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Le lancement de Mémoires du Livre / Studies in Book Culture nous semblait l’occasion, dans un mouvement réflexif, d’étudier un objet très récent à l’échelle de l’histoire du livre, mais déjà hautement problématique et abondamment traité[1] : la publication électronique en sciences humaines et sociales.

Ce premier numéro a ainsi pour ambition de proposer un regard contemporain sur celle-ci à la lumière de l’histoire du domaine. Ce tour de la question, partiel du fait de la proximité de l’objet et sans doute partial, se permettra, à certains moments, des visées prospectives, des mises en garde ou des espoirs appartenant aux différents auteurs. C’est que le sujet est brûlant, voire vivant et en devenir.

On ne compte en effet plus, depuis dix ans et plus particulièrement ces dernières années, les journées d’étude[2], les colloques et conférences[3], les symposiums[4], les écoles d’été[5], les revues[6], les blogues[7] ou encore les livres[8] qui abordent, de près ou de loin, cette « troisième révolution du livre ». Quelque chose a pourtant évolué depuis le début de cette ébullition : une certaine forme de concrétisation des pratiques, un constat de matérialisation, de dé-virtualisation, d’ancrage dans le réel d’usages du numérique pour la recherche et l’enseignement. En dix ans, les ordinateurs portables se sont généralisés, les réseaux sans fil aussi, les points d’accès à Internet existent partout; bref, les conditions mêmes d’une pratique collective et massive du support numérique pour la publication scientifique ont vu le jour et se sont imposées. Nous sommes tous des praticiens de la publication électronique, que ce soit en tant qu’auteurs, en tant qu’éditeurs ou, plus simplement, en tant que lecteurs.

Il nous a dès lors semblé pertinent d’ouvrir ce numéro aux témoins privilégiés de ce terrain : les praticiens spécialisés, éditeurs numériques et bibliothécaires. Les accents de témoignage et de contenu documentaire de certaines pages sont totalement revendiqués. Nous n’aurions pu concevoir un dossier sur cette thématique sans eux, comme nous n’aurions pu faire abstraction du fait que les auteurs sont pris eux-mêmes dans ce qu’ils décrivent et problématisent. Tous pratiquent la publication électronique et tous, à travers leurs articles, en défendent une certaine conception. Ce n’est pas une surprise si la problématique principale qui se dégage de l’ensemble des contributions de ce numéro concerne les usages et pratiques du numérique. On peut voir dans ce constat un signe de mûrissement du domaine : au-delà des prophéties et des pétitions de principe, les acteurs en viennent à s’interroger sur les applications de la publication électronique, telle qu’ils la vivent et telle qu’ils s’en servent jour après jour.

Benoît Berthou propose ainsi une réflexion sur le rôle de la publication scientifique en revue à l’ère du numérique, en avançant l’idée d’une « bibliothèque de devenir » comme résultat de la démarche de publication. Le concept derrière cette appellation prend sa source dans une série de documents que Berthou se donne à analyser : un rapport de politique scientifique d’une commission du parlement européen, un rapport de Guylaine Beaudry, Gérard Boismenu, Martin Sévigny et Marie-Hélène Vézina au fondement du portail Érudit, une étude de Marc Minon, fondateur du portail Cairn, sur l’édition universitaire et la perspective du numérique, et différents articles scientifiques sur la question du numérique et des publications scientifiques. À partir de ce corpus, il montre que le passage au numérique a induit une évolution dans la finalité même de la publication : « de “phase terminale” de l’activité scientifique (c’est-à-dire livraison des résultats à l’issue d’une investigation), [la publication] devient le premier maillon d’un processus de recherche pour qui elle constitue un “appui” et un indispensable adjuvant ». Si, dans le rapport de politique scientifique, ce basculement d’usages reste de l’ordre de l’injonction (« les notions de diffusion et de production se rencontrent ainsi clairement à travers une volonté politique passant par le numérique »), dans l’analyse que Berthou donne de la conception des portails de revues, cette pratique liant diffusion et production apparaît à leur fondement même. L’auteur met en évidence les notions d’accès et de partage au sein de la communauté scientifique, conférant finalement « au savoir une valeur plus corporatiste que sociale ». Dans ce sens, les portails sont de nouveaux intermédiaires dans la chaîne éditoriale scientifique : leur rôle consiste à fédérer et à rassembler les revues scientifiques. La revue devient alors « un “corpus d’informations” susceptible de prendre place dans une base de données de travaux constituant un ensemble de “précédents” » sur lesquels des travaux futurs s’appuieront. Le modèle éditorial, pour les revues scientifiques en sciences humaines publiées électroniquement, semble avoir basculé, pratiquement, vers un système d’informations intégré, plutôt qu’être le résultat de la fusion de structures d’édition. La publication, « repensée » de la sorte « sur le mode du service », d’un fournisseur d’« appuis » pour la recherche, devient ainsi l’une des conditions de son existence et de sa survie.

Guylaine Beaudry revient pour sa part sur les modifications apportées par le numérique dans le champ éditorial du livre en sciences humaines et sociales. Elle part du constat que « l’apparition de plusieurs nouveaux canaux de diffusion bouleverse l’économie générale et les rapports entre les acteurs ». Elle dresse ensuite un panorama détaillé des positions et des fonctions de médiation du livre de chacune des grandes catégories d’intervenants au sein de ce champ, en exemplifiant son propos à chaque étape. On voit ainsi prendre forme les reconfigurations nées de la propagation du support numérique. « Les acteurs de la chaîne traditionnelle d’approvisionnement du livre sont encore tous présents. Toutefois, leurs fonctions sont modifiées dans leurs pratiques […] ». Son article décrit alors cette modification des pratiques et usages, en pointant les nouveaux services que certains acteurs offrent, notamment aux bibliothécaires d’institutions de recherche (on pense aux suggestions d’achat automatisées, au conditionnement des livres chez le fournisseur, etc.) ou encore en soulignant l’apparition de nouveaux intermédiaires et fournisseurs de services (agrégateurs, entrepôts numériques et outils de recherche). Sa catégorisation des acteurs de la chaîne du livre numérique et des services qu’ils proposent offre une clé de lecture pertinente et éclairante des difficultés que soulève la stratégie d’entreprises comme Google Library Project, qui court-circuite une partie des intermédiaires habituels de ce champ éditorial.

Sophie Marcotte livre une forme de plaidoyer en faveur d’une reconnaissance institutionnelle des « communautés virtuelles ». Elle définit ce dernier concept comme un lieu « dynamique et interactif de rencontre intellectuelle où des chercheurs échangent autour de préoccupations et de sujets communs, et non plus comme un lieu de publication statique ». Partant du même constat que Guylaine Beaudry à propos des modifications profondes que le numérique a provoquées dans la chaîne de publication scientifique, elle rejoint Benoît Berthou et sa « bibliothèque de devenir » en pointant les possibilités de mise à jour des résultats de la recherche scientifique et en faisant de ces résultats des « produits “évolutifs”, susceptible[s] d’être modifié[s] [on pourrait aussi écrire complétés] au fur et à mesure que les perspectives d’analyse et que les nouvelles découvertes sur le sujet qu’il[s] développe[nt] changent ». On retrouve dans ces propos l’idée de « publication liquide[9] », qui se revendique être la rencontre entre la publication scientifique et le web. Marcotte, en examinant la communauté virtuelle comme espace de publication savante, souligne la nécessaire réflexion sur les processus de légitimation des publications. Si « on estime que l’intérêt réside surtout dans la publication du plus grand nombre possible de textes savants » et que la responsabilité de l’évaluation est déléguée à « toute la communauté des lecteurs », on inverse le « processus auquel nous sommes habitués : le jugement sur la qualité des textes devient ultérieur à leur publication ». Sans pousser le principe jusqu’à tout publier et laisser les scientifiques se débrouiller pour trier le bon grain de l’ivraie, certaines revues de sciences et de médecine accompagnent la publication d’articles d’une série d’indicateurs (nombre de citations, données d’utilisation en ligne, social bookmarks, commentaires, notes évaluatives, notes de blogue concernant l’article, etc.), permettant aux lecteurs d’évaluer l’usage et la diffusion des articles publiés : ainsi en est-il dans l’ensemble des journaux électroniques PLoS [10], disponibles en open access. La pertinence et la valeur réelles des articles apparaissent de ce fait plus clairement lorsque ceux-ci sont accompagnés d’une sorte d’« apparat critique social », auquel chacun peut participer. Si l’on connaît par ailleurs les limites des indicateurs bibliométriques, en particulier en sciences humaines et sociales, où par exemple les temporalités de recherche sont différentes, on peut néanmoins penser que le repérage automatique des comptes rendus (ou d’autres types d’avis qualitatifs) à propos d’ouvrages électroniques ou de longs articles apporteraient un certain confort d’usage.

Cette évocation rapide de la bibliométrie nous offre la possibilité de revenir, avec Marcotte, aux usages à visée évaluative de la publication électronique. L’auteure souligne le manque de reconnaissance par l’institution, en sciences humaines et en lettres, de la publication électronique, de surcroît quand celle-ci prend la forme d’une participation à une communauté virtuelle. Comme l’écrit Berthou : « parfois érigée au rang de critère de production à même de caractériser le travail d’un chercheur (dit “publiant” ou “non publiant”), [la publication] est elle-même évaluée en fonction de son “niveau d’audience” ». Or l’audience ne semble pas le meilleur critère pour rendre compte de ces communautés virtuelles. Cet usage particulier des publications, liées à une certaine conception de la politique de la recherche, méritent une attention soutenue des chercheurs eux-mêmes : à cause de la grande facilité à lui appliquer des mesures variées, la publication électronique est une cible facile de l’évaluation quantitative. Il est important d’y prendre garde, car l’édition numérique ne doit pas, à notre sens, devenir un adjuvant des pratiques d’externalisation de l’évaluation, fondées sur des indicateurs opaques peu à même de rendre compte de la qualité et de la valeur d’une recherche.

Marcotte prend comme exemple de communauté virtuelle le cas d’HyperNietzsche [11], mais aussi de la communauté autour de l’écrivaine Gabrielle Roy[12]. En visitant le site, on se rend compte que l’un des objectifs du groupe de recherche sur Gabrielle Roy est l’édition de ses manuscrits en ligne. Constatons que cette pratique d’édition de manuscrits en ligne se généralise : le cas de Flaubert a bénéficié dernièrement d’une certaine publicité dans le milieu de la recherche et au-delà[13]. L’article de Thomas Lebardé et Cécile Meynard expose le projet d’édition des manuscrits de Stendhal. Tout le défi du projet est de répondre aux différents usages possibles de ces manuscrits. Sont ainsi supposés différents types de lecteurs, chacun correspondant à une pratique de cette édition numérique : du curieux au transcripteur des manuscrits, tous doivent pouvoir disposer d’un document affiché à l’écran qui corresponde à leurs besoins. La grande force de ce projet consiste en l’automatisation de la restructuration à l’envi des manuscrits en fonction du niveau de détail voulu. Comme le fonds de manuscrits devient, après description fine, « un ensemble d’unités textuelles et graphiques, imbriquées […] les unes dans les autres », accompagnées de propriétés, il est possible de « rematérialiser » le texte en sélectionnant différentes propriétés descriptives et en ignorant les unités qui ne répondent pas à ces critères. Le résultat obtenu sera ainsi une aide précieuse à tout travail de lecteur critique ou d’éditeur.

Cette édition électronique des manuscrits de Stendhal tend à interroger la notion même de livre en contexte numérique : comme l’écrivent les auteurs, ce projet permet « la création de nouveaux objets, fondés sur de nouvelles pratiques éditoriales et induisant de nouveaux modes de lectures ». Ce sont ces nouvelles pratiques que les membres de l’équipe INKE (Implementing New Knowledge Environments), dirigée par Ray Siemens, place au coeur de leur réflexion. Leur article décrit leurs problématiques, leurs méthodes et leurs objectifs de recherche. Embarquant une équipe importante composée de nombreux universitaires de provenance diverse et de partenaires spécialisés dans le domaine, ce projet s’articule autour de quatre axes principaux : les acquis et développements des études textuelles, l’analyse de l’expérience de l’utilisateur dans ses rapports aux systèmes d’information numériques, le développement de prototypes originaux d’interfaces et la recherche sur la manipulation et la gestion de l’information. L’objectif de leur programme de recherche est de contribuer « à la mise au point essentielle de nouveaux environnements documentaires numériques qui tirent parti des pratiques du passé et innovent en fonction de [leur] connaissance des lecteurs et des utilisateurs dans les environnements documentaires modernes ».

Pour prendre une part active à la documentation des pratiques et usages de l’édition numérique depuis une dizaine d’années en sciences humaines et sociales, ce premier numéro de Mémoires du Livre / Studies in Book Culture rassemble trois témoignages d’acteurs importants de cette courte histoire : deux bilans de portails de publications électroniques (Érudit et Revues.org) et un compte rendu d’expérience d’une bibliothèque universitaire, le Service des bibliothèques et archives de l’Université de Sherbrooke.

Guylaine Beaudry, Martin Boucher, Tanja Niemann et Gérard Boismenu, du Centre d’édition numérique de l’Université de Montréal, reviennent ainsi sur la genèse et le développement d’une plateforme majeure à l’heure actuelle pour la diffusion numérique de la recherche en sciences humaines et sociales : Érudit. Ils en présentent l’historique, les choix éditoriaux et technologiques et les développements en cours. Cette présentation peut être mise en parallèle avec celle de Delphine Cavallo, du Centre pour l’édition électronique ouverte (Cléo), qui revient sur l’histoire, les choix politiques et éditoriaux, les modèles économiques et les divers outils qui composent la plate-forme Revues.org. Ces présentations détaillées de deux des principaux portails à forte composante francophone[14] donnent un bon aperçu de la richesse de l’édition numérique en sciences humaines et sociales. De plus, les liens que chacun de ces deux portails entretient avec deux autres platesformes importantes (Persée et Cairn) permettent de compléter le tableau de l’offre documentaire pour le chercheur.

Enfin, pour donner à ce dossier un éclairage complémentaire à partir d’un point de vue différent de celui des chercheurs, Philippe Feredj et Sophie Saint-Cyr, du Service des bibliothèques et archives de l’Université de Sherbrooke, présentent les défis que représente la transition vers le numérique au sein des bibliothèques des institutions universitaires et les adaptations nécessaires que celles-ci ont dû et continuent à mettre en pratique. Le rôle du bibliothécaire a évolué : principale source d’informations il n’y a pas si longtemps, il lui faut actuellement mettre en évidence la valeur ajoutée de ses compétences au sein de la multitude d’outils de recherche documentaire existants.

Ce dossier espère souligner la nécessité d’une réflexion collective sur les pratiques et les usages de la l’édition électronique en sciences humaines et sociales. Il importe que les chercheurs se penchent sur cette problématique, car plus qu’une simple diffusion de résultats, lointaine et en dehors d’eux, la publication électronique est partie prenante de leur quotidien et de leur futur.