Corps de l’article

S’il existait encore le moindre doute quant au pays le plus prolifique en matière de publications en histoire de la traduction, il est désormais dissipé : c’est l’Espagne. L’ouvrage de Lafarga et Pegenaute en est un témoin éloquent : avec ses 872 pages, il vient couronner une production que l’on peut estimer, sans crainte d’exagération, à plusieurs milliers de pages sur le même sujet : l’histoire de la traduction en Espagne.

La tâche de rendre compte d’un tel « monument » apparaît dès lors comme une mission impossible. Pour un instant, nous avons pensé écrire cette recension de la manière dont Borges avait entrepris la traduction de l’Ulysse de Joyce, c’est-à-dire en ne le lisant pas et en n’en traduisant que les deux dernières pages ! Soyons sérieux, mais pourquoi ne pas commencer ce compte rendu par la dernière page :

Achevé d’imprimer sur les presses de l’imprimerie
CALATRAVA, dans la très culte cité de
Salamanca, le 30 septembre 2004,
fête de SAINT JÉRÔME,
docteur de l’Église,
patron et protecteur
des traducteurs

Voilà qui « traduit » une planification éditoriale implacable ou, qui sait, un pieux mensonge. Quoi qu’il en soit, ce détail accompagne harmonieusement la couverture du livre qui arbore le relief de saint Jérôme dans la chapelle de l’Université de Salamanca.

Les directeurs du volume sont reconnus chez eux, ils n’en sont pas moins connus à l’étranger. Francisco Lafarga et Luis Pegenaute, professeur de philologie française à l’Universidad de Barcelona et professeur de traduction et d’interprétation à l’Universidad Pompeu Fabra de Barcelone respectivement, ont à leur actif une impressionnante production dont l’essentiel concerne l’histoire de la traduction. META a eu l’honneur et le plaisir d’accueillir le premier comme conférencier invité à l’occasion de son colloque anniversaire. Ils ont choisi, pour leur ouvrage monumental, la collection Biblioteca de Traducción de la maison d’édition Editorial Ambos Mundos de Salamanque, qui leur a concocté, en dépit de sa taille et de son poids, un volume très réussi.

L’ouvrage de Lafarga et Pegenaute est donc une Histoire de la traduction en Espagne. Il a été précédé par deux autres « histoires » espagnoles (Pym 2000 et Ruiz Casanova 2000). La première se présente comme un arrêt sur douze images, ou plutôt moments clés de l’histoire du monde hispanique depuis le xiie siècle : entre autres, l’École de Tolède, la traduction du Coran et de la Bible, Alphonse X, le castillan et l’Empire español, les traducteurs en exil, Ruben Darío, les anthologies de traduction poétique et les Jeux olympiques de Barcelone. La seconde offre un panorama historique selon la périodisation habituelle en littérature hispanique : le Moyen Âge, le Siècle d’Or, les xviiie, xixe et xxe siècles.

La présente histoire adopte une perspective historique-chronologique pour mettre en relation l’activité traduisante au cours des siècles et les poétiques de la traduction propres à chaque période depuis le ive siècle jusqu’à nos jours. Quant à la périodisation, compte tenu que leur Histoire de la traduction est presque exclusivement celle de la traduction littéraire, les auteurs ont choisi celle généralement utilisée en historiographie de la littérature espagnole et demandé à des collaborateurs de premier ordre de se charger de chacune des périodes envisagées : le Moyen Âge (Julio-César Santoyo), la Renaissance et le Baroque (José María Micó), le xviiie siècle ou de l’Illustration au Romantisme (Francisco Lafarga), la période romantique (Luis Pegenaute), le Réalisme et la fin de siècle (Luis Pegenaute), des Avant-gardes à la guerre civile (Miguel Gallego Roca), de la guerre civile au passé récent (Miguel Ángel Vega), la situation actuelle (Luis Pegenaute). On remarquera, comme dans la plupart des histoires, que les périodes se rétrécissent à mesure que l’on se rapproche de l’époque actuelle.

Notons que ces différentes périodes font partie du premier chapitre : « La traduction dans l’aire de la culture castillane ». Le second chapitre (il n’y en a pas d’autres) est consacré à la traduction dans d’autres aires linguistiques et culturelles. C’est peut-être là le plus grand mérite de cette Histoire : d’avoir placé aux côtés de la culture castillane les cultures catalane (Josep Pujol, Josep Solervicens, Enric Gallén et Marcel Ortín), la culture galicienne (Camiño Noia) et la culture basque (Xabier Mendiguren), pour ainsi donner de l’Espagne une vision la plus représentative possible. Il faut en effet reconnaître qu’il aurait été impossible d’ignorer la richesse de l’histoire de la traduction et des publications sur le sujet dans ces diverses aires linguistiques et culturelles d’Espagne.

On saluera dans cet ouvrage la capacité de coordination des directeurs qui, tout en laissant aux auteurs la liberté de traitement de leur sujet, ont su préserver la cohérence entre les différentes parties. Comme l’indiquent les directeurs de la collection, Román Álvarez et Ma Carmen África Vidal, les auteurs ont su adopter les mêmes principes méthodologiques de base en tenant compte, chacun dans leur partie respective, de « la diversité des traductions, des rapports entre celles-ci et la pensée traductrice, de la réception de la littérature traduite et des liens entre la littérature traduite ou importée et la littérature locale » (p. ii) (notre traduction).

L’index onomastique de près de 4 000 noms traduit, si l’on peut dire, l’immensité de cette tâche historique. Certes, le travail archéologique à la base de la présente histoire n’est pas le fait des seuls collaborateurs de l’ouvrage. Comme nous le disions, les chercheurs espagnols ont produit des milliers de pages d’histoire, à commencer par les deux plus grands répertoires bibliographiques publiés en Espagne en 1996 par Julio-César Santoyo et Fernando Navarro. Il ne faudrait pas oublier non plus les textes « fondateurs » de Antonio Pellicer (1778) et Marcelino Menéndez Pelayo (1952-1953). La prouesse des différents auteurs dans la synthèse, et aussi l’interprétation, de ces répertoires et des travaux antérieurs. Un pas de géant vers une « histoire raisonnée » de la traduction.

Un simple coup d’oeil à la table des matières permet d’apprécier, parallèlement à une démarche analytique typiquement littéraire – à laquelle il est normal de s’attendre quand la priorité est donnée à la traduction littéraire –, une approche sociologique plus empirique tournée vers la personne du traducteur et vers la vie et l’environnement des oeuvres traduites. Voici quelques sous-titres très évocateurs : « Premiers témoignages, longs silences », « Quelques éléments quantitatifs », « Environnement culturel et social de la traduction », « Finalité de la traduction », « Rôle du traducteur », « L’avènement de la nouvelle école et la manie de la traduction », « Pensée : krausisme, positivisme, marxisme, irrationalisme », « Nouvelles maisons d’édition », « La science, la technique et les sciences appliquées », « La traductographie, cause et effet du changement social et politique », « Sociologie de la traduction : centres de formation, associations professionnelles, prix et revues », etc. Une approche historiographique traductologique donc et non seulement littéraire.

Certains lecteurs regretteront cette priorité absolue accordée au littéraire (dont on dit qu’il ne représente guère que 10 % du marché… aujourd’hui), mais reconnaîtront que les références à la traduction religieuse, philosophique, scientifique et juridique ne manquent pas. Pour sa part, un sous-continent entier regrettera que les auteurs n’aient pas consacré ne fut-ce qu’un chapitre à l’Amérique hispanique. Ils auront repéré, avec plaisir, quelques références éparses à d’éminents traducteurs hispano-américains (Andrés Bello, Jorge Luis Borges, Ruben Darío, José Martí, Pablo Neruda, Juan Antonio Pérez Bonalde), mais c’est tout ! La tâche, il faut bien l’avouer, aurait été bien malaisée et on comprend l’hésitation à se lancer dans pareille entreprise. Il est à espérer qu’une collaboration future porte fruit.

Une erreur s’est glissée dans la date de publication de Breve teoría de la traducción de Francisco Ayala. Cet opuscule, issu de quatre articles publiés en 1946 et 1947 par le supplément littéraire de La Nación de Buenos Aires, a bien été publié à Mexico par Obregón en 1956 et non pas en 1943 comme l’indique Miguel Ángel Vega (p. 568). Ainsi l’attestent, entre autres, le site Web de la Fundación Francisco Ayala (<www.us.es/ayala/vidacrono.htm> consulté le 15-06-2005) et l’article de Sabio Pinilla et Fernández Sánchez reproduit dans le site HISTAL (<www.histal.umontreal.ca/espanol/versionsp.htm> consulté le 15-06-2005). Cette erreur, d’ailleurs répétée ailleurs (cela arrive souvent), comme beaucoup d’autres sont le lot des historiens. La rigueur nous commande de les éviter, mais la réalité en décide autrement. Qui, parmi nous, oserait affirmer n’en avoir jamais commis ? Voyons-le ainsi : les erreurs sont là non pour accuser, mais pour être corrigées ! D’autres doivent s’être glissées dans un ouvrage d’une telle envergure. Partons à leur recherche et corrigeons-les.

Aucune oeuvre n’est parfaite, et les auteurs de celle-ci n’en ont jamais eu la prétention. Mais ils me semblent bien humbles par rapport au devoir accompli. Un devoir qui mérite d’être lu, connu et reconnu. On est en droit de se demander quel pays ou quelle région, après la prouesse espagnole, se lancera dans l’aventure. Le modèle est là, il suffit de s’en inspirer. Avis aux amateurs !

Cette recension n’aura pas rendu compte du contenu proprement dit de cette Histoire. Mission impossible ? Non, mais aussi risquée, en quelques pages, que celle de consacrer un seul chapitre à l’Amérique hispanique… Aussi nous abstiendrons-nous ; après tout, l’histoire, c’est de l’histoire, c’est des histoires. Il faut les lire, il faut les vivre. Celle que nous offrent Lafarga et Pegenaute figure parmi les plus belles.