Corps de l’article

1. Présentation

La nature pluridisciplinaire de la traductologie ouvre celle-ci à des domaines auxquels la plupart des chercheurs en traduction ne sont pas forcément initiés. Cette ouverture est à la fois une chance de renouvellement pour les idées issues de la traductologie comme pour celles issues des disciplines mises en contact avec la traduction. La philosophie morale, puisque c’est d’elle dont il s’agit dans cet article, doit, selon Martine Canto-Sperber[1], trouver de nouveaux objets d’études dans le but de revivifier ses propres concepts. Deux attitudes méthodologiques sont donc possibles : soit il est pertinent de créer un nouveau concept adapté à la situation présente, soit, et ce sera le cas ici, on réactivera une pensée ancienne qui non seulement englobera totalement notre perspective du problème actuel, mais donnera à ces idées la chance de retrouver une audience au-delà du champ philosophique auquel elles appartiennent.

L’éthique n’est cependant pas une nouvelle venue dans le champ de la traduction. Le terrain n’est pas vierge puisqu’un certain nombre de chercheurs ont déjà réfléchi à ce que pourrait être une éthique de la traduction : Antoine Berman avec à sa suite Alexis Nouss, Anthony Pym, Lawrence Venuti dont les points de vue ont été confrontés par Kaisa Koskinen, pour ne citer que ceux-là. Il semble que ces études ont été induites par la nature même de l’acte de traduction : l’étrangéité d’après Berman, l’invisibilité traitée par Venuti, le concept de coopération de Pym et leur synthèse dans une optique post-moderne développée par K. Koskinen[2]. Il faut noter également la contribution d’Andrew Chesterman qui consacre au sujet un chapitre dans Memes of Translation ainsi qu’une proposition de serment « Hiéronymite[3] ». Enfin, un rapport quasi exhaustif des recherches concernant philosophie et traduction est disponible sur le site personnel d’Anthony Pym[4]. De plus en plus souvent, des réunions savantes prennent l’éthique pour thème, par exemple le congrès 2005 de l’Association canadienne de traductologie. Il faut s’en réjouir et continuer dans cette voie.

La philosophie du dialogue dont nous allons présenter certains aspects s’apparente intrinsèquement elle aussi à la problématique de la traduction.

Il ne faudra donc pas s’attendre ici à l’énoncé de concepts nouveaux ni à l’émergence d’une pensée qui, prenant appui sur l’élan que génère le concept, stimulant à l’esprit, de mondialisation, accompagnerait le parachèvement hypothétique de la mondialité[5]. C’est bien au contraire quelques principes anciens, réfractaires à l’idée de progrès mais vulnérables car perméables à l’oubli, que nous allons nous attacher à réactualiser dans le contexte encore vague, et donc, à définir, de la mondialisation.

Dans un premier temps, nous exhumerons la notion transversale dans l’oeuvre de la philosophe Hannah Arendt (1906-1975) de l’« être-ensemble », des conditions pour y parvenir et du rôle du traducteur dans cette entreprise. Il sera ensuite pertinent de confronter à la notion d’éthique l’idée de progrès technologique inhérente à la mondialisation : la nature de ces notions face au temps n’est en effet pas la même. Malgré la conscience d’un risque de crise accru par l’accélération de la mise en place du « système-monde », nous refuserons le catastrophisme inhérent au principe de précaution extrême mis en place par Hans Jonas (1979). Ce principe, basé sur une heuristique de la peur, compte sur un sursaut de l’humanité devant la crainte que finiraient par lui inspirer ses propres créations et découvertes technologiques. Nous tenterons d’ouvrir la voie à un traducteur dont la responsabilité est mise à l’oeuvre dans la protection et la diffusion du « bien commun » culturel et plus particulièrement à l’héritage écrit.

La principale famille de pensée dont nous allons enfin exhumer les idées est définie par Emmanuel Lévinas comme oeuvrant pour « la philosophie du dialogue[6] », philosophie centrée autour des questions de l’altérité et de la relation intersubjective, représentée entre autres par Martin Buber (1878-1965), Gabriel Marcel (1889-1973), Emmanuel Lévinas (1906-1995) et Paul Ricoeur (1913-2005). Cette pensée nous éclairera sur un certain nombre de principes que la célérité de notre temps a tendance à effacer, notamment la nécessité de la rencontre réelle, du face-à-face de la rencontre inter-humaine, prologue à la relation telle que la définit Martin Buber, la primauté de la relation d’être à être initiée dans son ouvrage Je et Tu (1923) et dont nous détaillerons une application possible à la traduction. Nous appuyant sur ces principes, nous esquisserons une éthique d’un traducteur sensibilisé à son propre rôle de mise en relation des hommes et des cultures dans un contexte mondial fondé trop souvent sur les inégalités humaines.

2. Pour une contribution du traducteur au désir d’« être ensemble »

Tout comme la traduction, la mondialisation est à la fois un état et un processus. Les recherches récentes sur le phénomène de la mondialisation révèlent, au-delà de toutes les écoles de pensée, théories des ensembles et des organisations, structuralistes ou systémiques, que la mondialisation est « à la fois un état du monde (total statique à un moment donné) et une dynamique (inachevée et probablement inachevable) » (GEMDEV 1999 : 146). Penser la place, l’impact et la responsabilité du traducteur dans un état processuel auquel nous sommes tous universellement soumis, c’est déjà penser la possibilité d’une éthique universelle du traducteur.

Or, cet état du monde en devenir n’est pas seulement une abstraction dont la manipulation est d’autant plus aisée que le concept est vague : sous le label « mondialisation », il est permis de parler de mondialisation financière, d’échanges et d’interdépendance, d’Internet ou d’environnement. En fait, il apparaît que chaque discipline a sa propre vision du phénomène mondial. La traductologie doit elle-même se positionner en fonction des critères qui la singularisent tout en faisant intervenir pour son propre bien, comme nous allons le voir, des notions issues du champ éthique.

Certains chercheurs, tel Olivier Dollfus, font état d’« un monde de la dialectique entre le cantonnement de la majorité des hommes et la mobilité des informations et des choses, des biens et la mobilité d’une minorité d’hommes » (GEMDEV 1999 : 219) séparés par des « frontières ourlées de camps de réfugiés ». Les rapports entre cette minorité et cette majorité d’hommes aux statuts très différents font émerger des problèmes éthiques par lesquels le traducteur, partie prenante, est concerné. Il ne peut rester impassible devant les rouages d’une machine qui tout en englobant reste une machine à exclure.

C’est dans la pensée politique de Hannah Arendt que l’on trouve une notion qui, prise hors de son contexte, c’est-à-dire hors du champ de la définition de l’autorité et de la légitimité du politique, aboutit parfois à un début de solution éthique dans la pratique du traducteur en contexte mondialisé, une façon de s’identifier à un rôle d’agent poursuivant un intérêt commun à la diffusion de l’écrit, c’est-à-dire d’une parole choisie d’être prononcée par un autre.

À l’origine, il s’agissait pour la philosophe d’observer à quel moment et de quelle façon se délitent les liens qui unissent une société et comment dans une société pré-totalitaire le désir de vivre tous ensemble se défait et conduit au fatal « tout est permis ». Cette notion, qui est le pouvoir commun des hommes, est le désir et la nécessité que constitue l’« être-ensemble ». Cette idée qui sous-tend la pensée de La condition de l’homme moderne (Arendt 1958) est mise en avant par Paul Ricoeur dans sa préface à l’ouvrage qu’il consacrera à la philosophie politique qui aura vu s’écrouler la république de Weimar. Or, force est de constater que tout en se développant de plus en plus rapidement, le processus de mondialisation se produit parallèlement à une implosion des espaces nationaux en une multitude de communautés qui réclament une reconnaissance individuelle d’autant plus légitime que ces groupes ont souvent été l’objet de répression de la part de l’État unificateur. Cette évolution désormais désignée sous le vocable de « balkanisation » serait une conséquence directe de la défaite de l’« être-ensemble ».

Si le désir de coexistence entre les communautés tient à de multiples facteurs, notamment à une égalité de droit et de traitement entre les individus qui les composent, le traducteur a lui aussi un rôle central à faire valoir non seulement dans la conservation de cette volonté mais encore au-delà, dans l’essor même du désir de l’« être-ensemble ». Cet essor relève d’une responsabilité ontologique du traducteur, celle d’aider les différentes communautés à se comprendre, à sortir du piège babélien de la confusion. Dans Les Hommes contre l’humain (1951), Gabriel Marcel désigne d’ailleurs cette confusion comme le mal à venir. Dans le même ouvrage, il nous fait part, à travers une analyse sur les groupes d’individus, du lien manquant entre la pluralité de communautés et l’unique communauté humaine qui, à notre avis, serait représentée de nos jours par le phénomène de la mondialisation : 

Chaque groupe restreint risque dans tous les cas de se refermer sur soi et de devenir secte ou chapelle, et aussitôt il trahit l’universel qu’il était censé incarner. Il est donc tenu de rester dans une sorte d’attente active ou de disponibilité par rapport à d’autres groupes animés d’une inspiration différente, mais avec lesquels il doit entretenir des échanges fécondants[7].

Cette exhortation à l’ouverture, cette disponibilité réclamée, n’est possible, à notre sens, que dans la mesure où l’autre est connu et reconnu. Pour employer l’expression désormais célèbre due à Antoine Berman, pour la traduction, « l’acte éthique consiste à reconnaître et à recevoir l’Autre en tant qu’Autre[8] » ; et Berman d’ajouter : « [la traduction] est dans son essence même animée du désir d’ouvrir l’Étranger en tant qu’Étranger à son propre espace de langue[9] », ce que Paul Ricoeur nommera plus tard dans un opuscule moins simpliste qu’il n’y paraît « l’hospitalité langagière[10] ». Seul le maintien de cette attitude hospitalière dans la reconnaissance de la différence de l’étranger peut à terme enrayer le processus d’uniformisation qu’engendre inexorablement la mondialisation en marche.

Aussi inévitable que soit le caractère englobant de la mondialisation, le traducteur doit favoriser la coopération, définie par Anthony Pym (1997), entre les unités linguistiques qui composent le monde de l’homme, mais aussi dans la découverte des communautés entre elles par une traduction qui peut être résistante, dans le sens donné par Lawrence Venuti (1995) mais également éclairante dans le choix des textes à traduire. Ce choix, en effet, favorise plus ou moins le désir d’« être-ensemble » des communautés linguistiques, par une dialectique simple, un constat : nous demeurons différents, mais nous sommes unis par la même singularité d’être humain ; Hannah Arendt nomme cela « la paradoxale pluralité d’êtres uniques[11] ».

Il nous faut relever, dans les travaux de Gabriel Marcel, la valeur qu’il qualifie lui-même de métaphysique, de l’emploi du mot « avec » (Troisfontaines 1953 : 26). Pour ce philosophe, le sentiment d’« être-avec », dans le droit sens de la fraternité de Lévinas, ne devrait être utilisé que dans le cadre de la relation interpersonnelle, de la rencontre qui n’est pas seulement le coudoiement de deux hommes, le traducteur et l’auteur, mais véritable découverte de l’autre, unique, non comptabilisable. Or l’« être-avec » est à l’individu ce que l’« être-ensemble » est à la collectivité. Le traducteur ne peut « être-avec » que s’il pense une relation subjectivée au texte, le texte n’étant plus un objet à traduire mais une subjectivité à saisir, une présence dans le sens plein du terme. Cette subjectivation du texte se fait concrète sous l’effet de l’application de la théorie de la relation développée par la « philosophie du dialogue ». Nous proposons pareille démarche dans la quatrième partie de cette étude.

3. Progrès et responsabilité : le traducteur garant d’un bien commun

La notion de progrès technologique occupe le coeur de la problématique mondiale même si certains pensent, à l’instar des membres du Groupe Monde du GEMDEV[12], que la mondialisation n’avait pas besoin de l’explosion technologique pour se produire et que, sans cette dernière, elle aurait seulement mis plus de temps à s’imposer. Ils nous rappellent judicieusement que « c’est bien en utilisant la force des vents que les Européens ont largement entamé l’unification du monde » (GEMDEV 1999 : 91).

Face à l’inconnu que suppose l’avenir, plusieurs attitudes restent possibles : la première, héritée de la pensée de Hans Jonas et de son ouvrage Le principe responsabilité (1979), s’oppose au principe espérance d’Ernst Bloch (1954). Hans Jonas, dont on critique souvent la thèse de nos jours, propose une heuristique de la peur, une forme extrême du principe de précaution, l’homme ayant acquis les moyens de sa propre destruction. On l’aura compris, Jonas découple l’éthique et le progrès, et dénonce le plus souvent ce dernier comme démoralisateur et il plaide pour un statu quo aujourd’hui intenable. Hannah Arendt établit un constat similaire lorsqu’elle énonce que :

Les sciences et les techniques modernes qui ont cessé d’observer, d’utiliser ou d’imiter les processus naturels et paraissent réellement agir sur la nature semblent du coup avoir répandu l’irréversibilité et l’imprévisibilité humaine dans la sphère de la nature où il n’existe aucun remède qui déferait ce qui a été fait[13].

On comprend le poids écrasant de la responsabilité humaine. Rapportée au cas du traducteur, cette vision de la responsabilité devrait l’inciter, dans l’ignorance des conséquences à long terme d’une traduction, à s’abstenir de traduire tout texte dont l’usage pourrait conduire à une éventuelle catastrophe : je pense au dilemme éthique toujours renouvelé des traducteurs travaillant au sein des instances internationales comme l’ONU, l’OTAN, ou tout autre organisme dont dépend la vie de millions de personnes. Cette position est qualifiée de catastrophiste ou encore de « précaution fourvoyée » par Olivier Godard et ses condisciples dans leur Traité des nouveaux risques (2002). Pour notre part, nous estimons qu’une vision médiane serait plus raisonnable.

Or, un certain nombre d’institutions comme l’UNESCO ont su reconnaître dans la mondialisation un moyen de défendre le « bien commun » en créant par exemple les chaires UNESCO de philosophie et d’éthique des sciences et des technologies : ces chaires, implantées dans plusieurs pays, ont pour commune ambition l’émergence d’une conscience éthique mondiale. Cette idée de biens communs « transcende les facteurs traditionnels de divisions – qu’ils soient territoriaux, religieux ou culturels – et suscite un potentiel de régulation de l’ordre mondial en raison d’un destin commun partagé par tous » (GEMDEV 1999 : 257). Déjà, dans Éthique à Nicomaque, Aristote décrit le « bien commun » comme plus « beau et plus divin » que le bien qui s’adresse à un individu (cité par GEMDEV 1999 : 259). Chez saint Thomas d’Aquin (idem), le « bien commun » donne lieu à une responsabilité partagée de la part de la communauté à laquelle il se rattache : nous discernons ici un embryon de responsabilité collective qui tend à faire émerger une éthique de la collectivité humaine.

C’est par le biais de cette notion ancienne, mais réappropriée par de nombreuses instances internationales, qu’il apparaît possible d’assigner au traducteur une vocation éthique puisqu’il se pose comme un rouage de la mondialisation en marche. La création littéraire et poétique, les philosophies élaborées au cours des siècles ainsi que les récents progrès scientifiques relatés dans la littérature spécialisée ne doivent plus être concurrencés par les biens marchands, selon la règle d’assimilation, ni devenir uniquement biens marchands eux-mêmes, l’art et la littérature se réduisant petit à petit à des marchés. À cette mort annoncée de leur « fonction » initiale, nous devons les amener à rester « marchants », c’est-à-dire des activités qui continuent d’accompagner la marche humaine.

Le traducteur, assigné à la diffusion des biens culturels, se défendra contre l’instrumentalisation larvée et participera à la conservation d’un patrimoine commun. Il n’est plus l’ancien passeur bilatéral, mais un lien qui, ajouté aux autres traducteurs, conscients eux aussi de cette mission, s’établissent en promoteurs d’un héritage ancien.

4. Pour une éthique intersubjective du traducteur dans un contexte mondialisé

Les différentes options offertes au traducteur et abordées précédemment ont précisé dans quelle mesure l’agent de traduction est invité à prendre part de façon positive au phénomène de la mondialisation. Ce qui va suivre se placera plutôt dans une perspective défensive par rapport à un mouvement que l’on considère pourtant déjà comme acquis.

Malgré l’appel à la sauvegarde du « bien commun » qui vient d’être traité, il faut un retour à l’individu et au concret pour établir une éthique viable, censée toucher des traducteurs tous différents dans leur pratique et dans la vision qu’ils ont de leur tâche. En préalable à l’énoncé de certains principes issus de la « philosophie du dialogue », il apparaît utile de rappeler les dangers de ce que Gabriel Marcel (1951) appelle « l’esprit d’abstraction », cette expression signifiant l’impossibilité et le fourvoiement que constitue l’illusion de penser la masse, le groupe, l’homme en multitude. Il dénonce de façon claire le danger imminent qu’il y a à mêler la condition humaine à l’idée comptable : c’est pour lui le début d’une infamie imprescriptible qui reste la grande souffrance du siècle passé. Chaque traducteur est unique, toute rencontre avec un texte, un auteur, une culture, est unique, la teneur intime de cette relation ne pourra jamais se rendre par une vision globale et chiffrée de sa corporation.

Emmanuel Levinas, après avoir rendu hommage à Gabriel Marcel et à Martin Buber, ses deux prédécesseurs, réaffirme la primauté de la fraternité qui ne peut s’établir que si l’on est concerné par l’altérité d’autrui, dans une inquiétude pour l’autre et dans le désir qu’il conserve sa singularité (Levinas 1991 : 137). Il s’avère que Levinas répond à un souhait exprimé par Gabriel Marcel dans son avant-propos à la traduction française de Je et Tu de Martin Buber. En effet, Marcel valide par avance la pertinence « de procéder [entre lui et Buber] à une étude comparée qui pourrait faire affleurer des réflexions importantes » sur leur version respective de la relation interpersonnelle. Si Marcel relève que la pensée sur le dialogue de Buber est beaucoup plus élaborée que la sienne, il est remarquable cependant que leurs travaux se soient poursuivis presque simultanément et sans que ni l’un ni l’autre n’ait connaissance de cette simultanéité. L’émergence d’une telle pensée tient peut-être à l’effroyable dureté de l’époque. L’élément déclencheur du phénomène interpersonnel a été pour Marcel l’emploi qu’il occupait pendant la Première Guerre mondiale auprès du Bureau de la Croix-Rouge. Ce fut, dit-il, son « premier apprentissage de l’intersubjectivité[14] ». En dressant dans le cadre de ses fonctions un fichier des personnes manquantes, Marcel eut la plus grande difficulté à asséner aux familles le questionnaire réglementaire. Ce travail administratif, dont la froideur était en décalage total avec son inquiétude pour chacun des cas particuliers à traiter, va inspirer sa protestation contre l’objectivation d’autrui. Pour sa part, Emmanuel Levinas, en consacrant « la philosophie du dialogue », a conservé ce qui se pose comme une pensée concrète de l’humain en relation. Ce prisme définit une grande part de la pensée lévinassienne.

Martin Buber est né à Vienne le 8 février 1878, il s’éteint le 13 juin 1965 à Jérusalem. Entre ces deux dates, il n’a cessé de chercher les conditions d’une communauté éthique humaine, le vocable communauté ne désignant ni une association ni une organisation. En fait, pour Buber, communauté renvoie à un groupe d’individualités distinctes et non interchangeables entre lesquelles peut s’établir une relation. Cette relation, possible dans des conditions particulières que nous établirons, constitue une des bases d’un rapport dialogique. Avec l’aide des théories bubériennes, nous allons non seulement redéfinir le rapport à l’autre mais aussi, et cela est capital, le rapport à soi.

Dans une perspective intersubjective, il nous faut présenter à nouveau les idées souvent oubliées et, de ce fait, toujours nouvelles, de Martin Buber. C’est en donc 1923 que paraissait son ouvrage Je et Tu devant présenter au monde sa théorie de la relation intersubjective. Il y expose ses « mots-principes », les mots que l’homme est capable de prononcer et qui le caractérisent en tant qu’être humain. Ces mots ne sont pas des mots isolés mais des couples de mots, ils sont les « bases du langage » :

Le monde est double pour l’homme car l’attitude de l’homme est double en vertu de la dualité des mots fondamentaux, des mots-principes, qu’il est apte à prononcer. […]

L’une des bases du langage, c’est le couple Je-Tu.

L’autre est le couple Je-Cela, dans lequel on peut aussi remplacer Cela par Il ou Elle sans que le sens en soit modifié.

Donc le Je de l’homme est double lui aussi.

Car le Je du couple verbal Je-Tu est autre que celui du couple verbal Je-Cela[15].

Buber décrit un monde où l’homme est double dans la mesure où l’homme a deux façons de s’adresser à lui ; le monde de l’homme est fondé sur les mots-principes « Je-Tu » et « Je-Cela », ce dernier pouvant être remplacé par « Je-Il » ou « Je-Elle ». Buber ne voit de relation que dans le rapport contenu dans le mot-principe « Je-Tu ». Le rapport au « Cela », à l’objet, confine éternellement à un autre « Cela », telle une chose amenant à une autre chose. Alors que le rapport contenu dans le mot principe « Je-Tu » n’a pas d’autre objet que la relation directe à l’autre, dans un « Je » où l’être se donne entier à autrui. Face au « Cela », l’être ne peut se montrer que partiellement : le « Je » qui s’adresse au « Cela » est un « Je » tronqué, où il n’y a pas une implication totale de l’individu. Buber précise que le rapport entre « Je-Cela » est le même que celui régissant « Je-Il » ou « Je-Elle ». Le « Je » du couple « Je-Cela » est celui des rapports sociaux, des rapports de travail, de tous les rapports où il y a une instrumentalisation de l’autre. Le rapport du « Je » au « Tu » est celui de l’amitié, de l’amour, et du rapport à Dieu ; c’est pour Buber le « Tu » de la prière, de la relation sans entrave.

Comment transposer ces deux types de rapports dans le domaine de la traduction ?

Sans présumer aucunement de la façon dont le traducteur s’adresse au texte, présentement et par le passé, sans non plus présumer qu’il s’adresse au texte et au-delà à l’auteur d’une façon qui tient davantage du type « Je-Tu » que du type « Je-Il », il nous semble intéressant d’observer les solutions de rechange décrites par Martin Buber. Nous n’écartons pas pour autant d’autres formes envisageables, répandues et plus qu’honorables comme celle du traducteur ne s’adressant qu’à lui-même.

Prenons la scène où un traducteur est face au texte à traduire et imaginons-le se poser mentalement des questions relatives à ce texte : dans le premier cas, le traducteur se demande « Que veut-il dire ? Qu’est-ce que cela veut dire ? », « Cela » étant le texte source et « Il » l’auteur du texte source. Le « Je » du traducteur s’interrogeant est celui du mot-principe « Je-Cela ». Le traducteur fait son travail de traducteur face à un texte-objet et à un auteur absent, extérieur et désigné par un « Il ». Une fois la traduction achevée, un autre texte à traduire prendra sa place et après cet auteur un autre sera traduit : en cela, une traduction confine à une autre traduction. Le traducteur sera rémunéré, le client aura utilisé ses compétences professionnelles : c’est le cas d’un « Je » tronqué, car instrumentalisé. Dans cette situation, il n’y a pas, à notre avis ni d’après le schéma de Buber, de relation entre le traducteur et le texte : il y a une prestation de service. C’est un scénario classique, qui se déroule parfois très bien, mais présente peu de chances de porter une éthique. Sans poser ici un jugement moral, nous constatons un souci pour l’autre moins développé que dans le cas de figure qui va suivre.

Dans le second cas, le traducteur se pose la question : « Que veux-tu dire ? » Nous nous trouvons en présence d’un « Je » s’adressant à un « Tu » unique. Le « Tu » marque la présence de l’auteur à travers son texte. Et l’auteur est en quelque sorte re-présenté par son texte dans la mesure où l’ayant écrit, il en assume le contenu. Dans cette vision radicalement différente, le texte passe d’objet à sujet. C’est bien dans le changement de statut du « Je » s’adressant à un « Tu » et non plus à un « Cela » que la véritable relation éthique peut s’établir. Il y a là le souci pour l’autre dans le plein sens lévinassien. Du changement de statut du texte pour le traducteur, s’adressant d’une autre façon à celui-ci, dépend le statut même du traducteur qui devient un « Je » complet et réhumanisé. Ce n’est plus seulement un professionnel qui produit un service mais un être à part entière qui entre en relation. Cette intégrité, dans laquelle le traducteur n’est plus l’équivalent d’une machine à traduire, rend possible l’émergence du souci éthique.

Il faut prendre ici conscience que le nouvel aspect globalisé du monde ne peut en rien changer l’essence de la relation humaine. L’homme soit instrumentalise ses rapports aux autres, en les percevant comme des « cela » ou des « il », soit s’ouvre au monde de la relation, il s’adresse à un « Tu », le « Tu » d’être à être, de l’être à l’aimé, à celui dont on prend toute la mesure humaine. La marchandisation des « objets » culturels dans un système global en majeure partie fondé sur les lois du marché et sur la primauté du commerce est un mouvement inquiétant à plusieurs égards : il se pourrait que le profit en majesté ne dégrade durablement l’accès et le libre choix des textes traduits. Il apparaît que le traducteur et la traduction n’ont à gagner de la mondialisation que le rappel, à la veille de sa disparition, de l’existence d’un rapport particulier au texte que nulle technologie, nul effacement des nations au profit des groupes transnationaux, ne remplacera jamais.

5. Conclusion

Ainsi, l’émergence d’une éthique du traducteur dans un contexte globalisé présuppose que le traducteur lui-même percevra avant tout sa mission d’acteur capable d’influer sur certains de ses paramètres. Que le traducteur veille sur le pont : ainsi, tout en revendiquant une position interculturelle, non pas dans le rôle du passeur, mais de la vigie, il restera attentif à ce qu’il contribue lui-même à mettre en place : le « système-monde » qui doit être influencé de manière positive par ceux, dont il fait partie, qui permettent son développement. À travers les notions de l’« être-ensemble », de l’« être-avec » et de bien commun mondial, le traducteur est détenteur d’une mission naturelle dans la formation et le maintien du désir qu’ont les hommes de partager un commun destin ; sans en être l’unique dépositaire, il joue, avec d’autres, le rôle d’acteur à même de pacifier les relations entre les hommes par l’apport d’éléments de compréhension entre les cultures, et ce, notamment dans un monde global où les chocs culturels se multiplient.

Cependant, les philosophies intersubjectives nous rappellent que le véritable cheminement éthique est celui des rapports individuels entre les hommes et leur façon de s’adresser les uns aux autres. On voit de plus en plus clairement que seul le truchement de l’individuel est en mesure de garantir une mondialisation juste. Cette dynamique éthique de la relation n’agit que sur le plan de l’individu, le caractère mondialisé des échanges et les multiples possibilités technologiques et scientifiques qu’offre ce nouveau monde ne changeront rien à l’immuable unicité de la rencontre humaine.