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Il est toujours fascinant, et stimulant intellectuellement, de chercher le point commun d’un ensemble d’articles librement soumis qui, à première vue, s’intéressent à des facettes bien distinctes de l’activité traduisante ou interprétative. Certes, le présent numéro traite majoritairement de littérature (C. Wecskteen, C. Oster, M. Ožbot, J. Tang, A. K. Greenall, G. Jeanmaire, D. Cheetham, B. Ruiz Molina) et de domaines relativement proches, comme les chansons folkloriques (B. Al-Azzam et A. Al-Kharabsheh) et l’audiodescription cinématographique (S. Braun), mais il aborde également des questions de pédagogie (G. Bayer-Hohenwarter, D. Li et C. Zhang) et d’évaluation des traductions (T.-Y. Lai), ainsi que d’écart de description linguistique (G. Wu).

Du côté de la littérature, on pourrait une fois de plus se borner à opposer les stratégies d’étrangéisation (foreignizing) et de naturalisation (domestication) ou, autre façon d’exprimer sensiblement la même chose, sourciers et ciblistes. Mais que dire, au-delà de cette tension fondamentalement au coeur de l’activité traduisante ? En fait, ce qui frappe dans plusieurs des travaux faisant l’objet du présent numéro, ce n’est pas un a priori en faveur de l’un ou de l’autre, mais c’est plutôt une nécessité de cohérence et de vérité. On connaît bien le concept de cohérence en analyse du discours, mais il s’agit ici, à notre sens, d’un concept plus vaste : cette nécessité s’exprime quant au rendu de voix qui risquent l’étouffement, l’oubli, la mésinterprétation, l’absorption ou le rejet – deux faces de la même médaille –, l’effacement... La nécessité de vérité se manifeste alors par un souci de cohérence entre l’oeuvre traduite et ce qu’exprime l’oeuvre originale, et il est remarquable que ce ne soit pas nécessairement la stratégie d’étrangéisation qui est privilégiée. La restitution de lasignifiance est-elle celle de la vérité – et alors, de quelle vérité parle-t-on, et passe-t-elle nécessairement par l’étranger, ou bien d’autres paramètres viennent-ils interférer dans cette équation ?

Si la nécessité de cohérence se situe bien dans l’étrangéisation de la voix gouailleuse de Huckleberry Finn (Wecksteen), de la fidélité à la voix autobiographique de la femme et de la folie de Charlotte Perkins Gilmans (Oster), ou de la recontextualisation de la Chine ancienne (Tang), elle pourrait aussi passer, dans des situations de littérature minoritaire, par une stratégie cibliste (Ožbot) – ce qui s’apparenterait peut-être, alors, à une stratégie de survie. Plus délicat peut-être, la traduction des transgressions telles que les jurons rappellent que les implicatures sociales peuvent différer d’une culture à l’autre (Greenall) : le rapport « affectif » que chacun entretient avec les tabous de sa propre culture – plutôt qu’à la culture de l’autre – devient alors l’obstacle à l’épreuve de l’étranger. Par ailleurs, si la traduction, dans sa recherche de cohérence et de vérité, redonne une existence aux voix des oubliés et des exclus, il ne faut pas oublier qu’elle est la voix elle-même du traducteur – ou, ici, de la traductrice –, qui doit affirmer son existence tout en établissant des rapports de collaboration avec l’auteur élu (Ruiz Molina).

Se questionner sur la cohérence et la vérité, et sur les moyens à employer conséquemment, amène tout naturellement à soulever le problème de la créativité du traducteur, libre arbitre, s’il en défend la pertinence, à l’égard de sa propre stratégie créative. Outre la créativité nécessaire dans les situations déjà évoquées, la question de la créativité ressort de plusieurs travaux : celle qui doit se manifester lorsque des écarts non seulement de culture, mais aussi de ressources et de pratiques linguistiques, constituent l’obstacle à lever (Al-Azzam et Al-Kharabsheh, Jeanmaire), ou lorsque des genres particuliers doivent être traduits (littérature illustrée pour enfants, Cheetham). L’importance de la créativité, mesurée par son déplacement par rapport à la structure du texte de départ, peut ainsi devenir un outil pédagogique permettant de distinguer le néophyte du traducteur expérimenté (Bayer-Hohenwarter). La recréation est même convoquée, par exemple lorsqu’il s’agit de traduction intermodale dans le cas de l’audiodescription cinématographique (Braun). Quant à Wu, il montre que le problème fondamental d’une langue comme le chinois est lié à l’importance de la cohérence, sur le plan cognitif, entre la langue et le contexte pragmatique.

Enfin, deux auteurs se penchent sur des questions de pédagogie et d’enseignement, Li et Zhang, d’une part, et Lai, d’autre part. D’autres niveaux de cohérence sont mobilisés en termes de formation, de programmes, et d’admission dans ces derniers.

Le contenu du numéro se décline comme suit :

À travers l’étude de la voix de Huckleberry Finn, C. Wecksteen soulève la question de la retraduction et de la créativité du traducteur pour rendre les spécificités langagières du roman original.

Dans le même ordre d’idée, Corinne Oster examine trois traductions, publiées entre 1976 et 2002, de la nouvelle autobiographique de Charlotte Perkins Gilman, The Yellow Wallpaper. C’est ici la façon dont le discours féministe et le discours sur la folie est rendu qui est étudiée. C’est aussi la problématique de la voix, ici celle de la folie et de la femme.

Martina Ožbot s’intéresse aux facteurs favorisant ou non l’intégration, dans une culture majeure, d’une littérature de langue mineure, en l’occurrence le slovène en Italie. Outre l’environnement culturel et social de la langue cible et les particularités du texte, ce sont là encore les stratégies utilisées par le traducteur qui sont en jeu. Mais à l’inverse des études précédences, la réussite de la réception semble ici liée à une traduction orientée vers la langue cible.

Jun Tang montre que l’oeuvre d’E. Pound, The River Merchant’s Wife, constitue une décontextualisation, sous diverses influences, de la Chine ancienne, ce qui a introduit des erreurs de compréhension et renforcé des stéréotypes.

Annjo Klungervik Greenall examine la traduction des transgressions des maximes de Grice dans des contextes culturels normatifs différents, en prenant pour matériau la traduction norvégienne du roman irlandais The Commitments. Elle met en évidence les différences d’implicature sociale qui en résultent.

Bakri Al-Azzam et Aladdin Al-Kharabsheh examinent la marge de manoeuvre dont dispose le traducteur dans des situations d’écart linguistique important, comme entre l’arabe et l’anglais, ce qu’ils illustrent par le cas de la traduction des chansons folkloriques jordaniennes.

Guillaume Jeanmaire s’attaque à une particularité littéraire du coréen, les mimétiques, qui véhiculent des sonorités expressives et poétiques et propose différentes stratégies de traduction permettant de retrouver la vitalité du texte source.

Après l’oral, le visuel : Dominic Cheetham examine la traduction de Where the Wild Things Are (1963) par Maurice Sendak en japonais, et constate l’éloignement du texte traduit par rapport à l’original, qui a pourtant une forte diffusion au Japon.

Belén Ruiz Molina envisage le point de vue de la littérature féminine, dans un cadre soulignant l’interaction entre la traduction et le genre. Elle passe par l’analyse du paratexte entourant la traduction, vers l’espagnol, par Esther Benítez de l’oeuvre de deux auteures italiennes, d’Anna María Ortese et de Maria Antonietta Macciocchi. Elle y aborde les concepts de de subalternité (subalternidad), d’autonomisation et de responsabilisation.

Sabine Braun explore une situation assez peu abordée, celle de l’audiodescription et de la recréation de la cohérence d’un film. Une forme de traduction y est mobilisée, celle qui consiste à rendre certains liens assurant la cohérence par d’autres. Il s’agit ici d’une traduction intermodale. Elle propose un modèle de cohérence appliqué ensuite à une étude de cas.

Gerrit Bayer-Hohenwarter concentre sont étude sur un aspect de la créativité en traduction, le déplacement créatif, susceptible de rendre compte de la capacité du traducteur à s’éloigner de la structure du texte de départ. L’objectif est ici plutôt pédagogique, puisqu’il s’agit de différencier les traducteurs expérimentés des étudiants. C’est l’aspect cognitif de ce qui sous-tend l’acte créatif qui est évoqué.

Defeng Li et Chunling Zhang abordent la question de la formation des enseignants en traduction, en se fondant sur une étude de cas menée pendant trois ans dans des programmes de doctorat à Hong Kong.

Geoffrey Wu aborde la question de la segmentation du chinois, un problème crucial pour cette langue dont la compréhension est fortement liée aux éléments pragmatiques entourant le texte. L’auteur, après s’être intéressé à la manière dont Chinois eux-mêmes segmentent le texte, proposent un modèle cognitif qui tient compte des écarts des propriétés sémantico-syntaxiques du chinois par rapport aux langues occidentales.

Tzu-Yun Lai s’intéresse à l’évaluation des traductions et s’interroge sur la validité d’outils normalement utilisés pour évaluer les traductions automatiques dans un contexte d’évaluation de traduction humaine.

Bonne lecture !