Corps de l’article

Titulaire d’un doctorat en philologie germanique et littérature anglaise, Christine Pagnoulle enseigne à l’Université de Liège. D’emblée, elle mentionne dans son introduction que les régions du monde sont régies par des systèmes juridiques différents et que des traductions, truchement entre les langues et entre les références distinctes, sont donc nécessaires. Cet ouvrage met donc « […] en évidence les écarts et parfois les incompréhensions qui résultent de cette diversité dans le domaine juridique » (p. 5). Les textes de ce collectif ont été rédigés, pour la plupart, par des enseignants dont les domaines d’expertise sont variés, comme en fait foi leur notice biographique respective. Toutefois, ces personnes s’intéressent toutes à la traduction juridique sous un angle ou un autre. Précisons que Pagnoulle est active dans plusieurs champs de recherche, dont la traduction, la langue et la littérature d’expression anglaise, l’histoire de la littérature et la littérature comparée.

L’ouvrage se décompose en thèmes distincts : les termes, les notions, les doublets, le droit romain et la Common Law ainsi que la question du multilinguisme. Ces thèmes sont envisagés selon une méthode contrastive qui invoque une variété de langues : le français, l’anglais, l’allemand, l’espagnol, l’arabe et le chinois.

Le premier texte, de Françoise Lauwaert, traite des contacts entre droit occidental et droit chinois sous la dynastie des Qing. Suivent certaines des difficultés connexes. Premièrement, la présentation typographique de la traduction des codes qui se caractérise par une assez grande variété de tailles et de styles de caractères ainsi qu’une mise en page particulière, notamment des tableaux :

L’effet visuel produit par le caractère extrêmement concis de la langue chinoise […] et l’aspect compact des sinogrammes peut être difficilement restitué dans une langue alphabétique et, bien souvent, la dimension synoptique de ces tableaux […] se perd en traduction.

p. 15

Deuxièmement, la traduction de la jurisprudence qui, selon l’auteure, est « […] le produit d’un double processus de “traduction” interne : de la langue orale à la langue écrite d’une part, de la langue ordinaire à la langue bureaucratique, de l’autre […] » (p. 16). Troisièmement, le droit impérial est essentiellement pénal, ce qui n’est pas le cas du droit occidental. Par conséquent, il n’est pas toujours évident, pour le traducteur, de saisir les nuances entre des termes comme homicide par erreur, homicide par imprudence et homicide par accident. Sans oublier que ces crimes sont punis différemment ! Quatrièmement, le manque de mots pour rendre justice à la diversité. La restitution du sens de notions abstraites en droit chinois est particulièrement difficile, une difficulté tenant entre autres « […] aux sens différents donnés à la notion de justice en Occident et en Chine » (p. 23). Et cinquièmement, l’équivalence aux notions abstraites très présentes dans notre tradition, la langue chinoise étant très analytique et, par certains aspects, bien plus précise que le français (p. 25). Cette observation vaut notamment pour les termes de parenté. En Chine, la « […] terminologie de la parenté établit en effet une distinction très nette entre l’ensemble des personnes apparentées, d’une part, et les géniteurs, de l’autre » (p. 25). L’auteure en conclut que les « problèmes rencontrés […] découlent de différences profondes dans la langue et dans la société » (p. 27).

L’article de Mouadih Nadjat, de Nardjess Benamar et de Mohamed Abdelatif Benamar porte sur la traduction de la notion d’adoption entre l’arabe et le français. À noter que le Coran est un texte juridique. « Le droit français reconnaît deux formes d’adoption, l’adoption plénière et l’adoption simple […] » (p. 35). Mais voilà que l’adoption est prohibée par le Coran. Elle « […] n’a donc aucune valeur juridique et n’est pas reconnue comme mode de filiation » (p. 38). Le droit coranique interdit l’adoption, mais reconnaît la kafala, soit la prise en charge d’un enfant n’impliquant aucun effet de filiation. Le terme kafala ne peut cependant pas être traduit par le terme adoption. Cet article met ainsi en évidence que « […] de la langue arabe à la langue française, certaines notions relèvent du domaine de l’intraduisibilité » (p. 41). Dans le cas présent, la traduction ne peut se faire qu’au prix d’une négociation.

La transposition des concepts juridiques entre le droit français et le droit allemand fait l’objet d’étude abordé par Stéphanie Dijoux. Elle rappelle entre autres que le lien qui unit terme et concept juridique ne fonctionne généralement qu’à l’intérieur d’une même langue, soit celle qui relève d’un système juridique spécifique. Ce lien devient par conséquent inopérant dans le cadre de la traduction puisqu’un « terme juridique traduit n’a plus la même signification dans un autre système juridique » (p. 46). Dans le cas présent, ce sont donc des concepts qu’il faut traduire (p. 46). L’auteure conclut à l’intraduisibilité des textes juridiques et prône plutôt la transposition dans l’autre système de droit et l’explicitation au moyen des termes propres à ce dernier (p. 49).

Pour sa part, MarieEvelyne Le Poder fait ressortir le fait que certaines figures propres à un système juridique n’existent pas dans un autre. L’auteure se penche sur les systèmes juridiques espagnol et français, plus précisément les testaments. Elle avoue qu’il existe des similitudes, la notion de testament étant, par exemple, la même dans les deux systèmes. Toutefois, sur le plan conceptuel, « […] le contenu de la formule en français ne reprend pas forcément le contenu exact de la formule en espagnol, et à l’inverse » (p. 64). Il incombe donc au traducteur de conserver la fonction juridique du document en utilisant un style et un registre qui respectent les conventions de genre textuel.

Sylvie MonjeanDecaudin y va d’un article dans lequel elle indique que la traduction juridique requiert une contextualisation préalable (p. 73). Dans certains cas, comme dans celui du droit français et du droit espagnol, « […] tout laisse à penser que les similitudes juridiques et linguistiques abondent » (p. 73). Cependant, l’auteure signale qu’il existe des apparences trompeuses dont elle donne quelques exemples (p. 73-74). Elle traite également des collocations conceptuelles, trait caractéristique du langage du droit et du fait qu’il importe de saisir l’indivisibilité du sens d’ensemble en présence de telles formations. Puis, elle aborde la problématique de la mise en équivalence. Dans les cas d’absence absolue d’équivalence, certains recourent à des emprunts ; d’autres optent pour un procédé de traduction-adoption. Elle met toutefois en garde les traducteurs contre le juricentrisme, qui « […] consiste à traduire coûte que coûte, au détriment de la culture juridique source, un terme ou un concept sans équivalence par un terme ou concept propre à son droit et à sa langue » (p. 83).

Le film réalisé par Woody Allen intitulé Crimes and Misdemeanors fait l’objet du texte de Frédérique Brisset dans lequel elle s’interroge, entre autres, sur la traduction du terme anglais misdemeanor et l’équivalent français proposé délit. L’auteure fait remarquer qu’il existe un phénomène récurrent dans le vocabulaire juridique, soit l’usage de termes légaux dans une acception en langage courant « […] ce qui induit une certaine ambiguïté dans leur usage en contexte » (p. 98). La prise en compte du contexte représente une étape capitale. Les notions désignées par les syntagmes misdemeanor et délit recouvrent en effet des réalités juridiques différentes, qui dépassent le simple transcodage de technolecte : « Au plan des sanctions, on constate ainsi par exemple que la peine d’emprisonnement pour un délit dans le US Code ne peut dépasser un an, alors que la loi française prévoit jusqu’à dix ans […] » (p. 92).

Plutôt que d’évoquer les difficultés de traduction terminologique, Laurence Boissier, dans son article qui porte sur l’affaire DSK, expose les difficultés de transposition de notions, représentations, concepts, tous constitutifs de systèmes juridiques différents. « Là résident précisément la complexité, l’ampleur, et l’enjeu de la tâche pour celui qui veut traduire la diversité juridique » (p. 121). Elle expose le cas de l’appréhension des différences entre la France et les ÉtatsUnis dans le fonctionnement de la procédure pénale, notamment dans le champ couvert par les notions de liberté d’expression et freedom of speech, et de droit à la dignité et right to dignity (p. 122). L’approche américaine, expliquetelle, est soucieuse de préserver avec la plus grande force la liberté d’expression même quand il s’agit d’expression à caractère raciste, antisémite, ou xénophobe alors que l’approche française permet, dans certaines situations (la loi Gayssot en est le meilleur exemple), d’imposer des limites au droit à la liberté d’expression en contrebalançant ce dernier avec le droit à la dignité (p. 118).

Marion CharretDel Bove, quant à elle, jette un regard croisé sur le processus de notification dans le cadre de la garde à vue dans les systèmes anglais et français. À la lumière de l’analyse de son corpus composé de fascicules ou de formulaires de notification des droits, trois types de problèmes de traduction ressortent. Premièrement, il existe des fonctions et des institutions propres à chaque système juridique. Ainsi, certaines d’entre elles, comme solicitor ou le procureur de la République, n’existent que dans la langue source sans équivalent parfait dans la langue cible. Deuxièmement, la phraséologie parfois complexe typique ou non du langage juridique est en cause. C’est le cas de the following rights and entitlements. Troisièmement, la terminologie peut être révélatrice d’étapes spécifiques à la procédure pénale du pays, lesquelles n’existent pas nécessairement dans le pays de la langue d’arrivée. Ainsi, la diversité des systèmes juridiques ressort dans la traduction des textes juridiques français et anglais. Elle est entre autres « […] visible par le biais de la place et du rôle de l’avocat au cours de la garde à vue dans les deux pays » (p. 140). L’auteure fait toutefois remarquer qu’il y a parfois recoupement. Par exemple, droit à un interprète est présent dans les deux systèmes juridiques.

L’article de Benjamin Heyden porte sur le défi concret que représente la traduction des doublets juridiques anglais en français. À noter qu’il existe aussi des triplets, voire des suites synonymiques. Ce phénomène, qui nuit assurément à la clarté et parfois à la sécurité juridique, ne disparaît pas, malgré toutes les recommandations et les appels à la simplification du langage juridique. Bien au contraire, il prend de l’ampleur, et ce, selon l’auteur, pour les motifs suivants : l’aspect esthétique et rhétorique ; un souci de sécurité juridique ; une raison économique ; et le rôle de l’inertie et du poids de la tradition, entre autres. L’auteur préconise « […] une approche tout à la fois cibliste, civiliste, simplificatrice et fonctionnelle » (p. 151). De plus, il met en garde le traducteur qui opte pour l’économie contre plusieurs obstacles qu’il trouvera sur sa route : premièrement, la force de la tradition ; deuxièmement, la prise en compte nécessaire de l’impact rhétorique et stylistique ; et troisièmement, la facilité. Selon Heyden, « […] la traduction (quasi) systématique des doublets par des doublets n’a rien de prudent » (p. 153). Il n’y a pas de solution unique.

Le texte de Karen McAuliffe, sur l’hybridité en droit de l’Union européenne, clôt le volume. L’auteure précise que les facteurs spécifiques à la production de textes juridiques multilingues sont à prendre en considération, notamment l’élément d’approximation qui est présent dans toute traduction et qui peut s’avérer problématique pour l’élaboration d’un droit multilingue (p. 159). En effet, la production de la jurisprudence par des référendaires qui rédigent dans une langue qui n’est bien souvent pas leur langue maternelle, la nature collégiale des jugements où seuls les juges qui ont pris part aux délibérations savent où les compromis se situent dans le texte et la tendance à reproduire des expressions, à « copier/coller » à partir de cas précédents ou de documents juridiques existants font que le résultat des traductions est souvent un texte maladroit. McAuliffe précise que ces textes « […] sont de nature hybride : ils combinent des structures linguistiques et des références culturelles diverses, sont limités par un style fait de formules toutes faites et soumis à maintes permutations » (p. 160). La Cour a un style propre et il faut le suivre à la lettre.

Les textes que contient cet ouvrage sont présentés selon une suite logique et mettent bien en évidence ce que Pagnoulle avançait dans son introduction, soit les écarts et parfois les incompréhensions attribuables à la diversité dans le domaine juridique, notamment au moyen de nombreux exemples très représentatifs et révélateurs de toute la complexité du domaine juridique. De plus, ils renferment également quelques conseils et pistes de solution. La présentation est claire, les nombreuses notes de bas de page renferment des renseignements très pertinents et chaque texte est suivi d’une bibliographie utile.

Toutefois, les difficultés exposées dans cet ouvrage collectif sont, pour tout traducteur juridique chevronné, monnaie courante. Le livre s’adresserait donc plutôt à des traducteurs en formation en ce qu’il permet de les sensibiliser à toute une série d’obstacles. Il servira néanmoins de rappel utile aux plus expérimentés.