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« Une idée qui n’est qu’une idée, un simple fait de connaissance, ne produit rien, ne peut rien : elle n’agit que si elle est sentie, s’il y a un état affectif qui l’accompagne, si elle éveille des tendances, c’est-à-dire des éléments moteurs. »

Théodule Ribot, 1930 – La psychologie des sentiments.

Ce point de vue exprimé il y a bientôt un siècle se révèle être absolument moderne, à la pointe de la réflexion traductologique. En fait, le fil conducteur de la présente étude est la lente évolution de la réflexion traductologique depuis un formalisme empreint de certitude et se réclamant d’une grande objectivité jusqu’à un cadre de rationalité limitée [1] dominée par l’affect. Pour marquer la progression de la réflexion, il semble utile d’en jalonner le cheminement en posant trois repères.

Longtemps, la réflexion traductologique s’est inscrite dans le paradigme d’une théorie formaliste, qu’elle soit descriptive, normative ou prescriptive. Tout d’abord, premier repère, il y a lieu d’évoquer les théories linguistiques de la traduction, qui sont une émanation du structuralisme. Il apparaît pertinent de parler des théories linguistiques au pluriel, car selon les auteurs elles comportent des variantes, mais toutes les positions qui s’inscrivent dans ce courant ont en commun certaines caractéristiques et elles prétendent toutes à une grande objectivité. Ces théories présentent le texte comme un ensemble fermé composé d’une succession de phrases. Ainsi considéré, le texte est une entité finie qui forme un tout borné. Ce tout est décomposable en ses parties puis reconstituable à volonté. Ainsi, l’unité d’analyse et de traitement se trouve être au maximum la phrase, souvent des séquences de niveau inférieur à la phrase, voire des mots isolés. La difficulté de traduire procède alors du scandale de la non-coïncidence des langues [2]. L’opération traduisante est vue comme une activité dont le but est d’atteindre un résultat pré-existant virtuellement ou tout au moins de s’en rapprocher le plus possible. Cette conception s’accompagne des notions scolaires de corrigé unique et de points défalqués de la note maximale sanctionnant tout écart par rapport à la référence ainsi posée. En quelque sorte, tout est parfaitement objectif et prédéterminé. Le sens est présent dans l’expression verbale, et celle-ci est censée contenir toutes les instructions nécessaires à un calcul du sens : c’est le principe instructionnel. Ensuite, toute expression dans une langue trouve une correspondance dans une autre langue. Dans cette optique, l’objet de la traduction est donc un matériau linguistique autonome, indépendant de toute personne humaine en quelque point de la chaîne de communication. C’est sur cette conception de la traduction qu’ont longtemps reposé les travaux sur la traduction automatique.

Face à l’ultrapositivisme des théories linguistiques de la traduction, les théories interprétatives font la part belle au constructivisme en impliquant tous les acteurs de la communication. Et là, c’est le deuxième repère. Les théories interprétatives sont nées d’une théorisation de la pratique d’une brillante interprète de conférence, Danica Seleskovitch. Elle a montré que la traduction, écrite ou orale, n’est pas un transcodage, une conversion d’un code linguistique en un autre code linguistique, mais une réexpression spontanée d’un sens résultant de la déverbalisation du discours original. Ainsi, dans la version initiale de la théorie interprétative de la traduction, l’opération traduisante se décompose en trois étapes : compréhension – déverbalisation – réexpression. C’est un peu comme s’il existait une pensée préalable non verbale chez le locuteur, donnant lieu à une intention d’expression, une intention de verbalisation, que ce dernier habillerait d’une langue pour l’exprimer ; puis interviendrait le traducteur ou interprète qui aurait pour tâche d’extraire la pensée de ses atours langagiers afin d’accéder à la pensée ainsi déshabillée, en quelque sorte toute nue, pour ensuite la rhabiller d’un autre vêtement linguistique.

Cette vision de l’opération traduisante est certes naïve et contestable, les cognitivistes le confirmeront : qu’est-ce qu’une pensée nue sans support verbal ? Toutefois, cette vision a un mérite évident : c’est son efficacité sur le plan pédagogique. En effet, l’étudiant comprend ainsi que la traduction n’est pas une opération linéaire de mise en contact de deux langues, ni de mise en correspondance de deux systèmes linguistiques, mais une opération impliquant une rupture entre la langue de départ et la langue d’arrivée. Toutefois, l’affirmation de l’existence d’une phase de déverbalisation s’intercalant entre compréhension et réexpression n’est guère tenable, le sens déverbalisé flottant entre deux langues un peu comme on peut être assis entre deux chaises. De fait, comment concevoir une opération délibérée de déverbalisation, postérieure à la compréhension ? Il semblerait logique de considérer que l’accès au sens impliquant des actions constantes de référenciation se fait bien au cours de la phase de compréhension et non après.

Cette critique de la déverbalisation a donné lieu à l’avancée de courants théoriques qui tentent d’aller plus loin et de clarifier le processus. C’est pourquoi, là encore, il y a lieu de parler des théories interprétatives, au pluriel, car après la version initiale de D. Seleskovitch, il est possible de proposer une version progressiste fortement influencée par les sciences cognitives. Par exemple, dans un premier temps, je tracerais volontiers un schéma de l’opération traduisante en deux phases : une phase de compréhension se concrétisant par la formation de représentations mentales suivie d’une phase de réexpression. Ainsi, traduire, c’est comprendre pour faire comprendre. Prenant mes distances d’abord par rapport aux théories linguistiques de la traduction, puis par rapport à la version initiale de la théorie interprétative, je suggérerais que la démarche mise en oeuvre pour exécuter une traduction – considérée comme un acte de communication interlinguistique et interculturelle – revêt la forme d’une succession de prises de décisions [3]. Tout au long de l’opération traduisante, les décisions s’enchaînent : décisions subconscientes et décisions délibérées. Spontanément, le traducteur n’accorde pas la même importance à toutes les unités lexicales composant le texte à traduire, en quelque sorte il décide de ce qui lui paraît majeur, de ce qui va retenir son attention, de ce sur quoi il va se focaliser pour appréhender le sens. Les décisions subconscientes tendent à se situer plutôt au cours de la phase de compréhension, et les décisions délibérées plutôt au cours de la phase de réexpression lorsque le traducteur doit effectuer un choix parmi les formulations possibles pour produire la traduction la plus efficace. Il semble, en effet, que les correspondances linguistiques dûment répertoriées, y compris dans les dictionnaires les plus prestigieux, ne s’imposent pas de façon obligatoire au traducteur et que c’est le traducteur qui a le dernier mot, c’est lui qui décide d’adopter une correspondance préexistante ou au contraire de créer une équivalence. À cet égard, réfuter le principe instructionnel de calcul du sens (répondant aux théories linguistiques) pour adopter le principe inférentiel de construction du sens (répondant aux théories interprétatives) est déjà une première étape dans l’évolution de la réflexion traductologique. L’approche inférentielle explique les effets de sens par des principes pragmatiques. La construction du sens n’est pas le produit de la signification des mots composant l’énoncé, mais le résultat d’un processus inférentiel, c’est-à-dire d’un raisonnement logique, exploitant à la fois les informations linguistiques et des informations non linguistiques telles que la connaissance du sujet traité et des facteurs circonstanciels de la communication, et les composantes paralinguistiques du texte. Le mécanisme mental mis en oeuvre chez le traducteur est de type si … alors ; c’est le modèle du moteur d’inférence adopté en intelligence artificielle. Ce processus implique une récupération en mémoire de connaissances extérieures au texte. Les inférences sont en quelque sorte des informations activées bien qu’elles ne soient pas mentionnées explicitement. Une fusion des inférences produites et des informations explicites s’opère, qui aboutit à la construction structurée d’un sens. L’idée avancée intuitivement par les théories interprétatives de la traduction est que la construction du sens se fait par mobilisation et fusion des connaissances linguistiques activées par la lecture du texte à traduire et des connaissances thématiques préalablement acquises et stockées en mémoire par le traducteur, afin d’aboutir à un tout cohérent. Toutefois, dans la pratique professionnelle courante, cette fusion se réalise non pas à l’issue d’un long calcul, mais de façon spontanée et assure la saisie du sens selon le principe de pertinence (Sperber et Wilson 1986). Le sens global le plus probable et pertinent est celui qui résulte du traitement de l’information présentant le coût cognitif le plus faible. Le sens perçu s’impose à l’esprit ; il se détache comme une image ressort sur un fond. À cet égard, on peut convoquer la théorie de la Gestalt. C’est d’ailleurs le seul fondement théorique plausible pour expliquer la performance de l’interprète de conférence en interprétation simultanée : en quelque sorte, il surfe sur la vague du sens.

Dans une visée pédagogique évidente, notamment dans le cadre de la formation de futurs traducteurs professionnels, il est utile de mettre en évidence la construction du sens selon un processus inférentiel. L’efficacité de la recherche documentaire pour effectuer des traductions n’est plus à démontrer, encore faut-il exploiter judicieusement les informations recueillies et les mobiliser sous forme de connaissances pour pouvoir faire tourner le moteur d’inférence. Dans ce cadre, le raisonnement logique s’impose comme premier outil du traducteur ; le développement d’exemples réels témoigne de l’utilité de la démarche canalisée dans un strict enchaînement de propositions régi par la logique (Durieux 1990). En fait, cette attitude doit beaucoup à la théorie de l’enquête de John Dewey (1938). Celle-ci articule cinq étapes successives : « (i) a felt difficulty ; (ii) its location and definition ; (iii) suggestion of possible solution ; (iv) development by reasoning of the bearings of the suggestion ; (v) further observation and experiment leading to its acceptance or rejection ; that is the conclusion of belief or disbelief [4] » (Dewey 1991 : 72). Son application à l’opération traduisante présente une pertinence visible. La mise en évidence d’un raisonnement logique aboutissant à la prise de décision permet de s’affranchir du concept flou de déverbalisation et de tenter d’éclairer le processus de compréhension.

Toutefois, à ce stade, la réflexion reste ancrée dans un paradigme formaliste, certes d’un autre ordre que dans le cas des théories linguistiques de la traduction, mais néanmoins contrainte par un processus purement rationnel obéissant à des règles d’inférence strictement appliquées.

Or, dès lors qu’on s’intéresse au fonctionnement de l’esprit humain, il y a lieu de faire intervenir le principe de rationalité limitée, et ce sera le troisième repère. En effet, certes la traduction est une succession de prises de décisions, mais ces décisions ne sont pas le résultat d’un processus purement rationnel faisant appel à un raisonnement fondé sur des règles d’inférence rigoureuses. À cet égard, il y a lieu de formuler deux réserves. Déjà aux seules décisions sérielles, il apparaît pertinent d’ajouter les traitements parallèles effectués par le cerveau humain. De plus, à côté de la toute-puissance du raisonnement logique qui exerce une forte attirance comme concept de rationalité idéale, il est opportun de faire une place à l’attention sélective pilotée par l’affect qui influe sur les croyances et les préférences et joue un rôle clé dans la prise de décision.

C’est sans doute dans le domaine économique qu’est apparu pour la première fois le concept de rationalité limitée (Simon 1959) qui venait remettre en cause le principe d’inférence optimal bayesien [5]. Ainsi, par exemple, le consommateur n’achète pas un produit au terme d’une analyse complètement rationnelle de la situation, mais en se laissant influencer par ses préférences et ses croyances. Ce sont ses propres valeurs qui vont guider son interprétation des attributs d’un produit ou d’un service faisant l’objet de son analyse. Ne parle-t-on pas à l’extrême d’un achat « coup de coeur » ? Cette remarque est tout à fait transposable à l’opération traduisante. Non seulement les connaissances acquises du traducteur le guident dans son accès au sens du contenu du texte à traduire, mais aussi tout son système de valeurs intervient dans le processus d’interprétation-compréhension et contribue à l’orienter.

De plus, la démarche du traducteur est pilotée par l’attention. En fait, l’attention est une fonction cognitive complexe qui implique un processus de sélection. Or, dès lors qu’il y a sélection, il y a décision. Ainsi, les décisions qui s’enchaînent pour conférer sa substance à l’opération traduisante et permettre son déroulement ne procèdent pas uniquement d’une analyse purement rationnelle, mais sont influencées par tout un environnement personnel soumis aux valeurs et aux humeurs. Présentant l’attention comme un ensemble d’activités cognitives lié à la manière dont le système cognitif traite l’information, Camus (1996) propose d’établir une distinction entre deux modes de traitement : d’une part, les processus automatiques, rapides, parallèles, subconscients et, d’autre part, les processus contrôlés, lents, sériels, délibérés. Ces deux modes se trouvent sollicités dans l’opération traduisante : le premier, lorsque le traducteur n’éprouve pas de difficulté et effectue la traduction de façon fluide, auquel cas il fait effectivement appel à des automatismes ; le second, lorsque la compréhension ou l’expression n’est plus spontanée et que le traducteur doit mener une recherche ou une réflexion méthodique pour résoudre le problème auquel il se heurte.

La résolution de problèmes ne se réduirait pas à des opérations logiques mais ferait appel à un raisonnement sous forme de propositions fondées sur des modèles mentaux (Johnson-Laird 1993). Avec sa théorie des modèles mentaux [6], lui aussi remet en cause l’efficacité de l’inférence comme mode de raisonnement de nature à aboutir à une décision. En effet, il détache l’inférence de la déduction pour l’assimiler à l’induction, avec les limites que présente tout raisonnement inductif. La logique ne peut pas déterminer la seule solution donnée à un problème parmi l’infinie variété des solutions possibles. En outre, l’être humain n’est pas un logicien né ; il fait des erreurs. Et le traducteur n’est pas différent, ce n’est pas non plus un décideur idéalement rationnel. Pour pallier cette carence, l’expérience prouve que l’utilisation de diagrammes est une formidable aide à la décision, ce qui confirme l’idée d’un processus efficace autre que le seul moteur d’inférence [7]. En effet, le raisonnement logique est par nature sériel, linéaire et séquentiel, alors que le diagramme relève d’une spatialisation résultant d’un traitement parallèle. Or, il a été démontré que la représentation spatiale a la capacité d’aider la mémoire, d’étayer la prise de décision et de faciliter la réflexion. C’est le cas, bien connu, de la figure en géométrie.

Une piste complémentaire est ouverte avec les théories de l’appréciation de Magda Arnold (1960) puis de Lazarus (2001). Dans cette optique, pendant la délibération qui précède la décision, l’être humain apprécie les éléments qui sont en jeu. Cette activité d’appréciation (appraisal) cognitive précèderait le jugement, et donc la prise de décision, et serait essentielle dans l’apparition d’une émotion. Avant de réagir de façon émotionnelle, le sujet prendrait en considération : d’une part, des composantes primaires – par exemple, la pertinence et la cohérence par rapport au but recherché – et, d’autre part, des composantes secondaires – par exemple, le blâme ou l’approbation.

L’idée selon laquelle des mécanismes d’évaluation et d’appréciation contrôlent les émotions a suscité un large débat. Autrement dit, dans la chronologie, les émotions interviendraient dans le prolongement de la perception et de l’appréciation et détermineraient la décision. Ainsi, l’émotion n’est pas seulement une réaction, mais une préparation à agir (Berthoz 2003). Ce point de vue est aussi celui de Damasio (1995) qui confirme que l’émotion ne serait pas une réaction mais un outil pour préparer l’action. L’émotion est un outil pour la décision, c’est un instrument puissant de prédiction d’un cerveau qui anticipe et projette ses intentions. En fait, en conférant des poids différents aux diverses options possibles, les émotions se révèlent indispensables à la prise de décision et à la mise en oeuvre de comportements rationnels.

L’émotion activerait les mécanismes de l’attention sélective et induirait non pas une déformation du monde perçu mais une sélection des objets perçus ou négligés dans le monde, elle modifierait profondément la mise en relation de la mémoire avec la perception du présent. On retrouve un peu la théorie des émotions de Sartre (1938) : « la conscience émotionnelle est d’abord conscience du monde ». L’émotion est définie comme « une transformation du monde », par conséquent l’émotion va changer le monde pour qu’il soit perçu de façon acceptable. L’émotion, guide de l’action, serait donc un filtre perceptif. « Ce mécanisme est fondamental pour la décision puisque nos décisions dépendent beaucoup de ce que nous percevons, de ce que notre cerveau échantillonne dans le monde et de la façon dont il met en relation les objets perçus avec le passé » (Berthoz 2003 : 347).

En résumé, le schéma ci-dessous pourrait avantageusement se substituer aux schémas courants en deux ou trois phases censés illustrer l’opération traduisante.

traducteur

perception

appréciation

émotion

attention sélective

traitement de l’information

décision

En conclusion, cette présentation vise à montrer l’évolution et la dynamique de la réflexion traductologique, qui tend à s’éloigner des strictes contraintes linguistiques pour s’inscrire dans le paradigme de la complexité [8] et prendre en compte le facteur émotionnel dans la communication interlinguistique et interculturelle. Les repères indiqués ici marquent en fait de véritables ruptures épistémiques. D’abord, entre les théories linguistiques et les théories interprétatives, la rupture porte sur la nature du sens et son indépendance par rapport aux significations des unités linguistiques. Ensuite, entre la version initiale de la théorie interprétative de la traduction et la version progressiste, la rupture porte sur la notion clé de déverbalisation. La critique de la déverbalisation conduit à réfuter cette notion et à expliquer la construction du sens par un mécanisme inférentiel mettant en oeuvre un raisonnement logique rigoureux. Enfin, en rupture avec ce paradigme formaliste, dans le sillage des sciences cognitives apparaît un nouveau cadre théorique récusant la toute-puissance de la raison et intégrant l’émotion dans toute activité cognitive. Cette ouverture pourrait mener à la formulation d’une nouvelle théorie de la traduction qui s’articulerait autour de la décision.