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Les années 1990 n’ont guère été prolifiques en matière de production de livres, d’articles ou de communications prenant la néologie comme thème, tandis que peu de rencontres scientifiques spécifiquement consacrées au sujet ont été organisées. Cependant, la néologie et son corollaire, la formation des mots, sont toujours demeurés des objets d’enquête sur au moins deux plans : la recherche terminologique, notamment au Rint, et la recherche universitaire sous la forme de projets subventionnés et sous celle de la rédaction de mémoires et de thèses.

L’ouvrage soumis ici à l’examen est un fort volume issu, justement, d’une thèse de doctorat en linguistique achevée en 1996. L’auteur envisage la néologie non seulement à partir des théories linguistiques qui s’y arrêtent sous l’angle de la morphologie, principalement, mais il a poussé son étude du côté d’autres disciplines, comme la phonologie, la syntaxe, la sociolinguistique, l’analyse du discours, la pragmatique, etc. Bref, il balaie tout le spectre de la néologie. Au résultat, l’ouvrage établit une correspondance intéressante entre quelques concepts fondamentaux de la vie du lexique comme la « morphologie », la « formation des mots » et la « néologie », cette dernière s’ouvrant sur de plus vastes perspectives.

Le travail d’analyse est fondé sur un certain nombre hypothèses :

  • La néologie n’est pas un phénomène marginal sur les plans quantitatif et qualitatif ;

  • Le concept est plus large que ce que laissent croire les perceptions traditionnelles ;

  • Le concept n’est pas linéaire, mais gradué ou scalaire, ce qui explique les registres de jugements et la palette des formes associées à l’idée de « néologisme » ;

  • Les conditions de production des néologismes (types de locuteurs, circonstances, lieux…) pourraient créer des inégalités ;

  • Une typologie universelle des procédés de création est-elle envisageable ?

  • L’établissement de corrélations entre les types de procédés et les conditions d’émission est-elle possible ?

Jean-François Sablayrolles [JFS] cherche à vérifier ces hypothèses et à étudier ces questions en se fondant sur un ensemble de six corpus et sur leurs examens comparatifs. Toutefois, la recherche est restreinte à la langue courante ; les aspects pathologiques, le creusement des dimensions historiques et l’envergure universaliste ont été évacués de l’analyse ou allusivement effleurés. Sous l’angle de l’abord théorique, l’auteur sollicite des chercheurs généralistes (langue générale), surtout des Français, chacun représentant un courant de pensée linguistique (analyse du discours, morphologie généraliste, sémantique du texte, lexicologie, etc.), ce qui est tout à fait recevable. Il délaisse ou ignore – il ne le dit pas – presque totalement les recherches francophones extérieures à la France.

L’ouvrage est divisé en trois parties, chacune étant redéployée en trois chapitres. La première section trinitaire (chapitres 1 à 3) est chapeautée par l’état de la question ; la seconde (chapitres 4 à 6) porte sur l’examen méthodique du concept de « néologie » et sur des propositions de définitions ; la dernière (chapitres 7 à 9) est une analyse des dimensions sociolinguistiques et énonciatives d’un corpus de mots nouveaux recueillis entre 1989 et 1994 dans le milieu scolaire (textes écrits et productions orales), dans la presse écrite (journaux et magazines), dans la littérature, dans des chroniques et dans un réservoir fourre-tout (audiovisuel, conversations, affiches, etc.). Les sources du corpus constituent des geysers classiques du surgissement des néologismes, le classique des classiques étant bien entendu la presse. Aujourd’hui, on y additionnerait sans doute les canaux de discussion sur Internet.

Une très brève conclusion, 150 pages d’annexes, un court index notionnel et une généreuse bibliographie, aux références souvent incomplètes d’ailleurs, terminent le livre.

Le Chapitre un est un panorama évolutif du concept de « néologie » et de la métalangue désignative qui s’est développée dans l’histoire chez les Grecs, les Latins et les francophones. Trois facettes apparaissent toujours : le phénomène de la nouveauté, l’unité lexicale et l’acte créateur. Il est intéressant de noter que dans chaque civilisation, la nouveauté fait résonner les idées de bizarrerie et de connotation plutôt défavorables. Ce qui ramène à l’esprit le jugement fameux de la fin du xviiie siècle : « La néologie est un art, le néologisme est un abus. » Ce chapitre est un bon résumé historique pour le français, quoiqu’il soit fort discret sur la Renaissance, qui reste à mes yeux une période faste de façonnement du français. Il y a cependant une belle mise au point sur le sens de mot nouveau, nouveau signifiant davantage « récent, apparu depuis peu » que « parvenu soudain à l’existence ». On trouvera également dans ce segment une analyse de la famille lexicale de néologie effectuée dans une vingtaine de dictionnaires généraux dont la publication s’est étalée du xviiie au xxe siècle, recherche qui dresse un bon portrait de la vigueur de ce champ lexical et de sa carrière lexicographique. Il manque ici une analyse de la dimension polysémique du terme néologie à travers le temps, et particulièrement à l’époque contemporaine. Sur cet aspect, l’auteur aurait pu consulter ma contribution de 1989 intitulée « L’évolution du concept de “néologie” de la linguistique aux industries de la langue ».

Le Chapitre deux est d’ordre taxinomique. JFS recense les multiples typologies proposées pour classer les néologismes. La documentation scientifique amassée lui a fourni près d’une centaine de modèles plus ou moins apparentés (voir l’annexe I où ils sont déclinés). « Les différences sont si importantes, et les points de convergence parfois si minces qu’il est difficile de penser qu’il s’agit des mêmes unités linguistiques qui font l’objet des classements en question » (p. 71-72). Les causes multiples de ces écarts sont passées en revue : la taille et la place de la typologie dans les écrits, le degré d’approfondissement ou de raffinement, le niveau d’enchâssement ou de sous-ensembles, le nombre de types de premier niveau ou de grandes catégories, les variations qualitatives qui sont liées aux objectifs de la recherche, le secteur d’activité, le degré d’explication de la démarche par l’auteur, les fondements ou les critères de classement. Ces éléments et l’analyse d’un certain nombre de typologies présentées en ordre chronologique mènent l’auteur à proposer sa propre grille, ce qui enrichit davantage un catalogue typologique déjà bien alimenté.

En fait, ces classements sont totalement disparates dans le temps, dans leurs objets, dans leurs objectifs et dans leurs origines, ce qui peut expliquer un peu la pagaille. Les auteurs sont des linguistes (lexicologues, lexicographes, sémanticiens, grammairiens, etc.), des littéraires, etc. Et l’auteur est conscient de ces fractures, mais il tient à faire le ménage dans le zoo ! Un tableau comparatif est analysé suivant une douzaine de paramètres comme la nature du mot, le mode de manifestation de la néologie, la structure des néologismes, l’origine des formants, la sémantique… Ces paramètres sont tantôt d’ordre purement linguistique, comme ceux qui sont mentionnés ci-dessus, ou d’ordre extralinguistique, comme lors de l’analyse de la nature des référents, de la nature des émetteurs. La recherche est fouillée et elle fait ressortir, sans surprise, toutes les difficultés qu’il y a à vouloir hiérarchiser les modes de création lexicale ; mais, en palimpseste, elle en démontre la nécessité et, surtout, la faisabilité, cette dernière fût-elle imparfaite. Elle ne récuse pas le besoin d’un ou de modèles de référence, à preuve l’auteur propose sa propre typologie au chapitre six.

Le Chapitre trois est centré sur le recensement de la place du concept de « néologie » dans quelques cadres théoriques linguistiques et chez quelques chercheurs contemporains. JFS identifie et commente la panoplie des points de vue adoptés dans les études sur la néologie et sur ses produits, les néologismes. Corollairement, les grands types de discours sont examinés. Parmi les théories explorées, signalons le structuralisme, le distributionnalisme, le fonctionnalisme, le transformationnalisme, le générativisme. Parmi les linguistes, les noms suivants sont convoqués comme témoins : A. Martinet, J. Lyons, J. Peytard, L. Guilbert, M. Halle, R. Jackendoff, D. Corbin. Comme l’illustrent les noms cités, ce long détour déborde le cadre strict du français pour rejoindre d’autres langues comme l’anglais et l’allemand.

Ce chapitre est une tentative de circonscrire la place de la néologie dans la linguistique. L’auteur remarque fort à propos que peu de grammaires et de livres de linguistique parlent directement de la néologie. Ou on l’ignore, ou elle fusionne avec des idées comme la formation des mots, la créativité lexicale et la morphologie. C’est pour cela que les termes néologie et néologisme figurent si peu souvent dans les index des ouvrages sur la linguistique ou dans les colonnes des dictionnaires réservés à cette discipline. Très peu de recherches abordent pleinement le phénomène. C’est en traitant d’autres sujets que les linguistes parlent incidemment de la chose néologique. La position de l’auteur est claire : « Loin d’être une sorte d’épiphénomène, sans grand rapport avec la langue et la linguistique et, somme toute, impunément négligeable, la néologie nous semble au contraire occuper une place centrale » (p. 138). J’entérine entièrement cette prise de position.

Le premier tiers du livre trace donc un portrait de la néologie sous trois angles historiques :

  1. Le mot et sa famille lexicale ;

  2. Une synthèse des typologies dispersées dans la littérature documentaire sur le sujet ;

  3. Une synthèse de la place du concept dans la littérature documentaire sur le sujet.

Les trois chapitres suivants s’arrêtent sur un examen méthodique du concept de « néologie » que l’auteur se propose de définir de manière globale et cohérente. Son cheminement le conduit des formes que revêt la néologie jusqu’aux procédés de production, avec un chapitre intermédiaire axé sur deux des positions de résistance et sur le caractère évanescent du néologisme, à savoir sa durée de vie et ses rapports avec le dictionnaire, lieu du constat de l’existence concrète du lexique et des entreprises de hiérarchisation des mots.

Dans le Chapitre quatre, la nature de l’unité linguistique nouvelle (le néologisme) est recherchée dans les écrits publiés ces vingt-cinq dernières années en France par des chercheurs comme A. Rey, J. Tournier, B.-N. et R. Grunig, D. Corbin et quelques autres. Il est donc question de savoir si l’étude du néologisme et de la néologie doit passer par le mot, le morphème ou encore la lexie afin d’identifier l’unité centrale du lexique. Évoquant les difficultés conceptuelles et sémantiques des formes comme mot et morphème, JFS opte pour le terme lexie emprunté à B. Pottier. Mais au fond, cette décision est tout aussi contestable, car il donne à lexie le sens d’unité lexicale mémorisée se comportant fonctionnellement et sémantiquement comme une unité simple (voir p. 148). Ce sens, d’autres le donnent à mot, à terme, à unité lexicale, etc. C’est là un problème de choix terminologique irrésolu, tandis que questions et réponses tournent en rond. En outre, quand l’auteur discute de ses choix, il emploie le terme mot dans son sens traditionnel et dans divers autres sens relatifs à une théorie linguistique ou à une autre, ce qui ne simplifie pas sa tâche, faut-il le faire observer.

Est néologique, « tout emploi qui fait un écart par rapport à ce qui est emmagasiné dans le lexique » (p. 151). Sur ce plan, la lexie néologique peut être le mot, un morphème flexionnel, une unité inférieure ou supérieure au mot. À remarquer que lorsqu’une forme comme ex (p. 154) s’emploie en lieu et place de ex-conjoint ou ex-dirigeant, etc., elle ne peut plus être considérée comme un « préfixe » ainsi que le dit l’auteur. Elle passe du statut d’inframot, de partie de mot au statut de mot plein. Elle est devenue un nouveau mot complet (une unité libre) qui résulte de l’abrègement des formes-mères dont elle assume le ou les sémantismes. En étant le résultat de plusieurs réductions, le signe devient donc potentiellement polysémique. Par ailleurs, un mot (ex) peut-il être l’homonyme d’un préfixe (ex-) ? Les dictionnaires ne reconnaissent pas comme homonymes des formes telles auto et auto-, télé et télé-.

Les rapports entre l’idée de « néologie » et celle de « nouveauté » font l’objet du Chapitre cinq. La nouveauté a trait à la durée et à la comparaison avec quelque chose d’autre qui est préexistant et qu’elle vient rejoindre. Pour ce qui est de la durée, les néologismes sont répartis entre les hapax, qui se limiteront au discours, et les formes socialement diffusées, c’est-à-dire reprises par les locuteurs et/ou les dictionnaires. Mais en ce domaine, tout est relatif, comme le montre l’histoire du mot épinglette racontée aux pages 170-171. Cette histoire devrait être revue et actualisée à la lumière du français québécois. Le mot est donné comme un néologisme alors qu’au Québec il est présent depuis au moins 70 ans comme en fait foi le Glossaire du parler français au Canada qui l’enregistre déjà en 1930. Cet exemple introduit la dimension spatiale dans la question de la perception et elle fait de cette dimension une sous-catégorie de la durée ou du préexistant. Plus précisément, cet exemple interpelle la vaste figure de la francophonie, champ d’action peu étudié par JFS.

Une décennie d’usage semble rallier les opinions pour ce qui est de la lexicalisation. Ce qui amène la question de savoir par rapport à quoi le passage du statut de nouveauté à celui d’usage se mesure-t-il ? Le critère le plus objectif reste la comparaison avec le dictionnaire : la présence ou l’absence dudit mot dans un ou des répertoires de mots permettent de statuer sur sa valeur au regard de la nouveauté. L’auteur critique la méthode lexicographique ; il oppose sa portée pratique à la conception théorique de la néologie, qui n’est pas elle non plus l’objet d’un consensus dans la communauté scientifique, comme il est bien démontré dans la première partie du livre.

Le Chapitre six propose un récapitulatif des matrices lexicogéniques du français actuel fondé sur les recherches théoriques ou typologiques antérieures. JFS débouche sur une typologie raisonnée personnelle et nouvelle. Il établit un catalogue de procédés accompagnés de définitions et d’exemples tirés du corpus ou d’autres sources. Les grandes classes néologiques sont : les néologismes phonétiques ou graphiques, les néologismes morphologiques, les néologismes sémantiques et les figures de rhétorique, les néologismes syntaxiques, les néologismes d’emprunt (y inclus les calques formels et sémantiques). Cette typologie très (trop ?) complète déborde le lexique auquel se limitent généralement les lexicologues. C’est pour cela que la néologie syntaxique « est rarement reconnue » (p. 238) par eux. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ignorent son existence. Simplement, ils ne l’incorporent pas dans leurs recherches. La syntaxe dépasse le stade des unités codées et elle ouvre la porte à une infinité de productions qui concernent moins les intérêts lexicologiques. La néologie phonétique est également hors du champ d’action des lexicologues.

Dans une autre partie de ce chapitre, l’auteur expose les raisons qui l’ont amené à choisir le modèle matriciel de J. Tournier, typologie qui a été réaménagée pour les besoins du corpus et pour s’appliquer au français. Le tableau de la page 245 résume fort intelligemment la typologie retenue. Le paragraphe 6.4.4. expose les modifications apportées par l’auteur aux matrices de J. Tournier, par exemple la distinction entre la néologie flexionnelle et la néologie dérivationnelle, l’ajout des créations par parasynthèse, la distinction entre les mots composés et les lexies complexes… À noter que le féminin de professeur (p. 243) n’est pas formé « analogiquement par l’adjonction de la lettre -e », mais par la substitution du suffixe allomorphe féminin -eure au suffixe masculin -eur.

Les trois chapitres de la troisième partie sont regroupés autour des grands thèmes de la sociolinguistique et de l’énonciation.

Le Chapitre sept décrit le protocole de constitution du grand corpus et les grandes lignes de la grille d’analyse. Le corpus repose sur l’énoncé suivant : « Il s’agit de relever tous les néologismes contemporains, rencontrés çà et là, au gré du hasard » (p. 253). Un corpus qui n’exclut rien, même pas les fautes. C’est vaste, c’est vague. Le corpus est en fait constitué de six sous-ensembles : un sous-corpus scolaire couvrant les années 1989-1992, deux sous-corpus journalistiques (Le Monde – sans indication de datation précise – et douze périodiques datant de mars 1993), un roman de 1989 (Le burelain de R. Jorif), des chroniques littéraro-journalistiques (sans datation précise), un sous-corpus ponctuel oral (radio, télévision, conversations) ou écrit (affiches, cartes de visite, etc.) – tous deux sans datation précise. L’ensemble couvre la période allant de 1989 à 1994. À ce stade de la description, l’ordre de grandeur des unités rassemblées dans le corpus n’est pas noté.

L’auteur explique que ses « relevés se sont d’abord fondés sur l’intuition » (p. 254), le chercheur reconnaissant lui-même les limites inférieures et supérieures d’une telle approche, notamment son extrême subjectivité. Il contrevérifie donc ses néomots dans des dictionnaires, sans toutefois toujours recourir au même ensemble d’ouvrages pour la totalité de ses vocables, ce qui est critiquable. JFS reconnaît ainsi que le sentiment néologique personnel ne suffit pas et que le dictionnaire demeure le facteur de reconnaissance des formes nouvelles qui est le plus efficient socialement parlant, même s’il n’est pas parfait.

Il expose ensuite les étapes de l’établissement d’une grille de comparaison ainsi que le contenu de la grille, à savoir treize colonnes comportant autant de renseignements sur une forme : 1. le néologisme ; 2. la catégorie grammaticale ; 3. le type de néologisme ; 4. le champ sémantique, autrement dit les domaines ; 5. les traits syntactico-sémantiques ; 6. les remarques métalinguistiques ; 7. le mode de formation ; 8. l’étymologie proprielle, le cas échéant ; 9. la formation gréco-latine, s’il y a lieu ; 10. la typographie ; 11. la transcatégorisation ; 12. la référence ; 13. les renseignements divers. Chaque zone est explicitée. Curieusement, il n’y a aucune zone pour la fréquence dans le corpus. D’ailleurs, le chercheur ne précise nulle part à partir de quel nombre d’attestations il retient un mot dit nouveau. Une seule occurrence semble suffire.

Le Chapitre huit est consacré à l’examen des corpus et à l’exposition des résultats des comparaisons. De longues pages sont réservées à l’explication des cas problèmes et aux possibilités de classer un néologisme dans plus d’une catégorie à la fois. Les comportements non standard illustrent que les cases ou les règles ne sont pas étanches ou absolues.

Puis vient l’analyse statistique détaillée des néologismes suivant les treize cases du tableau et les différents corpus. Une étude comparative des résultats des analyses par sous-corpus suit. C’est dans cette partie que le lecteur apprend que le corpus est composé de 70 néologismes généraux tirés de la vie quotidienne, que Le Monde en fournit 385, les chroniques 135, les magazines 254, le roman 78, le scolaire 148, ainsi de suite (voir le tableau de la p. 317). Au total, 1070 néologismes ont été répertoriés (voir à la p. 332). Ce millier de lexies néologiques rassemble « 1355 procédés responsables » (p. 332) de leur formation. L’écart entre le nombre de lexies et le nombre de procédés est bien entendu attribuable au fait que deux ou plusieurs modes de formation peuvent convenir à une seule unité. Mais, peut-on croire que le français possède tant de matrices morphologiques ?

Le Chapitre neuf étudie les facteurs ayant présidé à l’éclosion des néologismes et les causes sociolinguistiques de leur émergence à un moment précis et dans des circonstances précises. L’auteur n’inclut pas la dimension spatiale, comme s’il était entendu que la néologie de langue française ne pouvait surgir que du seul territoire de la France. L’exemple de téléthon « importé des États-Unis » et des autres créations en -thon (p. 394, note 327) est très éloquent à cet égard. Il y a longtemps que des formes en -thon, notamment téléthon, figurent dans des dictionnaires québécois. Les facteurs et le faisceau causal sont respectivement classés par critères et par fonctions. Il y a trois critères détaillés : la position du locuteur (la supériorité, l’égalité, l’infériorité par rapport au vis-à-vis), le maniement de la langue (le bagage de connaissances préalables), les pressions à la source du détournement du code (le non-respect des règles de la grammaire et de la syntaxe). Quant au faisceau causal, il se ramène à quatre groupes de fonctions que le néologisme peut remplir dans un énoncé : les fonctions centrées sur l’interprétant (susciter une conduite, inculquer une idée, faire réagir), les fonctions axées sur la langue (le renouvellement, la défense, l’illustration de la langue), les fonctions centrées sur le locuteur (l’économie linguistique, le souci d’exactitude, etc.), les fonctions associant des causes diverses (le mélange de sources, d’intentions, d’effets).

Que conclure d’un tel essai qui explore toutes les galaxies de la néologie ? D’abord, dire que nous avons affaire à un puissant travail de recherche qui trace un portrait très actuel de la néologie de la langue générale. Ensuite, remarquer que la définition très large, très ouverte du phénomène de la néologie est si accueillante qu’en fin de parcours elle cerne mal la nouveauté par rapport au vocabulaire lexicalisé et par rapport à la norme. De ce point de vue, le livre laisse un malaise. Qui trop embrasse, mal étreint. Puis, constater qu’il n’est pas facile de vouloir réconcilier toutes les théories et toutes les dimensions plus ou moins étanches (la phonétique, le lexique, la syntaxe, la grammaire…) du problème. Le projet est défendable, ambitieux même, mais il possède les qualités de ses défauts et les défauts de ses qualités. J’ai des réticences à considérer que les écarts, les déviations par rapport à la grammaire, que les formes fautives soient des néologismes, du moins socialement parlant. Par exemple des conjugaisons comme ils alleront sont identifiées comme des néologismes. Or, il ne s’agit nullement d’une nouveauté, d’abord parce que c’est une forme ancienne de conjugaison qui s’est transformée en écart, ensuite parce que c’est une forme idiolectale employée par un chanteur. Autre exemple : l’auteur ne fait pas de différence entre un écart volontaire (correct qui est écrit correque dans un magazine) et un écart involontaire conduisant à une faute (acquérir qui devient acquir dans un travail scolaire). Dans les deux cas, la nature du « néologisme » est fort différente, ne serait-ce que sur le plan psychologique.

Plusieurs coquilles ont été repérées dans le texte ainsi qu’un certain nombre d’autres écarts – je n’ose pas dire néologismes ! Ainsi, pourquoi écrire québecquoise à la page 241 et Québécois à la page 382 ? Les nombreuses répétitions d’un chapitre à l’autre entravent la lecture. Ainsi, l’auteur reprend à plusieurs reprises la position théorique que défendait Danielle Corbin à l’égard des dérivés parasynthétiques. Il fait de même à propos de l’explication étymologique (la formation) du verbe désagrémenter ou d’autres mots. Quelques autres phénomènes sont aussi répétés périodiquement.

Au résultat, le lecteur a entre les mains un livre intéressant qui (r)amène la néologie dans la mire des linguistes et rappelle ce qu’affirmait déjà Louis Guilbert en 1973, à savoir qu’une « ère néologique est donc ouverte dans l’idéologie du moment ».