Corps de l’article

1. Introduction

Les contacts entre l’Occident et la Chine, la Corée, le Japon mais aussi le Vietnam, ont suscité maints changements, notamment dans l’évolution des langues par la création de néologismes, d’abord au XVIIe siècle par le biais des missionnaires, puis davantage aux XIXe et XXe siècles. L’emploi du chinois classique, langue officielle administrative écrite jusqu’à la fin du XIXe siècle dans ces quatre pays d’Asie du Sud-Est, à l’instar du latin pour les langues romanes, avait fortement sinisé la langue et l’écriture par une introduction massive[1] du lexique chinois adapté au système phonétique local[2]. Conjuguée aux diverses influences extérieures, tant culturelles et religieuses que scientifiques, cette introduction a permis l’accueil de concepts nouveaux venant d’Occident. Pour les nommer dans les langues concernées, une création néologique nécessaire a été initiée par les missionnaires, puis poursuivie au Japon par des linguistes ou des lexicographes.

Il existe, certes, des études sur la création néologique répondant au besoin de traduire les concepts venus d’Occident, mais la plupart sont l’oeuvre de linguistes japonais (Morioka 1965 ; Hida 1978 ; Yuasa 1988 ; Takano 2004), plus rarement coréens (Kim 1999 ; Lee 2006) ou chinois (Shen 1994/2008), et se limitent le plus souvent à une seule langue asiatique. Comme le montre Shen dans l’ensemble de son ouvrage, il est aujourd’hui encore difficile de savoir si un néologisme créé pour introduire un concept occidental est de création chinoise ou japonaise. Citons dans ce contexte la très récente parution (Lee 2014) d’un dictionnaire regroupant les emprunts coréens au japonais, avec leur étymologie et des exemples datés tirés d’une importante banque de textes coréens et japonais des XIXe et XXe siècles. À l’initiative de Lee, professeur de japonais et collègue de notre université, est née il y a plusieurs années une collaboration avec des collègues japonais ou chinois (Shen 1994) portant sur la néologie en Corée, au Japon et en Chine. La démarche quadrilingue et traductologique qui sous-tend nos travaux personnels nous amène chaque année à exposer nos résultats dans le cadre d’un colloque et à comparer le fruit de nos recherches. Il n’existe encore aucune étude donnant une vue d’ensemble des échanges complexes internes à ces quatre pays, le vietnamien étant de toute façon toujours omis. Très rares sont par ailleurs les Vietnamiens qui ont accès aux caractères chinois, et donc à l’étymologie des nombreux néologismes savants sino-vietnamiens.

Nous commencerons par rappeler brièvement les différents types de néologismes et leurs procédés de création. Après avoir évoqué la néologie des missionnaires jésuites européens du XVIIe siècle, qui accompagnait l’évangélisation par la traduction et la diffusion de concepts majoritairement religieux, nous nous pencherons sur la néologie missionnaire de la fin du XIXe siècle, oeuvre des missionnaires protestants installés à Hong-Kong, dont le but dépassait la seule évangélisation, par l’introduction de nouveaux concepts religieux, mais aussi de concepts relatifs au quotidien ou même de concepts scientifiques.

Notre étude se concentrera avant tout sur la période qui suit l’Ouverture forcée des ports par les puissances occidentales dans ces quatre pays (Japon 1853 ; Chine 1842-1860 ; Corée 1876 ; Vietnam 1858) à la fin du XIXe siècle, appelée « période de l’Ouverture » en Corée (1876-1910) ou « ère Meiji » (des Lumières) au Japon (1868-1912) ; cette ouverture s’est en effet accompagnée d’une ère industrielle de modernisation et de l’introduction massive de concepts occidentaux, avec une création néologique due majoritairement aux Japonais. Cette période (début de l’ère Meiji) correspond à l’abandon progressif par le Japon de l’usage du chinois classique dans les écrits officiels, plus encore après 1895 lorsque, exalté par sa victoire dans la guerre sino-japonaise, ce pays prend conscience de l’importance du pouvoir et donc du statut de sa langue dite « nationale », sous l’influence du concept d’État-Nation franco-allemand. Elle marque aussi la fin de la suprématie chinoise. Outre cette défaite humiliante face à son vassal japonais, la Chine avait déjà essuyé deux autres humiliations internationales dans les guerres de l’Opium (1842, 1860) et avait donc vu s’éteindre son aura (Maurus 2005 : 59). Le règne du chinois classique, idéalisé, modèle de modernisme durant près de deux millénaires, prenait donc fin, et avec lui la sinisation du lexique.

Enfin, nous étudierons la néologie après l’Ouverture, soit après 1919, date à laquelle le chinois classique n’est plus la langue officielle non seulement au Vietnam, mais aussi en Chine. Il est à supposer que, sous l’impulsion de jeunes lettrés réformistes et patriotiques en quête d’une identité linguistique ou nationale, le climat de montée des nationalismes en Asie du Sud-Est ait été, en Chine comme au Vietnam, à l’origine du désir d’abandonner des néologismes créés par les Japonais (et/ou par les Chinois au Vietnam) au profit de créations propres. Pour le montrer, mais aussi tout au long de notre article, nous procéderons à une étude diachronique à partir de dictionnaires et de la banque de textes citée plus haut (linguistique computationnelle). Notre approche se veut terminologique et ne saurait être dissociée du contexte sociopolitique dans lequel nous la replacerons tout au long de notre étude. L’objet de notre réflexion porte notamment sur la place de la quête d’identité linguistique, mais aussi sur les dénotations et connotations véhiculées par les néologismes, et lors, le choix des équivalents adoptés ainsi que la finalité de ce choix.

2. Qu’est-ce qu’un néologisme ?

2.1. Néologismes

Controversé, le terme est défini par Dubois, Giacomo, et al. (1994 : 322) : « Le néologisme est une unité lexicale (nouveau signifiant ou nouveau rapport signifiant-signifié) fonctionnant dans un modèle de communication déterminé, et qui n’était pas réalisée antérieurement. » Selon ces auteurs, la néologie peut se faire soit par « emprunt » — selon la terminologie de Newmark (1988) — (simple transcription phonétique du mot étranger), soit par création et selon trois procédés : néologie de sens, néologie de forme, ou néologie de sens et de forme.

Dubois et coll. décrivent plusieurs procédés permettant la néologie de forme dont, par exemple, la préfixation et la suffixation ou la troncation, et même l’emprunt aux langues étrangères. Cependant, avant d’avoir le véritable statut d’emprunt, c’est-à-dire de faire partie intégrante de la langue d’accueil, les mots étrangers importés, reportés[3] et, si nécessaire, adaptés au système phonétique, orthographique ou morphologique de la langue cible, ont d’abord le statut de xénismes (encore sentis comme étrangers) avant de devenir des emprunts. Leur intégration est en effet progressive. De plus, certains des termes étrangers reportés ne s’imposent pas et disparaissent.

Les néologismes sémantiques consistent à superposer de nouveaux signifiés à des signifiants préexistants, autrement dit à employer un mot ancien dans une nouvelle acception. En revanche, les néologismes de forme et de sens sont de véritables créations, des mots nouveaux tant sur la forme que sur le sens.

2.2. Procédés de création néologique

Les néologismes correspondant à l’introduction de nouveaux concepts et n’ayant donc pas d’équivalent lexicalisé dans la langue d’arrivée, il n’est pas étonnant que leurs procédés de création soient communs à ceux des realia (Vlahov et Florin 2004), terme donné aux réalités spécifiques à une culture, et ce pour les deux grands types décrits par Ballard (2001 : 108) : « celles qui visent à préserver l’étrangéité du [signifiant] d’origine […] et celles qui favorisent l’expression [des signifiés] ». Aixelá (1996) inclut d’ailleurs l’invention lexicale parmi les stratégies de traduction des realia.

Parmi les procédés de création néologique, on retrouve non seulement les stratégies préservant l’étrangéité des signifiants (équivalence directe, Ballard 2003 : 77), soit le report et la traduction littérale, mais aussi quelques-unes parmi celles explicitant les signifiés (équivalence indirecte sémantique, Ballard 2003 : 77), soit la substitution par une définition ou une périphrase explicative, appelée explicitation du terme par Toury (1995), et la substitution d’un mot source par un terme similaire dans la langue cible (Toury 1995), appelée équivalence par Newmark (1988). Nous pensons que les néologismes sémantiques correspondent à l’équivalence. Toutefois, les realia reportées sont introduites ponctuellement dans un texte de la langue cible et conservent généralement leur statut de xénismes, alors que les mots étrangers reportés (xénismes) ou créés sont introduits progressivement dans un corpus de textes jusqu’à ce qu’ils soient suffisamment répandus pour être définitivement intégrés à la langue cible et acquérir alors le statut d’emprunts ou de néologismes.

3. Néologie missionnaire

3.1. Néologie missionnaire au XVIIe siècle

Au Vietnam, au XVIe siècle, des missionnaires jésuites portugais venus de Macao mettent au point, à des fins d’évangélisation, un système de transcription en lettres latines de l’écriture vietnamienne, perfectionné au XVIIe siècle par le Français Rhodes (Nguyễn et Nữu 1979 : 20) qui élabore en 1651 un dictionnaire latin-portugais-annamite contenant des néologismes pour nommer les nouveaux concepts occidentaux. Nous y avons relevé, par exemple, le néologisme de sens et de forme nhà thương 傷 [maison-miséricorde] pour hôpital et les néologismes sémantiques ghế [petit autel] pour siège/chaise/banc et thuốc [remède] pour tabac, le tabac servant jadis de remède populaire. Ces néologismes sont tous encore en usage aujourd’hui.

En Chine également, à l’époque des Qing (1368-1644), des missionnaires jésuites créent des néologismes en effectuant la traduction d’ouvrages destinés à enseigner leur doctrine, dont le plus célèbre est 天主實義 [Dieu-véritable-sens], sous la forme d’un dialogue entre un penseur occidental et un penseur chinois. Cet ouvrage a beaucoup d’influence en Chine et en Corée. Écrit entre 1603-1607, il a pour auteur le missionnaire jésuite italien Matteo Ricci, un des premiers Européens à pénétrer en Chine (Masson 2010). Dieu y est rendu par 天主 [ciel-maître] et paradis par 天國 [ciel-pays]. Le procédé de création lexicale est la substitution par une explicitation. Par ailleurs, avec l’aide de lettrés chinois convertis au catholicisme, Ricci introduit aussi des néologismes scientifiques occidentaux en traduisant en chinois des ouvrages de mathématiques (géométrie surtout), dont l’équivalent de géométrie jǐhé 幾何 (transcription phonétique de geo-), d’astronomie et de géographie (Takano 2004). On doit aussi à Ricci le premier dictionnaire bilingue chinois (portugais-chinois, 1588) dans une langue occidentale.

3.2. Néologie missionnaire au XIXe siècle

Plus tard, au XIXe siècle (1838), le missionnaire catholique Taberd compile un dictionnaire annamite-latin à partir des travaux des missionnaires du XVIIe siècle (cf. supra) et surtout de ceux du missionnaire français du XVIIIe siècle Pigneau de Behaine, auteur d’un dictionnaire annamite-latin (1773/2001). Nous y avons relevé des néologismes de sens et de forme (substitution par une explicitation) qui ont survécu, tels que đồng hồ 銅壺 [bronze-clepsydre] pour horloge/montre, trường học 場學 [lieu-étudier] pour école et nhà thờ [maison-vénérer] pour église.

À la même époque, les missionnaires protestants exilés à Hong-Kong (la présence des étrangers n’étant pas acceptée en Chine) élaborent avec l’assistance de lettrés chinois des dictionnaires anglais-chinois, dont le plus connu est celui de Lobscheid, rédigé entre 1866 et 1869 (Shen 1994/2008). Les exemples relevés dans ces dictionnaires (Morrison 1822 ; Medhurst 1848 ; Lobscheid 1869/2012 ; Doolittle 1872), nous ont montré que les concepts occidentaux traduits étaient aussi bien des termes religieux et scientifiques que des mots du quotidien.

Cinq procédés de création néologique sont à connaître : 1) traduction littérale pour les termes savants ou scientifiques, par exemple toothed wheel 歯輪 [tooth-wheel], plus rarement pour les mots d’usage courant (ex. notebook 記錄簿 [note-book/register]) ; 2) juxtaposition de deux sinogrammes de sens voisin, ability 才能 [aptitude-capacité], procédé régulier dans la création lexicale chinoise ; 3) report pour les mots du quotidien (ex. coffeekāfēi 咖啡), plus encore pour les toponymes (Parisbālishì 巴利士) ; 4) néologie sémantique (équivalence), par exemple 叉子 [rateau] → fork ; 5) substitution par une explicitation,telescop 千里鏡/眼 [mille-lieues-miroir/oeil], electricity 電氣 [éclair-atmosphère]. Le report ereki(teru) (en kanjis 越列機) que les Japonais avaient transcrit phonétiquement du hollandais electriciteit au XVIIIe siècle (Saitô 1967 : 48) est d’abord remplacé dans les dictionnaires anglais-chinois par 電機 [éclair-machine] (Medhurst 1848), puis par 電氣 [éclair-atmosphère] (Lobscheid 1869/2012) (ou sa variante 雷氣 [tonnerre-atmosphère], Doolittle 1872). Pour les Chinois, l’électricité se comparait donc à une machine qui génère des éclairs et le tonnerre dans l’atmosphère.

Cependant, excepté ceux conservés par les Japonais, la plupart des néologismes missionnaires des dictionnaires anglais-chinois du XIXe siècle disparaîtront, remplacés par ceux créés par les Japonais (cf. section 3.2.) à l’époque de l’Ouverture. De plus, pour une même entrée, figurent fréquemment de nombreux équivalents chinois qui s’apparentent souvent à des explicitations plutôt qu’à des traductions. Par exemple, à l’entrée democracy, on trouve dans le dictionnaire de Lobscheid (1869/2012) 民政 [peuple-gouvernement], 百姓弄權 [peuple-faire-droit], 推民自主之國政 [choisir-peuple-soi-même-maître-de-pays-gouvernement], et même dans celui de Morrison (1822 : 113) l’absence de traduction justifiée ainsi en anglais : “democracy is improper, since it is improper to be without a leader”.

Comme le montrent Morioka (1965), Yuasa (1988) et Shen (1994/2008), les Japonais conservent quelques-uns de ces néologismes chinois en traduisant en japonais les dictionnaires anglais-chinois cités plus haut. De ces dictionnaires anglais-chinois devenus des dictionnaires anglais-japonais, les Japonais importent notamment nation/people 人民 [personne-personne], electricity 電気 et love 戀愛 [amour-amour]. Cependant, ce sont le plus souvent les Japonais qui fixent et diffusent leur usage en Asie du Sud-Est à partir de 1870 (Lee 2014 : 560), y compris en Chine.

Pour beaucoup de ces emprunts de néologismes chinois, opaques pour les Japonais, les traducteurs ajoutent des clés permettant d’en expliquer le sens (Yuasa 1988 : 306), appelées rubi, mot avoisinant ou explicitation : actor 俳優ヤクシャ [rôle-personne]. Lorsque ces reports de néologismes chinois perdent leur statut de xénismes, s’intégrant alors véritablement à la langue japonaise, les rubi disparaissent pour être prononcés dans leur lecture sonore (sino-japonaise). De nombreux termes de mathématiques de création chinoise sont introduits au Japon, mais ne nécessitent généralement pas de rubi, car ils sont traduits littéralement : acute angle 鋭角 [acute-angle] (Yuasa 1988 : 307).

Attardons-nous un peu sur la traduction de love qui a suscité de nombreuses polémiques. Certes, la notion de love (sorte d’amour platonique) existait déjà au Japon, mais on n’en faisait pas mention, du moins dans les récits écrits. Selon Yamane (2008), les Japonais employaient soit des termes à connotation sexuelle, notamment 恋 et 色, soit des termes édulcorés tels que 懐 [fait de manquer à qqn]. N’ayant pas d’équivalent pour love sans connotation sexuelle, ils reprennent alors le néologisme puisé dans les dictionnaires anglais-chinois, formé de deux caractères de même sens évoquant l’amour : renai 戀愛. Renai s’impose comme équivalent de love, probablement du fait qu’il s’agit du seul véritable néologisme à avoir été créé pour reproduire le sens de love, contrairement aux autres qui existent déjà en japonais et en chinois, avec des connotations différentes de l’amour platonique (love).

4. Néologie scientifique à l’époque de l’Ouverture

4.1. Néologismes japonais

Certes, déjà à l’ère d’Edo (1603-1867), pendant la période des Rangaku [Études Hollandaises[4]], des néologismes sont créés à partir du hollandais, notamment dans les sciences naturelles (Yuasa 1988 : 299). Cependant, c’est essentiellement à la fin du XIXe siècle sous l’ère Meiji que les Japonais créent massivement, à partir de l’anglais cette fois, des néologismes correspondant aux termes scientifiques venus de la civilisation occidentale, et ce plus particulièrement dans les sciences sociales (Takano 2004 : 3), sous forme de lexiques ou de dictionnaires élaborés par des spécialistes des domaines en question (Yuasa 1988 : 297-298)[5].

Pour nommer les concepts occidentaux dans leur langue, différents procédés sont utilisés par les lexicographes japonais. Ils commencent d’abord par reporter les mots occidentaux en les adaptant au système phonétique japonais, ou par conférer un sens avoisinant à un signifiant préexistant en japonais (néologismes sémantiques) ou à un « mot » (Takano 2004 : 9), mais, le plus souvent, plutôt à une collocation du chinois classique (distinction que les linguistes asiatiques ne font pas), ou usent d’autres procédés en puisant toujours dans le chinois classique. Puis, après 1873 (Takano 2004 : 9), les termes sont créés de toutes pièces (néologismes de sens et de forme).

4.1.1. Reports

Nous avons noté que les mots désignant des concepts occidentaux reportés dans leur transcription phonétique par les Japonais sont majoritairement liés au vocabulaire du quotidien. Ils le sont d’abord à la fois en kanjis et en katakanas (système d’écriture syllabaire) pour en faciliter la lecture, tant au XVIe siècle (emprunts au portugais par le biais des premiers missionnaires venus au Japon, par ex. tabaco 淡婆姑 (タバコtabako) qu’au XVIIe siècle pendant la période des Études Hollandaises, par exemple electriciteit 越列機 (エレキereki) (Takano 2011). Ils restent transcrits en kanjis jusqu’à la fin du XIXe siècle, et il y a lieu de se demander si ce n’est pas pour montrer l’érudition des lexicographes.

Toutefois, dans l’élaboration des manuels scolaires japonais à la fin du XIXe siècle, simplifier la graphie s’avère essentiel pour en faciliter la lecture. La transcription phonétique se fait alors uniquement en katakanas (Takano 2011). Sont ainsi empruntés massivement à l’anglais des mots occidentaux pour désigner des concepts de la vie courante, par exemple shirts et buckets. On emprunte aussi à l’allemand surtout pour le vocabulaire médical récent (ex. Gibs [plâtre], Röntgen [rayons X]), et pour le vocabulaire philosophique et psychologique : Neurose, Ideologie. Enfin, on emprunte au français dans les domaines artistique (ex. crayon), culinaire (ex. restaurant) et vestimentaire (ex. lingerie), ou relatif à la société (ex. bourgeois).

Mais au-delà de cet aspect technique, nous sommes d’avis que l’effet « marketing » n’a pas été négligeable, ce qui vient de l’étranger jouissant d’un prestige tout neuf et conférant donc au néologisme une saveur de modernité. Nous pensons que cet effet de mode est à l’origine de l’abandon de néologismes de création autochtone ou issus du chinois pour le report en katakanas. Ainsi, l’emprunt au chinois équivalent de butter 牛酪 [boeuf-lait caillé] devient bataa et le néologisme japonais de bed 寝台 [dormir-support] devient beddo.

4.1.2. Néologismes sémantiques

Ce procédé de création lexicale pour les nouvelles notions occidentales consiste à conférer un nouveau sens à un mot existant déjà en japonais et dont le sens s’apparente à celui du nouveau concept à désigner (équivalence de Newmark 1988). Cependant, selon Satô (1986 : 203), la plupart des néologismes sémantiques créés sont abandonnés, car considérés comme inadaptés à leur époque (anachronismes). Par exemple, citizen, d’abord traduit par 町人 [village-personne], est plus tard remplacé par 市民 [ville-personne]. De même, 船大将 [bateau-grand-chef] pour admiral est remplacé par 出師提督 [diriger-envoi-troupes].

4.1.3. Formation à partir du chinois classique

Pour créer des équivalents aux concepts occidentaux, les Japonais forment aussi des néologismes en puisant dans les classiques chinois du bouddhisme et du confucianisme, selon trois procédés de formation lexicale (Yuasa 1988 : 309). À l’exception de quelques termes bouddhiques du chinois classique traduits du sanscrit (ex. world 世界[6]) et de quelques termes rares[7], précisons qu’il ne s’agissait en chinois classique non pas de mots, mais plutôt de collocations, car la plupart des mots du chinois classique ne sont composés que d’un caractère. Mots ou non, la plupart des néologismes japonais issus du chinois classique sont composés de deux caractères, résultant de la scission de syntagmes composés eux-mêmes de quatre caractères. Ainsi, le syntagme 庠序學校 (tiré de Mencius), où chacun des caractères désigne une des écoles de Confucius[8], donne 學校, équivalent de school. Selon Hida (1978), le premier procédé consiste, dans certains cas, à conserver la forme et le sens de la collocation du chinois classique (ex. chance 機会 [rencontrer le moment propice]), et le deuxième, dans la plupart des cas toutefois, à conserver la forme, mais à modifier ou adapter le sens du chinois classique au concept occidental. Le néologisme 革命 [changer de ligne royale] pour révolution (tiré du Livre des Mutations) n’implique qu’un changement de nom de règne. L’équivalent japonais de civilization 文明 signifie initialement en chinois classique éclat des lettres.

Quelques-uns de ces néologismes, comme kenri 権利 équivalent de right(s), sont préférés à d’autres tels que はず [dans l’ordre des choses] et 道理 [raison], pourtant plus proches sur le plan sémantique de right, mais qui existent déjà en japonais. Il s’agit donc de néologismes de sens uniquement. Malgré ses divergences sémantiques, le premier caractère 権 signifiant le pouvoir, l’autorité, kenri triomphe, car il était le seul véritable néologisme de sens et de forme (Yanabu 1982 : 149-172).

Le troisième procédé décrit par Hida (1978) consiste en une combinaison de deux sinogrammes tirée d’un extrait d’un classique chinois, non pas en tant que mot ou collocation, mais arbitrairement associés. Ainsi, 範疇, équivalent de category, est né de la combinaison de 範 et 疇 dans 洪 [qui gouverne le pays par neuf lois]. De même, jiyû自由, équivalent de liberty/freedom, est issu d’une note de texte d’un classique chinois, 自, 由也 [provenir de soi-même]. Contrairement aux autres équivalents proposés, ils sont créés pour traduire des concepts occidentaux. Tout comme kenri 権利, équivalent de right(s), c’est justement parce qu’ils sont de véritables néologismes qu’ils ont pu s’imposer (Yanabu 1982 : 186). Jiyû est en effet retenu malgré sa connotation négative signifiant n’en faire qu’à sa guise, à l’inverse des autres équivalents proposés pour traduire liberty ou freedom tels que 自主 [indépendance], 自在 [exister de soi-même], 不覊 [absence de contraintes] et 寛弘 [tolérance], tous des néologismes sémantiques. À l’instar de shakai pour society, c’est par son côté novateur que jiyû s’impose pour liberty/freedom.

4.1.4. Néologismes de sens et de forme

Les Japonais forment surtout des néologismes à partir des traductions qu’ils ont faites d’abord du hollandais puis plus tard de l’anglais et ce, selon deux procédés : la traduction directe ou la traduction du sens (Takano 2004 : 9). Le procédé nommé par Takano (2004 : 10) traduction directe après analyse morphologique consiste à traduire littéralement les éléments qui constituent un composé (ex. air chamber 氣室 [air-chamber]) ou les morphèmes d’un composé gréco-latin (ex. automobile 自動 [auto-mobile]), acro-phob-ia 高所恐怖症 [élevé-lieu-peur-symptôme]. On comprendra pourquoi ce procédé de création lexicale est le plus productif pour les termes scientifiques et techniques, notamment les termes médicaux. C’est en effet comme si les caractères chinois correspondaient à un morphème gréco-latin. Les sinogrammes seraient en quelque sorte prédisposés aux néologismes scientifiques et confèrent, à l’instar des composés gréco-savants, un côté érudit.

Le procédé appelé traduction du sens par les linguistes japonais (dont Takano 2004 : 9) correspond à la substitution par une explicitation (Toury 1995), par exemple socks 靴下 [chaussure-dessous], grammar 文法 [phrases-loi]. Selon Takano (2004 : 248), pour les concepts très abstraits, ce procédé est souvent utilisé, par exemple antidote 解毒藥 [supprimer-toxiques-médicament]. Les traducteurs japonais les conçoivent en japonais autochtone, attribuent des kanjis correspondant au sens, mais les prononcent en japonais autochtone (lecture dite kunyomi, n’empruntant que le sens du sinogramme, cf. note 2). Contrairement aux emprunts au chinois du type verbe-nom (syntaxe chinoise), ces mots sont construits en suivant la syntaxe japonaise, soit nom-verbe (Takano 2004 : 246), comme 心配 [coeur-diviser], équivalent de worry. Au début du XXe siècle, on passe de la prononciation ou lecture autochtone (kunyomi) à la prononciation sino-japonaise (lecture onyomi, sonore, voir note 2), sans doute pour conférer aux néologismes un trait plus savant. Ainsi, worry, initialement traduit et lu kokoro-kubari dans sa lecture autochtone, prend sa lecture sino-japonaise (shinpai 心配). Quelques néologismes tels que market 市場 [rues animées-lieu] conserveront leur lecture autochtone sémantique dans leur sens courant (ichi-ba), mais adopteront une lecture sonore (sino-japonaise) dans leur emploi technique (shi-jô, en tant que terme économique).

Certains nouveaux concepts occidentaux, plus ardus à traduire, font l’objet de divergences et alimentent les débats. C’est notamment le cas de democracy, rendu en japonais par 民主主義 [peuple-maître-doctrine]. Il subsiste alors une ambigüité sur l’interprétation de la juxtaposition de ces sinogrammes, soit 民(の)主人 [maître du peuple] autrement dit le roi, ou bien 民(が)主人 [Le peuple est souverain]. Or pour les Chinois, il est difficile d’imaginer un pays sans roi. Ils optent donc pour 共和國 [commun-entente/paix-pays], signifiant aujourd’hui republic (Kawajiri 2008).

Autre concept que les traducteurs ont d’autant plus de mal à rendre qu’il s’agit d’un terme abstrait : society. Ce concept, en effet, n’existe pas dans une société jusqu’ici féodale. Les Japonais essaient de lui trouver un équivalent. Selon Yanabu (1982 : 4), il est traduit entre autres par les noms 仲間 [camarades], 交 [relations], 一致 [union] ou 懇 [vivre dans une entente mutuelle]. La plupart de ces néologismes sont restrictifs, car society y est pris dans son sens de groupe ou cercle d’amis et non dans celui de société au sens large de communauté, collectivité, par opposition à individu. Faute de consensus, c’est le mot sha-kai 社会 qui est adopté. Les deux kanjis qui forment ce néologisme signifient rassembler. Shakai se rattache davantage au sens restreint de société, celui de petite communauté, de groupe de personnes ayant un objectif commun, de petit cercle (association, club). Cependant, contrairement aux autres équivalents proposés qui existent déjà en japonais avec un sens différent (néologismes sémantiques), et qui sont des mots courants riches d’histoire, seul shakai est un véritable néologisme, un xénisme créé pour traduire ce concept abstrait occidental. À une époque où l’on était avide de culture étrangère et où tout ce qui venait de l’autre côté de l’océan était pris pour modèle, shakai avait d’ailleurs plus de chance de s’imposer. Par opposition au terme bouddhique 世間 – terme millénaire concret qui désigne le monde profane, [« monde » au sens concret, surface terrestre où vivent les hommes, littéralement « espace des êtres humains ordinaires », donc connoté négativement] –, shakai, terme abstrait, revêt une image positive, même si son sens étymologique fait défaut, car il s’agit d’un terme nouveau, devenu un effet de mode. Les Japonais emploieront ce néologisme sans se soucier véritablement de son sens étymologique.

Selon Takano (2004 : 250-252), quelques-uns de ces néologismes de formation japonaise disparaissent, en raison de la complexité de certains caractères chinois, de la concurrence de deux termes ou de leur usage unique (hapax). 

4.2. Néologismes au Vietnam, en Corée et en Chine

Les Vietnamiens, les Coréens et les Chinois font appel aussi (mais plus modestement) aux mêmes procédés que les Japonais (report, néologie sémantique ou véritable néologie de sens et de forme). Cependant, dans la majorité des cas, ils ne font qu’emprunter les néologismes japonais, à travers surtout la retraduction vers leurs langues respectives d’ouvrages occidentaux traduits en japonais.

4.2.1. Reports

Comme les Japonais et les Chinois, les Coréens et les Vietnamiens importent des termes de la civilisation occidentale en les transcrivant phonétiquement, mais souvent via le chinois (notamment pour les toponymes) ou le japonais (Kim 1999 : 118). Ainsi, les transcriptions phonétiques coréennes, Gurapa, et vietnamienne, Âuhóa, de Europe, étant issues de la transcription phonétique chinoise 歐羅巴 Ouluóbā, s’éloignent de la prononciation anglaise d’origine. De même, si la prononciation des transcriptions phonétiques chinoises de Eng(land) 英國 Yīng(-guó) [excellence(-pays)] et de (A)me(rica) 美國 Měi(-guó) [beauté(-pays)] est proche de celle d’origine en anglais, elle ne l’est plus ni en coréen, Yeong(-guk) [Eng(land)], Mi(-guk) [(A)me(rica)], ni en vietnamien, Anh (quốc) [Eng(land)], Mỹ (quốc) [(A)me(rica)], ni en japonais, Ei(-koku) [Eng(land)], Bi(-koku) [(A)me(rica)]. C’est pourquoi le caractère 美 de la beauté dans Bi-koku 美國 est remplacé en japonais par celui du riz 米, soit Bei-koku 米国. Néanmoins, ne serait-ce que pour des raisons diplomatiques, le caractère de la beauté (pour l’Amérique) et de l’excellence (pour l’Angleterre) sont conservés en Corée. La plupart des emprunts coréens aux langues occidentales sont néanmoins introduits par le biais du japonais. La prononciation en coréen s’écarte d’autant plus de la prononciation d’origine que les Coréens se basent sur la transcription phonétique japonaise en kanjis, par exemple tabaco 淡婆姑 tanbako > dambago > dambae.

Les Vietnamiens, colonisés par les Français à la même époque, empruntent au français un grand nombre de mots encore en usage aujourd’hui dans leur transcription phonétique, essentiellement pour le vocabulaire de la vie courante, par exemple kem [crème], so mi [chemise], xà bòng/phòng [savon] et phạm nhe [infirmier], ou pour le vocabulaire relatif à la période coloniale, entre autres, com-măng-đăng [commandant]. Pour ces emprunts datant de la fin du XIXe siècle, la reproduction phonétique du mot emprunté est approximative, car elle se fait par le biais de la langue orale par des locuteurs peu lettrés (ex. lắc cờ lê [la clé]), et elle conduit à de multiples variantes : pho mai, phó mát (au Nord), phô mai (au Sud) [fromage] (Modard et Vignes 2011 : 30).

4.2.2. Néologismes créés par les Vietnamiens, les Coréens et les Chinois

Comparativement à ceux créés par les Japonais, les néologismes vietnamiens, coréens et chinois s’avèrent peu nombreux et, à l’inverse de leurs équivalents japonais, ne sont pas des termes savants, techniques ou scientifiques, mais le plus souvent des mots relatifs à la vie quotidienne. Les Vietnamiens et les Coréens recourent aussi à la néologie sémantique. Les Vietnamiens se servent, par exemple, du mot ancien autochtone đi [fille aînée dans une famille paysanne] pour traduire prostituée. Les Coréens font appel à ce procédé pour nombre de termes traduits des bibles anglaises au début du XXe siècle. Par exemple, haneunim [dieu du ciel protecteur] devient l’équivalent de God chez les catholiques (première apparition en 1898 selon notre banque de textes).

Inversement, les protestants créent un nouveau mot pour God, soit Hana-nim [ce qui est unique + suffixe honorifique] (en 1887, dans la première traduction de l’Ancien Testament, d’après notre corpus), dans le sens de Dieu unique, en substituant à God une explicitation. Mais c’est surtout à Yu Giljun qu’on doit ce type de véritables néologismes de sens et de forme. Dans son célèbre ouvrage de vulgarisation Seoyugyeonmun [Observations de voyages en Occident] paru en 1895, dans lequel il prône institutions et pensée occidentales, Yu est en effet amené à chercher des équivalents pour traduire de nouveaux concepts, par exemple telephone 傳語機 [transmettre-parole-appareil], pomp 龍吐水 [dragon-cracher-eau], watch 時票 [temps-montrer], museum 集画館 [réunir-tableaux-bâtiment] (Kim 1999 : 128). Comme Takano (2004), Kim nomme ce procédé de création néologique traduction du sens. La plupart des néologismes coréens créés par Yu ont aujourd’hui disparu (Kim 1999 : 147) au profit de ceux inventés par les Japonais, ainsi telephone 電話機 [électrique-parole-appareil], watch 時計 [temps-mesurer], et museum 博物館 [variés-objets-bâtiment]. Néanmoins, certains ont survécu ; c’est le cas d’une série de mots commençant par le caractère 洋 [occidental] (ex. lamp 洋燈 [occidentale-lanterne]) et de visiting card 名銜 [nom-titre] (Kim 1999 : 128, 133). Les Coréens renoncent également à de vieux emprunts au chinois classique tels que 書札 [écrits-morceau], équivalent de lettre, et créent leurs propres néologismes : 片紙 [morceau-papier].

Dans des dictionnaires français ↔ annamite de l’époque coloniale (Génibrel 1898 ; Bonet 1900), les néologismes vietnamiens de sens et de forme se révèlent relativement nombreux, mais peu d’entre eux, tels que thuốc lá [tabac-feuilles] pour cigarettes ou tủ sách [armoire-livre] traduit à partir du mot français bibliothèque, subsisteront. Les néologismes bánh sữa [pain-lait] pour fromage et mỡ sữa [graisse-lait] ou sữa đặc [lait-solide] pour beurre seront, par exemple, remplacés par des emprunts phonétiques au français au début du XXe siècle.

Les Chinois ne sont guère plus productifs pendant la période de l’Ouverture. Ils empruntent surtout aux Japonais et délaisseront même leurs propres néologismes (cf. section 3.4). Citons toutefois les néologismes sémantiques chinois 国君 [monarque] et 統領 [chef des armées] employés à la fin du XIXe siècle qui sont remplacés au début du XXe siècle par le néologisme de sens et de forme de création autochtone 總統 [diriger/gouverner-tout].

4.3. Emprunts au chinois

Pour rendre compte des concepts occidentaux, les Coréens empruntent, par la traduction, au chinois, mais en moindre proportion qu’au japonais. En effet, de nombreux ouvrages chinois sont traduits en coréen à l’époque de l’Ouverture, dont Yìyán 易言, ouvrage de vulgarisation paru en Chine en 1871 et traduit en coréen entre 1883 et 1885. Yìyán joue un rôle non négligeable sur le plan lexical dans l’introduction de néologismes chinois dans la langue coréenne (Lee 2006 : 7).

En revanche, à la fois pour des raisons historiques, géographiques et linguistiques, les emprunts vietnamiens au chinois s’avèrent plus nombreux. Les lettrés réformistes vietnamiens (dont l’un des plus influents, Phan Boi Chau) se forment clandestinement au Japon (après 1905, victoire du Japon dans la guerre russo-japonaise), mais surtout en Chine (après 1911, naissance de la République de Chine), soucieux de moderniser le pays et de lutter contre la répression coloniale. De retour au pays, ceux-ci retraduisent et diffusent clandestinement en vietnamien les traductions chinoises d’oeuvres occidentales (en particulier des penseurs des Lumières) récoltées en Chine, pour la plupart retraduites elles-mêmes du japonais (Nguyễn et Hữu 1979 : 76-77). Ils contribuent ainsi à la vulgarisation des nouveaux concepts occidentaux. Nous avons relevé, par exemple, tủy tinh, emprunt au néologisme sémantique chinois 水玉 [cristal] pour glass, ngữ pháp 語法 [langue-loi] pour grammar, nhà vệ sinh [espace-hygiène] pour toilet (衛生間 [espace-hygiène en chinois]), sans oublier công ty pour company, emprunt au néologisme chinois datant du XVIe siècle 公司 (nom de deux entreprises néerlandaises, Masini 1993 : 61).

4.4. Emprunts au japonais

Au début de l’ère Meiji, les Japonais envoient des intellectuels aux États-Unis et en Europe, et ressentent alors le besoin de créer des néologismes pour les nouveaux concepts occidentaux afin de collecter les connaissances venues d’Occident. N’ayant pas les capacités des Japonais à lire directement les originaux, les Chinois (après 1896, à l’issue de la guerre sino-japonaise remportée par le Japon, ce qui lui confère un prestige) et les Coréens (1881) envoient à la fin du XIXe siècle des étudiants, des intellectuels et des diplomates au Japon pour collecter les traductions japonaises d’ouvrages occidentaux scientifiques et littéraires (Lee 2006 : 11 ; Shen 1994/2008 : 97).

Mais ce sont surtout les journaux qui jouent un rôle essentiel dans la diffusion des néologismes japonais, tant en Corée qu’en Chine. Ceux-ci sont en effet introduits massivement en Chine, principalement par les écrits journalistiques de l’éminent lettré réformiste Liang Qi Chao, exilé à Tokyo entre 1898 et 1912 après l’échec d’une tentative de réforme institutionnelle et idéologique et de modernisation occidentale du système chinois (Shen 1994/2008 : 97). Au début du XXe siècle, l’influence de Liang dépasse les frontières, car il est traduit en Corée, au Vietnam et au Japon, et apprécié pour sa rhétorique et son style journalistique concis, fluide et logique (Nie 2000). Selon cet auteur, les néologismes japonais, apparus d’abord dans la presse, sont alors repris, souvent par effet de mode, dans la littérature qui contribue ainsi à leur vulgarisation.

Selon Lee (2006 : 14), c’est par les journaux d’État parus entre 1894 et 1910 que les Coréens abandonnent les néologismes chinois pour telephone et les noms des jours de la semaine au profit des néologismes japonais, par exemple délufeng 德律風, transcription phonétique chinoise de telephone → 電話機 [électrique-parole-appareil] (Masini 1993 : 249), et Sunday 禮拜天 [culte-jour] → 日曜日 [Soleil-jour]. Plus généralement, nous avons noté que ce passage des néologismes chinois aux néologismes japonais s’opère surtout après la guerre sino-japonaise (1895), remportée par le Japon, sans doute parce que l’image de la Chine a pâti de cette humiliante défaite face à son vassal japonais. De plus, les néologismes japonais étant nouveaux, ils suscitent un vif attrait auprès des Coréens. Ainsi, bed est d’abord emprunté au chinois (臥床 [s’allonger-planche] (Lobscheid 1869), puis au japonais (寢臺 [dormir-support]). Un autre cas intéressant est celui du néologisme coréen 洋靴 [occidentales-chaussures] qui, vers 1880, est concurrencé par l’emprunt au japonais autochtone gudu (kutsu). Le second, terme japonais donc nouveau, prend une connotation positive pour désigner les chaussures habillées portées avec un costume. 

Après leur défaite face au Japon (1895), les Chinois délaissent aussi leurs propres néologismes pour les néologismes japonais. Ainsi, au néologisme sémantique chinois art 圖 [dessin] (Lobscheid 1869) est préféré le néologisme japonais 美術 [beauté-technique]. Ce n’est aussi qu’après 1895 que les Chinois abandonnent leur équivalent de democracy pour le néologisme japonais (cf. supra). De même, les néologismes chinois 書記 [fonctionnaire chargé d’un service d’écritures] (néologisme sémantique) pour secretary, et 千里眼/鏡 [mille-lieues-miroir/oeil] pour telescop, déjà présents dans le dictionnaire de Morrison (1822), sont remplacés respectivement par les néologismes japonais 望遠鏡 [vue-loin-miroir] et 秘書 [secrets-écrits], plus proches étymologiquement du mot occidental. Les Chinois, tout comme les Coréens, délaissent également les mots chinois 禮拜堂 [culte-temple], 學堂 (néologisme sémantique désignant initialement une école formant les lettrés) et 交倚 [se lier-s’adosser], équivalents respectifs de church, school et chair (Lobscheid 1869), pour les néologismes japonais 敎會 [religion-communauté], 學敎 (cf. note 8) et倚子 [s’adosser-suffixe], contrairement aux Vietnamiens qui conservent pour ces concepts occidentaux leurs anciens néologismes missionnaires (cf. section 2).

5. Néologie après l’Ouverture

Après 1919, le chinois classique n’étant plus la langue officielle écrite au Vietnam et en Chine, le climat de montée des nationalismes est propice à la formation de néologismes autochtones dans ces deux pays qui aspirent à une identité linguistique. En Chine, nous supposons que c’est sous l’impulsion du Mouvement patriotique du Quatre Mai 1919 initié par de jeunes écrivains réformistes (Pimpaneau 1989 : 396) que voient le jour, dans les années 1920 et 1930, des néologismes chinois, supplantant les mots empruntés jusqu’ici au japonais. Par exemple, gōngrén 工人 [technique/adresse-personne] pour workers et (yuán/fǔ)yīn 元/輔音 [premiers/secondaires-sons] pour vowel/consonant remplacent respectivement les mots japonais 勞動者 [travail manuel-personne] et 母/子音 [mère/fils-sons]. D’autres sont créés à cette époque par les Chinois, qui choisissent délibérément de ne pas emprunter au japonais. Il en est ainsi du néologisme chinois correspondant à movie/cinema. Les Chinois n’empruntent pas le mot japonais 映[réflexion-image], apparu au Japon en 1920, ni le précédent 活動寫眞 [mouvement-photo] (Lee 2014 : 571). Alors qu’en Occident et au Japon ce qui paraît nouveau dans le cinéma c’est le mouvement, en Chine, où le théâtre d’ombres existe depuis longtemps, la nouveauté est avant tout technique, la présence d’un opérateur devenant superflue : le píyingxì 皮影戲 [peaux-ombre-théâtre] devient électrique 電影 [électrique-ombre].

Au Vietnam, nous pensons que c’est à l’initiative de lettrés vietnamiens réformistes et patriotes (Nguyễn et Hữu 1979 : 84) que sont créés des néologismes autochtones évinçant les néologismes chinois ou japonais. En effet, dans les dictionnaires bilingues français ↔ annamite/vietnamien de Duy (1936) et de Lê (1939/1949), des termes autochtones font leur apparition, alors qu’ils étaient absents de ceux de Génibrel (1898), Bonet (1900) ou Barbier (1922). Nous avons noté que des composés savants sino-vietnamiens, emprunts au chinois ou au japonais sont vietnamisés (relexicalisés) par la traduction des deux sinogrammes (ou de l’un des deux) en vietnamien autochtone, en les adaptant à la syntaxe vietnamienne, de façon à donner naissance à des néologismes vietnamiens. Par exemple, l’emprunt au chinois phi 飛機 [voler-appareil] pour aéronef engendre máy bay [appareil-voler], et đất khách 客 [terre-passager] pour terre étrangère est préféré à khách địa 客地 [passager-terre]. Les mots sino-vietnamiens d’origine qui n’ont pas disparu sont de nos jours surtout réservés à un usage scientifique, technique ou administratif. Nous avons également relevé dans le dictionnaire de Lê (1939/1949) l’apparition de néologismes créés de toutes pièces, permettant d’écarter des emprunts au japonais ou au chinois présents dans le dictionnaire de Duy (1936) ; ainsi, l’équivalent japonais de parfum, huong thủy 香水 [encens-eau], est délaissé pour nuớc hoa [eau-fleur] ; le néologisme sémantique thu viện 書院 [lieu de compilation des écrits] désignant une bibliothèque se substitue aux mots japonais đồ thu quán 圖書館 [livres-bâtiment] et văn khố 文庫 [écrits-entrepôts] ; trường mẫu giáo 場母敎 [école-mère-enseignement], calqué sur école maternelle, relègue l’emprunt au japonais ấu trĩ viên 幼稚園 [bas-âge-jardin] (aujourd’hui en vietnamien autochtone nhà trẻ [maison-bas-âge] ou trường mầm non [école-bas-âge]) ; hiệu thuốc [magasin-médicaments] pour pharmacie remplace les mots japonais duợc cục 藥局 [médicaments-bureau] ou chinois duợc phòng 藥房 [médicaments-pièce]. Voit également le jour le néologisme sémantique sinh viên 生員 [brillant élève lauréat des concours provinciaux], équivalent du mot étudiant.

Les Coréens eux-mêmes créent leurs néologismes après l’Ouverture, entre autres, deux néologismes de sens et de forme correspondant à notebook : 雜記帳 [divers-records-registre] en 1923, puis 空冊 [vide/vierge-livre] en 1935 (d’après notre banque de textes). Ce dernier coexiste de nos jours avec l’emprunt phonétique à l’anglais. Plus tard, à la Libération des Japonais en 1945, certains mots japonais seront abandonnés à leur tour : 小學校 [petite-école] pour école élémentaire deviendra 國民學校 [peuple-école].

6. Conclusion

La néologie en Asie du Sud-Est est née du souci de modernisation des pays concernés au contact des Occidentaux. Le Japon, grâce aux contacts avec les Hollandais et malgré sa politique d’isolement, apporte la plus importante contribution à la néologie scientifique, manifestant sa volonté de lutter contre la suprématie occidentale. La porte laissée ainsi ouverte par les Japonais alors que la période était à la « fermeture » permettra au Japon de devancer ses voisins d’Asie du Sud-Est au moment où s’effectuera l’ouverture sur l’Occident.

Par-delà le Japon, les autres pays suivent une évolution parallèle, voire commune. Mais chez eux la proportion des néologismes s’avère moindre et touche principalement le domaine de la religion et les concepts de la vie quotidienne. Pour les termes scientifiques et techniques, les Chinois, les Coréens et les Vietnamiens emprunteront massivement les néologismes créés par les Japonais en (re)traduisant vers leurs langues respectives des ouvrages occidentaux traduits en japonais.

Après la défaite de la Chine dans la guerre sino-japonaise (1895), les Coréens préféreront les néologismes japonais aux néologismes chinois. Ce choix des Coréens, mais aussi des Chinois eux-mêmes, ainsi que la prédilection des Japonais pour les emprunts phonétiques en katakanas, s’explique aussi par le caractère novateur et attrayant des néologismes (sorte d’effet de mode). Pour la même raison, lorsque plusieurs termes sont en concurrence, seul le véritable néologisme s’imposera. Enfin, c’est par souci d’identité linguistique que les Chinois, et surtout les Vietnamiens, créeront après 1919 leurs propres néologismes. Il est aussi intéressant de noter que, contrairement aux Japonais et aux Coréens qui empruntent de plus en plus à l’anglais, les Chinois et les Vietnamiens continuent de leur côté à créer aujourd’hui des néologismes pour les nouveaux concepts occidentaux. Ainsi, computer se dit en chinois 電腦 [électrique-cerveau] et télévision se dit en vietnamien truyền hình 傳形 [transmettre-image].

Nous sommes conscients du fait que le seul recours à des dictionnaires ne constitue pas une preuve suffisante pour établir avec précision la date d’apparition d’un néologisme chinois ou vietnamien et la diffusion de son usage. Tout comme nous le faisons déjà pour le coréen et le japonais au sein de notre groupe de recherche, nous envisageons d’ajouter aux dictionnaires, dans des études ultérieures, un outil plus fiable pour des études diachroniques en nous basant sur des corpus textuels chinois et vietnamiens à l’aide de logiciels informatiques (linguistique computationnelle), afin d’identifier avec plus de certitude la source d’innovation ou de réfection, angle d’approche et méthode qui nous permettraient un progrès cumulatif, un apport plus solide dans l’étude de la création néologique en Chine et au Vietnam.