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Dans Les Mots, récit autobiographique, Jean-Paul Sartre explique sa relation à l’objet-livre alors qu’il n’appartenait pas encore à la « communauté de lecteurs[1] » :

Avant d’être le vecteur du texte, le livre se donne donc d’abord comme objet de culte, instrument d’une étrange liturgie. […] Je ne savais pas encore lire mais j’étais assez snob pour exiger d’avoir mes livres. […] Je voulus commencer sur l’heure les cérémonies d’appropriation. Je pris les deux petits volumes, je les flairai, les palpai, les ouvris négligemment "à la bonne page" en les faisant craquer. En vain : je n’avais pas le sentiment de les posséder. J’essayai sans plus de succès de les traiter en poupées, de les bercer, de les embrasser, de les battre[2].

Enfant unique, solitaire, élevé au milieu d’adultes, Sartre vit dans un environnement saturé de livres : sa famille est lettrée, passionnée de lectures, collectionneuse d’ouvrages, bibliophile. Sa conception de la « possession » du livre peut se comprendre comme la volonté de détenir, d’être l’unique propriétaire d’un ouvrage, mais aussi comme l’impression de se sentir habité et dirigé par une puissance surnaturelle, celle de la lecture ou de ses affres[3]. Comment un enfant peut-il comparer des livres à ses jouets et qu’est-ce qui explique, alors que la lecture lui est encore inédite, qu’il y perçoive toute une série d’enjeux et de sources de jouissances potentielles, littéraires et matérielles?

La population des 3-6 ans a la particularité de ne pas maîtriser l’acte de lire, mais d’être très fréquemment entourée d’ouvrages et de consacrer beaucoup de temps aux histoires : dès l’école maternelle, l’activité de lecture constitue un temps fort dans les activités pédagogiques et la vie de classe (temps d’accueil, avant les cours ; garderies du déjeuner et du soir). En dehors de la bibliothèque centre de documentation (BCD) dans l’école, chaque classe comporte un espace ou « coin lecture ». Dans les familles, l’achat de livres est important, au regard de la santé économique du marché de l’édition jeunesse qui représente 400 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2009[4], et au nom d’un projet éducatif, culturel, familial et/ou scolaire. Ces éléments démontrent que le livre est un objet familier que les tout-petits côtoient quotidiennement. Lorsqu’on lui lit une histoire ou qu’il est confronté à un livre, le tout-petit élabore des représentations qui portent à la fois sur le support matériel (l’objet-livre), sur le contenu du document – à commencer par les lettres et les illustrations (l’objet graphique), sur la narration et, enfin, sur les lieux d’accès au livre (l’objet de consommation). « Ces différentes représentations ne sont que partiellement indépendantes les unes des autres. Le support matériel, par exemple l’image de la première de couverture, concourt à la production des représentations textuelles[5] », et c’est à un continuum entre l’objet-livre et l’objet graphique que l’on aboutit, dans des cas concrets de paratextes ré-interprétés par les tout-petits. L’objet marchand, lui, renvoie à des pratiques de consommation déjà en place à cet âge. Dès lors, à l’image du petit Poulou (surnom de Sartre), que peuvent nous dire les 3-6 ans sur le livre et son contenu?

Pendant longtemps, les sciences humaines et sociales, et plus particulièrement l’anthropologie, n’ont pas « aimé les enfants[6] »; mais depuis peu un regain d’intérêt se manifeste. Les auteurs d’une étude ethnographique menée entre 2007 et 2009 (Graines de culture. L’inscription des pratiques culturelles chez les 3-6 ans) se sont immergés dans cette étape de l’enfance pour observer et saisir les univers culturels des tout-petits, leurs usages et représentations d’une pratique et d’un bien culturels[7]. L’objectif était de leur donner la parole pour qu’ils expliquent avec leurs mots ce que représentent la lecture et le livre pour eux[8]. L’intérêt de cette tranche d’âge s’explique du fait que ces trois années correspondent au cursus en école maternelle, soit un temps d’apprentissage et de découverte fort, important pour la construction identitaire.

Les travaux scientifiques sur ces premiers pas de scolarisation établissent que ce sont des années phares dans le développement de l’enfant, à commencer par son immersion dans la culture de l’écrit : la famille, l’école maternelle, le milieu social de l’enfant et l’environnement sociétal exercent tous, peu ou prou, une influence quant à l’entrée en lecture des tout-petits, en aiguisant leur éveil, en figurant une image du lecteur, en apportant « toutes les acquisitions en lecture et en écriture (les connaissances, les habiletés et les attitudes) que l’enfant réalise, sans enseignement formel avant de lire de manière conventionnelle[9] ». « L’émergence de l’écrit » passe par la lecture et facilite la transition vers l’ouvrage, puis vers l’apprentissage de l’acte de lire (décodage des lettres, encodage des sons et du sens des mots et des phrases). L’école maternelle française a pris conscience de ce processus et s’est d’ailleurs adaptée : « pour bien lire, l’enfant doit lire beaucoup et pour lire beaucoup, il faut aimer lire[10] », d’où l’entrée de la culture littéraire à la maternelle en 2008. La « Brochure rose littérature au cycle 3 » a invité les enseignants à faire preuve d’éclectisme culturel en proposant un parcours de lectures progressives à leurs jeunes élèves :

Pour saisir les rapprochements, apprécier les similitudes, les variations, les prolongements, les jeux d’imitation, les détournements, l’offre proposée par la liste nationale donne sa place aux textes de référence (les « classiques ») comme aux textes qui s’en font l’écho ou s’inscrivent dans la rupture avec ce patrimoine. Le parcours de lecture doit permettre de construire les échos entre les oeuvres lues et, quelquefois, entre celles-ci et les autres oeuvres d’art rencontrées par ailleurs (peinture, photographie, musique, architecture, élément du patrimoine, etc.), enfin entre celles-ci et les connaissances construites en histoire, en géographie, en sciences[11].

Un autre acteur de la politique publique considère avec beaucoup d’attention les 3-6 ans : les bibliothèques municipales (BM) ou les médiathèques proposent ainsi l’activité de « l’Heure du conte » et offrent toute une série de sélections ou de prescriptions d’ouvrages aux parents et familles des plus jeunes. Ces établissements ont ouvert très tôt leurs portes aux plus jeunes : ainsi, en 2010, sur 6 500 bibliothèques municipales françaises, on dénombrait plus de deux millions d’emprunteurs actifs « jeunes » et 3,5 millions de livres pour enfants dans les sections jeunesse[12].

D’un point de vue méthodologique, l’enquête a été menée dans deux établissements scolaires (Marne et Seine-Saint-Denis), au sein de sept classes de maternelle, tous niveaux confondus (petite, moyenne et grande sections), avec en moyenne 28 élèves par classe. Le brassage social et culturel de ces écoles publiques a permis l’accès à des enfants d’origines variées[13]. L’ethnologue suivait les cours assis à côté des tout-petits, était avec eux en récréation, aux heures d’arrivée et en attendant les parents le soir. Des minidiscussions, d’un maximum de cinq minutes, permettaient d’interroger les élèves et de revenir, durant plusieurs jours, sur leurs approches de l’objet-livre. Le « jeu de la maîtresse », à l’heure de la détente, rendait possible l’observation des pratiques de lecture. Un questionnaire sur les loisirs et la lecture a été rempli par des familles (30 réponses). Suivant la consigne « je dessine un endroit avec des livres » d’une séance de dessin organisée en classe de moyenne et grande section, les tout-petits, à plus de 80 %, ont représenté leur chambre, résultat qui atteste la connaissance de ce bien culturel, mais qui témoigne surtout d’une possession à titre individuel[14]. En parallèle, un terrain en sections jeunesse a été réalisé dans une BM (Marne), avec sept séances de « l’Heure du conte » ethnographiées, ainsi qu’une cinquantaine de saynètes avec des tout-petits et/ou leur(s) parent(s), la bibliothécaire, des pairs. Il est à souligner qu’aucun des tout-petits rencontrés n’a émis de critique ou grief contre la lecture et l’objet-livre et que tous parvenaient à le décrire.

Dans le cadre de cet article, les trois formes de représentations (objet-livre, objet graphique et objet de consommation) seront étudiées, à travers l’analyse des gestes, propos et dessins de « petits sujets[15] » sur le livre et la pratique de la lecture. Nous nous attacherons, en premier lieu, à étudier la perception du livre par les enfants, qui est avant tout matérielle. Nous nous arrêterons ensuite sur le fait que l’objet-livre s’apparente pour eux à un objet parmi d’autres, en raison notamment des nouvelles propositions d’ouvrages dématérialisés qui créent une zone de chevauchement certaine entre numérique et concret[16].

Avant d’être une histoire, le livre est surtout un objet

Descriptions des 3-6 ans de l’objet-livre : une matérialité détaillée et maîtrisée

Les tout-petits ont une manière bien à eux de répondre à la question « c’est quoi un livre? ». Soit ils disent que « c’est une histoire[17] », soit ils détaillent longuement la matérialité de l’objet. Selon eux, le livre se compose de différentes sortes de « feuilles », toutes importantes, qui permettent tant la lecture qu’un comportement avec l’ouvrage. Il y a d’abord celles qui sont « grosses » et résistantes : les 3 ans ne les nomment pas spécifiquement, mais les plus âgés parlent de « couvertures ». Dans une classe de petite section, l’enseignante, par exemple, organise sa lecture en commençant par la présentation d’un ouvrage : chaque enfant est invité à taper sur les feuilles en carton; il vérifie combien elles sont « solides », « dures » et « épaisses ». À cet élément concret les petits associent une raison ou une fonction :

  • C’est pour pas qu’il casse.

  • Comme ça, les autres feuilles, elles tiennent bien dedans.

Sur ces feuilles, il y a « les écritures » et les « dessins ». En dernière année de maternelle, la majorité des élèves les nomment « page ». C’est surtout leur manipulation qui retient leur attention : « elles sont fragiles, elles s’arrachent », « elles sont fines ». Le maniement du livre nécessiterait des précautions d’usage, mais il expliquerait surtout l’une des vocations des feuilles : « elles tournent », « quand on les bouge, elles racontent l’histoire ». Certaines explications d’enfants pour définir l’album ne sont guère éloignées d’un discours éclairé sur l’univers du livre et de l’édition : la page serait une « grande feuille pliée en deux », puis « découpée » pour être « collée avec les autres feuilles », avant d’être assemblée aux « deux pages en carton »; le tout permettant de progresser dans un récit narratif. Tout cela n’est pas sans évoquer la définition du terme livre donnée par Jan Van Haelst :

Réunion de feuilles de papyrus ou de parchemin pliées en deux, groupées en cahiers cousus ensemble par le dos et habituellement protégées par une couverture […], [elle] rend compte de la pliure, de la couture et de la couverture des cahiers qui en font la spécificité[18].

D’autres éléments sont décrits par les 3-6 ans comme intrinsèques à l’ouvrage : le « trait de colle » permet aux feuilles de tenir ensemble dans l’ouvrage. Ce dernier s’apparente à un contenant, matériellement assemblé pour accueillir des écritures et des images qui, une fois réunies, créent une aventure. On apprend aussi que, sur les couvertures, c’est « plus coloré que dans le livre », « que c’est écrit plus gros » ou que « des fois, il y a des paillettes et des miroirs[19] » : véritables repères, ces éléments rendent possible la découverte d’un titre à partir d’une identification visuelle. Certains constatent que la couverture est reproduite dans les premières pages des albums, évoquant intuitivement la page de titre : « Si tu ouvres à la deuxième page, ben c’est pareil, sauf que c’est pas la couverture. »

Enfin, ils parviennent tous à expliquer que le livre est un objet qui a un début et une fin, comme l’histoire d’ailleurs, dont ils connaissent le sens de progression, et ce, en se fiant à quelques astuces concrètes : « la page en dur », avec « les grosses lettres », s’impose comme la première à consulter; à partir d’elle le lecteur feuillette ensuite. Si des objets ou personnages figurant sur la couverture se retrouvent « la tête en bas », c’est que le maniement de l’album n’est pas correct : « Si le bonhomme il a les pieds en l’air, c’est pas bien tenu. »

Le livre est également présenté en fonction de son format et de son volume : de grands livres (« plus grand que moi ») permettent aux 3-6 ans de littéralement tomber dedans, comme avec les albums de Claude Ponti (43 X 27 cm) : « Ce grand format [est destiné] à l’exploration individuelle de l’image en promenant le regard sur toute la surface et dans toutes les directions[20]. » L’idée est ici que le tout-petit s’immerge dans les illustrations et traque le moindre détail dessiné pour se raconter une histoire, à lui-même ou à d’autres, celle qu’il invente à partir des images ou en se remémorant le texte lu. À l’inverse, quand les livres sont petits, nos enquêtés les manient avec une grande facilité. Aux 3-6 ans seraient dédiés des ouvrages « pas gros », « avec pas beaucoup de feuilles », alors que des livres « très épais […] avec des millions de pages » se destinent aux adultes. À cette nette séparation correspond la présence ou non d’illustrations : selon les déclarations recueillies, elles figurent dans les albums de jeunesse, mais pas « chez les grands[21] ». Interrogés sur cette inégalité, les 3-6 ans mêlent les notions d’âge et de savoirs pour expliquer ce constat :

  • Nous, on est des petits, on sait pas lire : mais les images, on les comprend, alors on comprend l’histoire.

  • Les adultes, ils ont les écritures pour lire : pas nous.

Ce sont les filles, davantage que les garçons, qui énoncent le plus facilement cette distinction; ce constat permet d’affirmer que, en matière de lecture, le dimorphisme sexuel[22] se donne à voir dès le plus jeune âge et concerne bien plus que la question des genres littéraires préférés : les fillettes paraissent plus investies dans la pratique de la lecture et tout ce qui s’y rapporte que leurs jeunes collègues masculins[23].

Néanmoins, les illustrations revêtent pour tous une grande importance : en plus d’être un support actif à la compréhension, elles stimulent la réceptivité des 3-6 ans. Ainsi, lors d’une lecture en classe de Quatre points et demi de Seok-Jung Yun, seuls les élèves découvrent, sur une illustration occupant deux pleines pages, la présence de fourmis et de coccinelles au milieu d’un champ d’herbes folles. Autre exemple : une élève de grande section trouve un album reprenant un code de couleurs et un graphisme similaires à ceux d’un autre ouvrage, lu en classe un mois avant. Cette ressemblance la frappe et rapidement elle associe ces deux volumes, expliquant avoir été aidée par des « détails » :

C’est Petit dernier, c’est la fille maintenant! Je reconnais sa tête (et elle pointe son doigt sur le visage du personnage). Je sais que c’est comme Petit dernier. Mais c’est une autre histoire, parce que c’est pas la même couleur, et puis là c’est une fille, c’est pas le garçon qu’on a lu […]. C’était pas Petit dernier parce que sur la couverture c’était vert, alors que Petit dernier c’est bleu et il y a du rose. […]. Et il y avait un gros point rose sur les lettres : je me suis souvenue de çà aussi, parce que je trouvais que c’était joli dans Petit dernier. J’ai envie de le lire.

C’est grâce à des images semblables que la notion de collection ou de série prend intuitivement sens pour elle, ainsi que l’idée qu’une histoire appréciée peut encourager la lecture d’oeuvres d’un même auteur. « Sans l’illustration, le livre perd toute son intrigue […], les albums représentent la porte d’accès aux livres[24] » : les images apportent un appui direct à la compréhension et permettent aux tout-petits d’avancer progressivement dans le plaisir de la découverte et dans l’appropriation du sens des ouvrages qu’ils compulsent.

Suivre certains codes matériels avec l’ouvrage : des 3-6 ans plus ou moins respectueux

La matérialité intervient aussi dans la définition des attitudes à l’égard du livre, celles qui sont souhaitables et tolérées, mais aussi celles qui sont à proscrire. Sorte d’apprentissage « l’air de rien[25] » de la pratique de la lecture, les tout-petits font défiler une sorte de fil rouge à partir de l’objet-livre, qui recouvre des éléments propres au maniement de l’ouvrage, à l’attention à apporter à son intégrité et à la manière d’appréhender la lecture en elle-même. Tout cela se combine dans les déclarations des 3-6 ans au sujet des codes et usages à respecter. Nous avons déjà fait allusion à la façon de tenir correctement l’ouvrage, dans le « bon sens » comme ils le disent eux-mêmes. Érigée en tant que norme, l’obligation de ranger les livres pour ne pas les abîmer semble tout aussi importante pour les tout-petits, notamment en petite section où les enseignants se montrent fermes sur cette exigence. Conscients de la nécessité de suivre cet impératif, et soucieux de satisfaire l’adulte, les 3-4 ans sont beaucoup plus enclins que les 5-6 ans à appliquer et faire respecter cette recommandation.

Pour lutter contre toute forme de risque que l’exemplaire pourrait courir[26], le rangement s’impose, et dans un meuble spécifique. Pour certains, il est même fermé à clé, avec des « fenêtres en verre », accentuant tant sa mission protectrice que la valeur du contenu. Cette localisation permet aussi de retrouver facilement les ouvrages. La fragilité de l’objet explique le recours au meuble et la pratique de la relecture, courante, implique de pouvoir localiser facilement les ouvrages. S’ils insistent pour dire que les livres ne doivent pas être « en bazar », ils ne l’expliquent pas : ils répondent initialement « parce que », comme si cela allait de soi. En creusant le sujet, on s’aperçoit que les parents (plus spécifiquement les mères) ainsi que la « maîtresse » sont évoqués. Ces adultes transmettent aux enfants des indications sur certaines règles à respecter et les 3-6 ans les reprennent à leur compte, s’appropriant de fait un comportement de lecteur :

  • Maman, elle dit toujours qu’il faut que je les range, mais moi, je les lis tout le temps, alors je dois pas les ranger.

  • Maîtresse elle nous explique comme ça avec le coin-livres.

L’espace de rangement implique un ordre pour disposer les ouvrages, et les enfants affirment le connaître : dans le coin livres d’une classe, des photocopies de couvertures, par exemple, invitent les élèves à placer « le bon livre qui va dessus, celui qui est pareil ». De grands bacs avec des « nuages roses, bleus, verts » correspondant aux pastilles collées sur les couvertures des albums, facilitent aussi le classement (« tu regardes la gommette et tu mets le livres avec la bonne couleur »). Toujours en imitant les adultes, les petits s’initient progressivement à un ordre raisonné, préfigurant le classement alphabétique.

Le rangement s’opère aussi à la maison. Lors de la séance de dessin sur « l’endroit où je peux trouver des livres », deux dessins sur un total de 23 se situent dans une BM, le reste figurant la chambre de l’enfant, avec des livres disposés dans des meubles :

  • Il faut les mettre dans la bibliothèque, comme ça tout est là quand on veut lire.

  • Et j’ai aussi une armoire à livres, avec quatorze livres dedans. Elle ferme, y a que moi qui sait que mes livres sont là.

Une petite fille de 6 ans ira plus loin : « C’est joli aussi quand ils sont rangés tous ensemble les livres, ça fait joli dans la chambre, moi je trouve ça beau. » Classés, les livres créeraient une image esthétique, et dans cette idée résonne une évocation de la bibliophilie et de la passion que certains lecteurs peuvent entretenir avec l’objet-livre.

Arrive alors l’idée de la possession : avoir ses ouvrages à soi, s’affirmer comme le propriétaire, satisfait les 3-6 ans qui se sentent investis d’une responsabilité. À leur tour, ils sont les garants de l’intégrité physique des ouvrages. Les albums dans la chambre ou les livres reçus en cadeaux sont autant de mandats confiés aux petits pour qu’ils développent des (futures) pratiques de lecteurs.

Cependant, il faut se prémunir contre une initiation « enchantée », instaurée par l’action des adultes. Jusqu’à présent, nous reprenions les propos des 3-6 ans en nous attachant à les analyser. Dans leurs déclarations, ceux-ci détaillaient des actes malveillants à proscrire : écrire dans un livre, le mouiller, le jeter par terre ou lui retirer des pages. Dans les classes, le chercheur a observé la présence d’ouvrages abîmés, de feuillets ou cahiers arrachés et rafistolés avec du ruban adhésif, de pop up ou tirettes qui ne fonctionnent plus, d’illustrations et de textes largement caviardés par des traits de crayon et de feutre qui témoignent à charge contre ces propos idéalisés des 3-6 ans. Dans les faits, les bonnes manières à l’égard du livre sont moins manifestes. Confrontés à ces détériorations, les tout-petits réagissent d’une manière identique : d’abord, ils nient toute responsabilité individuelle dans ces dégâts, puis ils incriminent les « bébés », ceux qui ne sont pas scolarisés, puisqu’une fois à l’école, « on est des grands » et surtout « on sait qu’il ne faut pas le faire ». Respecter un ouvrage s’apprend donc à travers un processus de responsabilisation dont a mission la maternelle.

Que déduire de ces explications enfantines? D’abord que les 3-6 ans ont une conception de ce qui est autorisé et interdit de faire avec un livre, ayant intériorisé un discours tant sur l’objet que sur son fonctionnement et son usage. Ensuite, la lecture chez eux étant très répétitive et la manipulation s’apprenant progressivement – on ne naît pas lecteur, on s’initie à tourner les pages de moins en moins violemment, en dosant la force de la main et la synchronisation des doigts –, l’état des livres s’explique souvent par un usage intensif. À l’utilisation fréquente par des mains plus ou moins expertes – mais passionnées aussi, l’envie d’aller au plus vite vers le passage préféré ou vers la fin – répond la détérioration : « Le livre d’enfants […] manipulé plus ou moins soigneusement par de petites mains malhabiles ou mal intentionnées, froissé, gribouillé, déchiré; voire dépecé […] porte les stigmates de son destin[27]. » Néanmoins, un ouvrage, même sévèrement endommagé, n’est pas rejeté, il est encore lu, comme les autres, peut-être avec un peu plus de précautions, et certains enquêtés considèrent qu’il a un statut à part, « pas comme les autres ». Une autre étape se profile, celle d’une relation affective avec un objet, empreinte de sentiments, comme le plaisir éprouvé avec l’histoire ou avec celui qui la lit pour l’enfant.

Désacralisation et dématérialisation : le livre a-t-il un l’avenir?

Un rapport curieux et distancié des 3-6 ans au livre

L’école maternelle développe une approche ludique autour de la lecture, poursuivie par les familles : lectures communes d’histoires, achats sous forme de cadeaux, fréquentation de la BCD ou la BM. La lecture est un moment fort de partage (entre pairs, entre le petit et un parent, dans la fratrie), d’où une vision positive, joyeuse de l’univers du livre qui est assimilé au jeu, au plaisir et à la détente. Mais ne nous y trompons pas : quand on propose une série d’activités aux 3-6 ans, lire n’arrive pas en tête des préférences. Jouer (au ballon, à la poupée, avec les amis ou la fratrie, aux jeux vidéo), faire du sport (vélo, football, natation), regarder la télévision sont les trois premières pratiques plébiscitées par les enquêtés. De plus, ces derniers regrettent que la lecture demande du temps et des efforts (pour suivre, écouter l’histoire; pour finir l’album commencé). Dans un arbitrage entre le coût investi et la rentabilité qu’ils peuvent attendre en retour, ils placent la lecture au dernier rang, au profit de plaisirs plus immédiats et faciles :

  • J’aime bien lire, mais c’est long des fois l’histoire, alors je préfère un DVD.

  • Faut bien écouter quand on lit, des fois j’ai pas envie : je préfère faire le foot ou jouer avec mes voitures.

La lecture est reléguée derrière d’autres activités, connotées comme nettement plus distractives, d’un accès et d’une maîtrise plus assurés pour les 3-6 ans. Il en va de même avec l’objet-livre où les enquêtés tiennent un discours distancié sur lui, loin de la tradition lettrée ou d’une forme de légitimité (respect du livre, objet sacré) : pour plusieurs enquêtés, les livres sont pratiques ou utiles pour « faire des maisons » pour leurs figurines, pour « avoir une rampe : tu le mets par terre, tu l’ouvres et tu fais glisser les voitures dessus ». « Le livre évoque aussi la maison : sa couverture, une fois ouverte, devient pentue comme un toit sous lequel le lecteur s’abrite[28] » : les 3-6 ans prennent au pied de la lettre cette invitation à la protection et la détournent pour jouer. S’exprime là une vision fonctionnelle de l’objet, qui devient chose, outil, élément d’un décor dans lequel s’intègrent d’autres jouets. Il faut souligner aussi que, parmi les dessins recueillis et précédemment évoqués, sept représentent un meuble où jouets et livres cohabitent dans une proximité évidente.

Le discours se fait plus précis quand on se focalise sur les moyens d’écouter une histoire. Entre le DVD, le CD, des postes de télévision ou de radio, l’écran d’ordinateur, le téléphone (en moins grande proportion pour ce dernier) et la lecture du livre, il y a finalement peu de différences : chacun permet d’avoir accès à la narration d’un récit, et si la manipulation d’un ouvrage plaît aux petits, « mettre dans le trou et appuyer sur le bouton » crée un sentiment de compétence et de réussite encore plus grand. Entre un lecteur CD avec un texte-lu et un ouvrage, les enquêtés préfèrent le premier : « Tu écoutes, tu regardes sur le livre avec les images, mais tu as toutes les voix, quand c’est un animal, ça fait le lion, l’oiseau, ça fait le bruit de la voiture aussi. » La lecture seule, par un lecteur, ne proposerait donc pas une appropriation du texte aussi complète que s’il est accompagné des bruits contenus dans l’histoire. De plus, il apparaît que les 3-6 ans développent une perception sensorielle des histoires. Ceci est d’autant plus vrai que, avec des supports où images et sons sont présents, les enfants déclarent mieux comprendre l’aventure :

  • C’est vraiment mieux quand tu entends la voix des bonhommes.

  • Je mets le DVD et je regarde tout seul […], c’est pratique.

  • À la télé, c’est mieux, et ça prend moins de temps, ça va plus vite, je comprends mieux, je l’ai tout de suite comme ça l’histoire de Dora.

Tout est dit dans cette dernière citation : immédiateté et facilité d’accès à une histoire, meilleure compréhension avec des personnages animés, moindre effort pour visualiser les situations. Le tout avec une télévision et un lecteur de DVD que les tout-petits parviennent totalement à faire fonctionner seuls : là réside un ultime gain, l’autonomie dans la pratique, l’enfant n’ayant pas besoin d’un adulte ou d’un tiers pour obtenir satisfaction.

Si les 3-6 ans expriment clairement une hiérarchie implicite, deux bémols doivent être apportés. Tout d’abord, même si le DVD leur paraît plus rentable, entre son visionnage et la lecture du soir avec un parent, les petits n’hésitent pas : la seconde l’emporte, le partage créé durant ce moment, dans la chambre et très souvent dans le lit même de l’enfant, et l’importance de la voix d’un être cher se combinant pour transcender la lecture. Le livre s’assimile alors à un objet transitionnel enrichissant la relation parent-enfant. Ensuite, la variété des formats où trouver une histoire ne semble pas décontenancer les 3-6 ans, au contraire : le livre n’est plus le seul médium où tel héros prend vie, il en est un parmi d’autres. Un garçon connaît Astérix, raconte l’histoire ou parle des personnages, mais sa rencontre initiale avec ce classique de la littérature jeunesse est inattendue : « On le trouve dans la boîte de Vache qui rit, en tatoo. » Une petite fille connaît « par coeur » les histoires de Babar, mais sans jamais lire d’album : « Je l’ai dans ma radio, et j’écoute quand je veux, j’adore trop. » L’idée d’une sacralité de l’objet leur semble incongrue. La singularité de la fiction littéraire, quant à elle, disparaît puisque certains enfants ne font pas de distinction entre les livres, les dessins animés ou les miniséries inscrites sur des boîtes de céréales. L’enfant peut (re)trouver des personnages partout, pas seulement dans des ouvrages, pas exclusivement grâce au texte. Nous sommes là en présence d’éléments s’inscrivant dans une culture générale des enfants avec des héros, littéraires mais pas uniquement : des héros de la société de consommation[29] plutôt. Il y a un chevauchement des médias et des supports, orchestré par la société de loisirs de masse, que l’on évoque en termes de culture transmédiatique faite d’hybridations et fonctionnant selon une logique de circularité[30] : « Depuis une trentaine d’années, […] les industriels passent des accords avec les éditeurs pour qu’ils proposent des livres qui hésitent, dans leur principe, entre le produit dérivé et l’objet promotionnel[31]. »

Les 3-6 ans ne sacralisent pas le livre en tant que médium unique permettant d’accéder à une histoire; ils vont même jusqu’à l’intégrer à leurs jouets. Ils entretiennent un rapport à un objet, à un outil qui, s’ils l’apprécient, ne constitue pas leur seule référence. Cette forme de « ringardisation[32] » du livre étonne avant tout les adultes, à commencer par les chercheurs, les tout-petits ne comprenant pas l’intérêt de savoir comment ils ont connu tel personnage, renvoyant l’ethnologue à ses questions avec une fin de non-recevoir :

  • Ben j’en sais rien moi, tu poses des questions nulles.

  • C’est pas grave comment j’ai vu : moi je te dis que je connais Dora.

Ils ont intégré cette profusion de produits commerciaux, et il s’agit là d’une norme dans leur univers : « Leur culture est “mosaïque” […] avant tout télévisuelle et numérique [et elle impose] la généralisation du zapping[33]. » Ce sont les descendants directs des Digital Native, qui assimilent les avancées technologiques et le merchandising, sans se poser de questions, en les intégrant à leurs pratiques culturelles, comme celle de la lecture.

Des pratiques inédites développées par de nouveaux outils : des 3-6 ans qui préfigurent le lecteur de demain?

Les frontières génériques de l’objet-livre bougent profondément avec les apports technologiques qui permettent d’avoir accès à un ouvrage en format numérique et sur écran. Certains auteurs jeunesse travaillent cette altérité, à l’image d’Hervé Tullet avec Un livre. En recevant en format PDF les épreuves de son éditeur et en les feuilletant à l’écran, il explique à la journaliste Laure Cognet que son projet de départ « était de montrer tout ce que l’on pouvait faire avec un livre papier, alors qu’en réalité, on peut tout aussi bien en faire une application iPhone[34] ».

C’est alors la logique du jeu, rendue possible par les développements numériques, qui va constituer un processus créatif, métamorphosant le ludique des pages de papier en amusement sur l’écran. Dans Un livre, le lecteur est constamment sollicité : « maintenant clique cinq fois sur le rond jaune… », et sur la page suivante, cinq cercles colorés apparaissent. L’enfant peut faire semblant de « cliquer » sur son livre, avec son doigt et en tournant la page; sur le téléphone intelligent, il appuie sur l’écran tactile et, immédiatement, apparaît l’illustration suivante. Il peut aussi secouer le livre pour faire osciller les ronds, « souffler pour enlever le noir » : le petit lecteur « manuel » du livre en papier fait tout seul, avec son imagination, alors que celui de l’application sur écran se voit aidé par la technologie et peut s’émerveiller d’une autre manière avec les modifications de taille et d’agencement des ronds[35]. Le film publicitaire pour cet album[36] diffusé en Grande-Bretagne montre d’ailleurs trois jeunes usagers qui s’amusent avec la version papier : le geste manuel est sûr, reproduisant à l’identique celui fait sur un téléphone intelligent. Le slogan conforte l’idée de la force de la lecture : « It’s not magic… it’s the power of your imagination ». Reste à savoir ce qui plaît le plus aux petits lecteurs : la reproduction sur un format papier de gestes pratiqués sur un téléphone portable intelligent? le maniement ludique d’un livre papier? ou bien la trame du récit avec ces ronds colorés qui bougent de page en page?

Une autre illustration peut être fournie avec le livre Toy Story téléchargeable sur iTunes d’Apple et accessible sur écran. La présentation du produit appelle des fonctionnalités que le livre, version papier, ne peut concurrencer :

Toy Story t’entraîne dans une aventure extraordinaire : une expérience interactive mêlant lecture, jeux, bandes-annonces, coloriages, mélodies et surprises à chaque page. Écoute l’histoire, enregistre-la avec ta propre voix […] choisis le mode “Lis-moi l’histoire” pour écouter l’histoire ou suis-la à ton rythme. Tu peux aussi enregistrer l’histoire avec ta propre voix et l’écouter ensuite! Touche l’écran pour créer des effets sonores et jouer avec les voix des personnages du film. Rends-toi directement à ton passage préféré de l’histoire grâce à un index visuel ou reprends l’histoire là où tu l’as laissée[37].

Au récit narratif s’ajoutent des bruits, des animations et des appels fréquents pour passer du récit au film animé, dans une sorte de boucle entre le texte et le dessin. C’est l’enfant lecteur qui crée, en partie, et quand il le désire, les « effets sonores ». Cette participation active à la lecture se veut source d’amusement.

La technique et le numérique modifient-ils radicalement l’appréhension du livre par les tout-petits? Le marque-page est relégué au rang d’antiquité, le logiciel permettant de mémoriser les passages préférés. Cependant, on invite le tout-petit à tourner les pages, comme s’il s’agissait d’un format papier, l’écran numérique montrant ici une sorte d’hésitation à s’émanciper totalement de l’héritage du codex. L’application présente une fonctionnalité pour enregistrer des voix (le lecteur, les parents) et suivre ainsi l’aventure grâce à ce texte-lu : ne se retrouve-t-on pas dans une déclinaison modernisée et « technologisée » de l’oralité, à l’image des veillées d’antan où le conteur récitait pour un public d’auditeurs? La fameuse révolution numérique ne fait-elle pas penser à un work in progress où les pratiques et usages traditionnels de la lecture se meuvent, sans forcément connaître de rupture fondamentale, le tout s’imbriquant plutôt dans une progression graduelle?

De plus, si l’on considère que le livre jeunesse est « un domaine où se joue plus qu’ailleurs la question de la transmission[38] », comment cette dernière doit-elle être interprétée si le tout-petit découvre et manipule seul ses albums numériques? ITunes invite les parents à enregistrer leur voix pour lire Toy Story à leur(s) enfant(s) – ce qui, en soi, n’est qu’un ersatz de la lecture à voix haute – mais cette pratique hypothèque, parallèlement, une partie du plaisir partagé entre le parent lecteur et son enfant et la connivence affective qui en découle, la médiation s’opérant via un support électronique « froid ». Enfin, l’emblématique « je scrolle » n’est-il pas synonyme du défilement traditionnel de la page? Il « rappelle le codex qui se déroulait. Donc est-ce une avancée technologique? C’est un réajustement technique[39]. »

Le livre n’est pas un objet neutre pour les 3-6 ans, qui nouent un rapport affectif et sensible avec lui. Ils développent des pratiques en s’appuyant sur une approche sensorielle, leur vision et leur toucher jouant un rôle crucial, comme leur main qui feuillette sans cesse le livre et leurs doigts qui détaillent les illustrations ou qui suivent les lettres et les mots. Ils s’initient au monde du livre à travers une exploration physique et matérielle de l’objet. On peut déjà parler de « plaisir du texte » au sens où l’entend Roland Barthes, qui définit la lecture comme activité ludique dans laquelle jeux, découvertes et imagination se répondent. Cette immersion dans le monde des lecteurs se fait aussi en suivant l’exemple des adultes, selon un processus de transmission par imitation.

Cependant ce bilan est à nuancer. Si l’on considère les écritures et les images, force est de constater que l’écran est le plus à même de satisfaire les attentes des 3-6 ans. Les écritures, présentées comme « ce que les bonhommes disent » ou « quoi c’est quand ils se parlent », sont de fait perçues comme des paroles, des échanges verbaux. Dans un dessin animé ou un texte-audio lu, les tout-petits entendent alors des écritures, le livre s’assimilant à un DVD ou un CD. Les images du livre sont identiques à celles des films d’animation ou à celles des jeux vidéo, les illustrations des personnages correspondent aux peluches ou aux visuels présents sur de nombreux produits sériels (vêtements, mobilier, produits hygiéniques et alimentaires). Dès lors, si ce qui figure dans le livre papier est similaire à ce que les 3-6 ans peuvent entendre et voir sur un écran et sur une myriade d’objets promotionnels, quelle est la spécificité du livre pour ces enfants? C’est alors qu’ils développent une logique et une approche autres que celles des adultes en matière de lecture et de livre. Car, au moment où l’on parle tant de la fin du livre et des effets encore difficilement imaginables de la (r)évolution numérique sur la pratique de la lecture, ce public spécifique de lecteurs apporte un témoignage pertinent pour réfléchir à ce « temps de basculement[40] » inédit. C’est un livre, album de jeunesse de Lane Smith, est-il une prophétie annonçant le déclin du livre, ou faut-il y voir une facétie de cette auteure jeunesse, au regard des discours toujours plus alarmistes des « grandes personnes »? Les échanges entre les deux héros de l’album servent à nourrir cette question :

  • Qu’est-ce que c’est que ça?

  • C’est un livre.

  • Comment on fait défiler le texte?

  • On ne peut pas. Il faut tourner les pages. C’est un livre.

  • On ne peut pas s’en servir pour tchatter?

  • Non, c’est un livre.

  • Ça envoie des textos? Ça va sur Twitter? Ça marche en Wi-fi?

  • Non… c’est un livre[41]!

Les têtes blondes d’aujourd’hui et de demain se retrouveront-elles, à trop fréquenter les téléphones intelligents et autres liseuses ou applications, démunies devant le maniement de l’objet-livre et son mode de fonctionnement, oubliant les manières de faire induites par la pratique de la lecture? Sans pronostiquer l’avenir du livre – on ne saurait être « croquemitaine ou bonne fée[42] » – on constate que les processus de socialisation culturelle et lectorale des 3-6 ans et leurs pratiques avec l’ouvrage restent intenses et émotionnellement investis. Le livre est concurrencé par le numérique, mais il est aussi fortement apprécié, notamment parce qu’il symbolise un objet transitionnel. C’est aussi un outil pour jouer, comme le suggère le dernier album de Lane Smith, C’est un petit livre : il peut servir de « chapeau », faire « coin-coin » ou être « un toit » dans une maison de cubes. Les enfants en parlent avec affection quand il s’agit de la lecture du soir « avec maman, notre rendez-vous d’amoureux » ou des cadeaux « du Père Noël ». Ils l’identifient aux héros qui y figurent, manifestant l’incorporation d’une culture littéraire, de Bécassine (« quand mamie elle était petite ») à Samsam (« tu regardes pas “Midi les zouzous[43]”? »), en passant par les super-héros de Marvel (« trop forts Spiderman et les X-Men ») : nos enquêtés connaissent leurs classiques, ceux hérités culturellement et ceux de leur génération. Ainsi, avant même d’être techniquement lecteurs, ces 3-6 ans peuvent parler longuement du livre, de la lecture et de littérature. Il y a là un discours et des pratiques qui définissent peut-être des processus d’utilisation et une figure du lecteur qui nous sont encore inédits.