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L’engagement en littérature, en instillant des considérations idéologiques, éthiques et morales dans une oeuvre littéraire, désacralise celle-ci en la détournant de ses seules balises esthétiques. La confrontation entre les dimensions esthétique et éthique, aussi mise à mal soit-elle par un Jacques Rancière[1], n’en demeure pas moins fondamentale dans les discours théoriques essentiels sur les rapports entre politique et littérature[2]. De Hermann Broch, pour qui la littérature « totale » est celle qui joint la « vertu » à la « beauté »[3], à Roland Barthes, qui oppose les conceptions de la littérature comme fin (écrivains) et comme moyen (écrivants)[4], en passant par Jean-Paul Sartre, qui, dans sa « Présentation des Temps modernes », met en garde les écrivains contre « la tentation de l’irresponsabilité[5] » que font miroiter les tenants de l’Art pour l’Art, les valeurs associées au littéraire et au politique se conçoivent généralement en opposition.

Ces positions sont habituellement défendues dans une approche convenue du propos des oeuvres ou encore du discours des acteurs littéraires. Déplacé dans la perspective de l’histoire du livre et de l’édition, l’axe oppositionnel entre éthique et esthétique se reconfigure. Plus précisément, il se dédouble : s’il est vrai que l’éditeur doit savoir « concilier l’art et l’argent[6] » et que l’écrivain engagé doit réussir à accorder l’art et le politique, comment l’éditeur engagé parvient-il à conjuguer l’art, l’argent et le politique? Les exigences de la rentabilité et celles de la liberté critique et créatrice semblent par essence inconciliables, si on en croit Victor Serge : « Certaine lumière sur l’histoire même ne peut être jetée […] que par la création littéraire libre et désintéressée, c’est-à-dire exempte du souci de bien vendre[7]. » Pourtant l'examen des parcours d'éditeurs ou de l'historique de diverses publications laisse voir que l'opposition, construite sur un idéal, se trouve affaiblie devant l'épreuve du positionnement idéologique, des logiques commerciales et des sociabilités complexes des acteurs.

Alors que l’engagement littéraire est le plus souvent envisagé du point de vue du texte et de l’auteur, l’objectif du dossier « Le livre et l’imprimé engagés », qui constitue le cinquième numéro de Mémoires du livre / Studies in Book Culture, est d’observer comment se traduisent les rapports du livre et de l’imprimé au politique; le dossier s'inscrit ainsi dans la continuité d'initiatives récentes mais n'abordant jamais aussi frontalement cette problématique[8]. Les articles proposent l'exploration de cas de figure permettant de poursuivre la réflexion à partir de questions fondamentales. « Entre l’auteur et le lecteur[9] », quelles voies emprunte l’engagement? Quelles sont les répercussions de l’engagement dans le milieu du livre sur les formes de médiatisation du littéraire, et sur les pratiques littéraires elles-mêmes? Comment des conjonctures particulières, comme la guerre ou la répression, favorisent-elles l’apparition d’instances de production ou de diffusion engagées?

Des journaux, des revues et des maisons d’édition ont en effet joué un rôle majeur dans le déroulement des débats intellectuels importants, de leur instigation à leur dénouement. Assia Kettani propose une relecture de l’Affaire Dreyfus à la lumière des forces éditoriales en présence, montrant la responsabilité de l'engagement de Pierre-Victor Stock et Charles Péguy à travers leurs structures éditoriales. Pour sa part, Justin Moisan met au jour les réseaux anarchistes dans la France de la deuxième moitié du xixe siècle, tissés au gré des publications de livres et d’articles de journaux; le maillage étroit entre solidarité et militantisme, à la lumière de la relation entre Jean Grave et Octave Mirbeau, s'avère un rouage central de la dynamique anarchiste. Marie Puren, quant à elle, s’intéresse à la trajectoire de Jean de La Hire, écrivain et éditeur de la Collaboration, dont le positionnement idéologique marqué par une forme d'opportunisme se distingue fortement des idéaux perceptibles autour de l'affaire Dreyfus ou chez les anarchistes.

Le cas de l’éditeur François Maspero, illustré par Camille Joseph, est exemplaire de la contradiction inhérente au statut de l’éditeur politique : comment justifier l’attention matérielle portée aux livres quand la cause passe avant tout? Ce cas illustre parfaitement « la tension très forte qui peut exister entre, d’un côté, un souci permanent de servir une cause politique anticapitaliste et anti-bourgeoise et, de l’autre, le goût pour les dimensions les plus "esthétiques" de l’édition ». Emblématique, le cas Maspero rappelle que le choix d'une cause à servir compromet souvent l'idéal — c'est la position tout à fait opposée qu'examine Michèle Lefebvre dans sa relecture du journal canadien L'Avenir (publié entre 1847 et 1852). En posant l'impartialité comme ligne directrice, la direction du journal s'est exposée à un pari difficile, ayant à négocier entre les soucis éthiques du journalisme et les charges financières du périodique. L'absence idéalisée d'une cause à défendre marginalisait ainsi le journal des habituels appuis (politiques, économiques) des premiers médias de masse.

Néanmoins, les exemples les plus frappants de l’engagement dans le milieu du livre restent ceux d’une édition au service d’une identité. Luc Pinhas, avec l’histoire du périodique Gai pied, démontre l'échec des projets visant à conjuguer les impératifs économiques et politiques, mais n'en illustre pas moins la grande capacité d'une machine éditoriale à soutenir une cause — d'un projet d'abord timide à un hebdomadaire visible et influent.

Placée sous l'angle d'une performativité de l'énonciation et du discours, l'analyse de périodiques et d'un site féministes québécois par Marie-Andrée Bergeron recadre l'engagement éditorial et le situe comme « mode d'intervention dans le social ». La recherche d'une expression et d'une action qui puissent avoir un impact sur les sphères politiques et sociales s'inscrit comme un leitmotiv des petites équipes éditoriales qui, comme dans la majorité des autres cas de figure examinés dans ce dossier, portent sur leurs épaules et par leur travail de médiation du discours l'absolu d'un engagement dans leur société.

En lien avec la problématique de ce numéro, dans la section « Dossier », Anthony Glinoer jette les bases d’un projet de recherche consacré à la littérature prolétarienne et révolutionnaire des années 1920 à 1940, envisagée sous l’angle novateur d’une perspective transnationale. En « Varia », Audrée Wilhelmy propose une analyse fine des rapports textes-images en observant les mutations de sens subies par Le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris et de Jean de Meun, lors de son passage à l’imprimé. Enfin, Ruth-Ellen St. Onge s’intéresse à la posture du grand éditeur de poésie française Alphonse Lemerre, telle qu’on peut notamment la mesurer dans la plaquette Banquet offert à M. Alphonse Lemerre, parue au début du xxe siècle.