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Les pratiques de la traduction sont innombrables, au vu des domaines dans lesquels intervient le traducteur, de ses façons de concevoir l’opération traduisante, de ses stratégies, motivations et préjugés. On doit d’ailleurs à ces pratiques l’essentiel des travaux et productions en la matière. Hors du domaine de la littérature, ce n’est que récemment, quelques décennies à peine, que l’on a commencé à s’intéresser d’un peu plus près à la place que tiennent la culture et ses manifestations dans le processus d’analyse, d’interprétation et de réexpression d’un texte, fût-il des plus « pragmatiques » (contrat, mode d’emploi, texte de publicité, par ex.). Parmi de nombreux autres, les travaux d’un Malinowski (1884-1942), puis ceux de Nida et de Even-Zohar, chacun dans son domaine, ont conduit linguistes et traductologues à revoir le rôle de la culture, longtemps ignoré, dans ses rapports au langage et aux langues. La chose, hier occultée, aujourd’hui semble aller de soi, même si le sentiment que faits et traits culturels tiennent une grande place dans un texte et dans son interprétation ne fasse pas l’unanimité des langagiers. Ce virage culturel n’en caractérise pas moins les travaux de nombreux traductologues, les ouvrages en traitant se font plus nombreux, abordant le sujet de points de vue aussi différents que divers, comme le montre éloquemment Venuti (1995) dans l’ouvrage qu’il a consacré à l’histoire de la traduction.

Un des derniers du genre est celui dont il est question ici. Il fait partie d’une longue série de travaux interdisciplinaires entrepris dans le cadre d’un projet d’échanges culturels interuniversitaires, formé entre les universités de Pise et de Leicester dans les années 1990. D’autres universités européennes s’y sont associées, ainsi que des chercheurs d’un peu partout dans le monde. Dans cet ouvrage collectif, les auteurs abordent la traduction à partir des langues comme moyen d’atteindre la cible qu’est la culture et entendent le démontrer par le canal de quelques langues, celles des traductions de tragédies de la Grèce antique (Eschyle, Euripide, Sophocle, …), ou celles (l’anglais et l’italien) de Florio (1553-1625), brillant messager de Montaigne en anglais – et, selon certains spécialistes réputés de cette période, le véritable auteur des pièces de Shakespeare. On comprendra que Translation Practices through Language to Culture, anthologie d’études et d’articles aussi érudits que savants, traite principalement de pratiques observées dans la traduction de textes littéraires ou assimilés (textes religieux). Aussi la culture dont il s’agit ici est-elle essentiellement logée dans des oeuvres littéraires canoniques (au sens que lui donne Even-Zohar), tout au moins dans la majeure partie des études réunies dans ce collectif. Elle est tenue pour acquise par les auteurs, qui n’en font pas un débat philosophique entre le particulier (les racines : « Heureux qui comme Ulysse… ») et l’universel (le mythe chez Dumézil, par ex.), ni entre la théorie et la pratique, unies au service de l’art de traduire, tout en exécution.

L’ouvrage comporte trois parties principales, de longueur inégale (les deuxième et troisième réunies n’égalent pas la première), les moyens prenant le pas sur la « cible » et les « langues de culture », réduites à l’essentiel : l’anglais et l’italien (l’allemand et l’espagnol n’y figurent pas). Suivent une courte annexe (8 p.) consacrée à la traduction, de l’italien à l’anglais, de deux poèmes, et une bibliographie, copieuse (25 p.) et très éclectique, débordant quelque peu du cadre littéraire classique – on y trouve aussi The Full Monty et Notting Hill ! Ce découpage en trois parties d’importance inégale reflète les orientations éditoriales. La langue étant le contenant des éléments et aspects culturels et sa phraséologie la forme de leur expression, il est normal qu’elle occupe l’essentiel de l’espace. Moyen privilégié d’accéder à la culture que porte un texte, elle permet d’en révéler les traits au terme du parcours textuel. Les auteurs de ce collectif se fondent sur le découpage, désormais classique, de la traduction en trois états ou catégories que l’on doit à Roman Jakobson, pour qui le signe verbal peut être interprété de trois façons différentes. Il peut être traduit dans d’autres signes de la même langue (réécriture, par ex.), dans les signes d’une autre langue (la traduction per se), ou dans un autre système de symboles, mais non verbal (sons, gestes, images, etc.). La traduction est alors dite soit intralinguistique, soit interlinguistique, soit encore intersémiotique (Jakobson parle à ce propos de transmutation). La difficulté croît avec la complexité des systèmes de signes entrant en jeu, l’interprète (du signe) pouvant aller, selon le cas, du plus simple (une langue) au plus complexe (d’un système de symboles verbal à un non verbal), la traduction (deux langues) occupant le moyen terme, mais non le moins important. Dans ce processus, l’herméneutique d’un Gadamer, la « tâche » d’un Benjamin occupent une place éminente.

La portée d’un tel ouvrage dépasse les limites du champ habituel de la science de la traduction qu’est la traductologie, alors que l’anglais Translation studies évoque plus clairement l’interdisciplinarité possible que revendiquent les auteurs. Ces derniers visent en effet surtout à dégager la dimension culturelle sous ses divers aspects que comporte le passage d’un texte rédigé dans une langue ou dans un code sémiotique, dans une autre langue ou un autre code. Aussi la notion de traduction dépasse-t-elle ici de loin le sens que définissent stricto sensu les dictionnaires et s’étend lato sensu tant aux signes verbaux qu’aux non verbaux nichant au creux d’une langue et de sa culture. L’interprétation, selon Umberto Eco, précède la traduction, ce que nul ne niera. Or, interpréter serait le propre de l’homme, « être interprétant », que le but de cet acte, nous précise-t-on (p. 11), soit de comprendre, analyser, commenter, saisir le sens de signes donnés ou de les traduire, mais aussi de produire un méta-texte dans la même langue. Le virage culturel intervenu en traduction a eu pour effet de détourner la recherche axée sur les mécanismes et les procédés purement linguistiques vers le rôle – notamment social – du traducteur, vers les institutions et l’économie de la traduction, vers les fonctions qu’elle remplit auprès de la culture cible, mais aussi auprès de la culture de départ, et vers les effets que tout cela entraîne, dont le jeu essentiel et néanmoins ambigu que jouent les pouvoirs publics. Il s’ensuit que le champ de la traduction et de la traductologie, tel l’univers, ne cesse de s’étendre, englobant de plus en plus d’activités et d’échanges sociaux et culturels dans un monde voué à la communication et au culte d’Hermès. Puisque, au dire de Salman Rushdie, étant (trans)portés (‘translation’, littéralement, vient du latin trans-latere) « nous sommes des êtres traduits » (p. 12), ce fait impliquerait que toute activité humaine est susceptible d’être associée, nolens volens, à la « traduction-monde » et à ses manifestations intra et interculturelles. Désormais, le messager de notre temps se situe dans un tertium quid « liminal », entre lui et l’Autre, entre lui et son ou ses alias (cf. p. 211), entre langues et cultures. C’est dans cet espace-temps que se logerait l’essence de la culture (p. 13).

La première partie de cette oeuvre collective est consacrée aux langues comme moyen ; chaque auteur cherche à montrer dans son étude un aspect particulier du rôle que la langue a tenu ou tient dans telle situation de traduction. Dans la deuxième partie, la cible est véritablement la culture, quelles qu’en soient la source et la forme (foi, poésie), et sa transmission par la traduction, moyen de renouveler le texte (traduisible, car il en est d’intraduisibles) lui assure ainsi sa pérennité. Dans la troisième et dernière partie, ce sont les langues de culture mêmes qui sont exposées, la traduction étant alors envisagée comme processus révélateur de culture. Une courte annexe termine le livre. Elle vient en application des principes qui parcourent l’ouvrage, bouclant ainsi la boucle entre la théorie et la pratique de la traduction. L’auteur, écrivain-traducteur-acteur, y propose sa traduction de deux poèmes de Dacia Maraini, prétexte à exposer ses idées originales sur la traduction de la poésie.

La lecture des dix-sept études que comprend cet ouvrage, pour inégales dans la forme comme dans le fond qu’elle soient, justifie néanmoins le temps et l’effort à y consacrer. Le lecteur en ressortira sinon plus éclairé sur le mystère insondable des faits de culture – qui se limite ici, je le rappelle, aux rapport entre l’anglais et l’italien –, sans doute plus instruit dans l’art et la manière de reconnaître l’empreinte culturelle sous les mots du texte à traduire, empreinte qu’il s’efforcera de reproduire, avec plus ou moins de bonheur et de réussite, dans sa traduction. Le domaine couvert par ces essais est toutefois très étendu, avec le risque de dispersion que cela implique. Partant d’une synthèse diachronique saisissante (cf. Lynne Long, p. 17-29) de l’histoire et de la théorie de la traduction, ce recueil présente des applications synchroniques, courantes pour un traducteur, telle la difficulté de traduire l’argot (p. 65), l’humour (p. 85) ou les unités phraséologiques (p. 47) d’une langue à l’autre, et se termine sur une nouvelle de Celati dont la traduction illustre le passage d’un code à un autre (la photographie en particulier). Mais le véritable enjeu que pose ce recueil d’essais sur les pratiques de la traduction est bien celui qui oppose et opposera sans doute longtemps encore les tenants de la traduction littérale (dont on verra un exemple dans l’annexe, p. 241), qui avancent des raisons et des arguments fort convaincants (p. 241), et les partisans de l’autre manière de traduire, plus libre, naturelle et moins soumise à la dictature du texte (p. 167-183, 186-202). Au lecteur de juger quelle est la meilleure façon d’appréhender la culture de l’Autre dans toute sa vérité et ses nuances les plus fines afin que la traduction soit vraiment, comme le faisait dire Shakespeare à Moth dans Peine d’amour perdues, « a great feast of languages ».

Le vrai débat toutefois tourne autour de « l’identité culturelle », dont les traductions et adaptations des tragédies grecques (cf. p. 179) servent de révélateur. L’on y voit l’importance que prennent les racines et le terroir dans le discours culturel, jusque et y compris dans la littérature africaine, marquée au sceau des oeuvres classiques de la Grèce antique, qu’elle s’approprie en les adaptant à ses propres langues et cultures. L’universel rejoint alors le particulier, l’auteur est ainsi amené au lecteur et le lecteur à l’auteur (Schleiermacher), mais en disant presque la même chose : quasi la stessa cosa (Eco). Telle est bien là, toutes langues confondues, la fonction cardinale de la traduction, afin qu’elle « nous augmente et fortifie » (Montaigne). Dans ce sens, elle est véritablement « proligère » (Meta, 35-1), comme le démontre Lynne Long (p. 17-29).