de la destruction. Car, en dépit de tout le mal qui survient, quelque chose subsiste, quelque chose se maintient dans le monde.

Mais dès qu’on parle ainsi du bien et du mal, du mal qui s’attaque au bien, du bien qui triomphe du mal, on se situe dans le domaine du sens et des valeurs. Dans l’ordre de la pure causalité physique, il n’y a ni bien ni mal, mais seulement le choc des réalités matérielles. Par contre, dès qu’on parle du bien et du mal, on sous-entend la bonté à l’origine du bien, et la malice à l’origine du mal. Dès lors, on introduit de quelque façon la dimension de la liberté et de la responsabilité. C’est dans ce contexte seulement que le salut prend sens.

Et c’est à ce point que la dimension divine du salut prend elle-même tout son sens. Comme dit Tillich, « cela reporte le processus de rédemption dans la profondeur du divin lui-même. Cela transporte la tension infinie entre le fini et l’infini dans le “fondement de l’être”, ce qui le rend alors universel et valable pour le statut de l’être comme tel[34] ». En somme, tout le processus du salut se trouve d’abord en Dieu lui-même, ce qui permet à l’humain d’y participer en s’unissant à Dieu. Cela signifie que le mal se trouve lui-même en Dieu, car le salut ne peut se réaliser que là où le mal est lui-même présent. La présence du salut en Dieu-Sauveur signifie alors qu’en Dieu le bien triomphe du mal, comme la vie triomphe de la mort. Tel est le fondement divin de la foi humaine.

Que Dieu participe lui-même aux maux dont il libère, Tillich en voit l’expression symbolique dans un trait de la plupart des religions : « Il y a un principe largement reconnu dans la conscience religieuse de l’humanité, selon lequel le dieu-rédempteur doit participer aux maux dont il libère pour que le racheté puisse participer en lui[35]. »

7. La question d’une responsabilité collective

L’idée d’un salut universel implique celle d’une culpabilité universelle, d’une responsabilité collective. Or, voilà bien l’idée la moins populaire qui soit. Karl Jaspers en a fait l’expérience avec son ouvrage sur La culpabilité allemande. Tillich là-dessus semble bien d’accord avec lui. Il tient cependant à préciser. Ce qu’il fait en un bref paragraphe d’un article parallèle.

Il inscrit d’abord en italiques la thèse qu’il va défendre : « La maladie cosmique est culpabilité cosmique. » On pourrait aussi bien dire : « Le mal cosmique est culpabilité cosmique. » Personne n’en est exempt. C’est ce dont témoigne l’obscur sentiment de culpabilité qui accompagne toute maladie. Cela ne signifie pas que tel mal particulier dépende de tel acte particulier. Le Livre de Job et toutes les grandes religions ont combattu un tel moralisme étroit. Le mal cosmique, universel, et la culpabilité qu’il génère n’en sont pas moins la responsabilité de chacun et chacune, même s’il ne s’agit pas d’un lien direct de causalité entre l’agir personnel et le mal universel qui sévit[36].

On admire le courage de Tillich qui, à la suite de Jaspers, soutient cette thèse. Cela est loin d’être évident déjà dans le cas de la culpabilité nationale. Les Allemands qui ont toujours combattu les nazis admettront difficilement qu’ils puissent être de quelque façon responsables des crimes qu’ils ont commis. De même, les Canadiens qui ont toujours défendu les Autochtones auront peine à admettre qu’ils puissent être responsables des torts qu’ils ont subis. Voilà pour la culpabilité nationale ; la culpabilité cosmique en ajoute encore. On retombe alors dans le mythe du péché originel, et dans les idées de saint Paul et de saint Augustin qu’il est si facile de discréditer. Pour l’admettre, il faut sans doute distinguer deux niveaux de conscience : un niveau personnel et un niveau universel. Du point de vue religieux, un luthérien comme Tillich est probablement moins réfractaire à cette thèse, en raison du principe du simul justus et peccator.

Cette thèse sur la maladie cosmique en tant que culpabilité cosmique est probablement plus évidente aujourd’hui en raison de la crise écologique. Il est tout particulièrement impressionnant de constater là-dessus la prise de conscience de la jeune génération. Qu’on se rappelle seulement le phénomène Greta Thunberg. Cette crise écologique, voilà bien une maladie cosmique qui dépasse encore celle de la pandémie du COVID-19, et qui réclamerait les mêmes réactions. Pour cela, pour la conversion requise en vue du salut cosmique, il faudrait d’abord la prise de conscience du mal qui sévit. Il faudrait aussi la prise de conscience de notre culpabilité collective.

8. Salut et guérison

Tillich aime bien associer les notions de salut et de guérison. Ce sera l’objet du prochain article que nous allons considérer. Mais on voit déjà une ouverture en ce sens dans cet écrit sur le salut.

Au simple niveau étymologique, la connexion apparaît déjà. En allemand, par exemple, on a Heil (salut) et heilen (guérir), d’où dérive l’anglais healing (guérison)[37]. Ainsi en est-il du lien entre culpabilité et maladie, de même qu’entre pardon des péchés et guérison, tel qu’on le trouve dans la Bible, par exemple dans la guérison du paralytique en Mt 12. Ce lien apparaît plus clairement aujourd’hui, dira Tillich, avec la coopération du counseling pastoral (la guérison spirituelle), de la psychothérapie analytique (la guérison psychique) et de la médecine (la guérison physique)[38].

Le pouvoir de guérison prend ainsi un sens religieux, salvifique. Et tout comme pour le salut, ce pouvoir de guérison prend lui-même une dimension cosmique[39]. Tillich insiste donc sur « l’exigence de redécouvrir la réalité de la nature en elle-même et de guérir la nature et l’homme par une nouvelle immédiateté de leur relation[40] ». En somme, la guérison humaine implique la guérison de la nature. Cela devient de plus en plus évident aujourd’hui avec la crise écologique qui sévit.

II. La santé

Le second article que nous présentons a été rédigé par Tillich en vue d’une communication à un séminaire universitaire tenu à l’Université Columbia de New York[41]. On peut dire que c’est un écrit parallèle au premier. Ce dernier élaborait la notion de salut et il annonçait une réflexion plus approfondie sur le thème de la santé. L’article que nous considérons maintenant résume en quelque sorte ce qui a été dit du salut, pour élaborer davantage la notion de santé et de guérison.

1. Religion, salut et santé

La communication demandée à Tillich devait porter sur la relation entre religion et santé, comme l’indique le titre de l’article. Mais Tillich propose de remplacer le terme « religion » par celui de « salut ». Car « religion » n’est pas un terme religieux ; il désigne un domaine de l’activité humaine. Il en va autrement du salut, qui signifie une action divine. En somme, on ne croit pas à la religion, on croit au salut. La question qui se pose devient alors : « Quelle est la place de la santé dans le cadre de l’idée du salut[42] ? »

Tillich répond à cette question en élargissant et en approfondissant la notion de salut jusqu’à son niveau universel, cosmique. On a beaucoup réduit l’idée du salut en la concevant dans le cadre restreint de la situation spirituelle des individus, qu’il s’agisse de leur conversion morale en cette vie, ou de leur vie bienheureuse après la mort. Ce sont alors les personnes individuelles qui sont sauvées. Mais il n’en est pas ainsi à l’origine. Dans la Bible, c’est le monde comme tel qui est sauvé[43] : non pas seulement les personnes individuelles, mais tout le monde, incluant la nature et les sociétés[44]. Car c’est tout l’ordre de la nature qui a été brisé avec la rupture de l’alliance entre Dieu et le monde[45].

Il est possible alors de répondre à la question posée plus haut : où se situe la santé dans le cadre de l’idée du salut ? À l’idée cosmique du salut correspond l’idée cosmique de la santé, qui répond elle-même à l’idée cosmique de la maladie, soit l’idée mythique de la chute du monde créé par Dieu. Notons qu’on passe ainsi de l’idée de santé à celle de guérison.

Tillich confirme d’abord, tel que mentionné plus haut, le rapport d’identité entre salut et guérison par des considérations philologiques. Il en va de même dans les Évangiles, où « être sauvé » s’identifie à « être guéri ». C’est tout spécialement évident dans le récit de la femme souffrant d’hémorragie : « Elle se disait : “Si j’arrive seulement à toucher son vêtement, je serai sauvée.” Mais Jésus, se retournant et la voyant, dit : “Confiance, ma fille ! Ta foi t’a sauvée.” Et la femme fut sauvée dès cette heure-là » (Mt 9,21-22). Ainsi en est-il encore dans la guérison de l’aveugle Bartimée : « Jésus lui dit : “Va, ta foi t’a sauvé.” Aussitôt il retrouva la vue et il suivait Jésus sur le chemin » (Mc 10,52).

Dans le récit de la Genèse, la maladie cosmique dont on parle engendre une culpabilité cosmique. Non pas que l’acte d’une seule personne soit la cause d’une déchéance universelle. La « faute d’Adam » doit garder son caractère mythique ; mais chacun et chacune prend part à la responsabilité collective de la chute cosmique[46].

2. Contre l’interprétation supranaturaliste

À la fin de cette première section de son article, Tillich ajoute quelques conclusions, dont je retiens ce qui suit. Il a été question jusqu’ici de la santé et de la guérison en général par rapport au salut. La question qui se pose maintenant est celle du rapport de la guérison particulière au salut considéré dans sa dimension cosmique, universelle. Tillich répond que la guérison particulière — celle de tel individu souffrant de telle maladie — est une actualisation fragmentaire, ambiguë, et anticipatrice du salut cosmique[47]. La guérison particulière devient ainsi une participation au salut cosmique, universel, et elle acquiert par là même un caractère sacré, religieux. Tillich s’oppose alors à l’idée courante selon laquelle le salut possède un caractère sacré, une dimension d’éternité, tandis que la guérison est une réalité purement temporelle. Il soutient plutôt l’unité de ces deux aspects de toute guérison. Le médecin doit donc éviter de considérer le salut comme un domaine purement fantaisiste. Par ailleurs, le ministre, l’intervenant en soins spirituels, doit lui-même éviter de considérer l’action du médecin comme une activité purement profane[48].

S’ensuit la critique que fait Tillich du supranaturalisme, qui entend l’acte de salut ou de guérison comme une intervention divine supprimant les lois de la nature. Or, il ne s’agit pas là d’une telle intervention venant d’en haut. Il est plutôt question d’un pouvoir cosmique de salut, présent à l’origine et au fondement du monde, un pouvoir divin qui se manifeste en certaines personnes. Tillich souscrit donc à l’affirmation de Dawson : « Il n’y a aucune violation des lois de la nature. […] Le pouvoir divin et spirituel est déjà là, attendant d’être utilisé[49]. »

Aux propos de Tillich, j’ajoute un corollaire concernant les rapports entre création et salut, de même qu’entre santé et guérison. Il s’agit, cette fois, de considérer l’élément négatif présent dans chacun de ces termes. À première vue, le rapport entre création et salut semble bien clair. La création est l’oeuvre toute positive de Dieu, qui est perturbée par la désobéissance humaine. La séquence création-péché-salut semble alors aller de soi. Mais la chose n’est pas si simple. Car l’état de pure création n’a jamais existé. Adam et Ève sont des figures mythiques. Il n’y a de création réelle que dans un monde réel, reposant sur son fondement créateur, tout en étant aliéné par la faute et réconcilié par le salut. Rien n’existerait dans le monde si cela n’était en même temps créé et sauvé. Il faut en dire autant du rapport entre santé et maladie. À première vue, la maladie apparaît comme une perturbation de la santé, comme un élément négatif, une faille qui s’introduit dans un tout bien cohérent. Mais la santé comporte elle-même un élément négatif, pour autant qu’elle est toujours victoire sur le négatif, victoire sur la puissance du mal qui imprègne toutes choses : « La santé, écrit Tillich, c’est la maladie conquise, comme éternellement le positif est positif par la conquête du négatif [50]. »

Ainsi, pas de création réelle qui ne comporte un élément de salut, et pas de santé qui ne soit en même temps guérison. En somme, il n’y a de bien que celui qui triomphe du mal, et il n’y a de santé que celle qui triomphe de la maladie. En ce sens, on peut déjà dire que tout salut est déjà résurrection, victoire sur la mort. De même, toute santé est déjà miracle, victoire merveilleuse sur la maladie.

3. Santé physique, psychique et spirituelle

Nous venons de considérer le rapport entre religion et santé du point de vue de la religion, dans une perspective religieuse. Voyons-le maintenant du point de vue de la santé.

Tillich distingue trois modes (trois voies) de guérison, correspondant à trois types de soignants : il y a la guérison physique, qui est la fonction du médecin ; la guérison psychique, qui est la tâche du « psy » sous toutes ses formes ; et la guérison spirituelle, qui est l’affaire du pasteur[51]. Cette distinction est faite à grands traits ; le domaine et les limites de chaque sphère sont loin d’être précis. On voit bien le fonctionnement de la guérison physique, qui procède par les médicaments et la chirurgie. À l’autre extrême, la guérison par voie religieuse s’opère traditionnellement par la prière et les célébrations du culte, comme les sacrifices. Quant à la guérison psy-chique, d’après la documentation ancienne, elle s’opère par la voie de la magie[52].

Il y a là deux difficultés. D’abord, la guérison religieuse s’y trouve décrite de façon typiquement supranaturaliste : dans la prière, on fait appel à un être divin pour intervenir dans le cours des processus du monde. L’autre difficulté concerne la guérison psychique, appelée guérison magique[53]. Le terme « magique » est tellement déconsidéré aujourd’hui, presque irrécupérable, qu’on s’étonne de le voir apparaître ici. Tillich l’emprunte au vocabulaire médical de l’Antiquité, et il tente d’en retrouver la signification originelle : c’est une guérison par influence de sympathie réciproque entre forces humaines et cosmiques. Dans la suite de l’article, il ne revient pas sur cette voie « magique » de guérison.

4. La sphère intermédiaire du psychisme

Mais Tillich ne laisse pas tomber pour autant le domaine où s’exerçait la magie, soit tout le champ du psychisme. Au contraire, cette sphère intermédiaire entre le physique (le corps) et le spirituel (l’esprit) est celle sur laquelle il insiste le plus. C’est par là qu’il nous faut reprendre le questionnement : qu’est-ce qui fait l’importance de cette sphère intermédiaire du psychisme dans la perspective de Tillich ?

On trouve chez lui la réponse à cette question quand il proteste contre le dualisme cartésien, typique du courant dominant de l’anthropologie moderne et, par conséquent, de la médecine moderne. Descartes divise l’être humain en pure extension d’une part (le corps) et en pure conscience d’autre part (l’esprit). Ce faisant, il élimine tout le domaine intermédiaire du psychisme[54].

Par contraste, Tillich soutient que cette sphère médiane du psychisme est celle qui assure l’unité de l’être humain[55]. Il y a, en effet, deux conceptions de l’humain : celle de l’unité dynamique, et celle du composé statique[56]. Le composé statique constitue un assemblage d’éléments plus ou moins indépendants, qui peuvent être traités séparément et modifiés à volonté. C’est le modèle cartésien du corps, complètement objectivé, face à une conscience subjective qui le domine. Par contre, l’unité dynamique est donnée par un courant vital qui parcourt tout l’être. La sphère intermédiaire du psychisme permet alors la circulation de ce mouvement vital en reliant les différents aspects du physique, de l’inconscient et de la conscience.

5. Le principe vital

C’est ce que laisse entendre notre auteur quand il s’interroge sur le « principe vital » qui anime toute la structure des éléments vitaux. Car l’organisme vivant est plus qu’un ensemble d’éléments physiques et chimiques. Tout ce complexe est mis en branle, activé, par un courant vital qui oriente et dirige la séquence causale.

Tillich rejoint par là l’ancienne idée de la vis medicatrix naturae (la puissance médicinale de la nature). Il prévient cependant qu’il ne s’agit pas là d’une causalité en plus des autres, comme nous sommes portés à la concevoir, en raison précisément de notre tendance à tout objectiver pour tout dominer.

On voit par là quel pourrait être, d’après Tillich, le sens d’une médecine « holistique », qui se distingue d’une médecine tout à fait spécialisée, laquelle ne s’intéresserait qu’à tel ou tel organe de la personne. Cette médecine holistique ne soigne pas le tout comme tel, en faisant abstraction de chaque partie, de chaque organe du vivant. Il s’agit plutôt d’une médecine décloisonnée, ouverte à la complémentarité des différentes approches médicales, le soignant demeurant par ailleurs spécialiste de tel aspect de l’organisme vivant[57].

6. Pulsions psychiques et valeurs de l’esprit

Nous arrivons ainsi au terme du cheminement qui nous conduit à la religion. Où se situe la religion dans le processus de guérison ? Pour le montrer, Tillich reprend l’idée du mouvement vital qui, à partir du corps, à travers les pulsions du psychisme, aboutit à l’esprit. Il se réfère alors à une célèbre formule de saint Augustin, en disant que les pulsions de la psychè sont sans repos tant qu’elles ne trouvent repos en union avec l’esprit. La guérison consiste donc à maintenir ces forces psychiques en direction des valeurs de l’esprit[58]. Par exemple, les pulsions érotiques doivent être guidées en direction de l’amour.

C’est ainsi qu’on parvient à la religion. Rappelons-nous le passage de cette première page des Confessions de saint Augustin, auquel Tillich fait allusion ici : « Fecisti nos ad te Domine, et inquietum est cor nostrum donec requiescat in te. » (« Tu nous a faits pour toi, Seigneur, et notre coeur est sans repos tant qu’il ne repose pas en toi. ») Dans le même sens, Tillich écrit qu’en chacun de ses actes l’esprit perçoit la structure rationnelle de la réalité, mais de telle façon qu’il va au-delà de tout élément particulier, et au-delà même de l’univers, jusqu’à l’ultime fondement et au sens ultime de toutes choses. Voilà, dit-il, ce qu’il entend par « religion » dans cet article sur « Religion et santé[59] ».

Tillich précise ensuite que cet ultime qu’est le spirituel n’est pas une sphère différente, supérieure à celles mentionnées jusqu’ici. C’est plutôt la profondeur divine, mystérieuse, de chacune de ces sphères[60]. Il s’ensuit que la guérison spirituelle n’est pas celle d’une sphère supérieure de la personne. Chaque guérison particulière, qu’elle soit de l’ordre de la santé physique ou psychique, peut être considérée comme religieuse ou spirituelle en raison de la façon profondément « sérieuse » dont elle s’accomplit[61]. Ne pourrait-on pas dire alors que le médecin ou thérapeute qui se consacre tout entier à sa tâche agit de façon apparentée à la fonction sacerdotale, pour autant qu’il accomplit une tâche sacrée ? On en revient ainsi à l’identité entre salut et guérison, et à la figure du Christ Sauveur, qui se dit lui-même médecin (Mt 9,12).

7. L’immanence de l’Esprit

En terminant, j’aimerais signaler une difficulté rencontrée dans cet article de 1946, une difficulté qui, par ailleurs, nous ouvre à une recherche ultérieure. On a vu que Tillich distingue trois voies de guérison (three ways of healing) : la guérison religieuse ou spirituelle, la guérison psychique ou magique, la guérison corporelle ou physique[62]. On serait porté à en conclure qu’il y a trois dimensions de la santé : la santé corporelle, la santé psychique et la santé spirituelle. Mais Tillich insiste ensuite sur l’immanence du spirituel, qui n’est pas une sphère supérieure aux autres, mais un élément ou un aspect (a qualification) de transcendance au coeur même du réel, que celui-ci soit prérationnel ou rationnel[63].

Cette difficulté sera résolue, partiellement du moins, dans la quatrième partie de la Théologie systématique, où seront distingués l’esprit humain (la dimension spirituelle de l’humain) et l’Esprit divin (la Présence Spirituelle). Mais une autre difficulté apparaît alors. C’est que, dans l’article de 1946, les trois dimensions de la vie que distingue Tillich sont celles du physique, du psychisme et du spirituel, tandis que, dans la Théologie systématique, la trilogie est celle des trois fonctions de l’esprit : la morale, la culture et la religion. Dans la Théologie systématique, Tillich insiste donc sur la dimension spirituelle de l’humain, selon ses trois fonctions (morale, culturelle, religieuse), alors que, dans cet article de 1946, c’est la dimension psychique qui passe au premier plan.

Cette remarque est importante, puisque, à partir des années 1940 jusqu’à la fin de sa vie, Tillich publiera plusieurs articles sur la psychothérapie et la psychanalyse, en faisant souvent le rapport avec l’existentialisme. C’est ce dont témoigne le recueil de 26 articles publiés par Perry LeFevre[64]. Ce qu’a reconnu aussi l’éditeur de cet article de 1946 dans Main Works 2, Michael Palmer, qui a pris la peine d’énumérer ces 26 articles de Tillich sur la santé[65].

Cela ouvre pour nous un nouveau domaine de recherche sur la religion et la santé chez Tillich, cette fois selon les différentes branches de la psychologie. Pensons simplement aux rapports possibles entre psychanalyse, psychothérapie et psychologie des profondeurs d’une part et, d’autre part, une perspective théologique dans le sens de 1 Co 2,10 : « L’Esprit [divin] sonde tout, même les profondeurs de Dieu. Qui donc parmi les hommes connaît ce qui est dans l’homme, sinon l’esprit de l’homme qui est en lui ? De même, ce qui est en Dieu, personne ne le connaît, sinon l’Esprit de Dieu. » Y aurait-il alors quelque rapport entre la théologie des profondeurs divines et la psychologie des profondeurs humaines ?