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1. Introduction – L’ordre textuel et l’interrogation lacanienne

Tout en partant de la perspective ouverte par Jacques Lacan, notre travail vise à mettre l’accent sur l’importance de quelques usages rhétoriques textuels, qui concernent directement le système d’écriture. Nous faisons ici référence à la distinction tracée par Freud et reprise par Lacan entre la lettre – écriture-texte – et la parole. Nous partons d’une observation particulière : aucun système graphique ne consiste en une simple transcription visuelle de la parole. À l’instar d’autres représentations – le dessin, par exemple –, la lettre se distingue de la langue par son lieu d’origine dans l’inconscient. Après avoir éclairci cette discrimination pour le cas concret de la langue et de l’écriture japonaises, nous tracerons une première ébauche de ce que peut apporter une recherche prenant en considération cet aspect dans la tâche de la traduction, en prenant comme exemples certaines des solutions proposées par les auteurs des différentes versions d’un récit d’Ichiyô Higuchi (1872-1897), たけくらべ (Takekurabe ; Higuchi 1895-1896[1]). Le choix de ce roman est dû à notre expérience récente de traduction en catalan de ce texte (réédition de 2001, voir note 1)[2].

L’expérience psychanalytique nous a appris que l’on ne peut pas réduire l’écriture à une simple technique qui aurait comme fin la transcription visuelle de l’articulation orale – résultat de l’apprentissage scolaire. La langue se distingue de l’écriture parce que, pour le nouveau-né, la première est présente dès le début même de sa vie ; sa présence est une condition nécessaire à l’existence de l’inconscient et du sujet. Le fait d’entrer dans le langage a une conséquence : le sujet perd pour toujours l’image psychique de l’apparence de son corps. Par la suite, il la recherchera dans le miroir, dans son semblable et dans l’amour.

L’invention de la lettre, par contre, est – chronologiquement et logiquement – postérieure à cet événement, et elle procède, comme toute autre représentation, du retour du réprimé. C’est l’acte d’un sujet qui naît de l’obsession pour représenter le mystère du corps perdu. Cette nécessité est antérieure à celle de doter un groupe humain d’un instrument utile pour la communication à distance. La répression et l’inconscient sont les conditions qui rendent possible l’apparition de n’importe quel système de représentation.

L’histoire des écritures des différentes civilisations n’est pas uniforme. Elle trace, au contraire, des chemins divers. Selon Gérard Pommier, l’alphabet occidental serait le résultat actuel d’un processus qui commence avec les hiéroglyphes égyptiens. Ce système graphique s’est enchaîné, par la suite, avec le pari proto-hébraïque d’une écriture exclusive des consonnes – l’invention monothéiste empêchant la représentation visuelle de la figure et de la jouissance sensorielle, les consonnes sont imprononçables et, par conséquent, elles demeurent effectives à l’intention de réprimer la jouissance sonore (Pommier 1996). Des siècles plus tard, les Grecs, de religion polythéiste, ajoutèrent les dangereuses voyelles, jusqu’alors soigneusement évitées, et complétèrent ainsi l’écriture analytique de la syllabe – en consonnes et voyelles – de laquelle nous avons hérité.

Dans le cas de l’écriture japonaise, le processus eut un premier développement grâce à la phonétisation des idéo-phonogrammes de l’écriture chinoise et à l’invention d’un syllabaire connu sous le nom de man’yôgana (万葉仮名), qui est maintenant hors d’usage depuis des siècles. Toutefois, ce système graphique fut à l’origine d’un nouveau syllabaire, l’hiragana (平仮名), qui se caractérise par un estompement radical de la figuration des idéo-phonogrammes qui étaient encore bien visibles dans le syllabaire écarté. Le syllabaire hiragana, cependant, ne se substitua pas complètement aux idéo-phonogrammes d’origine chinoise, qui continuèrent à être utilisés pour les mots pleins, c’est-à-dire pour les termes qui correspondent à des noms, des adjectifs, des verbes ou des adverbes.

On explique habituellement le paradoxe de la conservation de lettres aussi peu pratiques que les idéo-phonogrammes par des arguments de type sociologique, voire même philosophique. Du point de vue des psychanalystes, il faut ajouter à ces raisonnements un autre facteur. Les lettres figuratives conservent la jouissance de la représentation que l’écriture syllabique et, plus encore, l’écriture consonantique ont réprimée. Les Japonais retiennent dans les images des idéo-phonogrammes un plaisir que notre alphabet a proscrit, bien que nous soyons encore capables de le revivifier grâce aux rêves ou, par exemple, en composant des calligrammes dans le style de Guillaume Apollinaire. Une autre manifestation du retour de la jouissance visuelle est le triomphe des bandes dessinées parmi le public lecteur.

Comme nous le verrons dans les exemples que nous avons pris de Takekurabe, il est possible à l’écrivain japonais de tirer parti de la combinaison de ces graphies distinctes – idéo-phonogrammes et syllabaires – et d’écrire des mots vides avec des idéo-phonogrammes ou d’utiliser deux types d’écriture en synchronie. Cela favorise l’émergence d’un hiatus dans l’interprétation et, par conséquent, une multiplicité de lectures. Cette différence qualitative qui impose la possibilité de l’équivoque distingue l’écriture littéraire – textuelle – de l’aspiration à l’univocité propre de l’écriture logique et mathématique.

La linéarité de l’écriture fait que nous oublions, tout le temps où nous demeurons absorbés dans la compréhension du sens, l’image que l’on voit – la forme des lettres – ou le son que l’on entend – sa musicalité. Il se produit, cependant, qu’une lecture perspicace peut être capable de découvrir la présence de certaines lettres qui rompent le déroulement monotone du fil de la compréhension ingénue ou superficielle. Cette ressource a la vertu d’éveiller la conscience endormie du lecteur – et du traducteur – en lui rappelant la nature fondamentalement littéraire de n’importe quel texte, c’est-à-dire sa double sujétion à la lettre et à la langue. Nous avons appelé « ordre textuel » cette nature complexe du texte. Bien que ces éléments textuels se présentent le plus souvent comme un détail superflu, ils constituent un véritable écueil pour le traducteur.

2. Lacan et le modèle de la linguistique structurale

Dans sa présentation du numéro spécial sur la psychanalyse en traduction publié dans Meta il y a plusieurs années (1982), François Peraldi, psychanalyste et alors professeur agrégé à l’Université de Montréal, accueillait un ensemble d’articles destinés à « illustrer et développer la conjonction de coordination que nous nous sommes proposé d’établir entre la psychanalyse et la traduction » (Peraldi 1982a : 7). Peraldi nous rappelait, dans ces pages d’introduction, qu’un volume monographique de ces caractéristiques aurait été impensable sans la tournure prise par l’enseignement de Jacques Lacan en septembre 1953.

On est habitué à considérer le moment historique du fameux Discours de Rome, prononcé par Lacan le 26 septembre 1953 (Lacan 1956 ; 1966), comme date de début de la lecture lacanienne de l’oeuvre de Freud. Lacan put mener à terme un travail d’exégèse novateur de l’héritage du fondateur grâce à l’appui du modèle structural. Le titre de la conférence était Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse (Lacan 1966 : 237-322).

Jusqu’à cette date, les psychanalystes postfreudiens et contemporains de Lacan s’étaient retranchés derrière une évolution de la discipline qui niait, à son avis, le fondement même de la découverte freudienne, dérive qui affectait profondément les concepts d’inconscient et de complexe de castration, deux des axes de la découverte de Freud. Ces cliniciens considéraient que les conceptions du Viennois appartenaient à un passé déjà révolu. Ce qui détermina le « retour à Freud » défendu par Lacan, ce fut, par conséquent, l’urgence. La survie du psychanalyste était en danger et, afin de le remettre à flots, l’objectif immédiat était la levée de la tendance répressive qui se cachait derrière la volonté déviationniste des successeurs.

Lacan assuma l’engagement et la responsabilité de la mise à jour de l’héritage de Freud. Il ne s’agissait pas, dans son cas, de dépasser le père fondateur ni, encore moins, de l’abolir. Le pari consistait à le réécrire à la lumière des progrès qui s’étaient produits dans les domaines de savoir voisins. La nouvelle linguistique structurale, qui était en train de donner tant de résultats féconds dans d’autres objets d’étude en rapport avec le sujet, lui offrit l’appui qu’il recherchait et dont il avait besoin.

Markos Zafiropoulos, anthropologue et psychanalyste, a réalisé une investigation minutieuse à propos de l’origine de certaines des nouvelles propositions théoriques de Lacan. Il considère que l’on a diffusé à l’excès une version eurocentrique des sources qui eurent une influence sur la révision des concepts freudiens effectuée par Lacan et que, en contradiction avec la filiation imaginaire de certains d’entre eux – celle qui est diffusée habituellement dans les cercles de psychanalystes –, il existe une filiation différente et plus proche de la réalité dont le point de démarrage n’est ni l’Europe ni la France – du moins pas exclusivement – sinon les travaux de l’anthropologue Franz Boas (1858-1942). Ce précurseur américain avait déjà souligné la transcendance du jeu combinatoire de signifiants inconscients et il était intervenu, en plus, comme médiateur de la rencontre entre Roman Jakobson et Claude Lévi-Strauss. L’anthropologue français fut le ressort immédiat qui rendit possible le virage de Lacan des années 50 (Zafiropoulos 2010 : 59).

Grâce à ce riche échange entre penseurs des deux rives de l’Atlantique, l’enseignement de Lacan s’inscrivit, vers 1951, dans le cadre du paradigme scientifique que Jean-Claude Milner a appelé paradigme structural (Milner 2002). Selon lui, l’existence de ce paradigme prend naissance dans les premiers travaux de Jakobson remontant à 1941. Cette année est le moment privilégié et extraordinairement fécond de la rencontre, signalée plus haut, entre le linguiste russe et Lévi-Strauss à New York. Son épilogue et sa clôture en linguistique – tout en conservant la splendeur de sa réputation dans la presse jusqu’aux années 60 – est la publication de Syntactic Structures de Noam Chomsky (1957). Dans les autres disciplines, le déclin commença un peu plus tard, autour de la fin des années 60 et du début des années 70.

Si nous avons été un peu prolixes dans la délimitation de la période structurale de Lacan, c’est parce que nous aborderons l’étape au cours de laquelle le psychanalyste français se distancia de ce paradigme. Concrètement, nous partirons d’une lecture de son séminaire du cours 1970-1971, intitulé D’un discours qui ne serait pas du semblant (Lacan 2006). Le choix de ce séminaire répond au fait que, étant donné notre condition de traductrice du japonais, nous voulons nous approcher du savoir que le penseur français s’efforce d’extraire, en ce moment précis, de son expérience avec la langue japonaise et de sa réflexion sur celle-ci. Selon lui, « la langue japonaise s’est nourrie de son écriture. » (Lacan 2006 : 92). Lacan se réfère au fait que, grâce à l’écriture, le japonais incorpore avec une facilité surprenante une langue étrangère, le chinois, dans sa propre langue. Nous avons déjà commenté dans la section précédente le fait, en apparence paradoxal, que l’invention et la généralisation de l’usage du syllabaire hiragana n’eut pas comme conséquence inévitable la disparition de l’idéo-phonogramme emprunté au puissant pays voisin. À notre tour, nous avons envisagé la conjecture de Lacan, comme l’interprète Gérard Pommier, selon laquelle, outre diverses raisons d’un autre type, la conservation de l’idéo-phonogramme répond à un désir de conserver la jouissance visuelle de la figuration ainsi que la jouissance sonore d’une langue étrangère, le son du mot chinois 音読み (on’yomi) – qui conserve, parce qu’elle n’est pas comprise, un effet musical.

La séance correspondant au 12 mai 1971 coïncide avec un article écrit pour la revue Littérature de la même année (Lacan 1971). Dans celle-ci, de même que dans les autres pages du séminaire, on entend les échos d’un récent voyage que Lacan fit au Japon – le second voyage, le premier ayant eu lieu en 1963 au cours du Séminaire livre X L’angoisse (Lacan 2004) – en tant qu’invité de la maison d’édition Kobundo à l’occasion de la traduction au japonais des Écrits – le premier volume de la version japonaise ayant paru en 1972, le second en 1977 et le troisième en 1981 (Lacan 1972 ; 1977 ; 1981). Nous allons profiter de cet intérêt lacanien pour l’écriture japonaise pour parler de certaines particularités traductologiques qui concernent le processus de traduction du japonais et qui se font écho de cet effort que nous demandait François Peraldi dans son excellent texte « Psychanalyse et traduction » à propos du fait que le traducteur littéraire se soumet à l’exigence artistique de tenter d’aller au-delà d’une simple traduction du sens du texte (Peraldi 1982b). L’irruption d’un usage particulier de la lettre – courant dans la pratique textuelle du japonais avec des caractéristiques spécifiques propres de la période historique ainsi que du style de l’auteure – fonctionne comme un agent qui éveille et appelle à aller bien au-delà de la sémantique linéaire.

Il est juste de commenter, cependant, que Lacan, dans son enthousiasme pour cerner la différence dans les modalités de jouissance dépendant de chaque domaine culturel, pêche par une certaine tentation orientaliste. Sa conception, que nous n’allons pas développer, semble nous dire que les Japonais, à la différence des Occidentaux, ne requièrent pas une répression aussi drastique parce qu’ils maintiennent leur inconscient à distance, dans le territoire étranger de la Chine, le pays d’origine de leur écriture. L’exagération du penseur – qui, par ailleurs, ne lisait pas le japonais – n’invalide pas, cependant, son audace, destinée à mettre en relief la survie dans l’écriture de la dimension du sacré, y compris à l’époque aride de la science moderne. Lacan nous invite à suivre ses explorations et à éviter les explications tournées exclusivement vers la raison et l’utilitarisme. Il y a de la jouissance dans la parole, et de la jouissance, aussi, dans l’écriture. Et si cette hypothèse est avérée, des systèmes d’écriture distincts devraient déterminer des différences de jouissance. En tout cas, notre travail a un caractère exploratoire et ne prétend pas éviter la controverse.

3. La querelle de Lacan avec les linguistes

Jusqu’au Séminaire livre VIII Le transfert(1960-1961), où Lacan introduit la question de l’agalma, l’objet précieux que cache le disgracieux Socrate, comme objet cause du désir, la notion de libido s’inscrivait dans le registre de l’imaginaire, l’axe moi-autre de la relation spéculaire. Le travail d’élaboration de l’analysant consistait à soumettre la libido à un laborieux processus de mise en mots et de réduction de la passion imaginaire. Le concept préliminaire de l’agalma prépare l’introduction postérieure d’une lettre, l’objet a, qui désigne une satisfaction pulsionnelle – plaisir et souffrance – inconsciente et impossible à symboliser, ou à transformer en chaîne de signifiants. Le nom « a » donné à la lettre de l’objet est un indice, autant de son origine dans l’axe de la libido spéculaire que de son statut d’obstacle, comme morphème du préfixe de négation, à la symbolisation. La lettre lacanienne n’est pas seulement hétérogène au signifiant mais aussi, et puisqu’elle ne s’adresse à aucun interlocuteur, elle pose des problèmes à la traduction lorsqu’elle se présentifie dans le texte. On peut dire que la traduction n’est pas possible sans pertes, mais il y en a même dans le texte original. Il est impossible pour le sujet qui écrit des lettres, des mots et des phrases de retrouver son corps en eux. Le lieu initial que nous occupons comme objet dans la langue de l’Autre a disparu du parler et du texte. Le « x » ou le « a » de son absence correspondent aux espaces laissés en blanc par l’écriture. Dans une pratique textuelle comme la pratique japonaise, qui ne sépare pas les mots, l’espace en blanc est récupéré, peut-être, par le hiatus qu’impose l’usage de certaines graphies.

À partir de cette introduction de la question de la lettre comme élément étranger à la signification, on assiste au début d’un développement théorique qui aura comme effet d’éloigner progressivement Lacan des chercheurs qui fermeront le dernier chapitre du paradigme structural. Le psychanalyste français prend alors ses distances avec le lien trop étroit entre linguistique et inconscient, que lui-même avait favorisé.

La combinatoire des signifiants produit des effets de sujet et des effets de signification. Si l’on considère que la traduction est une transformation d’un système de signifiants (celui du texte original) dans un nouveau système de signifiants (celui du texte d’arrivée), menée grâce à la compréhension des effets de signification du premier et d’un travail consécutif de réécriture dans les signifiants du deuxième, ce qui serait perdu dans les processus est la nature étrangère des signifiants originaux et tout ce qui ne serait pas transmissible de ses effets. Inéluctablement, le traducteur doit faire face à l’impossibilité de réaliser sa tâche sans passer par une phase de compréhension, plus logique que chronologique, du texte originel.

En contraste avec cette réalité, Lacan introduira l’écrit comme un élément disjoint de la compréhension. Celle-ci est considérée comme un piège imaginaire et, par conséquent, comme un écueil pour la praxis psychanalytique. La tromperie de la compréhension nous conduit uniquement à ce que l’on connaissait déjà, en nous éloignant de ce qui est véritablement nouveau ; elle débouche sur un mur imaginaire qui s’arrête dans la signification et fait alors manquer le réel de référent. Il ne se produit aucune surprise.

L’algorithme de Saussure (S/s) qui a été inversé par Lacan en est un bon exemple. L’écrit est ce qui permet de travailler le mot linguistiquement. C’est grâce à l’action d’écrire un intervalle dans une séquence phonique – des mots en espagnol – comme camaleón [caméléon] qu’un détail apparemment insignifiant apparaîtra : le mot caché cama [lit]. La division en mots est l’agent d’une lecture que l’on n’arrive pas à percevoir à l’oral. À l’inverse, une expression telle que un águila [un aigle] peut être lue comme une anagramme : una liga [une ligue]. On entend un águila mais on lit una liga. Dans les langues chinoise et japonaise, la quantité d’homophones fait qu’un texte écrit soit beaucoup plus précis qu’un texte oral, et que les locuteurs aient besoin d’écrire, même si ce n’est que dans l’air, pour résoudre certains malentendus.

Avant de poursuivre avec les réflexions de Lacan concernant la lettre et l’écrit, nous pensons qu’il serait intéressant d’examiner certains de ses commentaires au sujet de la polémique qu’il amorça avec quelques-uns des linguistes de l’époque, commentaires qui expliquent son éloignement du paradigme. Jacques-Alain et Judith Miller, les responsables de l’établissement du texte publié aux éditions du Seuil, intitulent « Contre les linguistes » cette séance du 10 février 1971, qui coïncida dans le temps avec une grève dans les universités françaises. Lacan profita de cette occasion pour manifester sa colère face aux expressions de mépris et de rejet de la part de quelques linguistes vis-à-vis de son enseignement. Il osa même défier et questionner, par exemple, la double articulation en monèmes et phonèmes d’André Martinet, considérée comme le trait distinctif du langage humain (Lacan 2006 : 47). Le psychanalyste utilise la langue chinoise, à tort ou à raison, comme contre-exemple.

Il critiquera aussi le livre écrit par les philosophes positivistes anglais Ogden et Richards, The Meaning of Meaning (Ogden et Richards 1923), publié pour la première fois en 1923 et réédité un grand nombre de fois (Lacan 2006 : 59). Il met l’accent sur l’obstacle imaginaire qui découle de l’importance que ces auteurs attribuent à la compréhension du texte. Dans ce cas, le contre-exemple vient du discours mathématique, dont l’écriture, d’une rigueur extrême, n’a pas été pensée pour être écoutée ni comprise, mais pour être lue. Toutefois, l’importance de ses effets est très grande. L’écrit est un élément textuel qui conduit à une action (Lacan 2006 : 59).

Lacan insiste en affirmant que le langage n’est pas le jardin exclusif des linguistes ; bien au contraire, et quoique dans une perspective différente, il concerne aussi l’expérience psychanalytique (Lacan 2006 : 45). Au-delà de cette première affirmation, il dira que tandis que la linguistique, dans sa croyance dans le métalangage, construit une métaphore stagnante, lui, pour sa part, essaie d’élaborer, en s’appuyant sur l’écrit, une métaphore active du langage (Lacan 2006 : 53). Son objectif est la conjonction du « Im Anfang war die Tat » (au commencement était l’action) de Goethe avec le « Im Anfang war das Wort » (au commencement était le verbe) de l’évangile selon saint Jean (Lacan 2006 : 48).

Inéluctablement, la langue n’atteint que le signifié, jamais le référent. Le célèbre tableau de Magritte La Trahison des images (1929)[3] accompagné du commentaire « Ceci n’est pas une pipe » met en évidence le manque d’accord entre la représentation et l’objet réel. Lacan dit que son cigare n’est un cigare que lorsqu’il est en train de le fumer et qu’il ne parle pas. Quand il en parle, le cigare cesse d’être un cigare. Jouir et parler sont alors hétérogènes (Lacan 2006 : 45).

Lorsque nous sommes fascinés par les lettres, leurs formes et leurs dessins, nous sommes incapables de comprendre le sens. Il se produit la même chose avec les images oniriques au moment inconscient du sommeil. Une langue étrangère peut nous hypnotiser et éveiller en nous des sentiments « irrationnels » d’amour et de haine jusqu’au jour où nous commençons à la comprendre. L’intelligibilité est un soulagement. Cependant, quelque chose de la jouissance doit persister pour que le lien érotique avec le texte ne s’évanouisse au point de nous faire perdre tout intérêt pour lui.

En conséquence, le seul moyen de sortir du solipsisme du métalangage (qui n’existe pas) quand on parle du langage (auquel on ne peut pas échapper) est le recours à une écriture : l’algorithme saussurien, les graphes, la topologie, la logique de la sexuation… C’est, précisément, la nature hétérogène de la lettre dans sa relation au signifiant qui nous permet d’interroger le langage à travers l’écriture. Par exemple, même si on ne l’entend pas, si ce n’est comme silence, l’écrit nous permet de lire la division des mots : cama-león [lit-lion]. L’intervalle n’est pas un signifiant, mais une lettre de coupure.

D’autre part, le phallus, qui est le seul signifiant de la différence des sexes, fait obstacle à l’écriture de la relation sexuelle. C’est aussi un signifiant particulier, une lettre de coupure. Au niveau de l’écriture, il existe un hiatus irréductible. La seule « relation » sexuelle possible, assujettie à une loi cohérente avec le désir et l’interdiction (Lacan 2006 : 68), est une suppléance de l’impossibilité de l’écriture logique. Avec l’entrée dans l’ordre textuel, l’instinct animal a été détruit. Le dernier exemple que nous offrirons d’après Takekurabe est en relation avec cette considération de l’impossibilité de la relation sexuelle. Toute la production d’Ichiyô Higuchi, courte puisque sa vie fut brève, est une manifestation de l’impossibilité d’harmonie entre les deux sexes. Cette inharmonie est dans le fondement même de toute perte, que ce soit celle de l’auteur du texte avec son oeuvre ou celle du traducteur avec le texte et l’univers contextuel de l’original.

4. Effets de l’écriture dans la langue japonaise

Notre analyse part de l’idée que l’écriture japonaise favorise, avec une relative facilité, une superposition d’écritures discordantes dans un même ordre textuel.

Dans la séance du 10 mars 1971, Lacan fait un éloge de la langue de l’archipel oriental : il dit qu’elle est « mélodieuse, merveilleuse de souplesse et d’ingéniosité » (Lacan 2006 : 91). Le paragraphe qui suit cette louange nous a permis de comprendre que ce qui intéresse Lacan est un certain hiatus qui se produit entre l’écriture japonaise et la langue qui s’écrit avec elle – pour des raisons que l’on verra plus tard, ce phénomène est plus évident ici que dans les langues qui emploient des systèmes graphiques alphabétiques. En tous cas, qu’elle soit alphabétique ou idéo-phonographique, l’orthographe d’une langue est d’emblée et forcément imparfaite. Il n’y a pas non plus de perfection dans l’alphabet puisque ses lettres ne donnent pas une indication univoque de leur prononciation. En espagnol, par exemple, la lettre « c » est lue de manière différente dans cerilla et dans casa. Ce défaut initial peut néanmoins devenir un refuge du singulier, du style et s’ériger comme bastion de défense face à la tendance homogénéisante qui menace de dissoudre progressivement la richesse de la gênante orographie textuelle. C’est ce qui permet qu’un texte requière deux temps, un pour être lu et un autre pour être écouté (Allouch 1982 : 78). Nous avons déjà commenté dans l’introduction que la lettre et la langue ont une origine distincte.

Dans le paragraphe auquel nous faisons référence, Lacan souligne le fait que la prononciation japonaise des caractères du chinois 訓読み (kun’yomi) nous empêche de déterminer avec précision les syllabes de la chaîne phonique qui correspondent à chacun des caractères. Cela l’amène à affirmer que la langue japonaise se nourrit de son écriture. Il veut dire qu’entre la lettre et la parole il n’y a pas de conjonction univoque, et que cette disjonction, dans le cas du japonais, est très présente (Lacan 2006 : 91-92).

Ce que nous allons travailler dans les exemples de la section suivante est une des conséquences rhétoriques de ce processus historique d’adaptation d’une écriture étrangère ; plus concrètement le fait que les Japonais utilisent, à l’occasion, deux lectures de manière simultanée. Ce procédé singulier met le traducteur dans l’embarras.

5. La double écriture et l’expérience de l’intervalle

Dans les paragraphes qui suivent, nous essaierons d’illustrer le hiatus qui se produit dans la compréhension du texte, au service d’un usage rhétorique particulier qui est en rapport avec la combinaison de différents procédés d’écriture dans une même langue. Les exemples ont été tirés, comme nous l’avons déjà dit, de Takerkurabe, roman dont la traduction en catalan fait partie d’un projet de recherche plus vaste sur l’écriture féminine pendant la période Meiji (1868-1912). Ce moment historique marque le début de la modernité (occidentale) au Japon et l’éloignement de même que le relâchement des liens avec la domination culturelle chinoise.

Il s’agit du récit du passage de l’enfance au monde adulte qui raconte, en particulier, la dernière année d’enfance d’un groupe de jeunes qui habitent dans un quartier voisin du district du plaisir de Yoshiwara, la plus grande maison close de Tokyo. Au fil des pages, s’établit un triangle d’affections entre Midori, qui aime Shinnyo, le fils du bonze du temple bouddhiste de Ryûge, et Shôta, qui aime sans retour Midori. Shinnyo est trop pusillanime pour défendre son amour pour Midori. Son amour reste secret, y compris pour lui-même, et il manque de courage pour oser défier son rival. Même ainsi, Midori préfère l’amour impossible de Shinnyo à la possibilité réelle que Shôta semble lui offrir.

Dans le chapitre 9, où est décrite la famille de Shinnyo, se trouve un mot écrit simultanément de deux façons. Le mot forme: 1918475n.jpg(kyôdai) [frère et soeur] est d’abord écritau moyen d’une écriture en caractères, 同胞, qui signifie littéralement /le même utérus/, puis en écriture syllabique – la seule que l’on entend. On écrit きょうだい, qui veut dire /frère et soeur/, indépendamment du fait qu’ils soient ou non du même sexe (Kan 2001 : 156).

La soeur du timide Shinnyo est une jeune fille gaie et effrontée. Cela surprend les amis et les connaissances de la famille, qui trouvent paradoxal qu’ils soient des enfants de la même mère. La seule mention de leur qualité de frère et soeur semble insuffisante et c’est peut-être pourquoi Higuchi ajoute cette référence au corps maternel. Le recours à la lettre devient un appel d’attention au lecteur. C’est comme si elle disait : Comment ces deux-là peuvent-ils être de la même mère alors qu’ils sont si différents quant à leur conscience morale ?

La traduction en anglais de Robert Lyons Danly ne recueille pas cette nuance. Il dit simplement : « Nobu was their second child »[4] (Higuchi 1895-1896/1981 : 273, traduit par Danly) . Les traductions française et espagnole essaient, au contraire, d’inclure dans leur version la double écriture : « Shinnyo, lui aussi, est sorti du même ventre : lui et Hana sont frère et soeur. »[5] (Higuchi 1895-1896/1996 : 64, traduit par Geymond), et « Shinnyo también nació del vientre de esta mujer ; son dos hermanos, varón y mujer. »5 (Higuchi 1895-1896/2006 : 97, traduit par Abe, Hamada et Meza)[6].

On pourrait proposer d’autres exemples, comme le mot forme: 1918476n.jpg(uwasa) [rumeur], écrit simultanément avec le syllabaire うわさ (le mot que l’on entend) et avec les caractères 風説, qui veulent dire littéralement /l’insistance du vent/ (Kan et Seki 2001 : 158) ; ou le si conditionnel, forme: 1918477n.jpg (moshi), écrit 万一 (qu’on lirait man’ichi [dans le pire des cas]) (たけくらべ Higuchi 1895-1896/2001 : 165). De même que dans les exemples précédents, la double lecture dans ces deux exemples introduit un hiatus dans la signification. Ce qu’il faut remarquer dans cette procédure, c’est qu’un hiatus n’est pas un ajout. Il favorise plutôt l’irruption d’un espace vide, en blanc : une perte. Dans l’exemple de forme: 1918478n.jpguwasa [rumeur] ce procédé permet de rendre la vie à un mot usé, en faisant revivre pour nous, grâce aux idéo-phonogrammes superposés, la force centrifuge et redoutable des commérages. Dans celui du conditionnel, un morphème vide, l’usage d’une phrase pleine comme /un entre dix mille/ (signification littérale de man’ichi) a l’effet de faire revivre un morphème estompé.

Un autre exemple d’un ordre différent se trouve dans le même début du récit, une véritable impasse pour la traduction. Le roman commence par la phrase suivante :

Dans ce cas, il n’y a pas double écriture graphique, mais le mot いと(ito) [fil] et aussi いと [ito ; très] établit un double lien :

  1. avec le nom précédent 柳 (yanagi) [saule] qui veut dire /les fils des saules/, une métaphore qui évoque les douces prostituées, en faisant allusion à la sveltesse des branches ;

  2. avec le mot qui le suit, 長 (naga) [long] qui veut dire /très long/. En prenant la position de la narratrice comme référence, il fait allusion à l’éloignement du saule.

Cet usage rhétorique d’un mot à double sens et qui s’enchaîne, soit dans la syntaxe soit avec le mot précédent, soit encore avec le mot consécutif, s’appelle en japonais 掛詞 (kakekotoba), et il est fréquent dans la poésie lyrique traditionnelle.

L’usage d’une telle ressource littéraire ne peut être savouré que par un lecteur intelligent, curieux et qui ne néglige pas de demeurer attentif aux jeux de mots et à l’équivoque de l’écriture. Lorsqu’on écoute, on ne lit pas et lorsqu’on lit, on n’écoute plus. De même, lorsqu’on lit dans une direction, on ne lit plus dans l’autre et vice versa. Il n’y a pas moyen de faire que les deux opérations s’accordent en synchronie. Cette impossibilité nous empêche d’ignorer la présence de la lettre du hiatus.

En ce sens, lorsque Lacan fait l’éloge de la langue japonaise pour le fait de se nourrir de l’écriture, il signale l’existence, dans la tradition littéraire de ce pays, d’un type de lecteur sagace et particulièrement entraîné à jouir de ces détails qui surgissent parmi le flux général et le plus anodin du texte.

Timothy J. Van Compernolle souligne, chez Higuchi, son désir de parler avec les morts – c’est-à-dire avec leur tradition littéraire – comme axe du style de son écriture (Compernolle 2006 : 1). À une époque de grandes transformations, au cours de laquelle les nouveaux modèles occidentaux supplantèrent les modèles littéraires japonais et chinois, et où la langue se transforma et perdit son contact avec la tradition ancienne, l’écrivaine choisit l’option de maintenir une langue textuelle qui lui permettait d’évoquer les classiques de sa langue sans avoir à les traduire dans une langue naissante et moderne.

Cependant, c’est un double travail pour les traducteurs et l’on préfère souvent ignorer les difficultés. Nous avons déjà signalé la version de Geymond. Quant à Danly, il traduit le fragment de la façon suivante :

Voici la traduction espagnole :

Pas plus que dans la version française, la version espagnole ne fait mention des branches du saule.

Pour en finir avec les exemples de Takekurabe, je voudrais souligner l’importance du rôle de l’écriture dans un moment-clé de la dernière scène du roman. Curieusement, il n’y a que les traducteurs à l’espagnol qui ont recueilli un détail significatif du passage, même si c’est aux dépens de la fluidité du texte.

Le roman s’achève sur le drame du manque de rencontre amoureuse, prévisible dans cette première expérience de l’amour que constitue le passage de l’enfance à l’âge mûr : un passage de l’amour asexué (en quête de l’absolu) à l’amour divisé par la position sexuée. Suite au choc provoqué par l’arrivée de sa première menstruation qui, dans les sociétés pré-modernes marque la fin de l’enfance pour les filles, Midori s’enferme dans un silence triste et taciturne. C’est la fin de son fantasme infantile d’omnipotence. La fille est incapable de comprendre la résistance de Shinnyo tout comme l’ambivalence des sentiments du garçon. Lui, qui ne sait pas comment la résoudre, décide de se dérober à la difficile situation affective, de quitter l’école et d’entrer dans un centre d’enseignement pour devenir moine bouddhiste. La veille de son départ, quelqu’un laisse une fleur de narcisse en papier dans le jardin de Midori. La jeune fille, saisie par un sentiment de nostalgie, la prend et la place sur une étagère du 床の間 (tokonoma), le centre ornemental de la chambre japonaise. Il s’agit d’un modèle particulier d’étagère, deux tablettes placées de façon asymétrique, qui se caractérisent par une discontinuité de niveaux, que l’on connaît sous le nom de 違い棚 (chigaidana). Le mot est composé par la lettre 違い (chigai) [n’est pas cela] et de la lettre 棚 (dana) [étagère]. La présence des caractères dans l’écriture souligne l’importance du signifiant chigai, que l’on trouve dans d’autres mots tels que 気違い (ki-chigai) [fou] et qui constitue, à son tour, une façon de répondre « non » face à une question ou une demande. Le lecteur lacanien lira et écoutera la « non-relation sexuelle » que constitue l’expérience fondamentale de l’asymétrie des deux positions sexuées des êtres parlants.

Dans la traduction française, le détail significatif du chigai a été effacé, tout comme dans la traduction anglaise, qui ne fait pas mention de l’étagère. Seule la traduction espagnole introduit un adjectif qui, d’une certaine manière, maintient l’intention de rapprocher le lecteur de la version à ce détail significatif introduit par Higuchi.

Les traductions anglaise et française sont, sans le moindre doute, d’une plus grande qualité littéraire que la traduction espagnole, mais celle-ci s’est montrée plus sensible dans son égard au détail significatif. C’est peut-être pourquoi elle est aussi plus lourde, moins fluide.

6. Quelques conclusions

Dans les années qui suivent le séminaire XVIII, Lacan fera usage de la multiplicité des lectures dans les titres mêmes des séminaires. Ainsi, Les non-dupes errent, titre d’un séminaire (Lacan 1973-1974, inédit), peut se lire aussi comme « Les noms du père ». Le séminaire du cours, L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre (Lacan 1976-1977, inédit), permet aussi d’autres lectures. Si, au lieu de faire cas du titre de la phrase, nous regardons les détails qui rompent l’harmonie relative de l’ensemble, nous découvrons que [l]’insu que sait peut se lire comme l’insuccès, une bévue comme le mot allemand Unbewuste [inconscient] et s’aile à mourre comme c’est l’amour. Tous ces procédés rappellent le jeu avec l’équivoque de l’oeuvre littéraire de James Joyce, que Lacan appréciait tant, et la disjonction entre ce que nous lisons et ce que nous écoutons. La langue française, d’autre part, conserve une certaine proximité avec le chinois et le japonais du fait de son grand nombre d’homophones, ce qui requiert un éclaircissement par l’écriture. Pour ce faire, elle n’a pas recours à l’usage de lettres idéo-phonographiques mais, par contre, elle a besoin de se dégager du mirage de lecture unique qu’impose la norme orthographique fixée dans le texte.

L’écriture établit une distance avec la chaîne sonore. Une lecture attentive au détail peut transformer une lettre muette en un message destiné à un interlocuteur. La langue japonaise, travaillée d’une manière si particulière par l’écriture chinoise, fait un usage traditionnel de cette possibilité. L’exemple de une bévue et de Umbewust nous rappelle l’effet obtenu par la double lecture, on’yomi et kun’yomi, du japonais.

Il est clair que les titres de Lacan, de même que les exemples de Takekurabe que nous avons examinés, mettent le traducteur dans l’embarras. Comment traduire, en effet, les modes de jouissance d’une langue ayant une textualité différente de la nôtre ? Aucune lingua franca, en dépit de son évidente utilité pratique communicative, n’est capable de compenser la nécessité humaine d’habiter dans un monde – dans lequel les traducteurs sont des équilibristes – tissé par des langues et des écritures particulières.

Dans Le mot d’esprit et sa relation avec l’inconscient, publié pour la première fois en 1905, Freud disait que, avant que le petit enfant ne se soumette à l’usage de la raison et du sens, et ne commence à parler avec l’intention de communiquer avec les autres au moyen d’une langue, le nourrisson jouit en solitaire, en s’écoutant lui-même, avec l’exercice du balbutiement. Celui-ci, bien que déjà soumis à une limitation phonétique, n’a pas encore la prétention de dire quelque chose. Il s’agit tout simplement d’une activité ludique. L’enfant est, pour un temps éphémère et périssable, un musicien spontané. Quand il grandira, il pourra récupérer le plaisir de cette musicalité primitive (que la raison et l’impératif de la grammaire et la communication lui feront perdre) grâce à la poésie, qui constitue le fondement de n’importe quelle expression artistique (Freud 1905/1985 : 1099-1100). Si l’on voulait être plus précis, on devrait dire que c’est grâce à ce que la poésie doit à la musique que cet art étranger au sens nous fait autant jouir.

Dans l’enseignement et la pratique de la traduction, on ne peut pas oublier le fondement musical des textes. Comme le signale Peraldi, citant le poète Ezra Pound, entre les xie et xive siècles, les troubadours de la tradition occidentale inventèrent une érotique. S’ils ont atteint leur objectif, ce n’était pas à cause du sujet de leur poésie mais de la forme de leurs poèmes (Peraldi 1982b : 24). Le désir de survivre, de durer, de l’homme exige une érotique. Et seul le hors-sens de la musique, travaillé par la langue, rend cela possible ; ou bien la couleur des voyelles, des idéo-phonogrammes ou des calligrammes. Multiplier l’équivoque et les lectures, c’est rompre l’illusion de la sémantique comme fondement du langage afin de rendre évidente la réalité de jouissance qui caractérise la parole. George Steiner, dans Après Babel, disait que certaines des tendances littéraires modernes tentent de rééquilibrer la perte du caractère privé du singulier face à l’attaque du discours objectif et apparemment transparent de la science (Steiner 1978 : 112-223). Curieusement, du fait d’avoir conservé la langue chinoise par le recours à la double lecture des caractères, les Japonais ont tracé une langue textuelle suffisamment variée et complexe pour faire obstacle à l’appauvrissement que provoquerait un texte trop évident et de trop facile compréhension. Ce choix culturel requiert un lecteur curieux qui soit disposé à travailler sa lecture, caractéristique qui conjugue l’intention de Lacan en ce qui concerne la formation des psychanalystes avec la raison d’être de la littérature.

Mais il demeure une ultime interrogation. On ne peut cesser de s’intéresser à cette étrange insistance humaine qui est mise en évidence dans le fait de se résister à abandonner les ressources du passé. L’histoire des écritures et le désir de conservation de la tradition littéraire de la part d’Higuchi en sont des exemples. Quelle proportion du texte original et de son monde de références est indispensable au traducteur ? Quelle lutte de sentiments entre le nouveau texte et celui qui est abandonné rend difficile sa tâche en même temps qu’elle en fait une grave responsabilité ? Comment, face à la composante destructive de l’acte, ne ressent-il pas une émotion particulière ? La traduction des textes sacrés n’est pas la seule à avoir été l’occasion de frayeurs. Le traducteur lutte contre ses peurs en transformant son activité en une pratique routinière.