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Mener une réflexion profonde sur le rôle social du traducteur et de l’interprète de nos jours n’est pas chose aisée. Cependant, l’ouvrage Translation/Interpretation and Social Activism le fait remarquablement. Ce volume, dirigé par Julie Boéri et Carol Maier, étudie la position – critique et sensible, selon elles – des traducteurs et des interprètes dans la société d’aujourd’hui. Un coup d’oeil sur quelques concepts traités dans ce livre – équité, éthique du traducteur/interprète, démocratie, engagement, activisme, solidarité, entre autres – donne une idée des sujets complexes et controversés qui y sont abordés.

Translation/Interpretation and Social Activism est un recueil de seize articles tirés du Ier Forum International du même nom, organisé en 2007 par l’Association des traducteurs et interprètes bénévoles pour la solidarité ECOS, avec le soutien de l’Université de Grenade. L’ouvrage inclut tant les conférences invitées que quelques communications sélectionnées. De ce Forum naît un manifeste (Granada Declaration/Declaración de Granada) qui cherche à mettre la traduction et l’interprétation au service de la société et de toutes les sociétés. Inclus à la fin du livre, le manifeste conçoit la traduction et l’interprétation (T/I) comme « a tool of both resistance and dominance. » Pour leur part, les directrices exposent clairement leur objectif dans l’introduction :

It calls on scholars, professionals, teachers and students not to place their knowledge solely at the service of the market, but to think in terms of society as a whole, to refuse to interpret in wars of occupation, to promote linguistic diversity in the field and beyond and, finally, to build a more inclusive and mutually supportive community of translators and interpreters.

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Dans cet esprit de promotion de la diversité linguistique, l’ouvrage est bilingue anglais-espagnol. Translation/Interpretation and Social Activism est donc composé de deux moitiés « very similar but not perfectly identical » (p. 2). Par ailleurs, une version chinoise sera publiée par la Hong Kong Baptist University, codirigée par Martha Cheung, Bai Liping et Esther Kwok.

Ce n’est certes pas par hasard que Julie Boéri et Carol Maier se soient trouvées à la tête de ce projet : douées d’une excellente connaissance de l’anglais et de l’espagnol, toutes deux sont politiquement engagées et ont participé à l’organisation du Forum. Boéri est actuellement professeure invitée à l’Université Pompeu Fabra où elle enseigne l’interprétation. Elle fait également partie du groupe de recherche en analyse du discours et traduction CEDIT, ainsi que d’ECOS et de BABELS (réseau international de traducteurs et d’interprètes bénévoles). Ses travaux portent sur l’éthique, la sociologie et les politiques d’interprétation. Maier, pour sa part, est professeure à la Kent State University où elle fait partie de l’Institute for Applied Linguistics. Elle a publié de nombreuses traductions, particulièrement d’Octavio Armand, Rosa Chacel et Severo Sarduy, ainsi que des travaux sur la théorie, la pratique et la pédagogie de la traduction.

Dans ce recueil de 389 pages, les auteurs parcourent, selon une approche critique, les liens entre la traduction et l’interprétation, et l’engagement social. Plusieurs contextes sont envisagés : la pratique professionnelle, l’enseignement et la recherche. Pour ce faire, ils se servent d’expériences individuelles ou collectives, passées ou présentes, de traducteurs et d’interprètes engagés dans des circonstances qui comportent un certain degré de tension sociale, comme devant les tribunaux, dans les médias ou en situations de conflit.

Le premier article, rédigé collectivement par les membres d’ECOS, explique les origines ainsi que l’évolution de cette association. On y trouve quelques réflexions sur l’impact que des traducteurs et des interprètes engagés pourraient avoir sur l’enseignement, la recherche et la profession, bref sur la société. On y insiste sur la contribution d’une association comme ECOS à une approche critique du rôle sociopolitique des traducteurs et des interprètes.

Ensuite, Manuel Talens expose les raisons qui ont donné lieu à la naissance de Tlaxaca, un réseau de traducteurs en faveur de la diversité linguistique. Une de ces raisons était l’utilisation de l’anglais comme lingua franca dans les médias. Tlaxaca soutient le principe d’équité universelle de toutes les langues et les cultures, et rejette toute forme d’eurocentrisme, de colonialisme et de racisme. L’association s’est donc engagée à faire connaître des auteurs de diverses origines, raison pour laquelle on y traduit de et vers quatorze langues (dont l’espagnol, le français, l’allemand, l’anglais, le russe, l’arabe, le grec). Ils collaborent avec d’autres réseaux de traducteurs engagés, spécialement ECOS.

Le contexte de création, les objectifs et le rôle dans la société civile de ces communautés engagées de traducteurs et d’interprètes est le sujet de recherche du texte de Mona Baker. À partir de l’étude de cas du groupe Tlaxaca, Baker encourage une approche sociopolitique de la T/I dans une perspective flexible et ouverte. Son narrative model constitue pour elle un cadre théorique et méthodologique permettant d’analyser ces réseaux émergents de traducteurs et interprètes engagés. L’auteure incite les académiciens, les traducteurs et les étudiants à concevoir la traduction et l’interprétation comme un outil puissant pouvant mener à des changements sociaux, ce qui donnerait une vision morale et sociale à la discipline traductologique.

L’article d’Anastasia Lampropoulou décrit les politiques d’interprétation employées pendant le Forum social européen, tenu en 2006 à Athènes. Sa propre expérience fait ressortir les contraintes de la diversité linguistique et du travail d’interprétation bénévole, surtout les questions de qualité, de conditions de travail et de formation des interprètes.

Quant à Anne Martin et Mustapha Taipi, ils soulignent les risques liés au manque de régulation du statut des traducteurs et des interprètes qui travaillent auprès des instances gouvernementales et administratives, notamment les tribunaux et la police. Le cas spécifique du journaliste Tayseer Allouny, employé de la chaîne de télévision Al-Jazeera, est évoqué. Allouny, toujours en arrêt domiciliaire à Grenade, a été accusé de terrorisme et d’avoir travaillé pour Al-Qaïda. Martin et Taipi dénoncent le fait que ces accusations soient fondées sur des traductions et des interprétations fautives voulant inculper Allouny davantage. La qualité de la T/I ainsi que l’éthique du traducteur et de l’interprète sont mises en question dans ce texte.

L’instrumentalisation de la T/I dans les médias ainsi que dans le marché éditorial est exploré par Richard Jacquemond. Il analyse particulièrement les politiques entourant les traductions vers la langue arabe des textes provenant d’Occident. Ces politiques, selon l’auteur, font partie d’un agenda politique et culturel des puissances occidentales. Pour Jacquemond, les liens entre le monde arabe et certains pays occidentaux sont conditionnés par des relations asymétriques de pouvoir.

La traduction comme un outil de résistance dans un contexte de conflit politique, particulièrement la dictature de Ceausescu en Roumanie, est le sujet de l’article d’Ileana Dimitriu. Dans un premier temps, l’auteure analyse particulièrement la traduction littéraire, dans ce contexte dictatorial. La traduction y devient un agent social véhiculant un discours subversif contre le pouvoir en place, mais de manière clandestine. Dans un deuxième temps, Dimitriu analyse l’après-dictature (1989) et la façon dont la traduction vise à freiner, cette fois plus ouvertement, l’uniformisation culturelle provoquée par la mondialisation dans le but de protéger une identité locale, proprement roumaine.

Maria López Ponz examine la traduction dans le contexte de l’immigration, particulièrement celui des femmes immigrantes. Pour illustrer les conflits d’adaptation, d’identité et de discrimination dans les oeuvres littéraires, Ponz prend comme exemple les écrivaines chicanas qui revendiquent leur place dans la culture étatsunienne tout autant que dans leur culture d’origine.

L’article de Cristina Delistathi analyse les stratégies que le Parti Socialiste des Travailleurs de Grèce (SEKE en grec) a employées dans la traduction du Manifeste Communiste (de 1919) afin de diffuser les idées marxistes. Delistathi examine principalement la façon dont les différentes stratégies de traduction ont surmonté les limitations politiques, socioéconomiques, socioéducatives et sociolinguistiques liées à la réception du manifeste. Bref, l’auteure étudie comment les institutions politiques et les traducteurs politiquement engagés tirent parti des traductions pour propager des idées contre-hégémoniques.

Martha P. Y. Cheung explore la relation entre traduction et activisme, pour ensuite étudier, dans la perspective du concept d’activisme, les activités de traduction réalisées durant la dernière période de la Dynastie Qing en Chine, dans le but de présenter les différentes politiques de traduction qui ont donné lieu aux transformations politiques. Cheung se sert du modèle de l’anthropologue David F. Aberle (1966) et développe son analyse sur la base des quatre mouvements sociaux que ce dernier distingue : transformateur, réformiste, rédempteur et alternatif.

La question du genre est également abordée dans ce volume par Olga Castro Vázquez. Pour l’auteure, le langage constitue un élément essentiel de la libération féminine. Castro Vázquez soutient que la représentation linguistique des hommes et des femmes est déterminante dans la construction mentale des rôles sociaux. Dans ce sens, la traduction joue un rôle important puisqu’elle constitue une pratique linguistique, en plus de culturelle et idéologique. L’auteure met en évidence que le discours sexiste se présente différemment selon la langue.

Pour leur part, Rosalind M. Gill et María Constanza Guzmán parlent d’une pédagogie de la traduction associée à l’acquisition d’une conscience sociale dans le contexte de Toronto. Les auteures cherchent à développer chez les étudiants une connaissance consciente du soi-même et de l’autre, par le biais d’une compréhension de l’altérité et de l’interculturalité. Pour elles, les enseignants ont la responsabilité de faire des traducteurs des agents sociaux.

Dans son article, Jesús de Manuel Jerez présente une critique sur l’inégalité qui accompagne la pratique de la profession de l’interprète dans les services publics par rapport à l’interprète de conférences dans les organismes internationaux. Dans sa réflexion, Jerez cherche à comprendre le pourquoi des différences de prestige et de rémunération, entre autres, qui discriminent l’un par rapport à l’autre. Jerez souligne également le besoin de nouveaux paradigmes dans l’enseignement qui forment des interprètes pour la société et non pour le marché.

Les avantages d’Omega T, un logiciel libre qui assiste le traducteur dans son travail, sont introduits par Ignacio Carretero, qui reconnait le besoin pour le traducteur de se servir des outils de traduction, mais qui dénonce l’aspect mercantiliste des logiciels propriétaires. C’est pour cela que l’auteur explique les bénéfices que le software libre offre aux professionnels de la traduction, considéré, pour lui, un élément qui facilite le développement technologique et qui permet un système de solidarité sociale. Carretero attribue à la communauté académique et aux professionnels de la traduction la responsabilité de diffuser l’utilisation de ces softwares.

En dernier, l’épilogue de ce volume constitue la collaboration de l’invitée Moira Inghilleri au Ier Forum International Translation/Interpretation and Social Activism. Selon Inghilleri, cette occasion a été un espace propice pour discuter des stratégies mondiales et locales qui favorisent des changements significatifs dans les paradigmes de la recherche en traduction. En outre, elle aborde l’importance de l’éthique dans la pratique du traducteur ; éthique qui a pour base la responsabilité politique, morale et sociale. Pour Inghilleri, les critères politiques et éthiques des traducteurs comptent autant que leurs compétences linguistiques et culturelles. Dans cette perspective, l’approche éthique renforce l’importance de la traduction pour le changement social et politique. En fin, l’auteure indique que les participations au forum de même que les articles contenus dans ce volume font appel aux professionnels, chercheurs et étudiants de la T/I à travailler collectivement pour développer et promouvoir des stratégies de traduction alternatives.

Il est important de souligner que, à l’exception de l’article de Mona Baker, publié avec l’autorisation de Palgrave Publishers, tous les articles du volume sont publiés sous une licence copyleft de Creative Commons –organisation sans buts lucratifs qui cherche à diffuser le plus grand nombre possible de travaux, de façon légale mais non-commerciale.

Rares sont les ouvrages qui offrent une telle réflexion sur l’importance des traducteurs et des interprètes dans la société en général, question abordée dans différentes perspectives, dans plusieurs contextes géographiques et à des moments historiques aussi divers. Puissent les enseignants, les chercheurs et les étudiants entendre cet appel à la transformation sociale.