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Au moment de la fondation du journal L’Avenir en 1847, les rébellions des Patriotes et la réplique de Londres, l’Acte d’Union, ont moins de 10 ans, l’Institut canadien de Montréal entame ses trois années d’existence tandis que Louis-Joseph Papineau est rentré au pays depuis deux ans. L’Acte d’Union a retiré la majorité parlementaire à la population du Bas-Canada pourtant plus élevée que celle du Haut-Canada, éliminé le français comme langue officielle en chambre d’assemblée et fait partager par le Bas-Canada la lourde dette du Haut-Canada. Papineau, bientôt élu, en exigera le rappel, c’est-à-dire la dissolution, tandis que Louis-Hippolyte La Fontaine, ancien allié de Papineau devenu modéré, plaidera pour une réforme du système par l’intérieur et une alliance avec les libéraux du Haut-Canada[1].

Les jeunes collaborateurs du nouveau journal, notamment Jean-Baptiste-Éric Dorion, Joseph Papin, Rodolphe Laflamme, Joseph Doutre, Charles Daoust, Wilfrid Dorion, Louis Labrèche-Viger et Charles Laberge, sont pour la plupart des membres de l’Institut canadien de Montréal et de fervents admirateurs de Papineau. Malgré le fait que le journalisme basé sur l’objectivité ne se conçoit pas encore à une époque où n’existent que des journaux d’opinion, ces jeunes gens aux convictions libérales fougueuses proclameront une noble volonté d’ouvrir leurs pages à tous, même à ceux qui ne partagent pas leur vision du monde, d’admettre leurs erreurs, de juger les idées et non les hommes, en bref de demeurer au-dessus de la mêlée[2]. Dans quelle mesure ont-ils réussi à réconcilier des mandats qui nous paraissent aujourd’hui contradictoires, à savoir conserver une certaine « objectivité » tout en défendant les opinions du libéralisme rouge, de plus en plus radical et minoritaire à la suite de la rupture entre Papineau et La Fontaine en 1848? S’agissait-il réellement d’un non-sens pour l’époque?

Jean-Paul Montminy, dans un article sur L’Avenir[3] qui propose un tour d’horizon des positions défendues par le journal, mentionne le désir d’« objectivité » affiché par ses collaborateurs mais sans s’interroger sur le fait que ni le mot ni le concept n’existent dans le milieu journalistique du xixe siècle. Les journalistes de L’Avenir n’utilisent d’ailleurs que les mots impartialité et indépendance, jamais le mot objectivité, et l’on verra que ces notions, pourtant voisines, ne sont pas similaires et ne servent pas nécessairement les mêmes objectifs.

Dans son étude sur le rôle de la presse montréalaise entre 1830 et 1880, Christiane Campagna[4] démontre que la plupart des propriétaires de journaux prétendaient, dans leur prospectus de fondation, qu’ils demeureraient impartiaux et indépendants, même s’ils fondaient une feuille d’opinion, type de journal qui constituait la règle à l’époque. Selon elle, la plupart des fondateurs cherchaient de cette manière à conserver une certaine liberté d’opinion vis-à-vis du parti politique qui les finançait tout en prenant position sur tous les sujets abordés. Très peu faisaient coïncider impartialité avec neutralité. Tout au plus laissait-on parfois entendre qu’on donnerait place aux opinions divergentes dans le journal. Colette Brin, Jean Charron et Jean de Bonville affirment pourtant que le journal d’opinion, par opposition au journal d’information que l’on connaît aujourd’hui, exclut l’impartialité[5], ce qui fait encore ressortir le paradoxe apparent que représente un journal engagé et impartial.

L’approche de Campagna, qui consiste à étudier essentiellement les prospectus de fondation des journaux montréalais sur une période de 50 ans, ne permet pas de vérifier dans quelle mesure et de quelle manière, pendant toute la durée de vie d’un journal, les rédacteurs parvenaient effectivement à concilier concrètement les impératifs du journal d’opinion, caractérisé par des prises de position affirmées et par un financement partisan, avec leurs protestations d’indépendance et d’impartialité. La présente étude, qui explore les positions journalistiques prônées par L’Avenir et les stratégies éditoriales du journal durant toute son existence[6], et qui s’appuie sur un dépouillement minutieux du journal de sa fondation, le 16 juillet 1847, à sa fermeture, le 24 novembre 1852, offre quelques indices sur la question.

Histoire d’un journal engagé[7]

Le premier numéro de L’Avenir paraît le 16 juillet 1847 sous la direction de George Batchelor, qui en partage la propriété avec Jean-Baptiste-Éric Dorion, surnommé « l’enfant terrible », un jeune commis-marchand dont la famille a été mêlée de près aux activités patriotes dans les années qui ont précédé les rébellions. Même si le journal comporte jusqu’en novembre 1847 le sous-titre « Journal publié dans les intérêts populaires », avant de devenir « publié dans les intérêts de la jeunesse », L’Avenir et ses correspondants rappelleront plusieurs fois par la suite que celui-ci a été fondé pour donner une tribune à la jeunesse, les journaux existants refusant de publier ses « écrits les plus justes, [ses] plaintes les plus légitimes[8]». Une portion des pages des journaux étant habituellement réservée à l’insertion de lettres des lecteurs qui s’expriment ainsi sur les sujets leur tenant à coeur, la politique d’exclusion des revendications de la jeunesse apparaît discriminatoire aux jeunes gens. Ce qu’on remet ici en question, c’est le caractère partisan des critères de choix utilisés par les rédacteurs de journaux pour déterminer quelles lettres sont jugées dignes d’être publiées. À la base même de l’existence de L’Avenir se trouve donc une critique du caractère d’impartialité et d’indépendance, affirmé ou non, des journaux canadiens-français[9].

L’Avenir entend se prononcer sur tous les sujets, notamment sur l’éducation qu’on juge cruciale pour outiller la jeunesse dans l’exercice de ses droits démocratiques et pour lui ouvrir des possibilités de carrière. Tant que le journal est dirigé par Batchelor, le ton demeure modéré. Lorsque celui-ci quitte Montréal pour les États-Unis, en octobre 1847, la feuille devient la propriété d’une société en commandite de jeunes gens, qui laisse L’Avenir entre les mains de Dorion, appuyé par un comité de 13 jeunes collaborateurs comprenant entre autres Toussaint-Antoine-Rodolphe Laflamme, Joseph Lenoir, Joseph Doutre, Charles Laberge, Louis Labrèche-Viger, Charles Daoust, Joseph Papin et le frère de Jean-Baptiste-Éric Dorion, Vincislas-Paul-Wilfred. Tous, à l’exception des trois premiers, seront élus dans les années 1850 au sein du parti des Rouges, les libéraux radicaux.

Avec l’« enfant terrible » à la barre du journal, le ton monte rapidement et L’Avenir se politise. Le prospectus de la nouvelle mouture du journal, paru dans l’édition du 6 novembre 1847, annonce pourtant des sujets variés incluant la littérature, l’éducation, le commerce, l’industrie, les arts et les sciences. On ajoute :

Nous ne serons point étrangers à la politique générale ou locale. Mais tout en tenant nos lecteurs au courant des discussions intéressantes et en y prenant part quelques fois, nous nous abstiendrons d’entrer dans toutes ces querelles qui ne font que semer la zizanie et la discorde parmi les hommes d’un même parti et devant travailler dans un même but[10].

C’est qu’à l’époque, L’Avenir se dit encore solidaire du parti de La Fontaine, qui dirigera le gouvernement du Canada-Uni à partir de mars 1848. Le premier grand affrontement avec les autres journaux débute lorsque L’Avenir se prononce pour le rappel de l’Union le 15 avril 1848, après « mûre réflexion ». Le journal a d’abord accepté la publication de plusieurs lettres de Louis-Antoine Dessaulles, neveu et « fils spirituel » de Papineau, signées Anti-Union, dont la première est parue le 31 décembre 1847. Dès janvier 1848, tout en réservant son opinion, le journal défend Papineau, assailli de toute part par les feuilles dévouées à La Fontaine, qu’il appellera bientôt les journaux ministériels.

L’article du 15 avril 1848 met le feu aux poudres. LeJournal de Québec,LaRevue canadienne, les Mélanges religieux, puis LaMinerve vantent les avantages de l’Union pour les Canadiens français et intiment plus ou moins à L’Avenir l’ordre de se taire s’il veut éviter que les troubles de 1837-1838 ne se reproduisent. L’Avenir riposte en écrivant dès le 22 avril 1848 : « L’éditeur [des Mélanges religieux] s’efforce de nous imputer des idées de révolution afin de répandre, s’il était possible, la terreur dans nos paisibles campagnes et de nous perdre aux yeux du peuple canadien[11]. » À la même époque, des abonnés de certaines paroisses commencent à rapporter qu’on cherche à les empêcher de recevoir L’Avenir : des maîtres de poste en retiennent les exemplaires. Plus tard, au moment des débats sur la révolution italienne qui mènera à la fuite de Rome du pape Pie IX, certains curés exerceront des pressions sur leurs ouailles, au confessionnal et en chaire, pour interdire la lecture de la feuille jugée impie.

Mais ces attaques en règle n’effraient pas le journal, qui s’engage de plus en plus fermement dans la voie du journalisme politique. Au moment de l’agrandissement du format de L’Avenir, le 9 août 1848, qui marque aussi le début de sa deuxième année d’existence, le comité éditorial déclare : « Ce journal s’occupe de tous les sujets tels que Littérature, Sciences, Agriculture, Commerce, Industrie, mais principalement de la Politique Canadienne qu’il discute très au long et régulièrement dans chaque numéro[12]. » Et en effet, la grande majorité des pages du journal est désormais consacrée à une prise de position politique souvent virulente et en rupture avec les positions dites ministérielles de La Fontaine, même si des efforts sont périodiquement faits pour y inclure des rubriques d’intérêt général. La plus durable de celles-ci sera une rubrique de littérature, alors que celles concernant l’agriculture, la science, le commerce, les connaissances pratiques, etc., seront au mieux sporadiques. La rubrique de correspondances des lecteurs, rebaptisée « Tribune du peuple » le 9 août 1848 et débutant par l’exergue « Liberté de penser », forme également une part importante du journal. Des nouvelles locales, nationales, américaines et européennes complètent chaque numéro.

Durant l’été 1848, L’Avenir annonce qu’il reproduira les principaux discours en français de la chambre d’assemblée et en janvier 1849, il va jusqu’à embaucher, alors que ses moyens financiers sont limités, un rapporteur qui enregistrera ces discours « au moyen de la phonographie[13] » afin de s’assurer de la fiabilité des données.

Après avoir exigé une réforme électorale basée sur le nombre d'habitants pour le Canada-Uni, L’Avenir tourne son regard outre-Atlantique et se range du côté des révolutionnaires de 1848 en France et en Italie, à la grande indignation du clergé canadien-français. Les déclarations du journal condamnant la réaction du pape Pie IX à la perte de son pouvoir temporel et lui conseillant de se cantonner dans l’exercice de ses pouvoirs spirituels mèneront à des disputes mémorables, notamment avec le père Charles Chiniquy.

Le 14 juin 1849, pour la première fois, un correspondant — qui signe Trente-quatre étoiles —vante dans les colonnes du journal les avantages d’une éventuelle annexion du Bas-Canada aux États-Unis, la république par excellence. On reconnaît généralement dans ce correspondant Charles Laberge, un des collaborateurs de L’Avenir. À l’automne de la même année, la question fera rage au Bas-Canada et L’Avenir deviendra l’un des plus fervents défenseurs de l’annexion, tout comme il prendra position pour l’abolition de la tenure seigneuriale et de la dîme, autre cause de friction avec le clergé. Le suffrage universel et l’électivité de tous les postes publics font aussi partie de ce que la feuille considère comme son programme politique. Le passage d’un journal fondé pour la jeunesse vers une feuille strictement politique et radicale se constate jusque dans le sous-titre du journal. Après s’être dit pendant deux ans un journal publié pour la jeunesse, L’Avenir devient le 18 octobre 1849 un « journal républicain, publié dans les intérêts populaires », probablement en hommage à ses convictions annexionnistes.

Le 17 février 1850, un incendie des locaux du journal réduit en cendres tout le matériel d’imprimerie de L’Avenir, dont sa presse et ses caractères typographiques. Bien qu’à nouveau publié à partir du 30 mars de la même année et prônant toujours les mêmes idées avec force, le journal ne se relèvera pas véritablement de ce coup porté à ses finances. L’Avenir cesse de paraître temporairement en janvier 1851 afin d’acquérir une nouvelle presse, reprend le 19 mars, ferme à nouveau le 21 janvier 1852 pour renaître brièvement de juin à novembre 1852[14]. On retiendra ces mots du post mortem de Dorion :

Luttant à forces inégales, L’Avenir a scindé le parti Canadien de 1847 en deux; il en a détaché tous les vrais démocrates qui forment un parti par eux-mêmes et dont les forces augmentent rapidement […]. La publication de L’Avenir n’aura donc pas été inutile et si le journal a pu préparer la voie aux idées républicaines, je m’estimerai toujours heureux d’avoir participé aux travaux qui auront amené cet état de choses […]. PRESSE DÉMOCRATIQUE ET RÉPUBLICAINE, sois à la hauteur de ta mission, prends garde que la modération ne t’entraîne à quelques concessions sur les principes, et songe que si tu faiblissais trop, il se trouverait peut-être encore des hommes pour relever le drapeau de L’Avenir[15].

Indépendance et impartialité

Au fil du temps, les assauts répétés de la presse ministérielle et cléricale ont poussé les collaborateurs de L’Avenir à troquer les déclarations de modération telles que « loin de nous toute rancune, toute jalousie, toute pique personnelle; nous voulons vivre en paix avec tout le monde[16] » pour des proclamations de lutte à outrance, « lutte ardente, passionnée, violente, acharnée, car d’un côté s’est trouvée la justice des droits du peuple jointe à l’ardeur de la jeunesse; de l’autre la force de l’autorité disposant d’un patronage et de moyens de corruption sans limites, jointe aux jalouses colères de l’âge mûr[17] ». Des points de vue de plus en plus extrêmes, aboutissant au républicanisme, ont donc trouvé leur place dans les pages du journal. Pourtant, celui-ci continuera à se proclamer indépendant et impartial, même si ces affirmations diminuent en nombre avec le temps.

Lorsque LaRevue canadienne lui demande de quel droit et au nom de qui L’Avenir affiche ses couleurs sur le rappel de l’Union, il répond : « D’abord, que M. le rédacteur nous regarde bien comme indépendan[t]s! C’est notre premier titre à la confiance publique. Nous sommes libéraux par conviction, nous ne le sommes pas par nécessité[18]! »

Malgré les confusions associées à ce terme dans le langage de l’époque, on peut dire qu’un journal indépendant est tout simplement une feuille non financée par un parti politique ou par le clergé. D’ailleurs, on l’a vu, même les journaux subventionnés, qui préfèrent souvent taire leurs accointances, se déclarent indépendants et impartiaux, notamment LeJournal de Québec, dont le rédacteur en chef, Joseph-Édouard Cauchon, est aussi député de Montmorency et membre du Parti réformiste de La Fontaine[19]… C’est pourquoi L’Avenir ne cessera jamais d’essayer de se démarquer des autres journaux en jouant sur son indépendance réelle :

L’indépendance dont nous réclamons l’exercice est cette loyale tolérance qui permet à chacun de penser et de dire, qui brise l’individualité du journalisme, qui le fait l’écho des murmures joyeux ou plaintifs du peuple et non l’expression des volontés et des opinions d’un homme. Voilà comment nous entendons la mission du journaliste […]. Sur toutes les questions d’un intérêt public, nous recevons avec plaisir le pour et le contre[20].

Tout en demeurant un journal d’opinion selon les pratiques du temps, L’Avenir met le public en garde contre les effets pervers du financement des journaux par des groupes, quels qu’ils soient. Pourtant, très peu de journaux parviennent à survivre sans un support financier, à une époque et dans un pays où les lecteurs sont peu nombreux et les annonceurs difficiles à recruter car peu convaincus de la rentabilité de ce type de publicité. Les journaux, en état de vulnérabilité financière, et les rédacteurs qui les composent, sous-payés, habituellement en début de carrière et à la recherche de postes plus lucratifs, se trouvent dans une position idéale pour céder à la corruption. Le journal démocratique dénoncera régulièrement dans ses feuilles l’octroi de privilèges à certains journaux « serviles », par exemple la publication exclusive des annonces officielles du gouvernement, représentant de grosses sommes d’argent annuellement[21], ainsi que l’attribution de postes rémunérateurs dans la fonction publique à certains journalistes ayant manifesté leur loyauté au ministère dirigé par La Fontaine en défendant ses décisions[22].

La situation du financement, occulte ou public, des feuilles politiques, fait des journalistes qui les composent, selon L’Avenir, des pantins menottés à des politiques de partis allant parfois à l’encontre des intérêts de la population alors que leur mission consiste à éclairer la population sur ses droits, sur les positions les plus favorables à son bien-être, l’aidant ainsi à faire les meilleurs choix. Les journaux doivent être les « sentinelles du peuple ». Cette vulnérabilité à la corruption de la presse financée fausse nécessairement le jeu de la démocratie dans un monde où elle constitue la source principale d’information des votants[23].

En réponse à ces allégations de corruption, la presse ministérielle laissera entendre que L’Avenir est financé par Louis-Joseph Papineau, puis, plus tard, par les tories favorables à l’annexion aux États-Unis, ce que le journal niera toujours. Bien sûr, au moment de fermer le journal, le 21 janvier 1852, Jean-Baptiste-Éric Dorion admet avoir reçu des dons volontaires de démocrates pour soutenir la feuille; on peut raisonnablement supposer que Papineau et Dessaulles ont fait partie du groupe. Mais jamais le journal n’admettra avoir trahi ses idées afin d’obtenir des fonds ou des faveurs. Dorion rappellera que L’Avenir s’est élevé contre ces mêmes Papineau et Dessaulles sur la question de la tenure seigneuriale, que ces derniers soutenaient[24]. On peut donc être « un journal ami mais i[n]dépendant et non servile[25] » lorsqu’on place l’expression de ses convictions au-dessus des besoins matériels du financement d’une feuille.

L’Avenir affirme donc de façon répétée que la presse doit être libre de tout conflit d’intérêts qui l’empêcherait de se prononcer de manière intègre, sans parti pris. C’est dans ce même esprit que le journal proclame son impartialité. Car, pour reprendre les termes du Canadien indépendant, le nouveau journal de Napoléon Aubin, qu’il cite, « un journal indépendant doit être impartial : L’ÉGALITÉ partout; sans cela point d’indépendance possible[26] ». On n’utilise pas à l’époque le terme d’objectivité, concept qui constituera la pierre d’assise de l’éthique journalistique du xxe siècle et impliquera une indépendance par rapport aux sources d’information du journaliste ainsi qu’une séparation des faits et du commentaire sur ces faits, mais la notion est voisine.

Le concept d’impartialité implique plutôt la présentation de tous les points de vue. Il remonterait aux premiers temps des journaux coloniaux américains, alors que le public attendait des imprimeurs, qui publiaient également les journaux, qu’ils acceptent toutes les commandes d’impression de textes qu’on leur fournissait, même ceux contraires à leurs convictions. Cette attente du public aurait englobé les journaux, en partie composés d’écrits du public. Mais il semble que la neutralité exigée par le public était rarement respectée par les imprimeurs[27].

Selon L’Avenir, l’impartialité doit toucher à la fois les hommes, c’est-à-dire qu’on doit éviter de suivre les volontés d’une personne au détriment de principes, d’où le leitmotiv du journal, « les principes et non les hommes » [28], et les idées, dans le sens où toutes les opinions doivent être examinées avant d’être jugées. Cela ne signifie pas pour autant qu’un journal doit refuser de prendre position, mais simplement, selon l’esprit du temps, que toutes les options doivent être analysées au moyen de la discussion et que chacun a le droit de réclamer d’un journal la publication de son point de vue sous la forme de ce qu’on appellerait aujourd’hui des « opinions des lecteurs », qui occupait beaucoup plus d’espace dans les journaux de l’époque. La meilleure option devait naturellement jaillir du choc des idées. C’est pourquoi L’Avenir n’hésite pas à déclarer :

Nous sollicitons la discussion sur tous les sujets d’intérêt public; prêts à défendre l’opinion que nous avons adoptée, tant que nous la croyons bonne; également prêts à l’abandonner, si on nous convainc du contraire […]. Nous aimons donc à discuter; mais à discuter loyalement, et non pas à disputer. Quand on nous a vu[s] mettre dans nos écrits une chaleur plus qu’ordinaire, c’est que nos adversaires nous fesaient (sic), à force d’injustices et de déloyauté, sortir d’une voie que nous avons adoptée comme la plus convenable d’abord, et comme la plus avantageuse ensuite[29].

Pourtant, peut-être à cause de ces assauts répétés de la presse ministérielle — on a besoin de tout l’espace possible pour se défendre et exposer ses idées —, le journal n’utilisera que timidement et sporadiquement le procédé consistant à ouvrir ses pages à des opposants politiques, procédé qu’il prône pourtant de façon répétée[30]. Il ne faut pas oublier que le journal a été fondé en partie en réaction à la pratique de la plupart des feuilles de refuser la publication d’écrits ne s’accordant pas à leurs convictions. La « Tribune du peuple », qui débute par la mention « Liberté de penser », ne comprendra cependant que rarement des correspondances en contradiction avec les positions du journal, sauf sur des sujets de peu d’importance et à l’exception notable du célèbre débat avec le père Chiniquy, qui débute de façon plutôt civilisée au printemps 1849 et auquel L’Avenir finit par mettre fin lorsque Chiniquy enjoint les souscripteurs de L’Avenir d’annuler leur abonnement dans les colonnes mêmes du journal.

En fait, la très grande majorité des lettres appuient les doctrines du journal et on refuse parfois des textes pour laisser davantage de place à des correspondants « amis », notamment Dessaulles, sous le pseudonyme de Campagnard, qui remplit régulièrement la quasi-totalité de l’espace du journal et se substitue même parfois à l’éditorialiste[31]. Les collaborateurs rédigent aussi à l’occasion des lettres publiées dans la « Tribune du peuple », ce qui soulèverait aujourd’hui un problème d’éthique journalistique, d’autant plus que celles-ci sont habituellement signées d’un pseudonyme[32]. L’Avenir reprochera d’ailleurs cette pratique à d’autres journaux, notamment à LaMinerve.

Vérité et démocratie

Les rédacteurs du journal ne semblent pas avoir pris conscience de ces accrocs sans cesse plus fréquents à des principes d’impartialité qui devraient impliquer l’ouverture de leurs pages à toutes les opinions[33]. Ils sont trop occupés à défendre leur propre position, de plus en plus tranchée, contre tous ceux qui cherchent à les perdre dans l’opinion publique. Cette notion d’ouverture à toutes les idées fait lentement place à celle de la nécessaire victoire des « bonnes idées ». Les rédacteurs sont convaincus que les faits, ou la vérité, parlent d’eux-mêmes et entraîneront fatalement l’adhésion du peuple à la bonne cause, à savoir la démocratie et, mieux encore, le républicanisme[34]. Le devoir du journaliste devient donc de faire triompher cette bonne cause, la simple vérité, car « favoriser le règne de la démocratie, de la démocratie pure et éclairée, […] n’est après tout que le règne de la raison, du bon sens, de la justice et de la vérité[35] ».

Cette position semble trouver son origine dans une lettre publiée au cours des premiers mois de publication du journal et signée UN, dans laquelle Louis Labrèche-Viger, un des collaborateurs de L’Avenir, reproche au journal de ne pas s’être encore prononcé sur le rappel de l’Union :

Dans une note éditoriale vous refusez de prendre la responsabilité d’une phrase d’Anti-Union qui, dites-vous, tend à jeter du blâme quelque part. J’admire la modération, M. le directeur [Dorion], j’admire et j’approuve la prudence; mais aussi ne l’oubliez pas; votre mission de journaliste vous impose un devoir au-dessus de toutes les considérations personnelles, de parti, etc., c’est celui d’être vrai; la presse doit instruire le peuple; pour l’instruire il faut qu’elle lui fasse connaître les faits[36].

On croit donc que l’exposition des faits est en elle-même suffisante pour dévoiler la vérité, une position qui semble proche de l’idée d’objectivité journalistique, mais qui méconnaît la tendance humaine à projeter ses propres expériences, son éducation et son milieu dans son interprétation de la réalité. La notion de subjectivité des perceptions est une élaboration du xxe siècle. Pour les gens du xixe siècle, qui n’ont pas encore connu le semi-échec des tentatives d’objectivité journalistique[37], les faits impartiaux et la vérité absolue paraissent accessibles et cautionnés par la croyance dans le positivisme scientifique et historique attaché aux faits et à la réalité objective[38]. Une idée fausse, alimentée par la mauvaise foi et le mensonge, se détruira d’elle-même. Au contraire, une idée vraie, une juste cause, confrontée à la réalité, va inévitablement vaincre, comme l’affirment les journalistes de L’Avenir :

Elle [une feuille comme LeJournal de Québec] peut égarer par des sophismes une partie de l’opinion publique, mais cette erreur ne peut être que temporaire, et le bon sens du peuple, la force même des idées, la vérité immuable des principes [démocratiques] triompheront infailliblement des sophismes, quelque soit l’habileté des instrumen[t]s qui travaillent contre la bonne cause[39].

Il n’existe donc pas à priori, pour les rédacteurs de L’Avenir, de contradiction entre l’idée d’impartialité et celle de la défense acharnée des libertés démocratiques puisque, de manière quasi objective, on peut qualifier ces dernières de « vérités immuables »[40]. Chercher la « vérité » par le débat public est en effet à la base même de la démocratie représentative, système au sein duquel un groupe d’élus confronte en chambre toutes les opinions défendues par les différents partis représentés afin de s’entendre sur les meilleures mesures à adopter dans le but d’assurer le bien-être et la prospérité de la nation. Comme la vaste majorité des rédacteurs de journaux adhère à ce système et le défend dans ses écrits, admettre devant son lectorat que ces mêmes principes démocratiques ne sont pas respectés dans l’offre d’opinions émises par le journal risquerait d’entacher sa crédibilité. La notion d’indépendance et d’impartialité devient alors essentielle aux feuilles qui souhaitent convaincre leur lectorat de la « vérité » de leurs idées. C’est pourquoi une bonne partie des journaux politiques refusent d’admettre qu’ils pourraient avoir abandonné leur libre arbitre afin de satisfaire aux exigences de bailleurs de fonds. Une « vérité » issue du choc des idées apparaît toujours plus crédible qu’une opinion adoptée pour des raisons d’intérêt personnel, à savoir le financement et les avantages octroyés par un parti politique.

Pour les collaborateurs de L’Avenir, l’application la plus aboutie des libertés démocratiques est l’expérience républicaine des États-Unis, comme l’indique assez clairement leur position favorable à l’annexion du Bas-Canada à ce pays. Leur volonté d’éviter tout financement partisan pour conserver intact leur pouvoir d’offrir une opinion libre et éclairée, ainsi que leur désir de rendre le journal accessible à tous en pratiquant des prix modiques, peut faire penser à la nouvelle penny press américaine, financée essentiellement par la vente des exemplaires et par les annonceurs, et beaucoup moins dispendieuse que la presse traditionnelle, ce qui la rend plus démocratique.

Les remarques répétées de L’Avenir sur la supériorité de la presse américaine, et même les articles complets qu’ils lui consacrent, confirment d’ailleurs qu’ils la lisent et qu’elle constitue, à leurs yeux, le moteur de la démocratie[41]. On sait que plusieurs journaux américains, notamment le New York Sun et le New York Herald, deux des plus anciens et influents des penny press, figurent dans la salle de lecture de l’Institut canadien de Montréal, dont sont membres la grande majorité, sinon la totalité, des collaborateurs de L’Avenir. Dorion répète que le journal n’a pas été fondé dans un but commercial, mais afin « d’éclairer la population canadienne sur les vrais principes démocratiques[42] » .

De fait, le prix du journal est réellement abordable et permet aux moins nantis de se le procurer. Dorion écrit dès le 9 août 1848, à la parution du premier numéro de la deuxième année :

On nous a souvent dit que nous fesions (sic) tort à notre journal en le publiant à si bas prix. À ceux-là, nous avons répondu et nous disons encore, que nous ne croyons pas que nos compatriotes soient inférieurs à nos voisins. Leur amour de l’éducation n’en cède (sic) en rien aux Américains. Le Canadien aime à lire, il aime à s’instruire et nous ne voyons pas pourquoi avec un peu d’énergie et de courage, on ne pourrait pas publier un journal à aussi bas prix qu’aux États-Unis[43].

Malheureusement, le bassin restreint de la population canadienne-française et son manque d’intérêt pour la presse, que confirme le nombre de journaux ne survivant pas plus d’un an[44], rendent difficile la reproduction au Bas-Canada du modèle américain. Coincé par son désir d’éviter un financement partisan qui le restreindrait dans l’expression de ses idées, Dorion croyait peut-être parvenir à faire prospérer son journal en empruntant au modèle de financement de la penny press américaine, axé sur le nombre d’abonnés payants et sur les annonceurs[45]. Mais même si le nombre de souscripteurs à L’Avenir deviendra rapidement élevé et le demeurera jusqu’à la fin[46], les lecteurs négligeront toujours de payer leur abonnement, une situation commune à tous les journaux nord-américains offerts par souscription[47]. Le manque d’assiduité dans le paiement de la souscription aura grandement contribué à tuer le journal. Et on ne saura jamais si les principes d’indépendance de Dorion par rapport au financement des journaux par les partis politiques se seraient assouplis dans le cas d’une victoire électorale des Rouges...

Un pari difficile

Au-delà de ses déclarations répétées d’indépendance et d’impartialité, le journal d’opinion L’Avenir a-t-il réussi dans les faits à tenir pendant cinq ans son pari de faire du journalisme engagé mais aussi indépendant, donc absent dans son contenu de l’influence de bailleurs de fonds, et impartial, c’est-à-dire ouvert dans ses pages à des idées différentes des siennes? S’est-il démarqué des autres journaux d’opinion qui affirment la même chose mais dont les collaborateurs de L’Avenir ne cessent de mettre la sincérité en doute?

Les tentatives du journal de s’assurer un financement solide par des moyens autres que les subventions de partis politiques peuvent s’expliquer autant par une volonté réelle de conserver une liberté d’expression totale que par le fait que, leur programme ne correspondant pas à celui véhiculé par aucun parti politique structuré, du moins après quelques mois d’activité, les collaborateurs ne disposaient pas de bailleurs de fonds potentiels vers qui se tourner. Cependant, le mode de propriété du journal adopté dès le début, à savoir une possession collective par un groupe d’actionnaires, d’esprit démocratique, plutôt qu’une propriété individuelle, indique à tout le moins que les rédacteurs cherchaient ses solutions différentes, créatives, au problème éthique du financement. L’insistance que mettait Dorion à se faire payer les souscriptions et à obtenir des contrats d’annonceurs montre également que pour survivre, il préférait éviter l’avenue des subventions par un parti politique. De toute manière, la radicalité des idées du journal, qui reflétaient celles d’un parti politique encore à naître, les Rouges, rendait une telle sollicitation ardue. Seuls quelques individus comme Papineau et Dessaulles ont peut-être contribué à la caisse de L’Avenir mais Dorion a bien pris soin de souligner que sa feuille était prête à réfuter l’opinion des deux hommes lorsqu’elle heurtait celle du journal. L’Avenir aurait pu infléchir son programme dans le but de plaire à des bailleurs de fonds éventuels, mais il ne semble pas l’avoir fait[48].

Les rédacteurs du journal paraissent avoir eu beaucoup plus de difficulté à maintenir leur position en ce qui concerne l’impartialité. Au départ, ils affirment fermement qu’il est du devoir des journalistes de publier les opinions opposées aux leurs, ne serait-ce que pour les combattre[49]. Ils le réclament également des autres journaux mais la dure réalité du journal de combat semble avoir eu raison, à la longue, de cette position, notamment après le débat houleux avec Chiniquy au cours duquel les rédacteurs de L’Avenir se sont placés en situation de vulnérabilité. Ils constatent alors que, plutôt que de mener à la « vérité  », l’examen comparé d’opinions opposées, le fameux choc démocratique des idées, a tendance à dégénérer en querelles mesquines. L’Avenir finit par adopter sur ce point la même stratégie éditoriale que les autres journaux, favorisant les correspondants dont les convictions coïncident avec les leurs. Il tente bien, à un moment, d’utiliser la phonographie pour assurer une retranscription fidèle, donc impartiale, des discours de la chambre d’assemblée, mais cette expérience coûteuse ne semble pas durer. Sur la question de l’impartialité vue comme un droit égal de chacun à exprimer ses idées, le journal se démarque peut-être surtout par le fait que ses textes éditoriaux sont le fruit d’un travail de collaboration de plusieurs rédacteurs alors que la plupart des autres feuilles sont rédigées par une seule personne. Ce travail commun, souligné comme une innovation par Dorion et par Dessaulles[50], entre autres, implique réellement un processus démocratique de choc des idées.

Le pari de l’indépendance et de l’impartialité pour un journal d’opinion, dans le contexte du milieu du xixe siècle au Bas-Canada, était difficile à tenir. Probablement indépendant la plupart du temps, à l’occasion impartial, L’Avenir aura tenu la barre contre vents et marées durant cinq années, tentant parfois de pousser l’éthique journalistique un peu plus loin, suivant le plus souvent le courant des querelles du journal d’opinion typique. S’il n’a pas réinventé le journalisme, il n’a du moins jamais été banal.