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La métaphore est habituellement définie, depuis Aristote, comme une figure de style faisant appel à une utilisation déviante du mot (voir par ex. Bordas [2003] pour une synthèse des différents courants théoriques sur la métaphore). Avec Lakoff (Lakoff 1980, 2003 ; Lakoff et Johnson, 1999 ; Lakoff, 1993), nous situons la métaphore sur le plan conceptuel, sa caractérisation imposant l’établissement de correspondances, ou plutôt, comme cet auteur l’a proposé ultérieurement, de projections (voir la post-face de Lakoff et Johnson 1980, 2003). Celles-ci s’effectuent d’un concept (ou cadre conceptuel) source sur un concept cible, la réalisation d’expressions de surface en attestant. Ainsi, la métaphore conceptuelle La recherche médicale est une enquête[1] (Vandaele 2003a) structure la façon dont la recherche médicale est conceptualisée dans notre société : le recours à la métaphore conceptuelle permet de projeter la représentation du concept source (l’enquête) sur le concept cible (la recherche médicale), de telle manière que le médecin ou le chercheur est perçu comme un détective, le malade, comme la victime, l’agent pathogène, comme le criminel, et la maladie, comme le crime. Ces diverses projections se manifestent par des expressions métaphoriques telles que le sida fait de nombreuses victimes ; les chercheurs traquent le coupable. Au sein d’un corpus, les différents modes de conceptualisation peuvent donc être appréhendés à partir de ces expressions – et donc des unités lexicales les constituant.

1. Domaines de spécialité et conceptualisation métaphorique

Différents travaux, réalisés dans le cadre de la sémantique cognitive depuis les travaux fondateurs de Lakoff, ont souligné l’importance de la conceptualisation métaphorique dans la structuration du langage en général (par ex. Reddy 1979[2]), mais aussi dans l’élaboration des théories scientifiques (Stengers et Schlanger 1989 ; Emmeche et Hoffmeyer 1991 ; Thagard 1992 ; Paton 1993) et, par conséquent, dans l’énonciation (Meyer et coll. 1997 ; Stambuk 1998) et la néosémie scientifiques (Raad 1989). Des recherches effectuées au cours de la dernière décennie confirment l’importance de celle-ci dans plusieurs domaines, par exemple en informatique (Mulder 1996 ; Meyer et coll. 1997 ; Rohrer 1997), en matière d’organisation des connaissances (Bies, 1996), en économie et politique (Cristofoli 1996 ; Dyrberg 1996 ; Stage 1996 ; Cristofoli et coll. 1998).

La conceptualisation métaphorique est bien entendu présente en biomédicine, domaine qui nous occupe particulièrement (Louis et Roger 1988, Keller 1999). Cependant, la plupart des travaux ont plutôt abordé la question sous l’angle des termes métaphoriques et ont assez peu exploré la question de la phraséologie et de la traduction (Vidalenc 1997 ; van Rijn-van Tongeren, 1997 ; Liebert, 1995 ; Méndez-Cendón, B. et Chang, L.-A. 2001 ; Temmerman 2000 ; 2002). Nos propres travaux appuient la thèse de l’importance des métaphores conceptuelles en tant que moteur de la créativité conceptuelle, terminologique et phraséologique en biomédecine, plus spécifiquement en biologie cellulaire et moléculaire, mais nous nous attachons à étudier la conceptualisation métaphorique en rapport avec la problématique de la traduction spécialisée et nous accordons une importance fondamentale à la caractérisation de la phraséologie (Vandaele 2004).

2. Conceptualisation métaphorique et traduction

Bien que la métaphore, envisagée selon différents angles, ait fait l’objet de nombreuses études (voir par ex. Ortony 1993 ; Bordas 2003), les études de la conceptualisation métaphorique en traduction ou en linguistique contrastive sont encore rares. La question est souvent abordée en traduction sous l’angle classique de la métaphore perçue comme une figure de style (Newmark 1981), avec les distinctions métaphore vive/métaphore morte (ou lexicalisée). Dès lors que l’on place la métaphore sur le plan de la pensée et non plus du mot, les descriptions classiques se montrent limitées : l’expression métaphorique ne fait rien d’autre que témoigner d’une conceptualisation particulière, qu’elle soit partagée par un ensemble de locuteurs d’une langue – voire la totalité – ou non. L’importance de la compréhension des concepts métaphoriques en traduction n’a pourtant été que récemment soulignée, notamment pour soulever la question du risque « de l’anglicisation » du lexique dans les différentes langues (Meyer et coll. 1998). Toutefois, les approches cognitives en traduction, en particulier sous l’angle de la métaphore, soulèvent de plus en plus d’intérêt (Feyaerts 2003 ; Schäffner 2004). En fait, il s’agit d’un enjeu majeur de la communication interculturelle (Osthus 2000) et nous faisons l’hypothèse que sa compréhension permettra de réévaluer les mécanismes cognitifs sous-jacents à la prise de décision traductionnelle ainsi que, comme le souligne Termmerman (2001), l’enseignement de la traduction.

En ce qui concerne la prise de décision traductionnelle, nous avions ainsi abordé, dans un précédent article (Vandaele 2003a), l’exemple du verbe impliquer dans des expressions du type : Les canaux calciques sont impliqués dans les mécanismes pathologiques des maladies cardiovasculaires. L’usage de ce verbe, souvent critiqué parce que pouvant être une traduction littérale de la forme verbale anglaise « to be involved » (Calcium channels are involved in cardiovascular diseases), trouvait sa validation dans la conceptualisation métaphorique de l’enquête parcourant le domaine biomédical. Il s’agissait en fait de décider si le verbe impliquer peut accepter comme sujet une unité lexicale qui ne dénote pas une entité animée, et comme complément une unité lexicale ne dénotant pas un crime ou un délit. C’est en fait la projection du cadre conceptuel de l’enquête sur celui de la maladie qui l’autorise, les constituants défectueux de l’organisme (ici les canaux calciques) ou les agents pathogènes étant conceptualisés comme les « criminels » responsables du « délit » (la maladie).

D’autres situations sont plus difficiles à résoudre. Ainsi en est-il du syntagme « drug handling » qui réfère, globalement, aux processus biologiques auxquels sont soumis des substances étrangères introduites dans un organisme vivant, à savoir l’absorption, la distribution, la biotransformation et l’élimination, comme par exemple dans l’exemple suivant : Congestive heart failure is a disease state distinguished by the regular presence of both renal and hepatic abnormalities in drug handling. One such abnormality involves flaws in the process of drug absorption[3]. Le syntagme est relativement fréquent en anglais, et on trouve également le verbe « to handle » dans des contextes du type : One of the most effective ways for the organism to protect itself is to enzymatically transform the xenobiotics into something the body can handle[4]. Or, il n’y a pas d’expression directement équivalente de « drug handling » en français : on parle plutôt de devenir du médicament dans l’organisme. Il est clair que la conceptualisation des processus en cause est différente en anglais et en français : l’anglais conceptualise l’organisme comme une entité (soit une entité animée douée de volonté, soit inanimée, du type machine) pouvant effectuer un certain nombre d’actions sur le produit. À l’opposé, le français conceptualise plutôt les substances chimiques comme des entités animées susceptibles d’évoluer dans un lieu, l’organisme. Si l’on s’arrête à la question de la traduction de « handle » ou de « handling » sous un angle purement lexical, il est fort probable que l’on passera à côté du mode de conceptualisation, pour produire en français une expression du type le traitement des médicaments par l’organisme, ce qui pourrait éventuellement passer dans un texte de vulgarisation, mais beaucoup moins bien, sur le plan de l’idiomaticité, dans un texte spécialisé. Par conséquent, l’appréhension du sens dans un domaine de spécialité impose non seulement de prendre du recul à l’égard des unités lexicales prises indépendamment – cela n’est pas nouveau – mais aussi de comprendre les différents modes de conceptualisation mis en oeuvre et la façon dont ils se révèlent dans les langues source et cible.

On remarquera ici que la problématique ne relève pas du terme, mais de verbes dont le statut, au sein de la langue de spécialité, n’est pas aisé à définir, si ce n’est qu’ils font partie de la phraséologie. Il est clair, par conséquent, que la maîtrise d’un domaine ne peut se restreindre à la seule connaissance des termes, surtout si, se fiant à une approche purement wüstérienne, l’activité terminologique se concentre sur les termes nominaux, qui désignent le plus souvent des entités. Plusieurs chercheurs ont remis d’ailleurs en question cette pratique, notamment pour proposer d’étendre le statut de terme aux unités lexicales autres que les noms (L’Homme 1998), ou pour proposer d’autres approches tenant compte, précisément, d’aspects relevant d’une problématique cognitive, comme les modes de catégorisation, les phénomènes de prototypie ou, précisément, les métaphores conceptuelles (Temmerman, 2000).

L’enseignement de la traduction spécialisée fait ressortir de façon évidente que si l’apprenant parvient assez vite à repérer les termes et leurs équivalents, il en est différemment lorsqu’il doit maîtriser la phraséologie. Des hésitations se font sentir tout particulièrement lorsqu’il s’agit de déterminer si une expression est purement compositionnelle et peut être traduite plus ou moins mot à mot (manger des pommes to eat apples), ou s’il s’agit d’une expression idiomatique dans la langue de départ qu’il convient de rendre par une autre expression idiomatique dans la langue d’arrivée. Le débutant a tendance à traiter les unités lexicales de façon indépendante, comme si le principe de compositionnalité était applicable à n’importe quel syntagme, ce qui se corrige avec l’apprentissage et l’acquisition de l’expérience. Les mécanismes cognitifs sous-jacents à certaines contraintes lexicales, quant à eux, restent largement inexplorés, l’opinion généralement admise étant que les expressions idiomatiques sont peu motivées, voire pas du tout, et doivent tout simplement être apprises par coeur.

Il est toutefois probable qu’un grand nombre d’expressions idiomatiques dans une langue témoignent en fait d’un mode de conceptualisation spécifique, les expressions correspondantes dans la langue d’arrivée ne répondant pas nécessairement au même mode de conceptualisation. C’est ainsi que la vieille querelle entre sourciers et ciblistes, revisitée de diverses manières selon les courants de pensée de la traductologie, refait surface, mais il est clair qu’elle ne se situe nullement au niveau strictement lexical, mais bien à celui de la pensée, l’expression linguistique ne faisant que témoigner de la conceptualisation sous-jacente.

La question de l’interférence linguistique s’en trouve du même coup renouvelée : la prise en compte des modes de conceptualisation ne permet plus de traiter l’anglicisme, ou le gallicisme, ou toute autre forme d’interférence, sur la seule base de la pertinence du mot, ni même sur la base de l’expression elle-même, mais bien sur la base des modes de conceptualisation en jeu. Du même coup, la prise en compte de ce paramètre permet de fournir une explication, sur le plan cognitif, de l’implantation dans une langue d’expressions compréhensibles d’emblée bien que non correctes si l’on se réfère à la norme linguistique établie. Ainsi, être dans le trouble (traduction littérale de to be in trouble en usage au Québec) ou être dans l’eau chaude (to be in hot water) sont d’emblée compréhensibles, parce qu’elles évoquent une métaphore conceptuelle semblable à celle qui est convoquée par des expressions idiomatiques du français telles que être dans la merde, être dans la panade, pédaler dans la choucroute, etc., à savoir Les ennuis sont des substances dans lesquelles se trouve une personne en difficulté. Sur le plan de la norme linguistique, cependant, bien qu’il soit morphologiquement semblable à « trouble » en anglais, trouble en français a une aire sémantique et des contraintes d’usage différentes. Si l’usage d’expressions de ce type se généralise au point qu’elles ne sont plus perçues comme « déviantes », l’expression sera tout simplement intégrée à la langue et, au besoin, une nouvelle lexie ou de nouvelles contraintes de régime apparaîtront.

3. Conceptualisation métaphorique et phraséologie

Notre hypothèse de travail fondamentale est donc que la phraséologie des langues de spécialité est largement gouvernée par les modes de conceptualisation sous-jacents, et plus précisément par la conceptualisation métaphorique. En retour, l’analyse de la phraséologie donne accès à la conceptualisation d’un domaine (Kittay et Lehrer 1981 ; Meyer et Mackintosh 1996).

Il est relativement aisé de rattacher une expression à une conceptualisation métaphorique donnée (Les chercheurs traquent le virus responsable de l’épidémie : La recherche médicale est une enquête), mais prévoir l’ensemble des expressions autorisées n’est pas aisé (Le médecin enquête sur la maladie du patient). En effet, Lakoff souligne, d’une part, que la projection d’un concept sur un autre est partielle (« The target domain overrides ») et, d’autre part, que plusieurs cadres sources peuvent se projeter sur le cadre cible (Lakoff 1993). Il est donc difficile d’estimer l’ampleur des réseaux lexicaux mis en oeuvre, c’est-à-dire les limites et la productivité de la projection, d’autant que la conceptualisation métaphorique peut motiver des expressions faisant consensus, mais aussi être à la source d’innovations lexicales, terminologiques ou phraséologiques.

Afin de caractériser les réseaux lexicaux mis en oeuvre, il est nécessaire de recourir à des outils de description linguistique complétant l’approche cognitive de Lakoff et permettant une description fine de la phraséologie motivée par les métaphores conceptuelles, ceci pour plusieurs raisons.

L’examen de quelques unités lexicales prédicatives indicatrices de conceptualisation métaphorique a montré que l’analyse des structures actancielles permettait de rendre compte de projections opérant d’un cadre conceptuel sur l’autre. Ainsi, pour message (entité contenant l’information X envoyée par Y à Z au moyen de W), l’examen d’un certain nombre de contextes du type Le message douloureux est véhiculé par les fibres nerveuses permettait d’arriver à la structure actancielle suivante (Vandaele 2003b, 2004) :

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Dans un tel schéma, les actants[5] de message (relations paradigmatiques) correspondent tous à des unités terminologiques faisant partie du domaine de la biologie cellulaire : X peut par exemple être réalisé par des termes dénotant un percept (la douleur : message douloureux, dans lequel il faut noter que l’adjectif est relationnel et non pas qualificatif), Y et Z, par des termes dénotant des cellules ou des parties de cellules, et W par des termes dénotant des molécules ou des fibres nerveuses. Or, les unités lexicales telles que message, bien que nominales, ne se laissent pas facilement intégrer dans les représentations terminologiques ou ontologiques dont les noeuds sont unis par des relations hyponymiques ou méronymiques (de Keizer 2000a, b), essentiellement, pensons-nous, parce qu’elles témoignent de la conceptualisation générale du domaine plutôt que de renvoyer à une notion précise. L’appartenance de message au domaine de spécialité est cependant en rapport avec la nature clairement terminologique des actants. Ainsi, dans l’exemple présenté, on considérera message comme une lexie indépendante appartenant au domaine de la biologie cellulaire, en raison du typage particulier de ses actants, d’une autre lexie message du même vocable. Ce type d’argument a d’ailleurs été proposé par L’Homme (1998) pour plaider en faveur de l’appartenance de verbes particuliers aux domaines de spécialité, certains révélant clairement, à notre sens, un mode de conceptualisation propre à ce domaine (par exemple les applications qui tournent sur les PC de bureau, en informatique [citation tirée de l’article sus-cité]).

Comme les représentations terminologiques classiques ne prennent pas en compte la nature prédicative de ce type d’unités lexicales, qui paraissent à première vue relever de la langue générale, ces dernières échappent au terminologue et posent de sérieux problèmes aux traducteurs. Il en découle que les combinaisons lexicales idiomatiques dans lesquelles ces unités interviennent seront également oubliées. Par conséquent, il devient essentiel de décrire les relations syntagmatiques caractéristiques du domaine[6], autrement dit les collocations, appelées aussi cooccurrences lexicales restreintes dans le cadre de la Théorie Sens-Texte (Mel’čuk 1984) ou combinaisons lexicales spécialisées dans le cadre de travaux sur les langues de spécialité (Meynard 1997 ; L’Homme 2001)[7]. Nous faisons de plus l’hypothèse qu’un grand nombre d’entre elles (l’ampleur du phénomène reste à déterminer) témoignent de la conceptualisation du domaine, les contraintes lexicales trouvant leur motivation, sur le plan cognitif, dans l’existence d’un réseau de métaphores conceptuelles assurant la cohérence conceptuelle et linguistique.

Ainsi, dans le cas de message, il est possible de relever un certain nombre d’expressions telles que La membrane relaie le message à l’intérieur de la cellule, ou Le récepteur reconnaît le message. Comment décrire, de façon rigoureuse, les collocations telles que relayer un message, reconnaître un message ? Et comment établir l’équivalence d’une langue à l’autre ? Pour ce faire, la composante de lexicologie explicative et combinatoire de la Théorie Sens-Texte (Mel’čuk et coll. 1995) constitue un cadre théorique de choix, dans la mesure où elle permet précisément de rendre compte des relations paradigmatiques et syntagmatiques. En particulier, les fonctions lexicales[8] (Mel’čuk 1996 ; 2003) autorisent l’encodage de ces relations et se révèlent particulièrement intéressantes lorsqu’il s’agit d’établir des équivalences entre langues[9]. De fait, bien que la TST n’ait pas développé en détail la description des métaphores, les fonctions lexicales ont déjà été utilisées avec succès pour rendre compte d’expressions métaphoriques de la langue générale (Fontenelle, 1994), ainsi que de contraintes lexicales en langue de spécialité (Faber et Tercedor Sànchez 2001 ; Dancette et L’Homme 2002 ; Selva et coll. 2002). Nous renvoyons le lecteur à un article antérieur (Vandaele 2003b) pour une description détaillée de message (F) et de « message » (A) qui sont, respectivement, le mot-clé de collocations équivalentes en anglais et en français.

4. Repérage des indices linguistiques de conceptualisation métaphorique

La question du repérage des unités lexicales qui constituent un indice de la conceptualisation métaphorique est évidemment cruciale. Le travail est effectué à partir de corpus constitués de textes du domaine envisagé (dans notre cas la biologie cellulaire, environ 500 000 mots, tant pour l’anglais que pour le français), essentiellement des articles de synthèse faisant le point sur l’état des connaissances. Les articles de recherche originaux sont moins intéressants à traiter, car ils comportent une part non négligeable de texte consacré aux méthodes employées et à la description des résultats bruts. Par ailleurs, certains textes à vocation pédagogique sont retenus (ouvrages de niveau universitaire), mais il faut alors faire attention aux expressions métaphoriques purement didactiques, qui sont généralement cohérentes avec les modes de conceptualisation du domaine, mais qui représentent un moyen d’expression imagé, personnel à l’auteur, assez souvent repérable par une marque typographique telle que les guillemets et que nous excluons de notre objet d’étude (du type : Les nucléosomes forment des « perles » le long du chromosome).

Différentes stratégies visent à repérer et/ou à représenter les expressions métaphoriques de façon automatique (Martin 1990 ; Fass 1997 ; Kintsch 2000) ou semi-automatique (Perlerin et coll. 2002). Certaines cherchent à rendre compte de la relation entre le « véhicule » (source) et la « topique » (cible) d’une métaphore, à l’aide de vastes corpus (Fass 1997 ; voir Ferrari 1999 pour une revue critique). Les approches considérées diffèrent selon que l’on envisage le phénomène métaphorique sur la base de l’analogie (Gentner 1983 ; Falkenhainer et coll. 1989) ou sur la nouveauté créée (Gineste et coll. 1997). D’autres ont eu recours à des sources d’informations externes aux corpus étudiés. Ainsi, les travaux de Dolan (1995) ont exploité les extensions de sens contenues dans un dictionnaire électronique afin d’identifier les emplois métaphoriques en contexte. Martin (1990) s’est intéressé à la détection de l’expression de métaphores conceptuelles dans des corpus en faisant appel aux données, en anglais, de la base de données Berkeley Metaphor List mise en ligne par Lakoff et coll. À l’inverse, les travaux de Kintsch (2000) se caractérisent par le fait qu’aucun traitement préalable n’est exigé, l’approche visant initialement à modéliser les capacités d’apprentissage du sens des mots à partir des textes. Le modèle d’analyse informatisé développé (Analyse Sémantique Latente) cherche à établir l’analogie de sens entre le véhicule (source) et la topique (cible) au moyen d’une analyse statistique de cooccurrences permettant de construire un espace sémantique à plus de 150 dimensions et aboutissant au calcul de vecteurs représentatifs du sens.

En fait, aucune méthode automatisée ne permet de repérer de façon fiable les énoncés métaphoriques, ce qui est souligné par la nécessité d’avoir toujours recours à des « juges » pour valider les résultats (Bestgen et Cabiaux 2002) ou à des corpus préalablement annotés manuellement. De plus, comme le soulignent Perlerin et coll. (2002), la plupart des approches se caractérisent par le recours à des ressources complexes difficilement réalisables (et absentes en français). L’Analyse Sémantique Latente, quant à elle, outre le caractère encore très exploratoire du modèle souligné par Bestgen et Cabiaux (2002), ne fournit aucune interprétation explicite en raison du type même de représentation qu’elle propose (vecteurs dans un espace à n dimensions) et ne permet pas d’analyser les relations lexicales intervenant dans la réalisation linguistique des métaphores conceptuelles. Enfin, ces différentes stratégies ne peuvent être aisément réutilisées dans différentes langues et ne peuvent s’appliquer à des analyses de corpus bilingues, tels que nous l’envisageons, pour l’étude intéressant la traduction (Osthus 2000).

Toutefois, le modèle développé par Ferrari et coll. (Perlerin et coll. 2002), Anadia, qui se fonde sur une analyse componentielle du sens dérivée de la Sémantique interprétative de Rastier (1987) et qui a été appliqué à l’analyse de métaphores conceptuelles dans des corpus traitant de la bourse, se distingue des autres. L’intérêt de ce modèle est essentiellement qu’il intègre de façon élégante le jugement humain à une chaîne de traitement itérative (dans laquelle l’encodage du résultat de l’analyse componentielle constitue une aide à la décision).

Se distinguant de ces travaux visant essentiellement des applications de traitement automatique, une étude particulièrement intéressante, faisant appel à une analyse manuelle, a été faite sur des corpus oraux obtenus chez des apprenants de la physique (Collet 2000). Collet s’est attaché à décrire les approximations de formulation observées chez des élèves (situation fort proche de l’apprentissage de la traduction spécialisée) en rapport avec le mode de conceptualisation et a eu recours à une analyse componentielle complétée d’une analyse actancielle s’inspirant de Tesnière (1965). Cependant, contrairement à l’approche découlant de la Théorie Sens-Texte, l’analyse actancielle faite par Collet ne fait pas la distinction entre les différentes acceptions (lexies) des prédicats révélant la métaphore, ce qui constitue un sérieux handicap, surtout dans le cas de l’analyse d’expressions métaphoriques faisant nécessairement intervenir un sens particulier d’un vocable.

Nous avons adopté une méthode de repérage en contexte des indices de conceptualisation métaphorique faisant intervenir le jugement humain. Il ne s’agit cependant pas ici de repérer des « anomalies sémantiques », des « défectuosités », comme le suggérait Searle (1979), car on reste prisonnier de la tension entre littéral et métaphorique, c’est-à-dire de l’approche aristotélicienne de la métaphore. Tourangeau (1982) propose plutôt de repérer la juxtaposition de deux systèmes apparemment sans rapports. De fait, lorsqu’on travaille à partir de corpus, l’élément indiquant qu’une expression métaphorique contient un élément témoignant de la projection d’un cadre conceptuel source sur un cadre conceptuel cible est une impression de dissonnance cognitive, qui résulte de la comparaison mentale entre l’expression relevée et une expression proche exprimant le cadre conceptuel source. Ainsi, dans la phrase (tirée de notre corpus) Dans un organisme, les cellules forment une communauté au sein de laquelle les échanges sont permanents, la dissonnance porte sur le rapport existant entre cellules et former une communauté, le sujet prototypique de l’expression verbale dénotant habituellement non pas des cellules, mais plutôt des humains (comme dans : les Métis forment une communauté de 75 000 à 150 000 personnes[10]) partageant un certain nombre de caractéristiques et aptes à échanger des objets ou des informations, ce qui conduit à penser que les cellules sont conceptualisées comme des personnes. En fait, dans l’exemple proposé ici, c’est la constatation d’une dissonnance entre la classe sémantique dont relève le premier actant protypique et la classe dont relève l’actant exprimé en contexte (ici comme le sujet de l’expression) qui permet de faire l’hypothèse d’une projection du concept évoqué par le premier sur celui qui est évoqué par le second. La confirmation d’une conceptualisation métaphorique généralisée dans un domaine de spécialité, telle que Les cellules sont des personnes, ne sera évidemment confirmée que dans la mesure où un nombre significatif d’expressions cohérentes seront colligées.

5. Caractérisation des indices de conceptualisation métaphorique

Différents éléments peuvent être utilisés pour rendre compte des caractéristiques des conceptualisations métaphoriques et des expressions qui en témoignent : 1) le concept cible ; 2) le concept source ; 3) l’indice de conceptualisation métaphorique ; 4) les fonctions lexicales paradigmatiques et syntagmatiques, avec le mot-clé et la valeur ; 5) un contexte illustrant les relations établies. Le tableau 1 présente quelques exemples de métaphores conceptuelles : Les cellules sont des personnes, Les cellules sont des dispositifs émetteurs/récepteurs, Les molécules sont des personnes, Les suites de processus biologiques sont des chemins.

Tableau 1

Caractérisation de quelques métaphores conceptuelles

Caractérisation de quelques métaphores conceptuelles

Tableau 1 (suite)

Caractérisation de quelques métaphores conceptuelles

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Comme nous l’avons vu plus haut, l’indice de conceptualisation est une lexie prédicative (par ex. dans le premier exemple, communauté) et l’impression de dissonnance cognitive est provoquée par la comparaison mentale des concepts correspondant, respectivement, à l’actant prototypique (personne) et à l’actant réalisé linguistiquement dans le contexte (cellules). Cette impression de dissonnance induit la projection conceptuelle du premier sur le second. En principe, la relation entre l’indice de conceptualisation et l’unité lexicale exprimant le concept cible est donc de nature actancielle. L’inconvénient d’encoder cette relation à l’aide d’une fonction lexicale exprimant une relation actancielle est qu’elle ne permet nullement de répondre à la question : quelle formulation faut-il employer pour exprimer le sens ‘ensemble de cellules susceptibles d’échanges’ associé à une conceptualisation des cellules comme des personnes ? Certaines fonctions lexicales existent déjà, telles que Mult(L)=’ensemble de L’. Mult ne permettant pas de préciser le type de regroupement, il est souhaitable de lui adjoindre une composante additionnelle (A. Polguère, communication personnelle) comme {échanges entre les L}. Dans d’autres cas, il faudra créer des fonctions lexicales dites « non standard » (Mel’čuk 1995), comme par exemple : {fonction de L dans un processus}.

Par conséquent, il devient possible d’encoder une relation paradigmatique imposée par trois éléments : le terme (exprimant le concept cible) comme mot-clé, le sens associé à la relation comme une fonction lexicale, et la conceptualisation métaphorique envisagée comme un indice associé à la fonction lexicale :

Mult+{échanges entre les L} personne => cellule (cellule) = communauté
Mult+{analogie de structure des L} personne => molécule (molécule) = famille

Une série d’autres contraintes lexicales sont encodées par des fonctions dont le mot-clé est la valeur des fonctions lexicales paradigmatiques précédentes :

IncepOper1(communauté) = former [ART ~]
Oper1(famille) = faire partie [de ART ~] ; appartenir [à ART ~]
Sing/S1(famille) = membre [de la ~]

Il est particulièrement intéressant de remarquer que les valeurs de ces fonctions lexicales sont partagées par les unités lexicales famille ou communauté de la langue générale (sens premier). Il reste à déterminer dans quelle mesure il s’agit de lexies identiques ou différentes, les stratégies lexicographiques y étant pour beaucoup. Dans le cas de lexies différentes, l’héritabilité des contraintes lexicales reste à déterminer. Dans l’état actuel de notre analyse, nous pensons que certaines unités lexicales acquièrent une composante de sens additionnelle (famille, en biologie, connote de manière certaine une similitude de structure moléculaire), ce qui conduit à les considérer plus ou moins comme des termes au sens classique. Ce n’est peut-être pas le cas pour d’autres, comme communauté, la projection métaphorique de personne sur cellule leur donnant leur place dans le lexique spécialisé.

Enfin, certaines formulations paraissent erronées, parce qu’elles ne semblent pas respecter les contraintes lexicales habituelles :

Akt phosphoryle de façon directe deux membres de la machinerie apoptotique : la caspase 9 et BAD, une protéine de la famille de Bcl-2[15].

Dans les deux cas, il semble qu’il y ait eu « télescopage » de deux modes de conceptualisation : d’une part, celui évoqué par membre, qui est cohérent avec la métaphore conceptuelle Les molécules sont des personnes, car membre est la valeur de Sing/S1(famille), de Sing/S1(communauté) ou encore de Sing/S1(groupe), unités lexicales ayant toutes pour classe sémantique ‘ensemble de personnes’ ; d’autre part, l’unité lexicale machinerie apoptotique évoque la métaphore conceptuelle Les molécules sont des machines (cas particulier de La cellule est une usine), dans laquelle les molécules sont conceptualisées comme des entités inanimées (Vandaele 2000, 2002), avec des valeurs de fonctions lexicales pour machinerie cohérente (élément, par exemple).

D’autres questions subsistent. Le raffinement de la formation des fonctions lexicales et des composantes non standard constitue un travail important à réaliser. Par ailleurs, l’expression du concept cible (par exemple, molécule) peut se réaliser par des termes dénotant des concepts hyponymes (par exemple, protéine). Lors de l’analyse, il faudra donc éviter les généralisations hâtives, un mode de conceptualisation particulier des protéines pouvant ne pas s’appliquer aux molécules dans leur ensemble.

Une question intéressante à explorer est celle des conceptualisations métaphoriques véhiculées par les expressions courantes telles que membre d’une famille (dans laquelle la famille est conceptualisée comme un corps) qui peuvent alors être héritées par le concept cible molécule. On peut en effet envisager l’existence de réseaux entremêlés de projections de mode de conceptualisation, ces réseaux constituant, au fond, la culture partagée par les locuteurs de la langue.

Finalement, pour la traduction, les fonctions lexicales, assorties de la marque indiquant le mode de conceptualisation déterminant la contrainte lexicale, seront utiles pour mettre en rapport différentes langues. Une des grandes questions est de savoir si, pour une même fonction lexicale, on peut envisager différentes métaphores conceptuelles et ainsi permettre le passage entre des langues conceptualisant le même phénomène de façon tout à fait différente.

Conclusion

La terminologie classique ne permet pas de traiter le type de phénomènes décrits dans le présent article, qui sont pourtant au coeur de la compréhension des textes et de la production écrite, qu’il s’agisse de rédaction ou de traduction. Les modes de conceptualisation, inévitablement sous-jacents à toute entreprise d’écriture visant à rendre compte des données scientifiques, laissent des traces dans les textes. Ce sont ces traces que rencontre le traducteur, qui ne pourra être que dérouté s’il n’a pas le recul nécessaire pour les repérer et les traiter, non pas localement au mot à mot, mais en prenant en compte les différentes métaphores conceptuelles parcourant un domaine. Par conséquent, il serait très utile de lui procurer des « outils » qui faciliteraient son travail : d’une part, il faudrait produire des ouvrages dictionnairiques dans les langues de spécialité qui fourniraient, de manière accessible, les informations voulues ; d’autre part, certains concepts issus de la sémantique cognitive et de la lexicographie devraient faire partie de sa formation, de façon à ce qu’il puisse procéder lui-même à l’analyse des textes. Certains concepts, par exemple les fonctions lexicales, étant assez complexes, il pourrait être pertinent de « vulgariser » certains aspects de ces théories à des fins pédagogiques (Popovic, 2004).

Sur le plan du traitement lexical d’une langue de spécialité, le fait de pouvoir décrire des composantes autres que purement terminologiques, à l’aide de fonctions lexicales et de métaphores conceptuelles, nous incite fortement à penser non seulement que ce qui définit une langue de spécialité n’est pas tant les termes que les modes de conceptualisation se révélant à travers la phraséologie, mais également que les outils de description linguistique utilisés s’appliquent aussi bien aux langues de spécialité qu’à la langue dite générale ou commune. Tracer une limite entre langue générale et langue de spécialité est utile, ne serait-ce que pour circonscrire l’objet d’étude, mais tout indique que le mode de fonctionnement est semblable : comment pourrait-il en être autrement, comment les mécanismes cognitifs pourraient-ils différer entre la vie quotidienne et l’activité scientifique ?

La conceptualisation métaphorique, si elle se révèle extrêmement productive sur le plan de l’évolution des connaissances, peut aussi se révéler un frein à la pensée, si les projections opérant à un niveau plus ou moins conscient ne sont pas dépassées : c’est ainsi que certains chercheurs se sont penchés sur les limitations imposées par le concept de « suicide cellulaire », apparu relativement récemment. Concevoir que le « suicide », le « sacrifice » des cellules était essentiel à la survie d’un organisme a constitué, en soi, toute une révolution de la pensée en biologie, qui s’est beaucoup plus préoccupée des mécanismes de développement que des mécanismes de mort (Ameisen 2003).

Ainsi, sous prétexte qu’elles cherchent à décrire la « réalité », les sciences dites exactes ont la réputation de n’être le lieu d’aucun processus de métaphorisation. Rien n’est plus faux. Constructions abstraites permettant de raisonner, les théories font appel à la conceptualisation métaphorique afin d’exprimer le nouveau à l’aide du connu, quitte à subir une réfutation provoquant une révolution épistémologique. Ainsi que le remarquent Stengers et Schlanger (1989 : 76) : « L’invention des modèles conceptuels n’est pas une quantité finie : il ne cessera pas d’arriver que des déplacements métaphoriques inédits deviennent intellectuellement éclairants. »