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Le corpus est devenu un outil indispensable en terminologie. De fait, le terminologue peut désormais accéder en quelques clics à une quantité infinie de données linguistiques et documentaires. Par ailleurs, bien que la traduction suppose une part importante de recherche documentaire et terminologique, l’utilisation des corpus n’y est pas aussi répandue ; les traducteurs lui préférant, bien souvent, les ouvrages de référence classiques tels les dictionnaires. Or, les contextes extraits des corpus leur permettraient, entre autres, de confirmer ou d’infirmer l’usage ou le sens d’un terme, et ce, en leur faisant épargner temps et argent.

Il faut cependant admettre que les recherches sur l’utilisation des corpus dans le cadre de l’enseignement de la traduction et de sa pratique sont relativement récentes. En 1993, Baker propose pour la première fois l’utilisation des corpus en traduction (Baker 1993). Par la suite, les études sur l’utilisation et les applications des corpus en traduction se sont multipliées, donnant forme à la tradition CULT (corpus use and learning to translate). De façon générale, ces études reposent sur deux axes : utiliser le corpus comme outil pour enseigner la traduction et apprendre à utiliser le corpus pour traduire. En ce sens, l’ouvrage propose sept articles, dont les quatre premiers sur le premier axe et les trois derniers sur le deuxième axe.

Le premier article, soit celui de Josep Marco et de Heike van Lawick intitulé « Using corpora and retrieval software as a source of materials for the translation classroom », se veut une introduction aux corpus destinée aux professeurs qui veulent intégrer cet outil à leur enseignement, mais ne savent pas comment s’y prendre. On présente notamment quatre exemples d’exercices ainsi que la fort importante distinction entre le concept d’apprentissage par corpus, où le professeur extrait du corpus des données pour répondre à des objectifs d’apprentissage particuliers, et le concept de corpus comme source d’apprentissage, où l’étudiant utilise les données extraites du corpus pour apprendre de façon autonome.

Dans son article « Safeguarding the lexicogrammatical environment : Translating semantic prosody », Dominic Stewart décrit une situation où le corpus s’avère une solution efficace pour étudier une composante de la traduction, en l’occurrence la prosodie sémantique. Il entend par là l’environnement lexicogrammatical habituel dans lequel s’insère un mot. Selon lui, l’enseignement d’un concept, appuyé par l’observation de contextes extraits de corpus, permettrait aux étudiants de mieux appréhender ce concept, et d’autres concepts, et, par conséquent, de mieux les mettre en pratique, ce qui se traduirait en définitive par une réduction du nombre d’erreurs de traduction. Fait important, il recommande, dans sa conclusion, d’utiliser avec réserve les corpus dans les études empiriques, notamment pour éviter les erreurs imputables à l’objectivité. Par exemple, il dit qu’un chercheur pourrait être tenté d’arrêter ses recherches si les premières données qu’il trouve dans un corpus attestent son hypothèse.

Ana Frankenberg-García utilise pour sa part le corpus pour démontrer la fréquence d’un universel de la traduction, soit l’explicitation. Dans « Are translations longer than source texts ? A corpus-based study of explicitation », elle présente les résultats de sa recherche où elle a comparé la longueur de textes extraits de corpus anglais à ceux extraits de corpus portugais, et vice-versa, dans le but de vérifier si les textes traduits étaient plus longs que les textes originaux. Ce faisant, elle étudie les divergences fondamentales dans le compte de mots, de caractères et de morphèmes d’une langue à une autre. Ses résultats démontrent que les textes traduits sont en effet plus longs que les textes originaux, et ce, peu importe le sens de la traduction. Elle conclut en affirmant que les traducteurs prendraient de meilleures décisions de traduction s’ils étaient plus conscients du phénomène d’explicitation.

Gill Philip, dans son article « Arriving at equivalence : Making a case for comparable general reference corpora in translation studies », recommande l’utilisation des corpus comparables plutôt que des corpus parallèles en traduction. Les corpus comparables sont composés de textes rédigés dans des langues différentes et portant sur des sujets identiques. Selon Philip, ils permettraient aux étudiants d’observer les normes discursives dans la langue de départ pour ensuite reproduire des effets équivalents dans le texte d’arrivée. Les corpus parallèles, composés de textes et de leur traduction, seraient quant à eux trop petits et pas assez variés pour refléter l’usage des langues concernées.

De l’avis de Gloria Corpas Pastor et Miriam Seghiri, la recherche documentaire et terminologique est un concept clé en traduction. Auteures de l’article « Virtual corpora as documentation resources : Translating travel insurance documents (English-Spanish) », elles considèrent que la meilleure stratégie de recherche est le corpus. Elles proposent à cet effet une méthodologie pour compiler des ressources électroniques au moyen de l’outil ReCor, qui comporte notamment une application pour évaluer la représentativité du corpus, ce qui permet à l’utilisateur d’ajouter des textes au corpus jusqu’à ce qu’il ait atteint un niveau optimal de représentativité. ReCor détermine cette représentativité en analysant la densité lexicale du corpus par rapport à l’augmentation de la densité lexicale au fur et à mesure que l’on y ajoute des textes. Le corpus est représentatif quand le ratio cesse d’augmenter.

L’article de Pilar Sánchez-Gijón, « Developing documentation skills to build do-it-yourself corpora in the specialised translation course », abonde dans le même sens, c’est-à-dire que l’auteure milite aussi en faveur de l’enseignement des techniques de documentation dans les programmes de traduction. Pour elle, l’élaboration de corpus « maison » est une stratégie de recherche hautement efficace et économique. Au moyen d’exemples, elle illustre que le corpus permet non seulement de résoudre des problèmes terminologiques, mais aussi des problèmes textuels, et des problèmes de rhétorique contrastive et de degré de familiarité.

Enfin, le dernier article de cet ouvrage, « Evaluating the process and not just the product when using corpora in translator education », rédigé par Patricia Rodríguez-Inés, s’inscrit dans la réforme de Bologne, c’est-à-dire une réforme du système de formation supérieure en Europe dans le but de mettre en place un espace européen de l’enseignement. Dans son article, l’auteure justifie le choix du cadre théorique et méthodologique mis en place pour l’enseignement des corpus. Fait nouveau, plutôt que d’évaluer uniquement le produit final, c’est-à-dire le texte traduit, ce cadre tient également compte du processus de traduction, dont la recherche terminologique et documentaire dans les corpus.

À notre avis, le travail des étudiants, des professeurs et des professionnels gagnerait en efficacité s’ils mettaient à profit les corpus. Les étudiants en traduction se sentent souvent déconcertés vis-à-vis de la multitude d’ouvrages de référence que leur recommandent leurs professeurs. De plus, leur manque de confiance, surtout chez les débutants, se traduit par la multiplication des recherches dans ces ouvrages pour trouver « la » bonne solution. Or, ces ouvrages ne reflètent pas nécessairement la réalité en raison de leur âge et de l’évolution rapide de la langue, plus particulièrement dans les domaines de pointe. Les ouvrages sur la traduction pour les étudiants présentent quant à eux des solutions parfaites qui les découragent.

L’apprentissage de l’étudiant et ses premières expériences en traduction seraient selon nous plus harmonieux si on lui enseignait à utiliser le corpus comme outil pour se documenter et trouver des solutions de traduction. Quelques clics lui suffiraient pour accéder à une multitude de données linguistiques en contexte, qui lui permettraient, entre autres, d’infirmer ou d’attester l’usage ou le sens d’un terme ; de consulter la fréquence des collocations ; et de trouver des solutions de traduction qui reflètent la réalité.

Le professeur porte quant à lui un lourd fardeau : c’est sur lui que repose la transmission du savoir traductologique et c’est lui qui, aux yeux de l’étudiant, possède la solution absolue. D’autre part, les ouvrages sur lesquels il base son enseignement se contredisent souvent l’un l’autre, l’obligeant à trancher et à privilégier une source plutôt qu’une autre. Souvent, ses décisions seront fondées sur son interprétation et son expérience.

Cela étant dit, le professeur pourrait tirer parti du corpus pour pallier les faiblesses de l’enseignement de la traduction. De fait, le corpus assure une certaine objectivité en écartant l’interprétation et l’expérience du professeur ; il lui évite de privilégier un ouvrage plutôt qu’un autre ; et il présente des contextes qui illustrent les concepts à enseigner. Le professeur pourrait par exemple demander aux étudiants de chercher les occurrences des auxiliaires modaux puis d’en distinguer les sens, ou de comparer la fréquence de la voix active par rapport à la voix passive. En somme, le professeur peut extraire des corpus du matériel qui saura répondre à des objectifs d’apprentissage particuliers et à partir duquel il pourra élaborer des exercices.

Enfin, dans un monde où la technologie évolue à une vitesse vertigineuse et où le savoir se multiplie de façon exponentielle, les traducteurs se voient offrir des textes de plus en plus spécialisés sans pour autant être spécialistes eux-mêmes. Ainsi, ils doivent acquérir rapidement des connaissances sur le sujet du texte à traduire.

Le corpus permet aux traducteurs d’acquérir des connaissances scientifiques et linguistiques sur un sujet afin de pouvoir traiter un document, et ce, sans en compromettre la qualité. Qui plus est, ils peuvent accroître leur productivité en ne consultant qu’un seul corpus plutôt que des dizaines d’ouvrages, ce qui du coup leur permet de répondre à la demande croissante de traduction.

En somme, les corpus sont des outils des plus efficaces autant en enseignement de la traduction que dans sa pratique, mais encore faut-il que les étudiants, les professeurs et les professionnels sachent élaborer des corpus représentatifs et en extraire les données pertinentes. Pour ce faire, des outils conviviaux de consultation et d’élaboration de corpus qui ne requièrent pas trop d’investissement en temps et en argent doivent être mis à leur disposition. Dans cette optique, la tradition CULT doit poursuivre ses recherches et ses efforts de promotion auprès des étudiants, des professeurs et des professionnels.