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1. Introduction

L’écrivain basque Joseba Sarrionandia (Iurreta, Biscaye, 1958-) entame sa carrière littéraire à la fin des années 1970, à une époque où le Pays basque se trouve dans un état d’atrophie culturelle et littéraire : la langue et la littérature basques ayant subi les abus de la longue et dure dictature espagnole (1939-1975), la production littéraire se voit quasiment limitée aux rares publications des écrivains exilés. Bien que certains intellectuels engagés politiquement et culturellement tentent de reconstituer un marché éditorial des publications en basque, le manque de modèles littéraires à suivre n’engendre que quelques oeuvres de qualité douteuse, qui plaident pour une littérature basque authentique, pure et distincte. Les rares traductions qui apparaissent à l’époque ne s’avèrent guère appréciées, la traduction étant considérée comme un danger menaçant de contaminer la singularité de la langue et de la littérature basques. Cette conception de la littérature, liée à un nationalisme rural et catholique, ne convainc pas les nouvelles générations basques, plus urbaines, laïques et assoiffées de nouveaux modèles littéraires.

Voilà pourquoi Joseba Sarrionandia et d’autres jeunes écrivains commencent à lire différentes littératures et à s’approprier les courants modernes européens. Contestant la conception traditionnelle de la littérature tenue par leurs prédécesseurs, ils revendiquent que les langues et les littératures ne peuvent survivre que grâce aux relations qu’elles gardent avec les autres langues et littératures. Cette ouverture littéraire se manifeste par la traduction de nombreuses oeuvres de diverses époques et origines, ce qui permet d’offrir aux lecteurs basques une nouvelle vision de la littérature et de la traduction, où chaque texte est unique et original tout en étant la réécriture d’un texte ou d’autres textes antérieurs.

Même si les premiers indices de cette nouvelle conception de la littérature sont déjà palpables dans l’oeuvre de Jon Mirande (1925-1972) et de Gabriel Aresti (1933-1975), pour qui la traduction est un outil indispensable dans la création d’un système littéraire moderne[1], c’est dans l’oeuvre de Joseba Sarrionandia que cette vision plutôt postmoderne se concrétise et se consolide. On trouve une nouvelle façon d’approcher la littérature et la traduction en général, et l’écriture littéraire basque en particulier, tant dans son discours sur la littérature et la traduction[2] que dans sa pratique littéraire et traductionnelle. Dès son premier recueil de poèmes, Izuen gordelekuetan barrena [Dans les refuges de la peur] (1981)[3], tous ses livres regorgent de références littéraires qui combinent la tradition basque avec d’autres courants élaborés en Europe ou ailleurs. Hormis les huit livres de sa bibliographie qui relèvent directement de la traduction, le reste de ses publications (plus d’une vingtaine, où l’on peut trouver toutes sortes de genres : poésie, conte, nouvelle, essai, littérature pour enfants, texte hybride…) font jouer elles aussi, d’une façon ou d’une autre, la traduction, soit au moyen de citations d’auteurs étrangers traduites en basque, soit par l’imitation ou l’adaptation par l’auteur répondant à ses précurseurs, soit par la présentation de différentes versions d’un même original (Jaka 2013)[4]. La traduction est donc très présente dans toute l’oeuvre originale de cet écrivain et traducteur prolifique. En revanche, ses traductions n’ont pas pour seul but d’offrir aux lecteurs basques un moyen d’accéder à d’autres littératures, mais aussi de faire de la traduction un outil de création littéraire. Dans ses traductions, Sarrionandia emploie diverses stratégies ludiques qui transgressent les conventionnalismes littéraires de ses précurseurs et qui franchissent constamment les frontières entre langues et littératures, entre réalité et fiction, entre traduction et création. Le but poursuivi dans le présent article consiste à analyser certaines de ces stratégies, notamment l’introduction des pseudo-traductions et l’invention de traducteurs fictifs, afin de montrer comment la traduction et la création ne sont que les deux faces d’une même pièce.

2. Apocryphes ou pseudo-traductions

Au cours de l’histoire, toutes les littératures ont connu des apocryphes, des textes dont l’attribution à un auteur déterminé est douteuse, erronée ou fausse. Parmi les auteurs les plus célèbres de la littérature occidentale ayant écrit des textes apocryphes, on trouve Miguel de Cervantes, Montesquieu, Jan Potocki, Italo Calvino et Jorge Louis Borges (voir, à ce sujet, le travail minutieux de Hans Christian Hagedorn [2006]). Une des formes sous lesquelles se manifestent les textes apocryphes est la pseudo-traduction, où le traducteur indiqué est en réalité l’auteur du texte. Gideon Toury définit les pseudo-traductions ainsi :

[…] texts which have been presented as translations with no corresponding source texts in other languages ever having existed – hence no factual ‘transfer operations’ and translation relationships.

Toury 1995 : 40[5]

Comme le rappelle ce même auteur, les traductions présumées (« assumed translations ») n’étant pas de véritables traductions, leur analyse peut fournir beaucoup d’information sur la façon dont une société comprend la traduction, et aussi, ajouterons-nous, sur la façon dont le traducteur conçoit la traduction. Selon Toury, tout texte présenté comme traduction dans la langue cible doit être analysé en tant que traduction, même s’il est apocryphe et n’a pas d’équivalent dans la langue source. Toury utilise trois postulats pour définir les traductions  présumées. En premier lieu, il est question du postulat du texte source (« Source-Text Postulate »), c’est-à-dire la présomption qu’il y a eu un texte précédent, même si un tel texte n’a jamais existé. En deuxième lieu, on fait état du postulat du transfert (« Transfer Postulate »), c’est-à-dire la supposition que certains éléments d’un texte source ont été transférés. Finalement, le troisième postulat est celui des relations (« Relationship Postulate »), selon lequel il existe une certaine relation entre une traduction présumée et son texte source présumé (Toury 1995 : 31-35). Ces trois postulats se manifestent pleinement dans les pseudo-traductions de Sarrionandia. L’information (ou le manque d’information) qu’il fournit sur ce type de textes et le fait qu’il les insère parmi d’autres vraies traductions mènent le lecteur à croire qu’ils ont en fait été traduits d’une autre langue, comme nous le verrons dans les exemples suivants.

2.1. Mohammed Al-Kali, guerrier et poète du désert africain

Plusieurs poèmes que Sarrionandia inclut dans son anthologie de traductions Izkiriaturik aurkitu ditudan ene poemak [Mes poèmes que j’ai trouvés écrits] sont en réalité des pseudo-traductions. L’auteur avoue dans l’introduction du livre qu’il a inséré quelques apocryphes parmi les poèmes traduits :

[…] j’ai fait des tentatives de traduction dans les plus divers endroits et situations : à Bilbao, j’ai traduit les poèmes grecs et latins, à Oloron, on m’a aidé à traduire du roumain, à Leitza, j’ai inventé quelques apocryphes, ensuite à Puerto de Santa María et à Herrera de la Mancha, j’ai ébauché et gardé beaucoup de papiers […]. Maintenant, ne sachant même pas où je me trouve, j’ai réuni, déchiffré et rangé tous ces textes disparates dont quelques-uns étaient écrits à la machine, d’autres à la main, et d’autres étaient illisibles, et je les ai réécrits avec la même couleur d’encre.

Sarrionandia 1985/1995 : 7 ; traduction de l’auteure[6],[7]

À première vue, néanmoins, il n’est pas facile de distinguer les pseudo-traductions des vraies traductions. Les trois poèmes du supposé poète africain Mohammed Al-Kali, par exemple, ne sont pas des traductions de textes sources écrits dans une autre langue, mais des poèmes conçus par Sarrionandia lui-même. Or, ces textes sont présentés parmi d’autres poèmes traduits comme s’il s’agissait de vraies traductions, et comme l’information que Sarrionandia fournit à propos de l’auteur fictif est aussi crédible que celle qu’il donne pour présenter de vrais auteurs, il fait croire au lecteur qu’il se trouve devant les traductions de poèmes d’un vrai écrivain. C’est dans un autre de ses livres que Sarrionandia reconnaît que les poèmes attribués à Mohammed Al-Kali sont apocryphes. Avec un autre titre et quelques petites modifications, Sarrionandia présente dans Gartzelako poemak [Poèmes de prison] le troisième poème attribué à Al-Kali dans Izkiriaturik aurkitu ditudan ene poemak (Sarrionandia 1985/1995 ; voir note 6), et c’est là qu’il avoue qu’il s’agit d’un poème apocryphe : « Apocryphe, attribué au poète Mohammed Al-Kali » (Sarrionandia 1992/2003 : 39 ; traduction de l’auteure[8],[9]).

2.2. Apollinaire Babiol, écrivain français ou compagnon d’infortune ?

Un autre poète fictif qui apparaît dans Izkiriaturik aurkitu ditudan ene poemak (Sarrionandia 1985/1995 ; voir note 6) est Apollinaire Babiol. Dans ce cas-ci, Sarrionandia ne fournit aucune information sur l’auteur. Il semblerait pourtant qu’il ait créé ce personnage fictif en combinant les noms de deux personnes réelles. D’un côté, ce nom ferait allusion à l’écrivain français Guillaume Apollinaire (1880-1918), auteur des Calligrammes, poèmes de la paix et de la guerre, 1913-1916, écrits durant la Première Guerre mondiale ; en fait, les poèmes que Sarrionandia attribue à l’écrivain apocryphe Apollinaire Babiol racontent eux aussi les expériences vécues par un individu luttant dans les tranchées. Apolinar Bilbao, quant à lui, est apparemment un ami de Sarrionandia qui aurait aussi passé quelques années en prison[10] ; Sarrionandia le mentionne à maintes reprises dans ses oeuvres. Par exemple, dans le livre Ez gara geure baitakoak [Nous ne sommes pas à nous-mêmes], la section Erlojuak [Horloges] est dédiée à Apolinar Bilbao (Sarrionandia 1989/2006 : 59[11]). Dans le poème Lagun presoak [Les amis en prison], Apolinar est de nouveau mentionné parmi d’autres prénoms (Sarrionandia 1987/1988 : 31[12]). Ainsi, avec l’invention de l’écrivain Apollinaire Babiol, Sarrionandia semble faire un clin d’oeil à son ami.

Gideon Toury établit les deux motivations principales incitant les traducteurs à écrire des pseudo-traductions : d’un côté, le désir d’introduire des nouveautés dans une culture, notamment dans les cultures où il est mal vu de s’éloigner des modèles et des normes acceptées ; de l’autre côté, la crainte des mesures de censure (Toury 1995 : 41-42). Or, dans le cas de Sarrionandia, nous croyons que le fait d’introduire des apocryphes parmi les poèmes traduits répond à d’autres motivations, et nous osons affirmer qu’il s’agit là d’un des jeux dont Sarrionandia se sert pour contester l’idée traditionnelle de la distinction nette entre création et traduction. Comme Douglas Robinson l’affirme lorsqu’il définit les pseudo-traductions,

[t]he concept of pseudotranslations is interesting in large part because it calls into question some of our most cherished beliefs, especially the belief in the absolute difference between a translation and an original work.

Robinson 1997 : 185

Au moyen des postulats du texte source, du transfert et des relations, Sarrionandia veut faire croire à son lecteur qu’il y a en fait un texte original derrière ses poèmes apocryphes, et qu’entre ce texte source et sa traduction, il y a eu un transfert ou quelques relations. Ce texte source n’est pourtant pas un texte concret écrit par un auteur concret, mais plutôt « un texte plus obscur et non écrit qui naît et qui croît à l’intérieur du poète avant que le texte qui sera écrit ne soit défini mot par mot » (Sarrionandia 1985/1995 : 9 ; voir note 6 ; traduction de l’auteure[13]). Au moyen des pseudo-traductions, Sarrionandia veut mettre en évidence la traduction ou la conversion qui se produit à l’intérieur de chaque poème « original », c’est-à-dire la transformation qui se produit lorsque les expériences du poète sont transposées sur papier. Ainsi, Sarrionandia fait remarquer que « chaque poème trouve ses racines dans les poèmes précédents » (Sarrionandia 1981 : 6 ; voir note 3 ; traduction de l’auteure[14]), soit que chaque poème original est déjà une traduction, de la même manière que chaque traduction est une recréation originale d’un autre texte. Cette idée avait déjà été examinée par plusieurs auteurs latino-américains, qui ont manifestement influencé la pensée de Sarrionandia. Dans sa célèbre oeuvre Traducción : Literatura y literalidad, l’écrivain mexicain Octavio Paz définit chaque texte original comme une traduction :

À un extrême, le monde se présente à nous comme un ensemble d’objets hétérogènes ; à l’autre, comme une superposition de textes qui sont, l’un après l’autre, légèrement différents : traductions de traductions de traductions. Chaque texte est unique et, en même temps, il est la traduction d’un autre texte.

Paz 1971 : 9 ; traduction de l’auteure[15]

Ainsi, Sarrionandia souligne que tout poème original est la révision ou la traduction d’un texte précédent :

Le poète utilise dans ses poèmes les poèmes qu’il a lus. Sa lecture est intéressée et délibérément fausse, et, en tant que réélaboration ou négation de la tradition, sa création ne peut être que révision, le mot révision signifiant version ou, dans un sens général, traduction.

Sarrionandia 1985/1995 : 8-9 ; voir note 6 ; traduction de l’auteure[16]

Cette notion de lecture délibérément fausse évoque également la procédure dite missread proposée par Harold Bloom (mentionnée par Sarrionandia, 1985/1995 : 8 ; voir note 6) ainsi que la théorie du maltraducir de Jorge Luis Borges (dont les nombreux apocryphes, pseudo-traductions et traducteurs fictifs auraient grandement influencé non seulement la pensée mais aussi la pratique traductionnelle de Sarrionandia[17]). Selon ces deux auteurs, l’auteur-traducteur doit métraduire le texte original pour faire place à de nouvelles images et créer une oeuvre nouvelle, innovatrice et originale.

2.3. Jeronymo Oliveira da Verdade, imitateur portugais d’Horace

Ces relations et influences mutuelles advenant inévitablement entre les textes, les écrivains et les littératures se manifestent également dans les pseudo-traductions d’un autre auteur fictif inventé par Sarrionandia. Le supposé écrivain portugais Jeronymo Oliveira da Verdade, qu’il présente dans le livre Hezurrezko xirulak [Flûtes d’os] (Sarrionandia 1991[18]), est un personnage fictif, bien que la deuxième partie de son nom vise à nous faire croire le contraire[19]. Toutefois, les détails que Sarrionandia fournit sur ce faux auteur sont extraits de biographies et de livres de vrais écrivains, ce qui confère une plus grande crédibilité au texte apocryphe. En confondant les données biographiques de plusieurs auteurs qui ont existé et qui ont écrit de vrais textes, Sarrionandia a créé un personnage fictif dans les pages de Hezurrezko xirulak (Sarrionandia 1991 ; voir note 18), auquel il a attribué quelques poèmes inventés par lui-même. Il consacre trois pages complètes à la description de Jeronymo Oliveira da Verdade : il le définit comme un poète portugais du xviiie siècle ayant étudié l’art poétique d’Horace et ayant traduit tous ses poèmes en portugais. Ces traductions, nous explique Sarrionandia, ont été publiées dans le livre intitulé :

Nous n’avons pas trouvé trace de ce livre ; néanmoins, nous en avons découvert un autre, attribué à Jorge Gómez de Álamo, qui porte un titre similaire :

Il semble, ainsi, que Sarrionandia s’est basé sur ce livre écrit en portugais pour inventer le titre du livre qu’il attribue à Jeronymo Oliveira da Verdade. L’histoire de ce « vrai » livre est elle aussi très significative, puisqu’il a été suggéré qu’il ne s’agit que d’un mauvais plagiat du livre de l’auteur espagnol Juan Villén de Biedma (Menéndez Pelayo 1902/1951 : 198), intitulé

Si l’on se fie à ce que dit Sarrionandia, ce livre de Jeronymo Oliveira da Verdade, qui réunit les traductions d’Horace, n’a aucun intérêt particulier ; selon lui, cet autre livre, qui aurait été publié quelques années plus tard avec les oeuvres originales du supposé écrivain portugais, serait beaucoup plus précieux :

Encore une fois, à la place de ce livre, nous en avons trouvé un autre, écrit au xvie siècle par Andrés Falcão de Resende :

Conformément à l’invention de Sarrionandia, les odes de Jeronymo Oliveira da Verdade rassemblées dans Microcosmographía…, « bien qu’elles traitent des sujets de son époque, se font écho du poète latin, et plutôt que des imitations, elles sont de simples traductions » (Sarrionandia 1991 : 119 ; voir note 18 ; traduction de l’auteure[22]). Il donne ensuite des exemples pour prouver cette ressemblance en comparant chaque ode portugaise d’Oliveira da Verdade à une ode latine d’Horace (Sarrionandia 1991 : 119-120 ; voir note 18). Bien que les traductions qu’il présente soient véritables, elles n’appartiennent évidemment pas à Jeronymo Oliveira da Verdade, mais à d’autres traducteurs portugais. Le texte de Menéndez Pelayo (1902/1951) nous a permis d’identifier le véritable traducteur de chaque poème (tableau 1).

Tableau 1

Les véritables traducteurs des poèmes d’Horace pseudo-traduits par Jeronymo Oliveira da Verdade

Les véritables traducteurs des poèmes d’Horace pseudo-traduits par Jeronymo Oliveira da Verdade

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Sarrionandia termine son introduction de trois pages en affirmant que quatre des poèmes de Jeronymo Oliveira da Verdade publiés dans le livre Microcosmographía… ne relèvent pas de l’imitation :

Néanmoins, son livre contient quatre poèmes qui, comme le signale João Coelho dans la revue littéraire O Interesante, s’éloignent de l’imitation et de l’académisme des poètes du xviiie siècle, et ouvrent une petite fente dans son oeuvre.

Sarrionandia 1991 : 120 ; voir note 18 ; traduction de l’auteure[24]

« João Coelho », soit dit en passant, est probablement un autre personnage inventé par Sarrionandia dans le but d’accorder plus de crédibilité à son héros fictif. La « revue littéraire O Interesante », par contre, est une publication périodique qui a existé jusqu’en 1839 et dans laquelle ont paru certaines des traductions d’Andrés Falcão de Resende, toujours selon Menéndez Pelayo (1902/1951 : 229).

Après cette longue introduction, Sarrionandia présente sa version basque de deux de ces quatre poèmes. Le premier s’intitule Era uma flor de alta esperança [C’était une fleur d’une sublime espérance] et porte le sous-titre Ene andregaia serora sartu zelarik [Lorsque ma fiancée est entrée au couvent]. Partant des mots du titre, nous avons trouvé un poème de Manuel da Veiga Tagarro, dont les deux premières lignes coïncident presque entièrement avec la traduction donnée par Sarrionandia :

Du reste, les deux poèmes sont différents ; il semble que Sarrionandia ait élaboré une variation du poème, une recréation commençant par la même phrase et ensuite se développant librement, mettant de nouveau en lumière que traduire est réécrire.

Le deuxième poème de Jeronymo Oliveira da Verdade présenté par Sarrionandia porte également un titre en portugais : Versos dignos de ti cantaba outr’ora [Vers dignes de toi je chantais jadis]. Apparemment, cette phrase a été tirée d’une traduction de José Agustín de Macedo, notamment de la traduction de l’ode Poscimus si quid… d’Horace (Menéndez Pelayo 1902/1951 : 212). Du reste, toutefois, le poème de Sarrionandia ne suivrait pas celui de Macedo : il ne contient aucun passage qui fasse référence aux mots du titre et son contenu est tout à fait différent. Les dernières lignes du poème de Sarrionandia sont pourtant assez révélatrices, car elles pourraient suggérer la fausseté ou le caractère apocryphe du poème :

Sarrionandia a donc élaboré un jeu plutôt astucieux sous le nom de Jeronymo Oliveira da Verdade : il s’est servi des oeuvres de dix traducteurs portugais pour créer un auteur fictif et lui attribuer ensuite des poèmes apocryphes créés de son propre cru. Encore une fois, c’est d’une façon ludique qu’il a voulu mettre en évidence la structure en réseau de la littérature et la constante interaction entre les écrivains et les textes. Qui est le vrai auteur de ces deux poèmes attribués à Jeronymo Oliveira da Verdade ? Même le lecteur avisé qui s’aperçoit du piège de Sarrionandia ne sera jamais en mesure de répondre catégoriquement à cette question. Affirmer que ces poèmes ont été écrits par Sarrionandia ne serait qu’admettre la moitié de la vérité, puisqu’il est indéniable qu’il a également employé des passages appartenant aux traducteurs portugais que l’on vient de mentionner pour compléter ses poèmes. Les poèmes des traducteurs portugais, quant à eux, étaient des traductions des odes d’Horace, ou, du moins, en étaient inspirés. Et nous pourrions également nous demander de quels auteurs Horace s’est inspiré, et continuer ainsi jusqu’à l’infini, sans jamais trouver d’origine ni d’oeuvre originale. Ce jeu met ainsi en évidence le fait que chaque texte répond toujours à un texte précédent et qu’il n’existe pas de texte tout à fait original.

2.4. Martin Murua, auteur du poème basque recueilli par Francesco Malatesta

Un jeu similaire à la ruse créée autour du personnage Jeronymo Oliveira da Verdade serait celui que Sarrionandia propose dans son poème Amodio esesaguna [Amour inconnu], du livre Hezurrezko xirulak [Flûtes d’os] (Sarrionandia 1991 ; voir note 18). Selon son explication dans la préface qui tient lieu d’introduction au poème, il a trouvé ce poème écrit par un écrivain inconnu, Martin Murua, dans le livre Della Storia e Ragione d’ogni Poesia [De l’histoire et de la raison de toute poésie] de l’humaniste italien Francesco Malatesta, à la page 743 du tome VI, « précédé d’une étrange hypothèse sur son auteur » :

Ce livre que Sarrionandia cite (ou, du moins, qui porte un titre presque identique) existe certes, mais Francesco Malatesta est un personnage inventé par Sarrionandia. Della Storia e della Ragione d’ogni Poesia fut écrit par l’écrivain italien Francesco Saverio Quadrio entre les années 1739 et 1752, et c’est là que se trouve le passage employé par Sarrionandia pour l’élaboration de sa ruse :

Sarrionandia a remplacé le nom de Luigi Lollio Vescovo di Belluno par celui de Martin Murua, et écrit Uasconia à la place de Spagna. Dans ce passage, Francesco Saverio Quadrio est en train d’avancer une hypothèse sur la paternité du roman de chevalerie espagnol Amadís de Gaula, et non pas d’étudier l’origine d’un poème d’amour basque, comme le suggère Sarrionandia. Il est important de souligner, également, que c’est Menéndez Pelayo qui cite l’hypothèse relative à Francesco Saverio Quadrio dans un de ses livres (Menéndez Pelayo 1905/1943 : 347), le même auteur qui nous a permis de démasquer l’auteur fictif Jeronymo Oliveira da Verdade. Il paraît donc que Sarrionandia a tiré plusieurs données des oeuvres de Menéndez Pelayo, qu’il a ensuite utilisées pour tromper ses lecteurs.

2.5. Berceuse anonyme et poèmes d’un prisonnier basque

Mais Jeronymo Oliveira da Verdade et Martin Murua ne sont pas les seuls auteurs fictifs que Sarrionandia inclut dans son livre Hezurrezko xirulak (Sarrionandia 1991 ; voir note 18) : le livre contient également d’autres textes apocryphes. Il est évident, par exemple, que les trois poèmes que Sarrionandia présente dans la section Euskaldun preso baten poemak [Les poèmes d’un prisonnier basque] sont de son propre cru. Un autre exemple pourrait être le poème intitulé Seaska kanta [Berceuse], même si, contrairement à la plupart des pseudo-traductions étudiées jusqu’à présent, nous n’avons pas encore trouvé de preuves pour justifier la tromperie. Voici l’information que Sarrionandia fournit à propos de cette berceuse :

Le poème a été recueilli par la folkloriste américaine Berverly Lizard à Garaiola, lorsqu’elle faisait des recherches au Pays basque en 1943. Elle a analysé le texte de la berceuse et surtout sa musique dans un article mémorable.

Cf. Berverly Lizard,

Musical analysis of a basque lullaby.

Sarrionandia 1991 : 224[27] ; voir note 18 ; traduction de l’auteure

Nous n’avons trouvé ni cet article, ni cette auteure, ni cette berceuse. De la même façon, le village ou quartier du nom Garaiola n’existe pas hors des textes de Sarrionandia[28], ce qui nous amène à conclure qu’il s’agit d’un endroit de son imagination, probablement lié au village Garai de Durangaldea, région où est né Sarrionandia[29].

2.6. Gudröd Haaleg, fils du roi de Norvège

Comme nous avons pu l’observer dans ces exemples, les pseudo-traductions remettent en question la frontière entre la traduction et la création, ainsi que le caractère sacré du concept de paternité des textes qui a traditionnellement joui d’un grand pouvoir. Lawrence Venuti, dans la section Authorship de son livre The Scandals of Translation (Venuti 1998 : 31-46), relate l’histoire autour de la pseudo-traduction Les Chansons de Bilitis de l’écrivain français Pierre Louÿs et rappelle que dans la tradition occidentale, le concept de paternité semble généralement lié à l’idée d’originalité ; la traduction, par contre, s’associe toujours à l’imitation, à la distorsion et au manque de véracité :

Whereas authorship is generally defined as originality, self-expression in a unique text, translation is derivative, neither self-expression nor unique : it imitates another text. Given the reigning concept of authorship, translation provokes the fear of inauthenticity, distortion, contamination.

Venuti 1998 : 31

Dans les cercles académiques, où règne cette notion de paternité (authorship), on tente d’analyser la paternité originale d’un texte ainsi que la vraie intention de l’auteur au moyen de traductions savantes (scholarly translations), soit des traductions qui ont pour but l’exactitude de la recherche, loin de toute aspiration littéraire ou esthétique. C’est cette méthode de traduction qui peut interpréter objectivement le texte original, et non pas les traductions subjectives et libres, puisque celles-ci déforment entièrement le texte et ne permettent pas au chercheur de regarder avec transparence la vraie intention de l’auteur : « Instead of enabling a true and disinterested understanding of the foreign text, translation provokes the fear of error, amateurism, opportunism – an abusive exploitation of originality » (Venuti 1998 : 31). Par contre, les pseudo-traductions comme celle de Pierre Louÿs brouillent les distinctions entre traduction, paternité et recherche académique : Louÿs fait une parodie des traductions savantes dans son livre, utilisant plusieurs sources littéraires et bibliographiques pour rendre sa tromperie plus crédible, et montrant qu’il a fait une recherche historique assez profonde :

Les Chansons de Bilitis is an elaborate parody of a scholarly translation, in which he [Louÿs] invented not merely a classical text by a Greek poet, but a modern edition by a German professor whose name, “G. Heim,” puns on the German word for “secret” or “mysterious,” geheim. In the poems themselves, Louÿs paid a scholarly attention to detail.

Venuti 1998 : 39

Nous avons pu constater que Sarrionandia offre lui aussi beaucoup de détails historiques et bibliographiques au début de ses pseudo-traductions – de plus, certains d’entre eux sont en partie vrais – afin de procurer plus d’exactitude et de crédibilité à sa recherche. On a vu que Sarrionandia se sert de plusieurs traductions bien documentées pour inventer son personnage apocryphe Jeronymo Oliveira da Verdade. Également, lorsqu’il présente Martin Murua, il mentionne le livre Textos arcaicos vascos [Textes anciens basques] de Koldo Mitxelena, une oeuvre réelle. Mais en plus de ces renseignements véritables, il faut souligner d’autres détails qui donnent de la crédibilité à ses ruses. Par exemple, le poème apocryphe attribué à Martin Murua est présenté dans l’orthographe des anciens textes basques afin de faire croire au lecteur qu’il est en train de lire un poème d’époque (Sarrionandia 1991 : 74 ; voir note 18). Un autre exemple est la « faute d’impression » que Sarrionandia aurait trouvé lorsqu’il faisait ses recherches sur Jeronymo Oliveira da Verdade, qui n’est au fond qu’une stratégie pour en augmenter la crédibilité :

Le judicieux critique Paulo Caminho a très bien défini l’oeuvre de Jeronymo Oliveira da Verdade : « Jeronymo Oliveira da Verdade é Quinto Horacio Flacco vestido en lingoagem portugueza ». Ce vestido, d’ailleurs, n’est qu’une petite faute d’impression, à la place de vertido.

Sarrionandia 1991 : 120 ; voir note 18 ; traduction de l’auteure[30]

Mais à côté de ces stratégies qui ont pour but de rendre les pseudo-traductions plus crédibles, il est également très courant dans ce type de parodie de donner des pistes sous-entendant la fausseté des traductions. Le fait que Sarrionandia ait nommé un de ses auteurs apocryphes Verdade et qu’il ait mentionné des mensonges à la fin d’un de ses supposés poèmes pourrait être comparable au jeu de mots élaboré par Louÿs avec le mot allemand geheim (secret, mystérieux). Au moyen de ces procédés, Louÿs et Sarrionandia ont voulu mettre en lumière que même les recherches académiques et les traductions savantes ainsi que toutes les traductions et toutes les réécritures, n’offrent pas de vérité absolue, mais seulement des interprétations subjectives conditionnées par l’époque historique et d’autres facteurs :

Louÿs thus suggested that, like his counterfeit translation, scholarship is engaged in historical invention, which, however, can pass for truth because it shares the cultural authority enjoyed by academic institutions.

Venuti 1998 : 40

Les pseudo-traductions remettent donc en question l’idée d’une paternité unique et fixe, et mettent au même niveau les textes traduits et ceux dits originaux, ainsi que les traductions littéraires et les recherches universitaires. D’après Venuti, et les traductions, et les recherches universitaires sont des tentatives subjectives d’interpréter les textes, et elles dépendent des valeurs culturelles de chaque époque et de chaque lieu :

Both translation and scholarship rely on historical research in their representations of an archaic or foreign text, but neither can produce a representation that is completely adequate to the author’s intention. On the contrary, both translation and scholarship answer to contemporary, domestic values that necessarily supplement that intention : in effect, they reinvent the text for a specific cultural constituency that differs from the one for which it was initially intended.

Venuti 1998 : 44

Sarrionandia s’est servi de l’information fournie par les recherches universitaires pour donner une crédibilité à d’autres poèmes apocryphes et pour élaborer un autre jeu avec les ressources ludiques qu’offrent les pseudo-traductions : deux poèmes qui apparaissent dans Hezurrezko xirulak, que Sarrionandia attribue à un Norvégien appelé Gudröd Haaleg, sont selon toute apparence apocryphes (Sarrionandia 1991 ; voir note 18). Dans la préface qui sert d’introduction, Gudröd Haaleg est présenté comme « le deuxième fils du roi de Norvège », qui, « ayant abandonné les terres et les neiges du Nord, partit vers Constantinople à travers les plaines de Russie », dans le but de « devenir gardien (vaeringer) de l’impératrice Irène » (Sarrionandia 1991 : 65 ; voir note 18 ; traduction de l’auteure[31]). Ensuite, Sarrionandia donne des précisions sur sa vie : après avoir été le dirigeant des gardiens d’Irène et s’être couvert de gloire dans plusieurs batailles, il retourna dans son pays d’origine avec toutes ses richesses. Mais à l’instar de nombreux auteurs traduits par Sarrionandia, Gudröd Haaleg dut lui aussi passer les dernières années de sa vie dans la pauvreté : « Mais durant le voyage, il fit naufrage dans la mer Baltique et, y ayant perdu toutes ses richesses, il recouvra à peine la santé pour survivre encore quelques années dans son fjord » (Sarrionandia 1991 : 65 ; voir note 18 ; traduction de l’auteure[32]).

Ensuite, Sarrionandia fournit quelques renseignements sur les poèmes de Gudröd Haaleg, extraits selon lui du livre An Outline of Nordic Literature de Tomas Gomez. Malgré des recherches intensives, nous n’avons trouvé aucune trace de ce livre, ce qui nous a menée à soupçonner que ces deux poèmes pouvaient être apocryphes. Mais en approfondissant l’information fournie par Sarrionandia, nous avons découvert un livre de 1875, écrit par Thomas Carlyle et intitulé Early Kings of Norway, où l’on indique des événements d’une grande ressemblance avec certains détails de la biographie de Gudröd Haaleg relatée par Sarrionandia. Ainsi, ayant consulté ce livre et d’autres sources, nous avons appris que l’un des fils du roi norvégien Harald Haarfager (853-936) s’appelait Halfdan Haaleg, et qu’un autre de ses fils était Gudrod Liome (Carlyle 1875/2009 : 12). Il semble donc que Sarrionandia aurait fusionné ces deux noms pour créer son personnage Gudröd Haaleg. Il semble par contre avoir inventé sa biographie en se basant sur la vie d’un descendant du roi Harald Haarfager. Ce descendant s’appelait lui aussi Harald, et selon ce que nous avons appris dans le livre de Thomas Carlyle, il mena une vie très similaire à celle que Sarrionandia a inventée pour son personnage fictif :

This new Harald was already much heard of in the world. As an ardent Boy of fifteen he had fought at King Olaf’s side at Stickelstad ; […] got cured of his wounds, forwarded to Russia, where he grew to man’s estate, under bright auspices and successes. Fell in love with the Russian Princess, but could not get her to wife ; went off thereupon to Constantinople as Vaeringer (Life-Guardsman of the Greek Kaiser) ; became Chief Captain of the Vaeringers, invincible champion of the poor Kaisers that then were, and filled all the East with the shine and noise of his exploits. […] Harald had innumerable adventures, nearly always successful, sing the Skalds ; gained a great deal of wealth, gold ornaments, and gold coin ; had even Queen Zoe (so they sing, though falsely) enamored of him at one time ; and was himself a Skald of eminence ; some of whose verses, by no means the worst of their kind, remain to this day.

Carlyle 1875/2009 : 93

Conformément à ce que raconte Sarrionandia, les poèmes que Gudröd Haaleg dédie à l’impératrice Irène sont « fervents et passionnés ». « Toutefois », poursuit Sarrionandia, comme s’il suggérait l’apocryphité de ces poèmes,

[…] les érudits remettent en question leur véracité, ils supposent que ces poèmes correspondent à un amour idéalisé, et ils analysent le sens de cette idéalisation, puisque, quand Gudröd Haaleg est arrivé à Constantinople, l’impératrice Irène avait déjà 83 ans.

Sarrionandia 1991 : 66 ; voir note 18 ; traduction de l’auteure[33]

Nous avons trouvé une anecdote similaire dans le livre de Thomas Carlyle à propos de l’histoire d’amour entre le prétendant au trône Harald et la reine Zoe :

[…] scholars say there could have been no considerable romance between Zoe and him, Zoe at that date being 60 years of age ! Harald’s own lays say nothing of any Zoe, but are still full of longing for his Russian Princess far away.

Carlyle 1875/2009 : 93

Après la biographie de l’apocryphe Gudröd Haaleg, Sarrionandia présente deux poèmes : un « poème de guerre » et un « poème d’amour », prétendument traduits en basque par « le chercheur en littérature nordique Tomas Gomez » (Sarrionandia 1991 : 66 ; voir note 18 ; traduction de l’auteure[34]). Encore une fois, Sarrionandia attribue ses pseudo-traductions à deux personnages fictifs : au supposé auteur Gudröd Haaleg et au supposé chercheur-traducteur Tomas Gomez. Ainsi, il remet de nouveau en question le concept de paternité, se dégageant d’une certaine façon de la responsabilité de ses mots, comme l’explique la professeure Sherry Simon lorsqu’elle analyse les pseudo-traductions :

Pseudotranslations are a way of escaping the onus of authorship, of eluding the obligations imposed by a literary system that demands a name as an origin of the work. Pseudotranslation plays with the conventions of authorship. It allows writers the luxury of evading responsibility for their words. And it illustrates the point that Michel Foucault made in his classic essay “What is an author ?” – that authorship is less an organic link between style and personality than a means of categorizing, disciplining and controlling speech (Foucault, 1977). Pseudotranslation deliberately skews the process of attribution, creating the possibility for more playful forms of expression.

Simon 2006 : 146

Sarrionandia emploie lui aussi des formes d’expression plus ludiques lorsqu’il introduit des pseudo-traductions et des auteurs et des traducteurs fictifs parmi ses traductions. En esquivant la responsabilité de la paternité et en s’appropriant, en modifiant et en confondant les mots de différents auteurs, il donne une suite à ce jeu interactif et vivant qu’est la littérature, et il crée des textes qui ne peuvent pas être attribués à un seul auteur, car ils n’appartiennent à personne ou, pour mieux dire, ils appartiennent à tout le monde.

2.7. Traductions de pseudo-traductions : où est l’original ?

Il se peut que l’on trouve plus de textes apocryphes dans les anthologies de traductions de Sarrionandia, puisqu’il n’est pas facile de différencier les pseudo-traductions des vraies traductions parmi tous ces textes provenant des plus divers lieux et traditions. Toutefois, les apocryphes que nous avons décelés fournissent suffisamment d’information pour déchiffrer le message que Sarrionandia tient à transmettre au moyen de ses pseudo-traductions : en mêlant la réalité et la fiction, il remet en question la distinction entre création et traduction, le lien entre un texte et un seul auteur et l’idée d’originalité du texte source.

En outre, ces jeux entrepris par Sarrionandia ont eu leur suite chez d’autres auteurs basques, car certains se sont approprié les pseudo-traductions de Sarrionandia pour les insérer dans leur oeuvre ou même pour les traduire dans d’autres langues, les uns conscients des tromperies de Sarrionandia, les autres tenant ses apocryphes pour de vraies traductions.

Le poète apocryphe Mohammed Al-Kali, auquel Sarrionandia a attribué trois poèmes dans Izkiriaturik, par exemple, a été présenté en tant que poète réel par les écrivains basques Juan Kruz Igerabide et Patxi Zubizarreta le 3 juillet 2008, à l’occasion de l’acte d’ouverture du 4e Congrès ibérique de la littérature pour enfants et adolescents : « Grâce au travail des traducteurs, nous pouvons connaître et apprécier des textes comme celui de Mohammed Al-Kali, et ainsi vérifier l’universalité de nos sentiments » (Igerabide et Zubizarreta 2008 : 5[35] ; traduction de l’auteure).

Ces deux écrivains ont présenté la version espagnole d’un des poèmes du présumé poète Mohammed Al-Kali, sans doute traduite de la version de Sarrionandia. Ils ont ainsi offert la traduction d’une pseudo-traduction, embrouillant encore plus le jeu entrepris par Sarrionandia.

Les pseudo-traductions de Sarrionandia ont occasionné d’autres réécritures chez un autre écrivain basque : dans son livre Trapuan pupua [Bobo sous le pansement] (2001), Patziku Perurena a inclus un chapitre qui réunit plusieurs (pseudo-) traductions extraites du livre Hezurrezko xirulak de Sarrionandia, bien qu’il n’en précise pas la source : il mentionne des tables sumériennes, des textes égyptiens anciens, Stésichore d’Himère, Paul le Silentiaire, Gudröd Haaleg, Chrétien de Troyes et Francesco Malatesta, ainsi que Jose Ramon Negrete[36], qui a prétendument traduit quelques poèmes nahuatl en basque. Ensuite, il présente plusieurs passages extraits des textes appartenant soi-disant à ces auteurs, évidemment copiés des (pseudo-) traductions de Sarrionandia, mais coupés et modifiés à son gré (Perurena 2001 : 220-221[37]). Les textes (re)créés par Sarrionandia apparaissent donc réadaptés dans les pages de Patziku Perurena, les liens entre le texte et l’auteur étant complètement rompus.

Tous ces exemples nous ont permis de constater qu’en intercalant des pseudo-traductions parmi ses traductions, Sarrionandia remet en question l’idée qui relie chaque texte à un seul auteur « original ». Les traducteurs fictifs que nous étudierons dans la section suivante produisent un effet similaire.

3. Traducteurs fictifs

Le recours aux traducteurs fictifs ou traducteurs apocryphes[38] est intimement lié à la stratégie consistant à insérer des pseudo-traductions. Quand Sarrionandia attribue les textes qu’il a créés ou traduits à des traducteurs fictifs inventés par lui-même, il élargit d’une certaine façon le groupe de personnes – ou de personnages – qui ont contribué à l’élaboration de ce texte, dénonçant l’idée traditionnelle qui tend à rapporter un texte à un seul auteur, et rappelant que la littérature est un jeu interactif entre plusieurs participants.

3.1. Tomas Gomez, chercheur en littérature nordique

À titre d’exemple, nous pourrions évoquer le cas du chercheur apocryphe Tomas Gomez, que Sarrionandia présente, ainsi que nous l’avons vu plus haut, en traducteur de l’auteur apocryphe Gudröd Haaleg (Sarrionandia 1991 : 66 ; voir note 18). Sarrionandia a non seulement inventé l’auteur original et ses textes, mais dans ce cas-ci le traducteur est lui aussi fictif. L’invention des pseudo-traducteurs lui permet d’amener son jeu jusqu’au bout : ainsi, il laisse entendre que ni l’original ni la traduction ne lui appartiennent. Ce type de jeu rompt complètement le lien rigide entre un texte et son auteur, tout en suggérant de nouveaux liens entre le texte et d’autres auteurs apocryphes.

3.2. Jose Ramon Negrete, traducteur des textes nahuatl

Dans d’autres cas, Sarrionandia invente des personnages apocryphes pour les présenter en traducteurs de textes qui ont véritablement été traduits d’autres langues. Un de ces pseudo-traducteurs inventés par Sarrionandia serait Jose Ramon Negrete. À en croire ce que raconte Sarrionandia, celui-ci serait le traducteur des deux poèmes nahuatl inclus dans Hezurrezko xirulak : « Les deux ont été traduits du nahuatl au basque par Jose Ramon Negrete » (Sarrionandia 1991 : 78 ; voir note 18 ; traduction de l’auteure[39]). Les textes ne sont pas apocryphes, mais de vrais poèmes nahuatl. Le traducteur semble pourtant bel et bien une invention de Sarrionandia. Il n’est pas impossible que Jose Ramon Negrete soit un ami de Sarrionandia, inconnu de nous, qui aurait traduit ces poèmes pour ensuite les donner à Sarrionandia. Néanmoins, considérant ce qu’il fait avec d’autres (pseudo-) traductions, nous estimons qu’il s’agit d’un autre jeu élaboré afin d’embrouiller le concept de paternité des textes.

3.3. Kepa Zenika, auteur de la version basque du texte finlandais Kalevala

Le même phénomène survient avec le traducteur du Kalevala. Sarrionandia offre la traduction basque d’un passage du texte finlandais dans Hezurrezko xirulak. Le texte n’est certes pas apocryphe : il s’agit du célèbre poème épique composé au xixe siècle par le philologue finnois Elias Lönnrot, fondé sur la poésie orale et la mythologie finnoises. Nous avons trouvé le même passage de cette épopée, traduit en espagnol, dans le livre Poesía ignorada y olvidada [Poésie ignorée et oubliée] (1965[40]) de Jorge Zalamea. Il est donc fort probable que Sarrionandia ait suivi cette version pour traduire le poème finnois. Pourtant, le personnage qu’il présente en tant que traducteur est certainement fictif. « La version basque a été faite par Kepa Zenika, qui habite Helsinki », nous avertit Sarrionandia dans l’introduction du poème (Sarrionandia 1991 : 156 ; voir note 18 ; traduction de l’auteure[41]). Or, Kepa Zenika est le personnage principal du roman Izua hemen [La peur ici] (1989[42]) de Joxemari Iturralde, qui, après la guerre civile espagnole, est envoyé en Russie pour examiner la situation des enfants basques qui y sont exilés. Étant donné qu’il ne réussit pas à entrer en Russie, il décide d’aller en Finlande et de s’y installer. De là la mention de Sarrionandia sur ce personnage habitant Helsinki. En attribuant la traduction du Kalevala à Kepa Zenika, il a voulu donner une suite à l’histoire d’Iturralde, mélangeant encore une fois la réalité et la fiction et brouillant encore plus les rapports entre les textes, les auteurs et les traducteurs. Rappelons ici que Joxemari Iturralde et Joseba Sarrionandia faisaient partie du groupe littéraire Pott, créé à la fin des années 1970 par six jeunes écrivains basques, et que les références et les gestes envers les autres membres du groupe étaient assez courants dans les ouvrages de ces écrivains, comme l’explique Jon Kortazar :

Les auteurs Bernarndo Atxaga, Joxemari Iturralde et Joseba Sarrionandia ont créé dans leurs oeuvres un réseau symbolique et référentiel en prenant des citations et des descriptions des oeuvres de leurs amis et en les insérant dans leurs propres ouvrages. […] On peut en trouver plusieurs exemples dans les livres de ces dernières années. Il y a là un jeu littéraire (ludique + symbolique). Ce réseau littéraire n’est pas le fruit du hasard.

Kortazar 2003 : 164 ; traduction de l’auteure[43]

Ces jeux « ludiques-symboliques », en plus de constituer des gestes de camaraderie envers les amis, sont aussi des stratégies qui ont pour but d’embrouiller la frontière entre la réalité et la fiction, ainsi que des tentatives de déconstruire l’idée d’un auteur unique.

3.4. Les enfants de quatre coins du monde

Il existe un autre livre de Sarrionandia, beaucoup plus récent que ses livres contenant des apocryphes – Izkiriaturik (1985/1995 ; voir note 6) et Hezurrezko xirulak (1991 ; voir note 18) –, qui est basé sur un jeu littéraire semblable : Munduko zazpi herrialdetako ipuinak [Contes de sept pays du monde] est un livre pour enfants publié en 2008[44]. Bien que Sarrionandia figure explicitement sur la page du générique à titre d’auteur unique du livre, il est, sur la couverture et sur la page de garde, compilateur et traducteur des contes :

Sur la page de garde, ainsi que dans la préface du livre, la présentation du livre est signée par les sept enfants qui déclarent être les auteurs de ces sept contes :

Sarrionandia a donc inventé sept auteurs fictifs dans ce livre, qu’il présente comme les auteurs de sept histoires apocryphes. Dans l’introduction de l’histoire qu’il raconte, chaque enfant se présente et donne un bref exposé de l’origine de sa famille. Ils viennent du Cap-Vert, d’Équateur, d’Espagne, d’Algérie, du Japon, du Pays basque (plus exactement de la province franco-basque de la Soule) et du pays des Inuits. La plupart d’entre eux maintiennent des liens avec le Pays basque, parce qu’ils y sont nés, parce qu’ils ont des ancêtres basques, parce qu’ils ont entendu une histoire sur le Pays basque, etc. Les uns annoncent qu’ils raconteront leur conte en basque, puisqu’ils parlent le basque. Les autres, par contre, n’ont pas de lien direct avec le basque. Dans ces cas, à en croire ce qu’indique la page de garde, on conclut que la traduction basque a été faite par Sarrionandia. Quoi qu’il en soit, la traduction a eu lieu dans tous les cas, car même les enfants qui racontent leurs contes en basque ont entendu ces histoires dans une autre langue : l’enfant qui est né en Équateur, par exemple, raconte en basque un conte entendu de sa grand-mère en langue jivaro.

Même s’il est évident que les contes et les conteurs sont apocryphes, Sarrionandia propose un jeu très intéressant dans ce livre. Lorsqu’il raconte sept histoires de sept traditions différentes en basque, il remet en question plusieurs idées. En premier lieu, il met en doute le concept de littérature nationale et des frontières inébranlables entre les littératures. Certains des conteurs de cette oeuvre sont basques, mais ils racontent des histoires d’une autre tradition, la plupart recueillies de la tradition orale. Il serait donc impossible de classer ces contes dans la littérature d’une seule nation ou d’un seul pays. Il faudrait les qualifier d’hybrides. Il en va de même pour l’identité nationale de ces enfants. En concevant ces enfants métisses et plurilingues, Sarrionandia met en relief le concept postmoderne de l’identité fragmentée et plurielle, et il fait remarquer que chaque individu se compose de diverses identités en mouvement constant.

3.5. Martin Lezeta et Ismael Larrea, hétéronymes de Sarrionandia

Les personnages apocryphes Martin Lezeta et Ismael Larrea, considérés comme les alter egos ou hétéronymes de Sarrionandia, doivent eux aussi être considérés en rapport avec cette idée d’identité variable et fragmentée[45]. À l’instar des textes et traducteurs apocryphes, ces deux personnages, qui apparaissent à maintes reprises dans les oeuvres de Sarrionandia, permettent à notre écrivain de confondre la réalité et la fiction, de jouer avec les identités et d’introduire le lecteur dans le labyrinthe complexe de ses histoires et de ses personnages. Dans certains cas, ces deux personnages sont les protagonistes de ses récits, dans d’autres, ce sont les auteurs des épigraphes de ses textes. Nous citerons à titre d’exemple le récit Oroimena eta desira [Souvenance et désir] du livre Ifar aldeko orduak [Les heures du Nord] (Sarrionandia 1990[46]). Le récit est préfacé d’une épigraphe de l’apocryphe Martin Lezeta : « Les choses qui n’existent pas sont les plus belles » (Sarrionandia 1990 : 107 ; voir note 47 ; traduction de l’auteure[47]) ; avec ces mots, Sarrionandia suggère la fausseté du texte qu’il présente comme véritable, comme il l’a fait avec bon nombre des pseudo-traductions que nous avons examinées. Au commencement de ce récit, Sarrionandia nous fait connaître le livre apocryphe Oroimena eta desira de l’écrivain apocryphe Martin Lezeta, et après avoir présenté une biographie détaillée de Lezeta, il décrit les dix récits qui composent le livre (Ifar aldeko orduak est lui aussi composé de dix récits, et le dernier récit du livre de Martin Lezeta est un commentaire sur un autre livre composé de dix récits… ; Sarrionandia propose ainsi un jeu infini). Bon nombre des renseignements fournis par Sarrionandia au cours du récit se rapportent à des faits véritables, comme ce fut le cas dans les introductions aux pseudo-traductions que nous avons analysées, ce qui confère une grande crédibilité au récit. Mais, en même temps, Sarrionandia laisse échapper çà et là quelques signes suggérant l’apocryphité du récit. Par exemple, il nomme certains personnages d’après ses amis ; voici quelques exemples : l’édition du livre de Martin Lezeta a été à la charge de Mikel Albisu, un ami de Sarrionandia ; le cinquième récit du livre apocryphe est dédié à quelques amis prisonniers, entre autres « à l’anarchiste Apolinar Ostalaza », lequel a probablement quelque chose à voir avec l’apocryphe Apollinaire Babiol d’Izkiriaturik. D’autres signes trahissent aussi l’apocryphité du récit, par exemple, les quelques commentaires que fait Sarrionandia sur le livre de Martin Lezeta : « C’est pour cela que nous devons sortir Martin Lezeta de profundis, comme s’il s’agissait d’un personnage fictif, comme si son livre de récits basques était lui aussi imaginaire » (Sarrionandia 1990 : 113 ; voir note 47 ; traduction de l’auteure[48]). « Le huitième récit est composé de lettres apocryphes » (Sarrionandia 1990 : 116 ; voir note 47 ; traduction de l’auteure[49]). « Le dernier récit du livre est un commentaire d’un autre livre, peut-être apocryphe » (Sarrionandia 1990 : 116 ; voir note 47 ; traduction de l’auteure[50]). Le nom que Sarrionandia a choisi pour la revue littéraire que Martin Lezeta aurait soi-disant publiée à Londres est également très évocateur – Failure [Échec] –, comme s’il voulait suggérer l’impossibilité d’interpréter objectivement la réalité ou la vérité au moyen de la littérature ou d’autres types d’études universitaires.

Les personnages apocryphes jouissent d’une présence semblable dans les autres oeuvres de création de Sarrionandia. Les épigraphes qui précèdent plusieurs de ses contes et poèmes appartiennent à des auteurs apocryphes[51], comme celle du premier récit du livre Narrazioak [Récits] (1983[52]), ce qu’avoue explicitement Sarrionandia dans la postface du livre :

Dans le premier récit, c’est moi qui ai inventé l’épigraphe, et je ne pense pas d’ailleurs que l’on puisse trouver le nom de Michel Saulaie dans les encyclopédies de la littérature. Dans ce texte, plutôt que d’écrire un récit, j’ai voulu élaborer une sorte de toile d’araignée avec divers personnages et diverses histoires, même si à la fin je n’en ai pas laissé grand-chose.

Sarrionandia 1983 : 131 ; traduction de l’auteure[53]

Cette espèce de « toile d’araignée » est un excellent jeu postmoderne[54], qui permet de jouer entre la réalité et la fiction, de tromper le lecteur, de rappeler que chaque texte et chaque littérature se nourrit de différentes traditions. Voilà justement l’objectif des épigraphes que Sarrionandia ajoute à ces textes, comme l’explique Aitzpea Azkorbebeitia :

Mettant de côté les apocryphes, le reste des citations (les véritables), en plus de jouer un rôle essentiel par rapport à la lecture, relie chaque récit avec un auteur ou un texte, nous rappelant ainsi qu’ils s’insèrent dans une tradition. […]

En fin de compte, et pour emprunter les mots du poète J. Riechmann, en arrière de tout cela il y aurait également le désir de mettre en évidence « le caractère social de l’écriture ». En fait, c’est justement cette conception de la littérature qui se trouve à la base de l’oeuvre de Sarrionandia et de la plupart des écrivains de la « littérature moderne » : une conception selon laquelle chaque composition se nourrit de ce qui a été écrit avant, chaque texte naît au milieu d’une tradition.

Azkorbebeitia 1998 : 26 ; traduction de l’auteure[55]

Nous n’avons pas à exclure les citations apocryphes de cette explication. Le lecteur ne distingue pas toujours les épigraphes apocryphes des vraies épigraphes. Elles exercent donc souvent la même fonction. En outre, les vraies épigraphes sont fréquemment traduites, autrement dit, modifiées, adaptées ou recréées par Sarrionandia. Ainsi, les apocryphes offrent une possibilité ludique de diminuer l’importance excessive que l’on donne à la paternité et de souligner d’une autre façon « le caractère social de l’écriture ».

4. Conclusion

Les exemples analysés dans cet article nous ont permis de connaître un des aspects les plus ludiques de la pratique traductionnelle de Joseba Sarrionandia, vision qui reflète une façon plutôt postmoderne de concevoir la traduction et la littérature. Loin des idées des traducteurs basques qui l’ont précédé, lesquels tenaient la traduction pour une activité de reproduction qui n’avait qu’un statut de deuxième ordre à côté du processus créateur de l’écriture, la traduction acquiert chez Sarrionandia une position primordiale dans la création littéraire. Au lieu de tenter de profiter de l’ignorance du lecteur, Sarrionandia chercherait, avec ses pseudo-traductions, à le faire entrer dans son monde de fiction. Hans Christian Hagedorn affirme, en citant Guillermo Cabrera Infante, que

[…] cet artifice se situe apparemment entre la falsification et la plaisanterie innocente ; la traduction fictive ne serait pas faite, comme l’est la falsification, avec l’intention d’abuser de la crédulité et de l’ignorance du lecteur ; elle serait plutôt un canular littéraire, un jeu de l’imagination, qui compte sur la compréhension, la complicité et la collaboration du lecteur, qui est quelqu’un qui accepte de se laisser « tromper » pour pouvoir entrer dans le monde fictionnel élaboré par l’auteur.

Hagedorn 2006 : 49[56] ; traduction de l’auteure

On pourrait conclure que, en intercalant des traductions apocryphes entre de « vraies » traductions, Sarrionandia met en pratique un jeu ironique pour faire voir à ses lecteurs la complexité des concepts de fictif et de réel et pour éveiller leur sens critique (Hagedorn 2006 : 45), donc attirer leur attention sur la fragilité de la frontière entre les oeuvres « traduites » et les oeuvres « créées ».

L’invention des traducteurs et des chercheurs fictifs contribue elle aussi à mettre en évidence le caractère social de l’écriture et à atténuer l’importance démesurée que l’on accorde souvent à l’auteur d’un texte original, rappelant que chaque compilateur, chaque traducteur et chaque lecteur qui interprète le texte original contribue dans une certaine mesure à son développement.

Il est en fait probable que certains textes que nous avons qualifiés d’apocryphes soient en fait de vraies traductions, et à l’inverse, que quelques textes que nous avons tenus pour des traductions et que nous avons donc exclus de cette analyse soient en réalité des compositions créées par Sarrionandia. Quoi qu’il en soit, ces vains efforts d’identification des pseudo-traductions et des traducteurs fictifs souligneraient la valeur de l’oeuvre de Sarrionandia, puisque cela montrerait que les stratégies dont il se sert pour tromper le lecteur – ou du moins, l’auteure du présent article – et pour déconstruire les distinctions dualistes création/traduction, auteur/traducteur et original/copie auraient en fait fonctionné.