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Cet ouvrage collectif, issu d’un colloque tenu en juin 2019 au Centre Bentham de l’École de droit de Sciences Po de Paris et portant sur les écrits de Bentham à propos de la religion, réunit les intérêts d’historiens, d’éditeurs, de psychanalystes, de philosophes et de politologues. Ils se sont penchés sur une facette particulière de l’oeuvre de Bentham, son Not Paul, but Jesus, un livre qu’il a publié en 1823. Guillaume Tusseau, dans l’avant-propos (intitulé « Du plaisir de parcourir le labyrinthe »), qualifie l’approche de Cléro, qui a dirigé ce travail interdisciplinaire, de « kaléidoscopique » (p. 8), les personnes y ayant contribué apportant diverses explications et illustrations à propos des « appareils conceptuels » (p. 9) développés par Bentham.

Cléro lui-même signe les deux textes les plus importants de l’ouvrage : la préface et un chapitre, tous deux portant sur l’application de la théorie des fictions de Bentham dans Not Paul, but Jesus. Dans la préface, Cléro replace l’épistémologie de la théorie benthamienne dans ses origines et son époque, d’une part, tout en lui conférant une portée actuelle structurante d’un large champ des sciences humaines, d’autre part. Les idées benthamiennes à propos de saint Paul, qu’il considère comme un « faux apôtre », sont analysées à la lumière de la philosophie idéaliste allemande (Kant, Hegel) et de la philosophie anglaise (Locke, Hobbes, Hume, Hutcheson, A. Smith). Cléro ne voit pas chez Bentham une forme complète d’athéisme ni même une adversité envers le christianisme. Le versant subversif de sa philosophie avance toutefois une critique véhémente des collusions politico-religieuses maintenues par le « sinister interest » des élites qui dominent les populations en rusant d’insincérité, faisant passer leur bonheur avant les intérêts collectifs pourtant prioritaires. Cela dit, « Bentham […] vo[ya]it l’intérêt du religieux dans l’étude des sciences humaines » (p. 49), il n’a jamais proposé l’abolition de l’éducation religieuse, mais plutôt sa réforme suivant une interprétation spécifique du Nouveau Testament. Dans son autre texte de l’ouvrage (« Preuve et figures des fictions dans Non pas Paul mais Jésus. Nouvelles remarques sur Not Paul, but Jesus de Bentham »), Cléro poursuit sa réflexion à propos de la théorie des fictions et de son application dans Not Paul, but Jesus. Il risque une interprétation des écrits de Bentham qui fait de celui-ci un philosophe agnostique qui, loin d’être antireligieux tel que l’étaient certains philosophes des Lumières (tels Hume, Diderot, Helvétius ou D’Holbach), n’a pas abandonné son intérêt pour la religion, et encore moins son intérêt pour le christianisme. Bentham élabore avant tout une théorie du langage qui repose sur les rapports entre le réel, le symbolique et l’imaginaire. Il ne remet pas en cause les événements fondateurs du christianisme (résurrection de Jésus, ascension) puisqu’il les considère sous la lunette du langage qui a prise sur le réel. Selon la théorie benthamienne des fictions, c’est dans l’effet du langage constitué en récit que se résolvent les dialectiques, qui sont trop souvent abordées comme des contradictions ontologiques alors qu’elles reposent plutôt sur un rapport d’endroit et d’envers d’une même problématique. Ainsi, le récit paulinien, même si Bentham le considère comme fictif, transcende l’expérience et l’action de Paul, aussi subversive qu’elle puisse l’être selon le point de vue de Bentham, conserve son effet sur le réel.

L’ouvrage compte deux textes de psychanalystes françaises de l’école lacanienne. Le texte de Françoise Jandrot (« Jeremy Bentham, praticien d’enquête ») explore l’aspect sémantique de la théorie des fictions de Bentham dans Non pas Paul mais Jésus. Le « savoir de l’impur et de l’entremêlement » (p. 89), tel qu’élaboré par Bentham, propose un rapport herméneutique entre l’auteur, le texte et le lecteur qui repose sur des détails sémantiques précis. Par exemple, Bentham en vient à utiliser, dans son écriture, la première personne du singulier. Cet usage des pronoms personnels serait le signe, selon Jandrot, d’une « expérience de subjectivation » (p. 99) vécue par l’auteur. Cette forme de l’écriture transmet au lecteur un jugement — au sens juridique — à propos de la valeur de fiction des apparences de Paul et de sa « supposée conversion » (p. 99). Pour sa part, le texte de Mayette Viltard (« Éditer les Tables de Jeremy Bentham ») se veut une réflexion sur la réalisation technique du travail d’édition de certaines annexes des ouvrages de Bentham. L’auteure insiste particulièrement sur l’arborescence des Tables benthamiennes et sur leurs liens avec la langue, départageant ainsi un travail sur les concepts et un travail sur l’imaginaire, les diagrammes et les mots.

Dans un autre ordre d’idées, deux textes du livre proposent d’analyser la vision de la religion de Bentham. Emmanuelle de Champs propose, dans un texte intitulé « La traduction par Bentham du Taureau blanc de Voltaire : les usages de la satire religieuse », un rapprochement entre les positions benthamiennes et voltairiennes. Dans l’introduction de sa traduction du Taureau blanc, Bentham se fait aussi satirique et sarcastique que Voltaire en ce qui a trait à la religion. Il adapte toutefois les références de sa traduction au lectorat anglais et aux polémiques soulevées par l’Église anglicane (par exemple, il cite les écrits de certaines personnalités de l’Église anglicane). Mais l’esprit est le même : Bentham et Voltaire critiquent tous les deux, dans des contextes différents, l’autorité des Églises instituées. Dans la même veine, Bentham en profite pour critiquer également le système de la common law, requestionnant par le fait même les alliances entre les pouvoirs temporels et spirituels. Dans sa contribution (« L’objet Bible pour Bentham. Vers un athéisme ? Contrepoint hégélien »), Laurent Gallois, quant à lui, interroge Not Paul but Jesus à la lumière de la philosophie allemande et plus particulièrement en fonction de la dialectique hégélienne. Selon Gallois, Bentham ne parvient pas à légitimer positivement la position de Jésus face à celle de Paul. À défaut, il appelle ses lecteurs à retourner à la religion de Jésus de façon « négative », sans preuve formelle outre son plaidoyer en faveur de celle-ci, car Bentham semble bel et bien monter un dossier juridique contre Paul. Après un détour par les écrits de Kant et de Hegel, Gallois considère plus largement la façon dont Bentham développe son herméneutique biblique. Selon la perspective benthamienne, la Bible est un document historique comme les autres et elle doit être soumise à la critique de la raison. C’est ici que s’exprime avec force l’utilitarisme développé par le philosophe du droit anglais, ébréchant au passage « le noyau doctrinal du christianisme » (p. 184).

L’ouvrage comprend aussi deux textes rédigés en anglais. Celui de Peter Lythe (« Jeremy Bentham on Organised Religion ») présente le travail de Bentham comme un projet cherchant la déstructuration et la dissolution des entités ecclésiales, juridiques et politiques d’Angleterre. Pour Bentham, l’institution religieuse, en particulier, se veut un instrument d’inculcation de fausseté. Son attaque n’est pas, selon Lythe, envers le religieux, mais bien envers sa forme instituée et « historique ». Si, pour Bentham, l’Église est mûre pour sa dissolution, si sa mort par euthanasie se veut la voie naturelle de sa propre perte, il appartiendrait aux individus (chacun étant le juge de lui-même) de poursuivre l’oeuvre de Jésus, celle-ci conservant, à ses yeux, toute sa légitimité. La contribution de Michael Quinn, intitulée « Commentaries on a Parisian Conference. Not Paul, but Jesus, a case of two complementary logics or discourses, but of one discourse tried and found severely lacking in the terms of the other », prend le contre-pied de la thèse défendue par Cléro. Quinn reprend donc la thèse qui veut que Bentham ait été un antireligieux et, surtout, un anticlérical. L’interprétation faite par Quinn des écrits de Bentham suppose que ce dernier croyait que la religion allait simplement disparaître suivant les progrès de l’éducation des populations, et ce, au bénéfice de l’humanité.

Dans sa postface (« Faut-il, peut-on, doit-on pardonner à saint Paul ? »), feu Bernard Cottret effectue un retour synoptique sur la figure de saint Paul en la posant sous la lentille interprétative du récit de vie, celui-ci étant « toujours au bord de la fable ou de la mythographie » (p. 198). Homme de son époque, se situant lui-même à la croisée du judaïsme et du christianisme, Paul aurait construit son récit sur une écriture à la première personne du singulier et il s’agirait, à ce titre, d’une forme de reconstruction qui intègre des éléments du réel, du symbolique et de l’imaginaire. En ce sens, l’alternative posée par Bentham : Jésus ou Paul, interroge les structures mêmes de la chrétienté. Cottret en arrive, vers la fin de son texte, à la Réforme protestante. Il propose un parallèle entre la conversion de Paul et celles de Luther et de Wesley. Son texte se termine par une courte section à propos d’un contemporain de Bentham et un porteur des idéaux des Lumières, Jean-Jacques Rousseau.

Suivre Cléro et les contributeurs et contributrices à cet ouvrage dans leur compréhension de Bentham permet de revitaliser la théorie des fictions et lui donner un rôle important, voire majeur ou prépondérant, dans le savoir contemporain. Il est d’ailleurs à souligner ici qu’une philosophie élaborée par un théoricien du droit en arrive à déborder sur et dans les sciences humaines, chose qui s’avère, à certains égards, surprenante compte tenu de l’imperméabilité du droit par rapport aux autres champs du savoir. Ce pont, qui construit une transdisciplinarité, confère au droit une portée qui lui donne une légitimité à l’extérieur de lui-même et cette portée ne se limite pas à un aspect normatif ou sociologique. Elle s’adresse à une philosophie du langage qui, épistémologiquement, rejoint Saussure, Wittgenstein et Lacan dans leurs préoccupations ontologiques et anthropologiques. Ainsi, la filiation du savoir en matière de « fiction » conduit à repenser les rapports entre le réel, le symbolique et l’imaginaire, tout en ouvrant les possibilités d’une interdisciplinarité qui adjoint le droit, la linguistique, la philosophie et la psychanalyse.