Corps de l’article

Introduction

L’incertitude fait partie du quotidien du traducteur. Elle découle de multiples imperfections du message original et de sa formulation, ainsi que de la capacité de compréhension de ce message par le traducteur. Cet article s’appuie sur un exemple de situation d’incertitude tiré de notre propre pratique professionnelle. Nous pourrons ainsi constater que partir de la pratique professionnelle n’exclut nullement la réflexion sur les méthodes appliquées par le traducteur et sur le ou les référentiels théoriques pertinents et opérants pour tous les professionnels. Ce qui nous amène à postuler une incertitude à deux niveaux : d’abord concernant le texte à traduire et ensuite quant aux outils intellectuels à employer à cet effet.

Afin de ne laisser planer aucune incertitude au moins sur ce point, nous affirmerons d’emblée que la théorie interprétative de la traduction constitue notre référentiel théorique essentiel. C’est ce référentiel qui a guidé tout à la fois nos pratiques professionnelles de la traduction, notre réflexion traductologique et notre pratique pédagogique dans la formation initiale et continue des traducteurs.

Très vite, il nous est en effet apparu dans notre pratique professionnelle que l’une des clés de la compréhension du message (sens, vouloir-dire) résidait dans une analyse de la logique de ce message, qu’elle corresponde ou non à la logique personnelle du traducteur. C’est ce qu’écrivait déjà Danica Seleskovitch en 1968, à l’époque où sa réflexion s’appliquait avant tout à l’interprétation de conférence (mais on sait qu’elle s’est élargie ensuite sans déformation notable à toute forme de traduction) :

Il y a lieu de noter dans le même ordre d’idées qu’en général l’interprète, sachant que l’orateur en sait plus que lui dans le sujet traité, trouve dans ce fait une référence importante qui l’oriente dans son travail de compréhension. Ce qui lui semble incompréhensible doit néanmoins avoir un sens. Il se refuse, par conséquent, à adopter l’attitude du potache qui, devant une version latine, faute de réfléchir suffisamment, écrit des choses qu’il sait absurdes. L’interprète poursuit son analyse jusqu’à la cohérence.

Seleskovitch 1968 : 64-65

Pour autant, les logiques sont parfois complexes et difficiles à analyser. Il y a donc lieu de se demander comment les traducteurs surmontent ces difficultés. Cette réflexion nous a orienté vers l’épistémologie pragmatique de la difficulté que propose John Dewey dans son grand ouvrage de 1938, Logic : the Theory of Inquiry.

Ces précisions sur notre référentiel théorique étant données, nous poursuivrons par une description de la démarche que nous suivrons en conservant comme fil directeur un exemple de situation d’incertitude.

La situation d’incertitude sur laquelle s’appuiera cet article va déclencher une analyse à la fois linguistique et économique qui permettra d’aboutir à une traduction à la fois distanciée de l’original et fonctionnellement équivalente (pour reprendre la terminologie de Nida) à ce dernier. Dans cette optique, nous nous plaçons sous le signe du pragma (fait, acte ou action). En effet, le principal exemple sera tiré d’un texte pragmatique. Nous verrons ensuite comment un traducteur peut lever des incertitudes à l’aide des concepts et démarches préconisées par la théorie interprétative de la traduction. Où en sommes-nous à cet égard ? La conférence prononcée par Marianne Lederer à Paris le 10 décembre 2014 à l’invitation du CRATIL[1], centre de recherche de l’ISIT, et du CRLC[2] de la Sorbonne donne un début de réponse à cette question. Organisée en avant-première de la réédition de l’ouvrage Interpréter pour traduire (Lederer 2015), cette manifestation a en effet permis d’en souligner non seulement l’actualité et la validité, mais encore le caractère prospectif, puisque bien des intuitions et hypothèses formulées par Seleskovitch et Lederer sur la compréhension du langage ont par la suite, nous dit cette dernière, été confirmées par les neurosciences et les sciences cognitives. Pour autant, nous verrons que certains concepts essentiels de la théorie interprétative peuvent constituer eux-mêmes des facteurs d’incertitude, ce qui nous invitera à les revisiter, notamment le fameux et central concept de déverbalisation.

À cet effet, nous reprendrons l’analyse de notre exemple pour rapprocher les processus et concepts traductologiques que nous venons de mentionner des notions et démarches épistémologiques proposées par la philosophie pragmatique de Dewey. Pour lui, la résolution de difficultés ou la levée des incertitudes passe par une enquête logique dont l’aboutissement est la warranted assertability, l’assertibilité garantie, néologisme créé en français par le grand traducteur de Dewey, Gérard Deledalle (1995 : 50)[3].

1. Une incertitude de plein champ

Le texte pragmatique sur lequel s’appuie notre réflexion vise à la sincérité, au sens de la deuxième maxime de Grice[4] : les éventuelles zones d’incertitudes qu’il comporte ne procèdent pas d’une volonté délibérée de l’auteur. S’agissant d’un texte spécialisé, le traducteur aura en outre une bonne connaissance du sujet traité, car sinon il pourrait être difficile de démêler ce qui relève de l’incertitude et ce qui ressort de l’ignorance.

On le sait, pour la traduction, l’incertitude liée au texte de départ peut tenir à de multiples facteurs : maladresse de rédaction, raccourci de la pensée, choix de mots inattendu, allusion manquant de transparence, glissement terminologique, et autres défauts à caractère involontaire. Le passage du document de l’OCDE qui nous servira d’exemple (ci-après désigné comme l’extrait à traduire) réunit ces conditions.

Il s’agit d’une note très sérieuse et complexe, présentée au Conseil de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) dans le cadre de l’initiative sur les Nouvelles approches des défis économiques (NAEC)[5]. Nous nous intéresserons au passage suivant (OCDE 2014 : 8), consacré à la politique monétaire et qui met en avant, dans l’original anglais, le concept d’excess elasticity :

This resulted in « excess elasticity », defined as the degree to which the monetary and financial regimes constrain the credit creation process and the availability of external funding more generally. Weak constraints imply high elasticity, which facilitates expenditures and production, but also accommodates the build-up of financial imbalances, whenever there are imperfect information and externalities.[6]

Borio et Disyatat 2011

En soi, pour un traducteur de textes économiques et financiers, il n’y a là aucun problème apparent d’ordre linguistique. Sur le plan conceptuel, on peut en revanche se demander si le syntagme excess elasticity y est défini par la première phrase, par la deuxième ou par les deux réunies. La levée de cette incertitude est essentielle car elle risque inévitablement de déterminer les choix de réexpression en français de cette citation.

2. Le traitement préalable par la théorie interprétative de la traduction (TIT)

La théorie interprétative s’affiche tout d’abord comme une approche pragmatique de la traduction, par opposition aux approches linguistiques qui avaient prévalu au cours des années 1950 et 1960, et qui constituait ce que Jean-René Ladmiral (1999) appelait « la traductologie d’hier ». Elle nous enseigne en effet que la traduction ne saurait être réduite à une opération purement codique et contrastive et que la compréhension du message à réexprimer passe par la mobilisation d’un ensemble de moyens et de ressources d’ordre cognitif (analyse du contexte non linguistique, bagage cognitif, ressources terminologiques et documentaires).

2.1. Contexte non linguistique

La notion de contexte non linguistique fait partie des éléments fondamentaux de la théorie interprétative.

Enfin, je parlerai du sens des mots et des syntagmes comme étant leur signification pertinente, telle qu’elle se dégage des significations linguistiques dans l’acte de parole, grâce au contexte et aux circonstances dans lesquels s’inscrit le signe, et du sens du message pour indiquer l’amalgame des significations pertinentes des mots qui se combinent, et qui représente le vouloir-dire et le compris des interlocuteurs.

Seleskovitch, 1975 : 11

En l’occurrence, le texte à traduire vise notamment à tirer les leçons de la crise de 2007-2008. Ses auteurs, en leur qualité d’experts de l’OCDE, cherchent à savoir ce qui n’a pas marché dans la politique (économique et financière) des autorités.

2.2. Bagage cognitif

Le bagage cognitif désigne les connaissances acquises des concepts et des logiques mis en oeuvre par les auteurs de textes spécialisés. C’est l’analyse conjuguée des connaissances linguistiques et du bagage cognitif du traducteur qui lui permet de compenser le différentiel de connaissance entre l’expert-auteur et le traducteur. Dans notre cas, le traducteur spécialisé en économie va bien sûr connaître la notion d’élasticité. Il est également vraisemblable qu’il connaisse le nom de Claudio Borio, l’un des grands experts de la politique monétaire de la Banque des règlements internationaux (BRI), institution phare de la politique monétaire internationale. Il n’y a donc a priori aucune équivoque sur la convergence thématique entre le texte à traduire et les travaux de cette personnalité.

2.3. Ressources terminologiques

Quand bien même le traducteur aurait quelque doute sur cette notion économique, il peut effectuer une recherche terminologique pour en savoir plus sur la définition du terme elasticity, même s’il peut d’ores et déjà se douter qu’on le rendra par le terme français élasticité. En voici des définitions courantes :

Elasticity
A measure of a variable’s sensitivity to a change in another variable. In economics, elasticity refers the degree to which individuals (consumers/producers) change their demand/amount supplied in response to price or income changes. Calculated as : - % change in quantity / % change in price.

Investopedia 2015

Élasticité
Soit un phénomène économique qui peut se caractériser par une quantité (biens, services, travail, capitaux, monnaie) et par son prix (prix des biens et services, rémunération des salariés, rémunération du capital, taux d’intérêt). Considérons x, le phénomène en question et px, son prix.
Considérons que x varie en pourcentage à la suite d’une variation en pourcentage de px.
L’élasticité de x par rapport à px est le rapport :
equation: 1985655n.jpg
Plus le phénomène est sensible à la variation de px, plus on dira que ledit phénomène est élastique.
Nous pourrons mesurer une élasticité par exemple de la demande de monnaie par rapport au taux d’intérêt, de l’offre de biens par rapport au prix du bien, de la demande de travail par rapport au salaire

Gendron 2014

2.4. Recherche documentaire

La recherche documentaire est tout à la fois un moyen de combler les éventuelles lacunes du bagage cognitif du traducteur et d’enrichir ce bagage. Dans notre cas, la lecture des principales publications économiques du Fonds monétaire international, de l’Organisation de coopération et de développement économiques, de la Réserve fédérale des États-Unis et de la Banque centrale européenne sur les six dernières années corrobore l’idée que les politiques monétaire et financière ont très explicitement visé à stimuler la création de crédit afin de relancer une activité économique atone (politique dite d’assouplissement monétaire ou, en anglais, quantitative easing).

2.5. Première conclusion sur l’approche par la théorie interprétative

À l’issue de cette phase de compréhension, et pour peu que le profil du traducteur soit celui d’un spécialiste expérimenté de la traduction économique, monétaire et financière, nous pouvons dire que tous les éléments sont réunis pour produire une traduction rendant bien compte du message des auteurs. Nous pouvons même affirmer que ces éléments ainsi réunis sont indispensables à la compréhension de ce message.

Néanmoins, il reste à traduire… Or, loin d’avoir levé l’incertitude initiale, nous nous retrouvons ici devant au moins deux incertitudes. On peut, d’une part, se demander en quoi ces éléments, si indispensables soient-ils, vont nous permettre d’établir une traduction certaine (fonctionnellement équivalente) de l’original et, d’autre part, dans quelle mesure la théorie interprétative permet de répondre à cette question.

3. L’opération de traduction proprement dite

3.1. La déverbalisation : une étape du processus interprétatif

Jusqu’ici, il semble que nous ayons suivi (au moins) la première étape du processus décrit par la théorie interprétative, à savoir la compréhension du sens qui consiste en [une] « fusion de traits de signification linguistiques et de connaissances extralinguistiques qui fait naître un sens » (Seleskovitch et Lederer 1989 : 38). L’aboutissement de cette compréhension va être « la déverbalisation qui accompagne la naissance du sens » (Seleskovitch et Lederer 1989 : 38). Si ces deux étapes ont été menées à bien, le traducteur pourra passer à la réexpression, à savoir « [l’]expression linguistiquement libre de ce sens » (Seleskovitch et Lederer 1989 : 38). Ces trois étapes sont parfois symbolisées par le triptyque de la traduction : compréhension-déverbalisation-réexpression.

3.2 Les incertitudes de la déverbalisation

Justement, la première incertitude suscitée par la théorie interprétative réside dans cette notion de déverbalisation, qui reste largement inexplorée. Seleskovitch et Lederer, inventrices du concept, expliquent dans Pédagogie raisonnée de l’interprétation (1989) que la prise de conscience du sens qui couronne la première étape de compréhension

s’accompagne de la disparition des formes verbales qui l’ont fait comprendre ; il se produit une déverbalisation qui ne laisse subsister qu’un état de conscience grâce auquel le sens s’exprime avec spontanéité en toute liberté par rapport aux moyens d’expression de la langue originale. La déverbalisation est indispensable pour que les étudiants [les futurs interprètes ou traducteurs] retrouvent des formes d’expression naturelle dans leur langue maternelle et arrivent à établir plusieurs équivalences possibles et aussi valables les unes que les autres pour l’original.

Seleskovitch et Lederer, 1989 : 40

À la lecture de cette description, on peut se poser plusieurs questions :

  • La déverbalisation est-elle l’émergence d’une conscience dans le cadre de la compréhension ?

  • La déverbalisation est-elle au contraire un état (de conscience), aboutissement de la compréhension ?

  • La déverbalisation n’est-elle pas plutôt un processus (actif) faisant partie intégrante du processus de compréhension (fusion de traits de signification linguistiques et de connaissances extralinguistiques) du fait même de l’intervention de connaissances non linguistiques ?

Enfin, on peut se demander ce qui relie l’étape de l’expression linguistiquement libre aux étapes précédentes. Afin de dépasser ces incertitudes méthodologiques, nous allons reprendre notre exemple et essayer d’en lever l’incertitude spécifique afin de proposer un enrichissement de la théorie interprétative de la traduction. C’est ici qu’il y a lieu de s’inspirer des démarches préconisées par cette grande figure de la philosophie pragmatique américaine qu’est Dewey, et plus précisément de sa théorie de l’enquête.

4. Complément d’enquête ou complément de l’enquête

En suivant méthodiquement la démarche préconisée par la théorie interprétative, nous avons à ce stade collecté des éléments très utiles à la levée de l’incertitude. Nous allons adopter maintenant l’attitude de l’enquêteur pour aller plus loin.

4.1. Identifier le concept en cause

L’enquêteur-traducteur va en effet devoir analyser la situation de départ, à savoir l’incertitude suscitée par le verbe to define dans l’extrait à traduire. Deux éléments vont d’abord retenir son attention : d’un côté, la formulation est étrange, avec ce verbe to define, de l’autre, le gage de sérieux que constitue le nom de Claudio Borio. Partant de ces deux éléments, l’enquêteur va formuler une première hypothèse sur cette apparente contradiction en se demandant tout simplement si nous avons bien affaire à une citation de l’économiste de la Banque des règlements internationaux et si cette citation est correcte. Pour cela, il dispose d’un indice, à savoir la référence bibliographique grâce à laquelle il va accéder (merci Internet) au texte de référence. Or, cette vérification va montrer que nous sommes en présence non pas d’une citation, mais d’une contraction ou une exégèse du texte de Borio et Disyatat, les deux auteurs cités à la fin du paragraphe qui nous intéresse.

A useful concept to approach the question is that of « elasticity ». This is defined to be the degree to which the monetary and financial regimes constrain the credit creation process, and the availability of external funding more generally. Weak constraints imply a high elasticity. A high elasticity can facilitate expenditures and production, much like a rubber band that stretches elasticity.

Borio et Disyatat 2011 : 24

En note de bas de page de leur article, ces auteurs rappellent l’importance du concept d’élasticité dans la théorie économique moderne.

This use of the term « elasticity » harks back to a very old tradition in monetary economics, in which the term denoted, roughly speaking, the extent to which the monetary system allowed the volume of the medium of exchange to grow to accommodate the demand in the economy. The term was already employed at the time of Jevons (1875).

Borio et Disyatat 2011 : 24

Cette note confirme les définitions des termes elasticity et élasticité que le traducteur aura, nous l’avons vu, trouvées lors de sa recherche terminologique.

On comprend maintenant que, tel qu’il a été rédigé par les économistes de l’OCDE, l’extrait à traduire ne se présente pas comme une citation des auteurs, mais comme une explication synthétique du concept d’excess elasticity. La mention de Borio et Disyatat est ainsi une simple référence et non la source d’une citation comme en témoigne l’absence de guillemets encadrant le passage ou de numéro de page de leur article dans la référence : autre indice dans notre démarche de l’enquête.

Résultat décevant ? Bien au contraire, car nous voyons immédiatement que les auteurs ne définissent pas le terme excess elasticity mais le terme elasticity à partir de la phrase « This is defined […] ». La suite illustre les cas de faibles et de fortes élasticités, définissant ainsi implicitement la notion d’excess elasticity.

En ce sens, l’enquête vise à formuler une hypothèse sur le concept à définir : est-ce elasticity ou excess elasticity ? Les traducteurs étant des êtres prudents, il s’agira alors de vérifier cette hypothèse en remontant à la source du concept dans le texte de Borio et Disyatat pour lever l’incertitude entourant le sens de l’extrait considéré.

4.2. Passer outre les éventuelles maladresses de rédaction

Deuxième question, peut-on faire l’hypothèse d’une certaine maladresse linguistique de la rédaction du passage nous servant d’exemple et en particulier de la première phrase, celle-là même qui suscite l’incertitude (« This resulted in “excess elasticity”, defined as the degree to which the monetary and financial regimes constrain the credit creation process and the availability of external funding more generally ») ? D’abord, la lecture de la deuxième phrase définit bien la notion d’excès. Il apparaît donc que la définition du concept d’excess elasticity est constituée par l’ensemble des deux phrases. Un indice supplémentaire nous conforte dans cette hypothèse. Il s’agit du fait qu’à aucun moment de l’élaboration du texte, les deux phrases n’ont été dissociées par les experts qui ont examiné ce texte ou l’ont utilisé. Fondamentalement, la présence du verbe to define n’a pas choqué les experts. En effet, ce rapport est destiné à nourrir les débats d’experts et non à éclairer le grand public. Lesdits experts connaissent les travaux de Claudio Borio et lorsqu’ils lisent ce passage, ils lisent du Borio et non de l’anglais. La question de savoir si la formulation linguistique est maladroite est donc finalement, pour eux et dans le texte original, de peu d’importance. Il n’en va pas de même dans le texte traduit, car on sait que l’on pardonne beaucoup plus difficilement un problème d’écriture à un traducteur qu’à un auteur initial.

En tout état de cause, la mise en relation dans une démarche d’enquête des différents éléments collectés dans la démarche interprétative, leur utilisation en tant qu’indices pour la formulation d’hypothèses et leur vérification logique et pragmatique nous permettent maintenant d’affirmer avec le maximum de garanties que :

  • La définition d’excess elasticity dans le texte à traduire est exprimée, non pas par la première phrase, mais par l’ensemble des deux phrases (ce qui est linguistiquement fautif, mais se rencontre empiriquement, en discours).

  • Le facteur d’incertitude que constitue le verbe to define dans la première phrase n’a pas été un obstacle à la compréhension du concept par les experts et constitue donc (et nous sommes presque tenté d’écrire ne constitue donc qu’)une maladresse de rédaction.

4.3. Le couronnement de l’enquête : la capacité d’assertion garantie

Dans ces conditions, nous avons réuni suffisamment de raisons logiques convergentes pour affirmer que les deux phrases de l’extrait à traduire sont indissociables de la citation et constituent une définition du concept. Nous sommes donc parvenu au couronnement de l’enquête (la capacité d’assertion garantie selon la théorie de l’enquête de Dewey). Il s’agit de la situation à laquelle doit aboutir une enquête menée de façon logique et qui apporte une solution cohérente qui permettra de dépasser la difficulté ou l’incertitude initiale. Appliquée à la traduction, c’est la situation qui permet de conclure que le traducteur a pleinement compris le message et qu’il est ainsi en position de traduire la citation dans le respect de l’impératif d’équivalence fonctionnelle entre le texte anglais et le texte français.

Pour autant, comme le verbe to define a introduit une incertitude sur la définition, il convient de faire usage de l’émancipation linguistique que préconise la théorie interprétative pour adapter la formulation, afin de faire disparaître cette incertitude en français. Toujours aussi prudent, le traducteur entreprendra cette démarche en étant fort de deux arguments :

  • sa liberté d’expression linguistique est encadrée par une enquête logique. En d’autres termes, sa traduction ne sera pas le simple fruit de son imagination ;

  • son initiative sur le plan linguistique est mise au service de l’équivalence fonctionnelle des deux textes, car transcoder l’anglais risquerait de brouiller le message auprès d’un lectorat francophone et cartésien.

Grâce à la combinaison de l’approche interprétative et de la démarche de l’enquête, nous pouvons désormais traduire avec certitude notre passage de la façon suivante :

Ce phénomène a provoqué un excès d’élasticité des systèmes monétaires et financiers, cette élasticité étant définie comme les contraintes exercées par les régimes monétaire et financier sur le processus de création du crédit et plus généralement sur les financements extérieurs disponibles. De faibles contraintes impliquent une forte élasticité qui facilite certes les dépenses et la production, mais peut aussi ouvrir la voie à une accumulation de déséquilibres financiers chaque fois que l’on est en présence d’informations imparfaites et d’externalités.

Nous ne sommes donc pas dans une démarche de traduction dans l’absolu, c’est-à-dire faisant fi des paramètres et des agents de la communication, mais, répétons-le, dans une logique d’équivalence fonctionnelle. Notre formule rétablit par ailleurs la rigueur du texte des experts de la Banque des règlements internationaux : elle représente une amélioration par rapport à l’original, et pourrait d’ailleurs le cas échéant rétroagir sur celui-ci. Cette levée de l’incertitude est néanmoins par définition provisoire, car rien n’empêche, comme le souligne Dewey lui-même, que de nouveaux éléments viennent déclencher une reprise de l’enquête, ce qui en traduction s’appelle une révision, c’est-à-dire, une reprise de l’enquête du traducteur initial. En l’espèce, on la dira ponctuelle.

L’extrait que nous avons envisagé représente un cas assez simple, mais nous pourrions également évoquer l’enquête approfondie qui avait débouché sur un changement de la terminologie française officielle des méthodes d’adjudication de titres d’État. Au terme de cette longue enquête, il était ainsi apparu que les concepts linguistiquement jumeaux de Dutch auction et de holländisches Zuteilungsverfahren d’une part, et adjudication à la hollandaise, d’autre part, n’avaient pas les mêmes définitions, bien que chacun semble la traduction littérale des deux autres. Nous avons ici un intéressant problème terminologique : vedettes similaires, mais concepts différents, ce qui, en l’espèce, pourrait induire de considérables problèmes. C’est en tout cas la preuve qu’on ne traduit pas un terme par un autre, mais que l’on arrive à une formulation terminologique en langue d’arrivée à partir du concept sous-jacent. En l’occurrence, cette enquête avait donné lieu à la publication d’un article dans la Revue Banque en 1991 (Rochard 1991 : 720). En outre, deux ans plus tard, un ouvrage publié par l’OCDE consacré aux titres d’État dans les pays de l’OCDE était venu consacrer le changement de la terminologie française, mettant ainsi fin à l’enquête, à travers la remarque suivante :

On peut noter à cet égard que, en anglais, on désigne parfois l’adjudication à prix unique sous le terme Dutch auction. Dans la présente publication, on évitera ce dernier terme car il peut prêter à confusion avec l’expression française « adjudication à la hollandaise », qui désigne en fait l’adjudication au prix de soumission ou à prix multiples.

Bröcker 1993 : 105[7]

Dans un cas comme dans l’autre, la démarche suivie est de nature traductologique, mais elle se trouve validée par les processus et concepts préconisés par la théorie de l’enquête. Ce qui nous amène à proposer de compléter/reformuler la théorie interprétative en recourant aux facteurs de rigueur et de certitude de la théorie de l’enquête.

5. Propositions en vue d’une théorie interprétative augmentée de la théorie de l’enquête

5.1. Déverbalisation, compréhension garantie par l’enquête et réexpression

Revisitant les définitions des notions de compréhension, de déverbalisation et de réexpression données par la théorie interprétative à la lumière de la démarche de l’enquête, nous conclurons que :

  • en tant que processus, la compréhension est indissociable de la déverbalisation (la fusion de traits de signification linguistiques et de connaissances extralinguistiques) ;

  • la déverbalisation est un processus conscient d’enquête logique. C’est ce que nous appellerons la déverbalisation par l’enquête ;

  • l’aboutissement de ce processus de déverbalisation par l’enquête est l’état de certitude quant au sens du message (vouloir-dire), en d’autres termes un état de compréhension garantie (par l’enquête)[8] ;

  • la compréhension garantie est la condition indispensable à une réexpression linguistiquement libre, en ce qu’elle encadre cette liberté de façon à ce que la réexpression soit uniquement guidée par l’impératif d’équivalence fonctionnelle. C’est la réexpression libre, mais encadrée[9].

5.2. Un lien plus explicite entre théorie, formation des traducteurs et exercice de la formation

Nous sommes ici dans une démarche délibérée liée à une pratique professionnelle. Cette introduction de l’enquête dans le cadre de la théorie interprétative permet en outre de faire un lien beaucoup plus explicite entre la théorie, d’une part, et deux aspects essentiels dans la formation des traducteurs, à savoir la pédagogie (Rochard 1999) et le contrôle de qualité, d’autre part.

En effet, le développement de la capacité de mener une enquête rigoureuse est essentiel pour la formation des futurs traducteurs. Comme ils ne pourront jamais acquérir toutes les connaissances nécessaires pour être de véritables experts actifs de leurs domaines de spécialité, il leur faudra s’appuyer sur ces qualités d’enquêteurs pour reconstituer le message de leur auteur (rétroconception du message, voir Rochard, 2006). Les méthodes pédagogiques induites par la théorie de l’enquête[10] vont alors obliger l’apprenti traducteur à ne négliger aucun indice susceptible de confirmer ou d’infirmer ses choix. Il doit en effet refuser, comme l’interprète évoqué par Seleskovitch (1968, 64-65, citée plus haut), de se contenter d’évidences liées à la surface linguistique du discours. Le recours à une correction indicative sous forme de codes renvoyant à un certain nombre de catégories d’erreurs vise précisément à inciter cet apprenti traducteur à revoir sa copie en poussant un peu plus loin ses recherches (son enquête).

Ensuite, l’idée que la révision est une reprise de l’enquête afin d’en vérifier la rigueur (et non une retraduction) facilitera l’acceptation de ce contrôle de qualité par les jeunes professionnels, ce qui leur permettra de progresser plus vite et de devenir vraiment autonomes dans leur activité professionnelle. L’enquête permet en outre un lien entre formation initiale et formation continue des traducteurs, notamment par le recours à la révision (d’étudiants, de traducteurs débutants ou de traducteurs indépendants). La révision pédagogique permet d’expliquer au révisé les carences de son enquête initiale dans le cadre d’un retour d’information. Elle n’est plus une sanction, mais un investissement visant à faire progresser le révisé. Cette conception pédagogique de la révision fait ainsi sauter les verrous dus à des comportements défensifs de la part du révisant répressif et du révisé outragé d’être remis en cause.

6. Conclusion

À la faveur du débat lancé à Paris lors du sixième colloque sur la traductologie de plein champ autour des zones d’incertitudes en traduction, nous avons souhaité jeter un pont entre deux référentiels théoriques et deux approches méthodologiques pertinentes pour la traduction dans une période où

  • le développement des sciences cognitives et des neurosciences permet dans une large mesure de confirmer les intuitions de la théorie interprétative ;

  • des linguistes comme Moeschler et Reboul (1998) remettent en cause les approches strictement linguistiques de l’analyse de discours ;

  • la montée en puissance de la traduction automatique impose aux professionnels de la traduction (les biotraducteurs) de s’affirmer comme des travailleurs de la connaissance et des experts des logiques humaines par opposition aux approches statistiques et linguistiques de la machine : elle impose aux formations de traduction de repenser leur modèle économique (quels traducteurs pour demain ?) ;

  • l’enrichissement de la théorie interprétative par les démarches épistémologiques de la théorie de l’enquête devrait permettre de conférer des bases plus solides à la mise en oeuvre de cette théorie dans la pratique professionnelle et de donner davantage de certitude à ce qui doit constituer l’aboutissement de la traduction, à savoir l’équivalence fonctionnelle entre le texte source et le texte cible.

La démarche de l’enquête que nous avons décrite pas à pas dans un cadre traductionnel nous semble ainsi également applicable dans un cadre traductologique qui serait celui de l’actualisation des outils que la théorie met à la disposition des traducteurs, et qui est un autre moyen de pérenniser celle-ci.

On notera néanmoins que l’aboutissement de la théorie interprétative pas plus que celle de l’enquête n’est LA solution. En effet, de même qu’il n’y a pas de traduction absolue mais des équivalences fonctionnelles possibles de l’original, il n’y a pas chez Dewey de vérité absolue, car l’enquête peut toujours reprendre à partir d’un indice négligé ou mal analysé ou encore d’un élément nouveau susceptible de remettre en cause la solution initiale qui paraissait avoir levé les incertitudes. Transposée à la traduction, cette reprise de l’enquête est désignée sous le terme de révision.

Notre article n’avait ainsi pas pour ambition de lever toutes les incertitudes entourant encore la théorie interprétative, mais plutôt d’inviter à un programme de recherche ouvert visant à mieux faire coïncider les approches pragmatiques de la traductologie avec les démarches professionnelles quotidiennes, y compris la révision comme instrument de contrôle de l’équivalence fonctionnelle entre textes source et cible. En d’autres termes, notre ambition reste de s’approcher davantage d’une traductologie de plein champ, c’est-à-dire pensée avec, par et pour la vie professionnelle et ses acteurs.