De la bibliothèque de Bailly de Messein à la collection Klibansky : une histoire de l’imprimé dont les idées sont les acteurs[Notice]

  • Marc André Bernier

En avril 1794, Charles-François Bailly de Messein pressent sa fin imminente et demande en conséquence à maître François-Xavier Larue, notaire à Neuville, de procéder à l’inventaire de ses biens. Il s’agit d’un personnage considérable. Né en 1740 à Varennes, près de Montréal, Bailly de Messein avait fait ses études à Paris, au Collège Louis-le-Grand, qui était alors l’une des plus grandes institutions jésuites d’Europe. De retour dans la colonie après la cession de la Nouvelle-France à l’Angleterre, il est ordonné prêtre en 1767 et enseigne la rhétorique au Séminaire de Québec, dont il devient l’un des directeurs en 1774. Proche du gouverneur britannique, sir Guy Carleton, il obtient la charge de précepteur de ses enfants et, à ce titre, l’accompagne à Londres entre 1778 et 1782; puis, fort de son appui, il s’élève jusqu’à l’épiscopat malgré le sentiment de l’Église canadienne, dont la hiérarchie lui est défavorable, et devient, en 1788, évêque in partibus infidelium de Capsa, dignité qui en fait l’évêque coadjuteur de Québec. Ce sont donc les biens de monseigneur Charles-François de Capse dont, en ce printemps de l’année 1794, maître Larue dresse l’inventaire. Outre la longue liste de tous les objets qui témoignent de sa condition nobiliaire et épiscopale – de « l’argenterie de table, quelques bougeoirs et flambeaux marqués à son chiffre » –, le catalogue de sa bibliothèque mérite très certainement d’attirer l’attention, dans la mesure où, avec « plus de 1 200 volumes », celle-ci représente « quelque chose de rare chez un prêtre canadien d’avant 1800 ». Toutefois, si ces ouvrages forment l’une des plus importantes bibliothèques de la colonie, celle-ci représente encore et surtout l’atelier où se sont forgés une pensée et un destin. Voilà, du moins, ce que suggère la carrière d’homme de lettres de Bailly de Messein, qui fut aussi bien un auteur dont les polémiques l’associèrent à la frange éclairée du catholicisme des Lumières qu’un prêtre disgracié pour l’audace de ses idées. Qu’on en juge d’après l’un de ses textes les plus fameux, la Lettre de l’évêque de Capsa. Parue à Québec en avril 1790, cette brochure est adressée aux membres d’un comité que le gouverneur avait chargé d’« examiner l’état actuel de l’éducation en cette Province »; par-delà, elle s’en prend surtout aux objections qu’avait élevées monseigneur Jean-François Hubert, évêque de Québec, dans un mémoire où il s’était opposé au projet d’établissement d’une université neutre sur le plan religieux. Avec une ironie mordante, Bailly de Messein y assimile ce texte à une « rhapsodie mal cousue », pour mieux dénoncer ensuite les « fanatiques » et autres défenseurs « de l’ignorance au dix-huitième siècle », puis évoquer jusqu’à l’Assemblée nationale française et « ces révolutions que la divine providence permet de temps en temps », et célébrer enfin les « hommes sans préjugés » et l’ambition qui les porte à « inspirer le goût des sciences ». Dans ce plaidoyer, on reconnaît sans peine certaines des thèses les plus caractéristiques de l’esprit des Lumières. Pourtant, si celles-ci sont bien connues dans leur généralité, il importe d’observer surtout qu’en cette circonstance, les arguments sollicités en leur faveur sont autant de souvenirs de lecture personnels. Autrement dit, dans cette véritable marqueterie de citations et d’allusions que représente la Lettre de l’évêque de Capsa s’illustre l’esprit d’une bibliothèque, celui qui avait présidé à sa constitution au fil des ans, et se distinguent les ouvrages qui s’y trouvaient jadis, dispersés depuis, mais aujourd’hui connus grâce à l’inventaire qu’en avait fait maître Larue. De fait, la Lettre de l’évêque de Capsa se signale d’emblée à l’attention par un premier ensemble de références, …

Parties annexes