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Introduction

L’interprétation législative est l’activité par laquelle l’on tente d’identifier le sens d’une loi ou d’un règlement pour éventuellement l’appliquer à une situation litigieuse. Pour faciliter cette démarche, les juristes se réfèrent à diverses méthodes et outils d’interprétation. Dans ce dernier cas, il est notamment possible de se rapporter aux différentes lois d’interprétation[1]. Les méthodes diffèrent quant à elles selon le domaine auquel elles se rapportent. Par exemple, en droit civil québécois, l’interprète se rattache parfois au texte même de la loi ou du règlement, à l’intention qui s’y retrouve ou encore il s’assure que le résultat de l’interprétation ait un sens utile[2]. Différentes méthodes d’interprétation colorent aussi le droit constitutionnel canadien. À titre d’illustration, dans un contexte d’analyse des compétences législatives, l’interprète peut tenter de dégager l’intention fédérative derrière la création d’une compétence particulière et d’en favoriser une interprétation corrélative[3]. Lorsqu’il cherche à comprendre de quelle autorité législative devrait émaner une loi ou l’un de ses articles, l’interprète peut parfois favoriser une interprétation qui en préservera la constitutionnalité[4].

Toutes ces méthodes interprétatives, tant celles qui relèvent du droit civil que celles provenant du droit constitutionnel, peuvent être intimement liées. Ainsi, lorsque la validité, l’applicabilité ou l’opérabilité d’une loi est attaquée, l’interprète doit avant tout en déterminer le caractère véritable à l’aide des différentes méthodes d’interprétation législative qui lui sont offertes[5]. Partant de son résultat, il pourra alors en rattacher la substance à un ou plusieurs chefs de compétence législative en faisant appel aux règles d’interprétation constitutionnelle. Il en va de même pour le respect des droits fondamentaux. Dans ce cas, l’atteinte peut dépendre du libellé de l’acte législatif, mais surtout de ses effets[6].

Le présent article tentera d’illustrer que l’utilisation par un interprète des différentes méthodes d’interprétation législative peut permettre de mettre en lumière les théories constitutionnelles plus générales qu’il défend. Cet exercice sera effectué dans le but d’atteindre un objectif précis, celui d’identifier les différentes théories constitutionnelles défendues par le juge Louis-Philippe Pigeon.

Louis-Philippe Pigeon, juriste, professeur et juge à la Cour suprême du Canada, prône l’érudition interprétative. Spécialiste de droit constitutionnel et des règles d’interprétation législative, ses théories constitutionnelles sont arrêtées, précises. Il en fera la démonstration tout au long de sa carrière qui le conduit, le 21 septembre 1967, de son poste de professeur à celui de juge à la Cour suprême. Critique de l’interprétation téléologique, Louis-Philippe Pigeon défend l’idée que la volonté législative doit s’exprimer à travers les termes exprès de la loi[7]. Comment alors concilier le libellé de la Constitution canadienne, parfois général et imprécis, à cette volonté ? Comment, de plus, user de cette forme d’interprétation dans l’énonciation des droits fondamentaux d’un texte de loi comme la Déclaration canadienne des droits[8] ?

Partant de la prémisse voulant que le juge Pigeon ait défendu une vision décentralisée des pouvoirs dans ses décisions relatives au partage des compétences législatives[9], je tenterai d’abord de démontrer qu’il existe un lien entre cette prémisse et certaines méthodes d’interprétation du droit commun et du droit constitutionnel que défend Louis-Philippe Pigeon. Dans le contexte où le juge favorise une interprétation littérale du libellé des lois[10], j’essaierai ensuite de dégager sa vision de la protection des droits fondamentaux.

Se dessinent en filigrane de l’analyse qui suit des questionnements issus de la théorie du réalisme juridique. Empreinte d’une approche multidisciplinaire sociologique et anthropologique, cette théorie affirme notamment que le droit est influencé par les idéaux de la personne qui le dicte, et non uniquement par les règles de droit[11]. S’établira alors une relation entre, d’une part, la vision du droit de Louis-Philippe Pigeon en tant que juriste et professeur et, d’autre part, celle qu’il aura en tant que juge. Ne seront analysés que les arrêts où le juge rédige des motifs, qu’ils soient majoritaires, concurrents ou dissidents. Selon les théories constitutionnelles que Louis-Philippe Pigeon défend, tant en matière de partage des compétences législatives qu’en ce qui concerne les droits fondamentaux, il sera en plus possible d’évaluer le risque qu’encourt la jurisprudence à ce qu’un même thème juridique repose sur les motifs d’un seul juge.

Phénomène classique dans un État fédéral, le partage des compétences législatives est un sujet de prédilection de l’activité interprétative constitutionnelle. Fort de ses préoccupations pour l’interprétation des lois et de sa hantise d’un pouvoir central démesuré[12], le juge Pigeon cherche à défendre les intérêts provinciaux. Ce souci passe par une interprétation efficiente du partage des compétences législatives (I). Comment parvient-il à juxtaposer les règles classiques d’interprétation qu’il défend aux définitions législatives des droits fondamentaux ? Les juges ne peuvent se substituer au pouvoir législatif, soutient Louis-Philippe Pigeon. La distribution des pouvoirs dans un État doit donc demeurer étanche. En plus de l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés[13] en 1982, son traitement littéral des droits et libertés fondamentaux et sa vision du rôle du judiciaire sont quelques-unes des raisons qui ont fait en sorte que ses décisions relatives à la Déclaration canadienne des droits ont perdu de leur autorité (II).

I. Le partage des compétences législatives

Après avoir tracé l’apport de Louis-Philippe Pigeon dans l’histoire du Québec, notamment par sa participation auprès du gouvernement Lesage à titre de conseiller, d’interprète et de rédacteur d’actes législatifs provinciaux, suivra l’analyse de la pensée constitutionnelle du juge dans l’interprétation qu’il fait du partage des compétences législatives.

A. Son rôle dans l’histoire québécoise et l’interprétation des lois

La carrière de Louis-Philippe Pigeon, avant de devenir juge à la Cour suprême du Canada et professeur à la Faculté de droit de l’Université Laval[14], est en étroite relation avec l’essor de la province de Québec. Rapidement après son admission au Barreau du Québec, Louis-Philippe Pigeon devient conseiller juridique des premiers ministres Adélard Godbout et Jean Lesage[15]. C’est cependant par son implication auprès du gouvernement libéral de ce dernier que s’illustrent les convictions décentralisatrices de Louis-Philippe Pigeon, ainsi que sa reconnaissance de la plénitude des pouvoirs provinciaux, notamment ceux du Québec.

Il établira, par exemple, une étroite collaboration avec René Lévesque, alors ministre des Richesses naturelles, pour articuler l’idée de la nationalisation de l’électricité et ultimement convaincre le premier ministre Lesage d’adhérer à ce projet. Malgré les tensions entre René Lévesque et Louis-Philippe Pigeon vingt ans plus tôt[16], leur coopération permettra à la société d’État Hydro-Québec de devenir la principale compagnie d’électricité de la province. Dans le même ordre d’idée, Pigeon participera, avec Paul Gérin-Lajoie, au projet de loi 60, dont les objectifs visent à retirer le contrôle de l’enseignement au corps ecclésiastique en créant le ministère de l’Éducation québécois[17].

En plus de participer à la rédaction de ces différentes lois d’importance dans l’essor de la province de Québec, les connaissances constitutionnelles de Louis-Philippe Pigeon seront aussi exploitées par le gouvernement Lesage. Alors à travailler sur un projet de rapatriement de la Constitution canadienne, Jean Lesage somme Louis-Philippe Pigeon et Paul Gérin-Lajoie de donner un avis juridique concernant la possibilité d’effectuer un tel rapatriement. Se fondant alors sur la théorie du pacte entre les Pères de la Confédération, Louis-Philippe Pigeon refuse que le gouvernement fédéral puisse modifier l’entente fédérative entre Canadien anglais et Canadiens français sans avoir l’accord de ces deux groupes linguistiques fondateurs[18]. Autonomiste résolu, Pigeon affirme alors que les provinces doivent garder une pleine liberté dans l’exercice de leurs pouvoirs[19]. Au même effet, Louis-Philippe Pigeon sera invité par Jean Lesage à se prononcer sur la formule Fulton-Favreau, une procédure suggérée par les libéraux fédéraux et québécois pour amender la Constitution, qui prévoyait que certaines modifications futures de la Constitution devraient obtenir l’assentiment unanime de toutes les provinces. Pigeon déclare que la procédure confère un droit de veto au Québec sur toute augmentation de pouvoir du Parlement fédéral[20]. Cette interprétation sera gardée secrète par Jean Lesage, ce dernier la voyant comme une arme politique importante[21]. Louis-Philippe Pigeon mentionnera d’ailleurs, au sujet de la procédure d’amendement, que l’interprétation d’une constitution fédérale est aussi importante que sa rédaction[22].

Ses écrits de juriste et de professeur nous renseignent aussi sur sa vision du fédéralisme canadien. Alors que Gérald-A. Beaudoin le qualifie à ce sujet d’« autonomiste »[23], Louis-Philippe Pigeon cherche à démontrer qu’en effet, en analysant les arrêts du Comité judiciaire du Conseil privé, chaque sphère législative doit pouvoir exercer sans entrave ses compétences[24]. Il vise ainsi l’existence d’un fédéralisme équilibré puisque, selon lui, l’activité législative ne peut se faire s’il y a obstacle à l’exercice des compétences de l’autre ordre de gouvernement[25]. Il se questionne ensuite sur les amendements à la Constitution canadienne. Le professeur Pigeon rappelle en premier lieu que le British North America Act, appellation originale de la Loi constitutionnelle de 1867[26], ne possède pas de formule d’amendement[27]. Toutefois, il affirme que ce n’est pas parce que le Canada a acquis l’indépendance au point de vue international que le Parlement canadien pourrait maintenant modifier unilatéralement la Constitution[28].

Louis-Philippe Pigeon compare également, dans ses écrits, l’autonomie provinciale à l’autonomie et la liberté humaine. Alors que l’homme libre est celui qui peut aller et venir sans limitation de ses mouvements, la province autonome est celle qui peut légiférer dans ses champs de compétence sans être encadrée par le Parlement fédéral[29]. Les articles rédigés par Louis-Philippe Pigeon, alors professeur, l’ont également conduit à interpréter des arrêts du Comité judiciaire du Conseil privé et de la Cour suprême du Canada. Il s’appuie alors sur cette jurisprudence pour corroborer sa thèse selon laquelle les provinces, dans l’exercice de leurs compétences respectives, sont pleinement autonomes et exercent un pouvoir équivalent à celui du Parlement fédéral canadien et du Parlement britannique[30]. La reconnaissance de cette thèse atteindra, selon lui, son apogée avec l’arrêt Edwards c. Canada (PG)[31]. Le Comité judiciaire du Conseil privé y reconnaît en effet, en appel de la Cour suprême du Canada, que l’efficience dans l’exercice des compétences provinciales et fédérales est un principe implicite de la Loi constitutionnelle de 1867, et que les provinces sont maîtres de leurs compétences autant que le Parlement fédéral peut l’être pour les siennes[32].

En ce qui concerne l’interprétation des textes de droit commun, Louis-Philippe Pigeon favorise une approche littérale, selon laquelle le sens de la loi est dégagé des mots choisis par le législateur pour l’exprimer[33]. Autrement dit, le rôle de l’interprète est d’identifier l’intention législative à même le libellé de la loi. C’est pourquoi Louis-Philippe Pigeon y va de plusieurs recommandations aux rédacteurs législatifs afin d’éviter l’écueil dans lequel peut se retrouver le juge qui ultimement interprète la loi[34]. Il défend d’ailleurs la même approche lorsqu’il s’agit d’interpréter la Constitution. Bien avant sa judicature, Louis-Philippe Pigeon commentait en effet ce devoir des tribunaux d’interpréter la Constitution au regard de l’énoncé du texte. Il y juxtapose toutefois un élément lui permettant à nouveau d’entretenir la théorie du pacte confédératif. En effet, il mentionne que d’en rechercher l’intention législative peut revenir à rechercher l’intention d’une seule personne. Au contraire, le libellé constitutionnel reflète plutôt l’idée d’un compromis politique entre différents groupes linguistiques. L’interprète doit alors se laisser guider par ce principe et rechercher cette idée de compromis à travers l’énoncé des dispositions constitutionnelles qui, dit-il en terminant, reflète la véritable intention constituante[35].

Fort de la contextualisation que nous avons ébauché ci-dessus concernant l’opinion de Louis-Philippe Pigeon à propos de la fédération canadienne et de l’interprétation des lois, il est alors pertinent de connaître les positions qu’il défend dans ses jugements. Issue d’un milieu historique visant à permettre aux provinces d’assumer pleinement leurs compétences, cette conception se reflète-t-elle dans les décisions du juge Pigeon en matière de partage législatif des compétences ?

B. L’aspect pratique de l’interprétation du droit : le partage des compétences législatives

L’analyse des décisions du juge Pigeon relatives au partage des compétences législatives nous permettra de conclure que sa pensée constitutionnelle reflète une conception efficiente du partage des compétences, assurant aux provinces une autonomie dans leur sphère d’activité législative.

1. L’interprétation du partage législatif des compétences

De nombreux domaines juridiques sont abordés par le juge Pigeon dans ses jugements concernant le droit constitutionnel. À travers ses interprétations du partage des compétences législatives, effectuées à l’aide des méthodes interprétatives du droit commun qu’il défend, nous chercherons à identifier ses théories constitutionnelles. Les thèmes qu’il aborde dans ses jugements sont larges et nous tâcherons de les regrouper pour en faciliter l’étude. Le juge Pigeon participe en effet à la rédaction d’arrêts traitant des relations interprovinciales, de la pollution et de l’environnement, du pouvoir fédéral en matière criminelle, des Indiens et, finalement, des entreprises fédérales.

a. Les relations interprovinciales

Les relations interprovinciales sont un domaine constitutionnel prolifique. Les provinces, par leurs législations, tentent d’encadrer le commerce sis sur leur territoire. Toutefois, les activités des entreprises ne se limitent généralement pas à de telles frontières. Cette réalité, d’autant plus vraie aujourd’hui, était déjà d’actualité pendant la judicature de Louis-Philippe Pigeon. Il propose, eu égard à différents litiges, une vision libérale des échanges pour octroyer diverses compétences aux provinces.

Le premier arrêt sur le thème du commerce et des échanges, Simpsons-Sears Ltée c. Nouveau-Brunswick (Secrétaire provincial)[36], est rendu en 1978. L’appelante est une compagnie de vente au détail transcanadienne. Elle effectue notamment des ventes par catalogues et ceux-ci sont imprimés en Ontario et distribués gratuitement partout au Canada. La question consiste à savoir si, selon les termes de la Loi sur la taxe pour les services sociaux et l’éducation[37], il y a consommation des catalogues par les lecteurs néo-brunswickois. Conclure positivement aurait pour effet d’assujettir la compagnie à une taxe portant sur les biens consommés dans la province.

Les juges de la Cour suprême sont divisés et leurs motifs portent tous sur l’interprétation de la loi litigieuse. Entre les juges Louis-Philippe Pigeon et Roland Almon Ritchie existe en effet une dichotomie dans l’interprétation de la loi. Le premier, sans s’encombrer d’une définition indue des termes « usage » et « distribution », fait de ces termes des synonymes de « consommation » tel que défini dans la loi en litige. Pour Louis-Philippe Pigeon, la distribution est donc sujette à taxation puisque le consommateur, en consultant le catalogue, le consomme. La compagnie distributrice des catalogues devrait alors être taxée pour l’usage de ceux-ci. Pour le juge Ritchie, au contraire, cette conception mène « à une situation absurde »[38]. Il défend l’idée que la consommation doit être celle du dernier usage d’une marchandise, le catalogue n’étant qu’un intermédiaire entre la consultation et l’achat.

Roland Almon Ritchie considère en effet que le terme usage ne peut recevoir l’acception que lui octroie Louis-Philippe Pigeon. Il mentionne notamment qu’« [il] ne peu[t] prêter cette intention à la législature »[39] et en cherche, de surcroît, l’interprétation la « plus raisonnable »[40]. Ce faisant, souligne le juge Pigeon, le juge Ritchie s’immisce indûment dans l’activité législative, puisqu’il attribue un sens à ce terme qui n’apparaît pas dans la loi. Même si elle paraît plus logique, la définition présentée par le juge Ritchie est, de l’avis de Louis-Philippe Pigeon, contraire à l’intention que le législateur entendait octroyer au terme « consommation ». Le juge Pigeon se rallie plutôt au sens littéral du texte législatif et donne son sens propre aux termes qui y apparaissent. Par cette analyse littérale de la loi, le juge Pigeon ne s’adjoint que trois autres juges de la Cour et se voit donc confiné à la dissidence.

Au-delà de l’argumentaire interprétatif qui divise les juges Pigeon et Ritchie existent des conséquences pratiques indéniables. Nier le pouvoir de taxation de la province dans ce cas a l’effet de réduire son pouvoir de taxation directe, en ce que les termes de la loi attaquée visent spécifiquement à mettre en oeuvre un pouvoir de taxation provincial et, par le fait même, à éviter une imposition indirecte entre deux provinces, un pouvoir fédéral. Dès lors, en imposant la taxe au distributeur du catalogue, la conclusion à laquelle arrive Louis-Philippe Pigeon est que cela permet, d’une part, de reconnaître cet objectif législatif et, d’autre part, de confirmer la mise en oeuvre d’un pouvoir provincial strictement délimité par la Constitution. Il appert alors que l’interprétation législative lui sert à défendre des idéaux surplombant le débat constitutionnel.

La conclusion à laquelle arrive le juge Pigeon lui permet donc de soutenir un équilibre entre les compétences législatives des provinces et du fédéral. Ce genre d’équilibre, il le défend également lorsque le conflit commercial survient en présence de deux législations provinciales qui régissent, de façon contradictoire, le commerce intervenant entre elles. Cette situation litigieuse s’est en effet présentée devant le juge en 1975, dans l’arrêt Burns Foods Ltd. c. Manitoba (PG)[41]. Le litige débute lorsqu’une compagnie de transformation de viande porcine manitobaine est empêchée, par un règlement de la province du Manitoba, d’y abattre des porcs qu’elle a achetés dans une autre province. Le règlement impose que les porcs devant être abattus doivent avoir été achetés d’un producteur associé à un office de commercialisation local, qui lui peut acheter des porcs venant d’une autre province. Frustrée dans ses opérations commerciales, la compagnie décide donc d’attaquer la constitutionnalité du règlement.

Le juge Pigeon rend cette fois-ci les motifs majoritaires. Son analyse, appuyée sur l’objet de la loi attaquée, a pour effet d’interdire la législation commerciale qui déborde des limites territoriales de la province. Il interprète alors la loi litigieuse et refuse d’accorder une portée extraterritoriale à ses termes, un principe interprétatif qu’il expose en détail dans son manuel d’interprétation des lois[42]. Ainsi, le Manitoba ne peut pas intervenir aussi directement dans le commerce interprovincial en forçant un commerçant qui veut y abattre des porcs à les acheter dans cette province[43]. Les motifs du juge Pigeon portent sur le caractère véritable de la loi qui, selon lui, tend à régir l’acquisition des porcs selon la loi locale plutôt qu’en appliquant les lois provinciales de l’endroit où l’animal a été acheté. Le commerce interprovincial n’est donc pas accessoire au pouvoir de réglementer le commerce local de la production porcine[44]. Encore une fois opposé, le juge Ritchie, seul dissident, estime que la loi porte sur l’abattage des porcs et non sur leur acquisition. Ce faisant, il soutient que la loi relève des compétences provinciales et est, de ce fait, constitutionnelle.

Pour le juge Pigeon, les conflits législatifs entre provinces se règlent donc comme se règlent les conflits entre une province et le Parlement fédéral. C’est en effet par le biais de l’interprétation de l’objet véritable de la loi et par le principe interprétatif de non-extraterritorialité des lois que le conflit se solde. L’efficacité du contrôle commercial ne peut selon lui l’emporter sur le partage des compétences législatives :

Si le Parlement fédéral ne peut réglementer le commerce local pour le motif qu’il serait plus efficace de le réglementer en même temps que le commerce extra-provincial, a fortiori une législature provinciale ne peut réglementer le commerce interprovincial d’un produit donné parce que cela semble souhaitable pour l’efficacité du contrôle du commerce intra-provincial. En d’autres termes, la réglementation directe du commerce interprovincial est en soi un domaine qui ne relève pas du pouvoir législatif d’une province et on ne peut la considérer comme accessoire du commerce local[45].

Si le juge Pigeon limite à ce moment la possibilité des provinces de légiférer accessoirement le commerce interprovincial, il leur a déjà reconnu de larges pouvoirs dans ce domaine. Par renvoi, le gouvernement ontarien avait demandé aux tribunaux, d’abord à la Cour d’appel de l’Ontario, puis à la Cour suprême du Canada, de se prononcer sur un accord fédéral-provincial réglementant la commercialisation des oeufs[46]. Cet accord visait à créer un office fédéral qui devait prévoir des contingents provinciaux de production d’oeufs. Les provinces devenaient compétentes pour diviser localement ces contingents. De plus, le gouvernement fédéral octroyait le pouvoir aux provinces de prélever des contributions auprès des producteurs avicoles afin de financer les offices de commercialisation locaux.

Le juge Pigeon reconnaît la validité de la délégation administrative entre les différents paliers de gouvernement[47]. Dans ce genre d’accord, souligne-t-il, les provinces reçoivent la compétence nécessaire pour compléter la législation fédérale afin de l’appliquer à leur territoire et, par le fait même, pouvoir légiférer indirectement le commerce interprovincial[48]. Il interdit toutefois au gouvernement fédéral d’user de sa compétence pour s’immiscer dans le commerce provincial[49]. Selon lui, l’intention législative derrière les mots employés dans la loi démontre que le gouvernement fédéral tente de faire indirectement ce qu’il ne peut faire directement, soit de permettre aux provinces d’imposer le commerce extraprovincial tout en leur dictant comment utiliser les montants ainsi prélevés[50]. Le juge Pigeon suggère que le gouvernement fédéral s’ingère indûment dans l’exercice des compétences provinciales. Il estime par conséquent que cet aspect de la loi est inconstitutionnel. Il se distingue de plus de l’opinion de la majorité. Pour Pigeon, il est normalement impossible qu’une loi fédérale limite la possibilité, pour les provinces, de vendre localement les stocks excédant le contingent provincial. Il ne conclut cependant pas à l’invalidité de la loi pour ce motif, puisqu’il est d’avis que les fins fédérales et la collaboration des différents paliers gouvernementaux en l’espèce légitiment cet aspect de la loi[51]. Il mentionne d’ailleurs à ce sujet :

Je ne vois pas quelle objection on peut élever à l’encontre de contingents globaux fixés par un office investi du double pouvoir, à moins de prétendre que notre Constitution fait obstacle à toute saine réglementation de la commercialisation de produits sur le marché local et extra-provincial sauf si l’autorité fédérale s’arroge ce pouvoir, ce qui est, à mon avis, tout à fait contraire au principe fondamental de l’A.A.N.B[52].

Le juge Pigeon confirme à quelques reprises cette opinion. Par exemple, il répète dans Caloil c. Canada (PG)[53] qu’un accord de mise en marché d’un produit, le pétrole en l’occurrence, ne peut autoriser sans condition le gouvernement fédéral à s’immiscer dans le commerce intraprovincial[54]. En mettant en oeuvre cet accord, le gouvernement fédéral cherchait à permettre à l’Office national de l’énergie de délivrer des permis d’importation de pétrole à des compagnies qui destinaient ce produit à une utilisation exclusivement provinciale. Louis-Philippe Pigeon confirme néanmoins la validité de la loi qui a un objectif pancanadien, à l’instar de la situation dans Produits agricoles[55], mais s’agissant cette fois-ci d’une compétence fédérale exclusive[56].

Le juge Pigeon formule sa réflexion en identifiant, d’une part, le caractère véritable de la loi et, d’autre part, l’origine du chevauchement de l’exercice des compétences. Plus précisément, il estime insuffisant d’identifier uniquement le caractère véritable de la loi pour juger de sa validité. Le juge doit en plus déterminer si le champ de compétence est occupé ou non pour savoir si seul le gouvernement fédéral est compétent pour légiférer en cette matière[57]. La situation en l’espèce peut être différenciée de celle dans Produits agricoles[58]. Dans ce renvoi, l’entente soumise était nationale et les provinces y participaient. Le juge Pigeon leur permit alors de la mettre en oeuvre. Au contraire, dans Caloil, les compétences provinciales cèdent le pas à celles fédérales puisque l’accord de mise en marché relève d’un champ de compétence prépondérant au fédéral : le commerce interprovincial[59].

Ce principe du champ occupé des compétences législatives sera repris par le juge Pigeon dans différents arrêts. Par exemple, dans Tomell Investments Ltd.c.East Marstock Lands Ltd.[60], qui porte sur la compétence législative fédérale sur l’intérêt de l’argent[61], le juge Pigeon souligne que les provinces peuvent légiférer accessoirement dans un champ de compétence fédérale, tant que le fédéral n’occupe pas ce champ :

Bien qu’en principe, l’abstention par le Parlement fédéral d’exercer son pouvoir législatif exclusif n’autorise pas les législatures provinciales à adopter une législation sur le sujet [les intérêts], cela est vrai uniquement à l’égard de ce qu’on peut appeler le pouvoir fédéral essentiel. Pour tout ce qui ne se situe pas strictement dans les limites de ce pouvoir mais peut faire l’objet de dispositions accessoires, la compétence provinciale sur la propriété et les droits civils et sur les matières de nature locale demeure intacte jusqu’à ce que le champ soit occupé[62].

Ce faisant, le pouvoir provincial sur la propriété et le droit civil reçoit une acception large qui permet d’étendre, dans ce cas, cette compétence législative provinciale.

Les arrêts du juge Pigeon sont également empreints d’idéaux culturels. C’est du moins la conclusion qu’il cherche implicitement à défendre dans Capital Cities Communications c. Canada (Conseil de la Radio-Télévision canadienne)[63]. En somme, le litige, dont les enjeux juridiques s’éloignent du cadre de l’analyse que nous nous sommes fixé, porte sur une licence d’exploitation octroyée par le Conseil de la Radio-Télévision canadienne (CRTC). Capital Cities, une entreprise américaine, exploite aux États-Unis des stations de télévision. Comme le signal est en partie reçu au pays, certaines émissions et publicités sont payées par des commanditaires canadiens. L’intervenante, Rogers Cable TV Ltd. (Rogers), captait puis diffusait dans la région de Toronto le signal émis par l’appelante. Bien que détentrice d’une licence émise par le CRTC, la compagnie canadienne n’avait pas à détenir de permis spécial pour effectuer ce genre d’activité. Le litige se soulève alors que Rogers décide de modifier le signal qu’elle reçoit de l’appelante afin d’y enlever les messages publicitaires originaux pour les remplacer par ses propres annonces. Suite à une modification de la politique du CRTC à ce sujet, Rogers lui demande de modifier sa licence. L’appelante s’y oppose. Le CRTC décide alors d’autoriser la compagnie canadienne à modifier le signal émis par Capital Cities, mais uniquement dans le but de remplacer les publicités américaines par des messages d’intérêt public. Capital Cities appelle de la décision devant la Cour d’appel fédérale, puis devant la Cour suprême du Canada.

Le juge Pigeon, dissident, limite la portée du litige en circonscrivant ses motifs à l’analyse de la loi qui crée le CRTC, afin d’examiner la compétence de l’organisme. Pour lui, il est inutile d’alimenter le débat entourant la compétence fédérale ou provinciale sur les entreprises de diffusion par câble[64]. Il s’oppose plutôt à un enjeu économique et politique auquel participe le CRTC, afin de bannir l’invasion publicitaire américaine[65]. Par la décision qu’il a prise, le CRTC cherchait en effet à protéger les intérêts économiques canadiens. Louis-Philippe Pigeon refuse tout simplement ce protectionnisme lorsqu’il reconnaît que le CRTC n’est pas un appareil de l’État, mais bien un organisme public indépendant et que cet objectif protectionniste ne peut être conduit par lui[66]. Il évite par le fait même de légitimer l’objectif qui guide les actions du CRTC en litige, soit de conserver un contrôle sur le contenu des émissions. Il n’est pas surprenant alors, de la tendance que nous avons relevée, que le juge Pigeon s’oppose à une telle reconnaissance de pouvoir du CRTC. Lui accorder un tel contrôle sur le contenu des émissions reviendrait en effet à réduire le contrôle des provinces sur les éléments culturels que celles-ci cherchent à promouvoir.

Ce genre de motifs, où le véritable objectif défendu par le juge Pigeon est inhérent à la conclusion à laquelle il arrive, se retrouve également dans Brasseries Labatt du Canada Ltée c. Canada (PG)[67], rendu en 1980. La loi fédérale attaquée visait à imposer aux provinces certaines normes sur l’étiquetage de bouteilles de bière. C’est la règle du stare decisis qui guide les motifs du juge ; il est tenu d’appliquer un vieil arrêt du Comité judiciaire du Conseil privé, ayant déjà tranché en faveur de l’argument défendu par le gouvernement fédéral dans un litige similaire[68]. Les normes d’étiquetage relèvent donc du pouvoir fédéral lorsque le produit est destiné à une mise en marché partout au Canada, ce qui correspond au but exprimé dans les termes de la loi attaquée. Or, le juge Pigeon est dissident et la majorité de la Cour arrive à une décision significativement différente de la sienne. La majorité voit plutôt, dans la réglementation, une incursion de l’ordre fédéral dans un commerce particulier, le brassage de la bière, et déclare invalide l’article de la loi attaquée. Selon eux, en légiférant dans ce commerce, le gouvernement fédéral ne cherche pas à encadrer la réglementation et la distribution d’un produit à l’échelle nationale, mais vise à contrôler le contenu d’un produit. Louis-Philippe Pigeon limite plutôt ce pouvoir fédéral à prescrire l’information sur l’étiquette d’un produit. Il reconnaît implicitement l’incapacité fédérale de réglementer le contenu du produit, qui constitue la crainte des juges majoritaires, et il resserre la portée de la compétence fédérale qu’il estime, selon ses termes, difficile à établir[69].

Ces différents arrêts démontrent que le juge Pigeon, par diverses techniques interprétatives, limite l’exercice de la compétence fédérale en matière de commerce et d’échanges. Le souci de respecter l’intention législative qui se retrouve dans les termes exprès des lois guide ses motifs. Dans Simpson-Sears, il prône d’ailleurs une interprétation qui, à défaut de se soumettre à la logique selon le juge Ritchie, répond à cette intention. Il supporte néanmoins un équilibre entre les pouvoirs fédéraux et provinciaux : aucun ne peut s’immiscer indûment dans la sphère de compétence de l’autre. Il reconnaît par le fait même la compétence territoriale exclusive des provinces en matière de commerce. Le pouvoir fédéral n’est pas oublié. Par exemple, l’effectivité d’un accord commercial suscite des considérations nationales suffisantes pour être géré par une loi fédérale. Indirectement, les provinces peuvent légiférer pour compléter l’accord et en assurer l’effectivité. Les provinces ont alors des compétences accessoires dans un champ non occupé, alors que le fédéral peut user de la prépondérance de ses lois. En mettant donc en oeuvre la compétence fédérale sur le commerce et les échanges, le juge Pigeon démontre être conscient de l’impact de ce pouvoir exorbitant sur les compétences provinciales. Si l’on distingue une certaine tendance à l’autonomie, les conflits entre provinces sont néanmoins réglés selon les mêmes principes que les conflits entre le gouvernement fédéral et les provinces.

b. La pollution et l’environnement

L’environnement présente des enjeux fondamentaux pour différents domaines juridiques. En droit constitutionnel, la question consiste à savoir quel palier de gouvernement, provincial ou fédéral, sera compétent à son égard ; les provinces, selon leur pouvoir de gérer les matières d’une nature purement locale ou, au contraire, le fédéral pour l’aspect interprovincial de la question ? La question se présente au juge Pigeon en 1975 dans Interprovincial Co-operatives Ltd. c. Manitoba[70]. Dans ce litige, une loi manitobaine octroie le pouvoir au procureur général de la province de poursuivre tout pollueur, et ce, même si la source polluante est située à l’extérieure des limites de cette province.

Pour le juge Pigeon, la théorie fédérale canadienne et le pouvoir résiduaire attribué au gouvernement fédéral suffisent pour donner à ce dernier la compétence pour gérer la pollution interprovinciale[71]. Le juge affirme néanmoins que la province peut établir des lois environnementales plus sévères que les lois fédérales, à condition de restreindre l’exercice de cette compétence aux limites territoriales provinciales[72]. Dans un litige où était en jeu la reconnaissance d’une compétence résiduaire fédérale, le juge Pigeon attribue ainsi aux provinces une partie de la gestion environnementale canadienne et il le fait en soutenant encore une fois un principe d’interprétation législative qu’il a préalablement reconnu et appliqué dans un litige constitutionnel[73]. Il se réfère en effet au libellé de la loi attaquée et corrobore l’intention qu’elle défend en proposant divers moyens aux provinces pour arriver légalement à leurs fins. Cette initiative a d’ailleurs eu pour conséquence de créer, en ce domaine, une compétence législative concurrente.

c. Le droit criminel

Les aspects constitutionnels des litiges en droit criminel où le juge Pigeon rédige des motifs portent tous sur l’équilibre entre la compétence fédérale sur le droit criminel et la compétence provinciale sur l’administration de la justice dans la province. Les litiges se soldent généralement en élargissant la portée des pouvoirs exercés par les provinces.

Le premier exemple est Di Iorio c. Montréal (Gardien de la prison commune)[74]. Deux accusés ont été reconnus coupables d’outrage au tribunal alors qu’ils avaient refusé de témoigner devant une enquête policière québécoise, tenue selon une disposition d’une loi provinciale sur la police. Ayant vu leurs requêtes en certiorari et en habeas corpus refusées, ils attaquent la constitutionnalité de cette disposition de la loi qui, selon eux, est du ressort de la compétence fédérale. Pour le juge Pigeon, la loi est valide, car la compétence provinciale sur l’administration de la justice circonscrit la portée de la compétence fédérale générale sur le droit criminel[75]. La manière dont les juges formulent leurs motifs est probante. Pour la majorité, la solution se trouve dans l’interprétation de la compétence fédérale[76]. Au contraire, le juge Pigeon, concurrent, compare les deux énoncés de compétence pour en délimiter leur portée. Le caractère général de la compétence fédérale est ainsi circonscrit par l’interprétation du libellé de la compétence spécifique provinciale.

Une telle conclusion se retrouve également dans deux autres arrêts. D’abord, dans R. c. Hauser[77], le litige portait sur l’interprétation du terme « procureur général » tel qu’il se retrouve dans le Code criminel[78]. L’accusé, qui a été reconnu coupable de trafic de stupéfiants en vertu de la Loi sur les stupéfiants[79], attaque l’interprétation de ce terme qui a selon lui pour effet de retirer toute compétence aux procureurs généraux provinciaux, dans les accusations portées en vertu de ce type de lois fédérales. Se prononçant pour la majorité, le juge Pigeon reconnaît la validité de cet article. Il en interprète les termes, l’historique, l’économie générale et son aspect nouveau pour conclure que l’article relève de la compétence fédérale résiduaire[80]. Il réitère finalement qu’il est important de restreindre l’étendue de cette compétence fédérale et de préserver la compétence provinciale sur l’administration de la justice[81].

Ensuite, dans Keable c. Canada (PG)[82], le juge Pigeon se prononce sur la compétence d’un enquêteur provincial. Celui-ci avait été mandaté par la province de Québec pour effectuer une enquête sur des actes commis par la Gendarmerie Royale du Canada, un corps policier fédéral. Dans ses motifs majoritaires, le juge Pigeon propose de scinder les pouvoirs de l’enquêteur. Il y réaffirme qu’aucune loi provinciale ne peut avoir d’effet au-delà des limites territoriales de la province[83]. Il octroie alors au procureur la compétence pour enquêter sur le corps policier fédéral et, ce faisant, il confirme la compétence provinciale sur l’administration de la justice. Cependant, la gestion des actes et des procédés de ce corps policier relève, elle, de la compétence fédérale. Encore une fois, c’est ce souci d’efficacité dans l’exercice des compétences législatives qui guide sa décision.

D’une façon plus surprenante, le juge Pigeon s’octroie, dans R. c. Zelensky[84], le pouvoir de commenter la constitutionnalité d’un article du Code criminel pour argumenter en faveur de la reconnaissance des pouvoirs provinciaux, alors que la question litigieuse est autre. Les faits litigieux sont les suivants. Lors d’une condamnation pour vol, l’accusée s’est vue imposer l’obligation de restituer à son employeur les biens qu’elle lui avait dérobés. Parallèlement, l’employeur a poursuivi l’accusée en responsabilité civile pour dédommagement et restitution des biens volés. Les juges majoritaires reconnaissent la validité de l’article du Code criminel, l’estimant accessoire à la compétence fédérale en droit criminel et, plus précisément, au pouvoir de prononcer des peines. D’un avis contraire, le juge Pigeon s’oppose à cette décision et rédige des motifs dissidents. Pour lui, la restitution et le dédommagement sont des matières civiles pour lesquelles seules les provinces peuvent légiférer. Abordé ainsi, l’article ne vient pas compléter la législation fédérale, mais cherche plutôt à se substituer au pouvoir civil provincial[85]. Il réitère que le Code criminel peut régir les conséquences criminelles des actes reprochés à l’accusée, mais qu’il ne peut régir leurs conséquences civiles[86]. Il y aurait alors un empiètement flagrant sur les compétences provinciales[87]. Somme toute, le juge Pigeon confirme la validité de l’article, mais en modifiant l’approche que prônent les autres juges. Pour lui, la restitution des biens à la victime, fondée sur la compétence fédérale en matière de fouille et de saisie, est accessoire à la compétence fédérale[88]. C’est donc encore une fois en comparant la compétence fédérale à une compétence provinciale que le juge Pigeon cherche à en limiter la portée. Il interprète alors le Code criminel et son article litigieux pour en identifier le but, et ensuite le rattacher à une compétence législative. Fait intéressant, le juge est réticent à exprimer des motifs qu’il juge superflus ; le débat se clôt sur les enjeux constitutionnels du dossier[89]. C’est en s’autorisant de précédents tels que Switzman v. Elbling[90] et Prince Edward Island (Secrétaire provincial) v. Egan[91], où la Cour s’est déjà octroyé le pouvoir d’intervenir en matière constitutionnelle lorsque l’intérêt public est en jeu, que le juge Pigeon rédige ses motifs[92].

Dans une trame factuelle distincte, le juge Pigeon réitère des motifs semblables à ceux qu’il défend dans Zelenski. Cette fois-ci, la province peut imposer des conséquences civiles à un acte criminel. L’accusé a été reconnu coupable d’avoir conduit un véhicule en ayant les facultés affaiblies[93]. Le juge du procès lui a donc interdit de conduire un véhicule pour une durée de six mois, une compétence qu’il reçoit de l’article 234 du Code criminel. Or, plus sévère pour un tel acte, la province de l’Ontario lui retire complètement son permis de conduire, comme cela est prévu dans une loi ontarienne qui porte sur la régulation de la conduite automobile dans la province. Selon le juge Pigeon, rendant des motifs majoritaires, la loi provinciale vise à compléter la loi fédérale. Fidèle à sa vision autonomiste des pouvoirs provinciaux, le juge y reconnaît la possibilité, pour les provinces, de légiférer sur les conséquences civiles d’actes criminels[94]. Il permet alors de faire respecter les intentions législatives tant fédérales que provinciales. Il atteint cette fois son objectif en formulant un autre principe interprétatif, constitutionnel celui-là. Le juge souligne en effet que les provinces peuvent légiférer dans un domaine législatif fédéral lorsque le gouvernement canadien n’occupe pas pleinement ce champ de compétences[95]. C’est dire qu’en l’absence d’entrave, les provinces peuvent empiéter sur les domaines législatifs fédéraux.

Au terme de l’analyse des décisions que le juge Pigeon a rendues lorsque la compétence criminelle fédérale est attaquée, il est possible de voir s’ébaucher certaines tendances dans l’activité interprétative du juge. Ses conclusions, à l’effet que la compétence fédérale ne doit pas être interprétée de façon indûment large, laissent sous-entendre le désir de reconnaître l’efficience des compétences provinciales. L’argumentaire qu’il y défend repose sur une évaluation comparative des compétences. Le juge oppose en effet la portée de la compétence criminelle aux compétences provinciales pour conclure, notamment, que la compétence fédérale ne peut limiter le pouvoir provincial sur l’administration de la justice. En plus, les provinces peuvent imposer des sanctions civiles à des gestes criminellement punis, contrairement au gouvernement fédéral qui ne peut, par l’effet de sa compétence en droit criminel, imposer une ordonnance qui s’apparente à une sanction civile. En somme, le pouvoir législatif général fédéral ne peut limiter les compétences spécifiques provinciales. À chaque fois, le juge défend ces idéaux en usant d’une interprétation littérale des lois dont la validité est attaquée.

d. Les Indiens

Le seul litige constitutionnel relatif aux autochtones dans lequel le juge Pigeon se prononce, Parents Naturels c.Superintendent of Child Welfare[96], porte sur l’effet d’une loi provinciale qui retire le statut d’Indien à un jeune autochtone adopté par un couple non autochtone. Il n’y rédige toutefois pas de motifs, mais scinde le jugement majoritaire pour choisir les parties d’analyse qui correspondent à sa conclusion. Il adopte les différents arguments constitutionnels suivants.

Le juge Pigeon conteste d’abord la portée qu’accorde le juge en chef Laskin à l’article 88 de la Loi sur les Indiens[97]. Cet article, rappelons-le, autorise l’application aux autochtones des lois provinciales générales ; sauf quelques exceptions, une loi du ressort provincial peut s’appliquer et régir les autochtones, alors que leur statut distinct relève de la compétence fédérale. Par l’effet de cet article, la loi provinciale se trouve incorporée à la sphère de compétence fédérale. Le juge Pigeon refuse de donner une interprétation indue à cet article. Omettre les conditions dont il est assorti aurait pour conséquence d’accorder au palier fédéral la mainmise sur les dispositions provinciales qui affectent de façon générale les autochtones. Les motifs auxquels se rallie le juge Pigeon énoncent ensuite de façon explicite les conséquences d’une interprétation large de l’article 88 :

Je ne considère pas que cet article tend à incorporer toutes les lois provinciales d’application générale à la législation fédérale sur les Indiens. Adopter cette opinion reviendrait à dire que, à l’égard d’une catégorie de personne, c.-à-d. les Indiens, seules les lois fédérales s’appliquent et seul le Parlement fédéral peut en assurer l’exécution. Cela signifierait qu’en adoptant l’art. 88, le Parlement fait perdre à une loi provinciale valide, régulièrement applicable aux Indiens, l’effet qu’elle a à titre de loi provinciale, en l’incorporant dans la Loi sur les Indiens, comme mesure législative fédérale. Le libellé de l’art. 88 ne vise pas à incorporer les lois de chaque province dans la Loi sur les Indiens de façon à en faire des lois fédérales. L’article énonce dans quelle mesure les lois provinciales s’appliquent aux Indiens[98].

C’est alors à la faveur du respect du libellé de la loi et de l’intention qu’on y retrouve que le juge Pigeon détermine que la Loi sur les Indiens ne peut avoir pour effet d’incorporer l’ensemble des dispositions provinciales générales au pouvoir fédéral. Reconnaître ce principe et réaffirmer les conditions pour mettre en oeuvre l’article 88 de la Loi sur les Indiens permet de faire respecter l’autonomie législative provinciale[99].

e. Les entreprises fédérales

Au-delà de l’interprétation des compétences législatives, le juge Pigeon intervient également dans des débats constitutionnels où la définition de la sphère d’activités d’entreprises influe sur leur caractère fédéral ou provincial. Le débat dans Québec (Régie des services publics) c. Dionne[100] porte sur une entreprise de câblodistribution. L’entreprise litigieuse reconnaît que la réception d’ondes provenant de l’extérieur de la province relève généralement de la compétence fédérale. Elle estime toutefois que, puisqu’elle distribue ce signal par câble, elle peut en choisir le destinataire et, ce faisant, elle est en mesure de limiter ses activités au territoire de la province. La dissidence du juge Pigeon suit cette logique réflexive. Il scinde les activités de l’entreprise par l’entremise d’une analyse technique surprenante, où il démontre que son érudition s’étend à des domaines non juridiques[101]. C’est en comparant la communication par câble à la navigation que le juge arrive à sa conclusion. Pour lui, si la navigation à l’intérieur des limites territoriales québécoises relève de la compétence provinciale, la distribution par câble limitée uniquement à la province doit au même titre être du domaine provincial[102]. La majorité prend au contraire acte d’un arrêt présenté ci-dessus, Capital Cities, pour confirmer la compétence fédérale dans ce domaine. Pour la majorité, seul le service offert est pertinent pour l’analyse, et non les destinataires de ce service.

Or, tel qu’il fut mentionné, le juge Pigeon s’opposait dans cet arrêt au contrôle culturel effectué par le CRTC. Cette fois-ci, c’est l’« usurpation de pouvoir de la part de l’autorité fédérale »[103] qui le fait réagir. Son analyse scinde les activités de l’entreprise et il affirme que le contrôle effectué par le palier fédéral sur une partie de l’activité d’une entreprise ne peut s’étendre au contrôle des activités relevant des compétences exclusivement provinciales, celles des entreprises locales. Encore une fois, l’efficience du partage législatif des compétences guide les motifs du juge Pigeon. Il rappelle d’abord qu’une entreprise qui agit dans un domaine fédéral n’est pas nécessairement elle-même une entreprise fédérale[104], et que si elle l’est, il s’agit d’une exception au pouvoir normalement attribué aux provinces[105]. Le juge souligne ensuite que l’interprétation des compétences fédérales est toujours limitée par l’interprétation des compétences provinciales, chacune dépendant du libellé de l’autre :

Je ne suis pas d’avis qu’on peut la résoudre en disant que l’ensemble de l’entreprise doit être assujetti au contrôle fédéral de façon à éviter le problème du partage des compétences. Ce partage est inhérent à tout système fédératif. Quelle que soit l’étendue de la compétence que l’on reconnaisse au domaine attribué au pouvoir fédéral, celui-ci se heurtera toujours quelque part aux pouvoirs provinciaux[106].

2. L’autonomie provinciale par l’efficience du partage des compétences législatives

Avant d’arriver à sa judicature, Louis-Philippe Pigeon défendait déjà des idéaux dans lesquelles les provinces recevaient une pleine autonomie dans leur sphère législative. Tel que mentionné, sa participation auprès de différents gouvernements québécois peut se résumer par une volonté de défendre les intérêts de la province, ce qu’il faisait lorsqu’il devait qualifier et préciser tant les compétences provinciales que fédérales. Ses années d’enseignement du droit permettent de tirer les mêmes conclusions. Les nombreux articles qu’il rédige lui permettent de poursuivre sa réflexion sur cette ligne de pensée. Une fois à la Cour suprême du Canada, il est possible de soutenir qu’il cherche à respecter ces objectifs par le respect du principe de l’efficience du partage des compétences législatives, principe qu’il parvient à poursuivre en usant de diverses méthodes d’interprétation législative.

Des arrêts constitutionnels où le juge Pigeon rédige des motifs apparaît d’abord la volonté de défendre l’idée sous-tendant le fédéralisme, soit la division législative effectuée par la Loi constitutionnelle de 1867[107]. Ce partage, qui ne fait pas état de compétences concurrentes, doit être efficace[108]. C’est pourquoi le juge cherche toujours à assurer un équilibre entre les compétences fédérales et provinciales. Les compétences fédérales, qui sont édictées en termes larges, reçoivent ainsi des interprétations restreintes. Par exemple, le droit criminel, le commerce et les échanges et le pouvoir de régir le statut autochtone ont été interprétés afin d’assurer l’exercice des compétences provinciales avec lesquelles ces pouvoirs législatifs peuvent entrer en conflit[109]. Plus précisément, la compétence générale sur les Indiens ne peut permettre d’incorporer au droit fédéral l’ensemble de la législation générale provinciale[110]. Encore, la compétence en matière criminelle vient avec le devoir, pour les tribunaux, de l’interpréter de façon restrictive[111] afin de l’empêcher d’empiéter sur les pouvoirs provinciaux[112] et de permettre aux provinces de compléter la compétence fédérale[113]. Le juge Pigeon appuie alors ses motifs sur les méthodes d’interprétation constitutionnelle : la constitutionnalité des lois est évaluée en comparant la portée des compétences législatives[114]. Apparaissent alors certains effets concurrents entre les compétences[115].

S’il cherche à défendre l’exercice des compétences législatives provinciales, le juge Pigeon ne rend pas d’arrêts où il supporte indûment les lois provinciales au détriment des lois fédérales. Au contraire, le principe de l’efficience de l’exercice législatif est aussi appliqué en faveur des compétences législatives fédérales[116]. C’est notamment par une reconnaissance de la prépondérance des lois fédérales[117], des pouvoirs accessoires fédéraux[118] et par des pouvoirs d’urgence[119] qu’est appliqué ce concept de l’efficience au niveau de la compétence fédérale. Toutefois, le souci d’équité entre les provinces et le gouvernement fédéral le mène à assurer la plénitude des compétences provinciales. Il reconnaît par exemple des compétences accessoires aux provinces[120], il limite les pouvoirs d’urgence à des conditions d’exercice strictes[121] et il permet aux lois provinciales de compléter la législation fédérale[122]. Plus probant, il interdit à l’exécutif fédéral de s’immiscer dans l’exercice des domaines de compétences provinciales[123].

L’équilibre fédératif que défend le juge Pigeon favorise ensuite l’exercice des compétences législatives provinciales, mais les limite à leur territoire[124]. Si les provinces doivent être autonomes dans leurs pouvoirs, encore faut-il qu’elles légifèrent sur le territoire que leur ont attribué les différentes lois constitutionnelles. À défaut, le gouvernement fédéral sera le seul compétent pour adopter des lois dont les effets sont pancanadiens[125]. On pense ici à l’environnement et aux différents accords commerciaux sur lesquels le juge Pigeon eut à se prononcer. Au même titre, les conflits de lois entre les différentes provinces se soldent par l’utilisation de la même grille d’analyse que prône le juge Pigeon lorsqu’il évalue la portée des compétences fédérales et provinciales[126].

L’efficience du partage des compétences législatives est ainsi sous-jacente à la majorité des décisions constitutionnelles où le juge Pigeon rédige des motifs. Il témoigne donc, d’une part, d’une vision du fédéralisme canadien où toutes les sphères législatives sont autonomes dans l’exercice de leurs compétences. D’autre part, il soutient que cet équilibre entre les compétences des différents ordres gouvernementaux doit avoir pour effet de maintenir l’efficacité des pouvoirs provinciaux. C’est ainsi teintées par ces objectifs que les décisions du juge seront reprises dans la jurisprudence contemporaine. Ce faisant, l’idée du fédéralisme canadien telle que défendue par Louis-Philippe Pigeon est aujourd’hui endossée par la Cour suprême du Canada[127].

Toutes ces théories sont défendues en utilisant une méthode interprétative où l’intention législative doit se retrouver dans les termes clairs utilisés par le législateur dans les lois dont la validité est attaquée. Les décisions analysées précédemment permettent d’ébaucher une conclusion qui sera reprise dans la deuxième partie : le juge Pigeon y reconnaît les limites de son rôle de magistrat. Nous l’avons observé, il préfère parfois rendre une solution en apparence illogique, peu pratique ou entraînant des réajustements politiques, plutôt que de s’immiscer dans l’analyse des raisons ayant menées à l’adoption d’une loi. Ce faisant, le juge se soustrait du débat et achemine la question au pouvoir législatif, seul à avoir la compétence en ce domaine. Le rôle des tribunaux est selon lui restreint à l’interprétation[128]. La division des pouvoirs au Canada permet de soutenir cette prétention. Par ailleurs, l’adoption de différentes lois et déclarations protégeant les droits et libertés accroît pourtant le rôle des juges et, surtout, le pouvoir des tribunaux. Qu’arrive-t-il alors lorsque le juge Pigeon doit se prononcer sur la légalité d’une loi qui enfreint ces principes fondamentaux ?

II. Les droits et libertés fondamentaux

Avant l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés[129], la protection des droits et libertés intervient essentiellement du fait de deux sources de droit. D’abord, la common law constitutionnelle est un outil judiciaire permettant notamment de reconnaître et de protéger ces droits. Ensuite, plusieurs lois quasi constitutionnelles visant à protéger les droits fondamentaux seront adoptées. C’est essentiellement la Déclaration canadienne des droits[130], adoptée durant la carrière de juriste de Louis-Philippe Pigeon, qui initie la plupart de ses commentaires.

Il a été soutenu dans la première partie de ce texte que l’interprétation littérale privilégiée par Louis-Philippe Pigeon permet d’établir un lien vers les théories constitutionnelles qu’il défend. Plus précisément, le choix de cette méthode interprétative le guide vers une vision efficiente et décentralisée du partage des compétences législatives. En plus des décisions classiques concernant la distribution des pouvoirs rendues lors de la judicature du juge Pigeon, un pan de jurisprudence constitutionnelle concernant les droits fondamentaux se construit durant sa carrière. En partant de l’approche d’interprétation législative mise de l’avant par le juge, il devient intéressant d’identifier comment ce choix guide la définition de ses théories constitutionnelles en matière de droits fondamentaux.

Après une brève incursion dans la théorie constitutionnelle que défendait le juriste et professeur Louis-Philippe Pigeon en matière de droits fondamentaux, nous analyserons ensuite la pensée constitutionnelle du magistrat.

A. La division des pouvoirs et la Déclaration canadienne des droits

En 1960, avec l’adoption de la Déclaration canadienne des droits, la Cour suprême du Canada se voit investie de nouveaux pouvoirs. Avant ce moment, la validité des lois reposait essentiellement sur le partage législatif des compétences, tel que prescrit par la Constitution. Avec la Déclaration, les juges peuvent désormais décider si des lois sont inopérantes dans la mesure de leur incompatibilité avec cette loi fédérale protégeant les droits fondamentaux. La Cour suprême n’attribuera toutefois cette portée à la Déclaration qu’en 1970, durant la judicature du juge Pigeon[131]. Avant d’entrer en fonction à la Cour, Louis-Philippe Pigeon, dans son rôle de juriste et professeur, avait énoncé certains commentaires sur cette loi et, de façon plus générale, sur les droits fondamentaux.

Louis-Philippe Pigeon s’oppose à la Déclaration canadienne des droits pour deux motifs. Il refuse d’une part l’idée que ces principes soient incorporés dans une loi fédérale sans teneur constitutionnelle. Resurgit alors une opinion qu’on l’a vu défendre au sujet du partage des compétences législatives : introduire la protection des libertés fondamentales dans une loi aurait pour effet d’octroyer aux juges la tâche de définir la portée de ces droits. Or, selon lui, ce pouvoir n’est légitimement exercé que par la législature. Il met d’autre part de l’avant la protection jurisprudentielle de ces droits. Pour Louis-Philippe Pigeon, la définition des droits fondamentaux doit être contextuelle et rappelle à ce titre l’existence de la common law constitutionnelle.

L’argument que Louis-Philippe Pigeon défend sur le partage des pouvoirs est éloquent en ce qui concerne sa vision du fédéralisme canadien. Il n’existe pour lui que deux possibilités pour qu’une loi défende les droits fondamentaux : la solution américaine et la solution anglaise[132]. Aux États-Unis, souligne-t-il, les amendements protégeant les droits fondamentaux sont adoptés par le peuple et interprétés en sa faveur. La protection est dès lors incorporée à la Constitution par un processus d’amendement et liera tous les niveaux de pouvoirs, tant exécutif, législatif que judiciaire. La protection s’imposera en plus aux différents ordres gouvernementaux[133]. À l’époque où Louis-Philippe Pigeon soutient ces propos, il lui était difficilement concevable que cette solution soit retenue au Canada compte tenu des difficultés inhérentes à l’amendement de notre Constitution et, plus important encore, que celle-ci n’est à l’époque qu’une simple loi britannique[134]. La solution anglaise en matière de droits fondamentaux est différente. Dans le contexte canadien, elle repose sur une approche de souveraineté parlementaire où la protection des droits fondamentaux réside dans une loi fédérale[135]. Pour le professeur Pigeon, cette dernière solution est irrespectueuse de la situation fédérale canadienne, différente du système unitaire britannique de l’époque. Certains droits protégés par une telle loi relèvent des compétences législatives provinciales. Il lui est dès lors impossible d’en soutenir la constitutionnalité[136].

Louis-Philippe Pigeon reprendra ce dernier argument régulièrement. Sollicité pour donner son opinion sur la Déclaration un an avant son adoption, il réitère que les provinces possèdent un pouvoir étendu en vertu de leur compétence sur la propriété et les droits civils. En adoptant la loi, le gouvernement fédéral empiète donc sur ces compétences provinciales[137]. Au même effet, Louis-Philippe Pigeon soutient, dans un autre article, l’idée que la loi fédérale en question ne pourrait pas se limiter aux domaines de compétences fédérales. Son adoption serait clairement ultra vires des pouvoirs fédéraux[138]. Les commentaires qu’il défend portent également sur le pouvoir que recevrait le gouvernement fédéral en adoptant cette loi. Comme elle n’est pas intégrée à la Constitution, il serait selon lui plausible de soutenir que le gouvernement puisse la modifier et faire en sorte que la loi ne contraigne pas l’exercice législatif fédéral[139]. Au même effet, l’exécutif fédéral ne serait plus lié par la loi[140].

Quelques années s’écoulent et Louis-Philippe Pigeon est contraint de constater l’ampleur que prend la Déclaration canadienne des droits suite à son adoption. Il est alors conscient que les tribunaux sont désormais investis de nouveaux pouvoirs. Il suggère par conséquent que les tribunaux doivent reconnaître les limites de ces pouvoirs en refusant de s’immiscer dans le processus législatif et de commenter l’opportunité d’adopter les lois[141]. Encore une fois, l’interprétation de la législation est déterminante :

Everyone of you knows, I am sure, that I believe in literal interpretation. This is my concept of abiding the will of Parliament. However, I have to accept that it is impossible in constitutional adjudication and in the implementation of the Bill of Rights. Tests of constitutional validity cannot be rigidly devised. The decision in those matters has to rest on broad principles, not on technical construction[142].

L’interprétation du libellé de la Déclaration canadienne des droits doit être inhérente à la protection des droits qu’on y retrouve. L’intention législative ne doit pas être autrement analysée[143]. Louis-Philippe Pigeon en arrive alors à un difficile constat : les termes utilisés dans la loi prennent plus d’importance[144], mais comme ces termes sont formulés largement, le rôle des tribunaux est accru[145]. Face à ce dilemme, le professeur Pigeon soutient que puisque la Déclaration ne prévoit pas de sanction, les tribunaux ne peuvent en imposer le respect[146]. Par exemple, si la législature voulait abolir les peines cruelles et inusitées, elle l’aurait prévue dans la législation appropriée, le Code criminel, et n’aurait pas accordé aux tribunaux le rôle de définir ce qu’est ce genre de peine[147].

Suite à cette brève analyse, il est alors pertinent de s’enquérir de la vision que défend le juge Pigeon des droits fondamentaux durant ses années à la Cour suprême du Canada. Durant sa judicature, soutient-il toujours cette vision de la protection des droits fondamentaux et, plus précisément, maintient-il cette opinion à propos de la Déclaration canadienne des droits dans un contexte où il favorise une interprétation littérale des lois ?

B. L’aspect pratique de l’interprétation du droit : les droits et libertés fondamentaux

La première partie de ce texte, qui portait sur l’interprétation du partage des compétences législatives, a été traitée avec un souci d’exhaustivité : y ont été reportés tous les arrêts où le juge Pigeon rédige des motifs constitutionnels. Dans cette section, relative à la Déclaration canadienne des droits, seront omises les décisions où le juge Pigeon ne se prononce pas sur la loi fédérale, et ce, même si d’autres juges trouvent utile de le faire. Cette analyse nous permet tout de même de tirer le portrait de la vision du juge Pigeon à l’égard de cette loi.

1. L’interprétation des droits et libertés

Le deuxième article de la Déclaration canadienne des droits stipule que

[t]oute loi du Canada, à moins qu’une loi du Parlement du Canada ne déclare expressément qu’elle s’appliquera nonobstant la Déclaration canadienne des droits, doit s’interpréter et s’appliquer de manière à ne pas supprimer, restreindre ou enfreindre l’un quelconque des droits ou des libertés reconnus et déclarés aux présentes, ni à en autoriser la suppression, la diminution ou la transgression[148].

L’article vise particulièrement à protéger les droits de toutes personnes arrêtées ou accusées. Plus précisément, ce sont les paragraphes 2(c) et (e), les droits de retenir et de se constituer un avocat et l’audition impartiale de sa cause, notamment le droit à la divulgation et à la communication de la preuve, qui seront les plus fréquemment interprétés par le juge Pigeon. Il se prononcera également sur le droit à l’égalité devant la loi, un droit protégé par le premier article de la Déclaration, et il le fera principalement dans un contexte de droit autochtone.

a. Le droit criminel et la protection des accusés

Principe de procédure fondamental, le droit à la divulgation et à la communication de la preuve prend véritablement son essor en droit criminel. Compte tenu des conséquences possibles des procès criminels, les accusés, à défaut de connaître la preuve qui peut conduire à leur culpabilité, voient leur droit à un procès juste et équitable enfreint par l’absence de divulgation de cette preuve. Dans ses décisions, le juge Pigeon est partagé entre l’absence de reconnaissance expresse de ce droit fondamental et, étant un droit préalablement reconnu par la common law, par l’assise jurisprudentielle ainsi conférée pour protéger les accusés contre les atteintes à leurs droits fondamentaux.

Dans Duke c. R.[149], rendu en 1972, l’accusé avait été reconnu coupable d’avoir conduit un véhicule à moteur alors que la proportion d’alcool dans son sang dépassait la limite permise par le Code criminel. Huit jours après le prélèvement de l’échantillon, mais avant l’audition de son procès, l’accusé tente d’obtenir le spécimen d’haleine prélevé afin d’en faire une contre-expertise. Sa demande lui est refusée puisque l’échantillon a été détruit. Surpris, l’accusé demande l’émission d’une ordonnance de prohibition[150]. Il l’obtient et l’ordonnance met fin à son procès, faute de preuve. La Cour d’appel de l’Ontario casse cette ordonnance et l’accusé porte la décision en appel à la Cour suprême du Canada.

Souscrivant à la conclusion de la majorité des juges de la Cour, le juge Pigeon soutient que l’obligation de fournir à l’accusé un spécimen de son haleine est omise dans le libellé de la loi. Il n’a donc pas le droit de le recevoir pour en faire une contre-expertise et les résultats de l’analyse issue de cet échantillon peuvent être utilisés en preuve contre lui. Les juges majoritaires soulignent donc qu’il n’y a pas d’atteinte au droit à un procès juste et équitable.

Le contexte dans lequel le juge Pigeon rend ses motifs est important pour comprendre sa position. La Cour suprême s’était prononcée quelques années plus tôt, dans le Renvoi relatif à la Loi modifiant le droit pénal[151], sur l’adoption de l’article que Duke est accusé d’avoir enfreint. En plus des spécifications reliées au crime en soit, le projet de loi prévoyait que l’accusé devait obtenir un échantillon de sa propre haleine. La Cour avait conclu que le pouvoir du gouverneur général en conseil lui permettait de n’adopter qu’une partie de la loi et, ce faisant, d’omettre le droit à la communication de la preuve pour l’accusé[152]. Dissident dans le renvoi, le juge Pigeon s’opposait à ce que ce pouvoir permette de scinder la loi et vienne ainsi limiter la mise en oeuvre de l’intention législative. Or, dans Duke, appliquant la règle du stare decisis, le juge Pigeon s’accorde avec les motifs majoritaires du renvoi et reconnaît que l’absence de protection expresse du droit fondamental pour l’accusé emporte son droit à la communication de la preuve, sans porter atteinte à son droit à un procès juste et équitable. C’est donc dire que pour le juge Pigeon, si la Cour suprême a préalablement reconnu la possibilité de retirer un paragraphe d’une loi malgré l’intention législative, la Cour ne peut alors agir indirectement et réintégrer cet article dans le Code criminel en reconnaissant qu’un tel droit puisse émaner de la Déclaration. Il fait alors reposer sa démonstration sur une interprétation littérale du Code criminel.

Un deuxième droit fondamental sur lequel doit se prononcer le juge Pigeon à l’égard d’accusés est celui d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat et d’être informé de ce droit. À l’époque de la judicature de Louis-Philippe Pigeon, l’alinéa 2(c)(ii) de la Déclaration l’exprime ainsi : « [le] droit de retenir et constituer un avocat sans délai »[153]. Cette fois, puisque ce droit est protégé tant dans la loi fédérale qu’à travers la common law, le juge Pigeon éprouve moins de difficulté à en régir l’application. Pourtant, il rend des motifs mitigés. Il est frappant de constater que c’est essentiellement lorsqu’un accusé refuse de se soumettre à un prélèvement de son haleine, sous réserve de pouvoir parler à un avocat, que le juge Pigeon trouve nécessaire de rédiger des motifs.

Dans Brownridge c. R.[154], l’accusé avait en effet refusé de fournir un échantillon de son haleine à des policiers qui l’avaient arrêté au volant de son véhicule. L’accusé a alors demandé de communiquer avec son avocat. Voyant sa demande refusée, il n’obtempère pas à la sommation des policiers. Il se voit donc accusé d’avoir conduit un véhicule alors que ses facultés sont affaiblies et d’avoir refusé de se soumettre au prélèvement de son haleine, et ce, sans excuses valables. C’est sur ce dernier élément que se solde le litige. Il apparait en effet au Code criminel la possibilité de refuser un tel prélèvements’il est prouvé que l’accusé avait des excuses valables à faire valoir à l’encontre de cette demande.

Même si les juges majoritaires de la Cour suprême se divisent et rendent des motifs concurrents, ils arrivent tous à la conclusion que le refus des policiers de laisser l’accusé parler à son avocat, contrairement à la Déclaration, constitue une excuse valable de refuser de coopérer. Les juges minoritaires représentés par le juge Pigeon s’opposent à cette interprétation. Pour eux, seul le Code criminel peut définir ce qu’est une excuse valable. Ils interprètent alors de façon stricte le Code criminel et concluent que la référence à la common law faite par l’article 7(2) suffit pour identifier l’excuse raisonnable de ne pas coopérer[155]. Ce faisant, le juge Pigeon omet la protection accordée par la Déclaration. En plus, il interprète de façon restrictive sa portée puisqu’il est d’avis que la Déclaration ne peut être invoquée que par une personne arrêtée ou détenue. Or, poursuit-il en faisant abstraction des faits en l’espèce, une personne sommée de suivre un policier pour fournir un échantillon de son haleine n’est ni arrêtée ni détenue[156].

Une fois l’existence de ce droit reconnue, sa mise en oeuvre devient parfois litigieuse. À l’instar des faits de l’arrêt Brownridge, le contrevenant dans Jumaga c. R.[157] avait refusé de se soumettre à un prélèvement de son haleine. Il avait toutefois pu obtenir l’avis de son avocat à cet effet, mais les policiers avaient assisté à la conversation. Ce n’est donc plus l’atteinte au droit de se constituer un avocat qui peut constituer une excuse raisonnable, mais plutôt les modalités d’exercice de ce droit.

La majorité de la Cour suprême, représentée par le juge Pigeon, s’appuie sur les faits litigieux pour rendre leur jugement. L’accusé a refusé de se soumettre au prélèvement sans pouvoir parler à son avocat. Tel que mentionné précédemment, il s’agit d’une excuse raisonnable. C’est cependant le second refus d’obtempérer, après avoir parlé à son avocat, qui fonde l’infraction. Pour le juge Pigeon, le droit reconnu par la Déclaration et confirmé par la jurisprudence a été respecté. Le juge ne voit pas comment, selon les faits, Jumaga a pu être privé d’un droit inhérent au droit de consulter un avocat, à savoir le caractère privé de la discussion, s’il n’en a pas fait la demande[158]. Encore une fois, le juge favorise une interprétation littérale de la loi. En somme, puisque l’accusé n’a pas revendiqué la confidentialité de la conversation, il n’a pu se sentir privé d’un droit qui n’est pas prévu par la loi :

En l’espèce, je ne vois pas comment on pourrait soutenir que l’accusé a réellement subi un préjudice dans l’exercice de son droit de consulter son avocat. À mon avis, il a non seulement omis de formuler une objection mais il a de surcroît accepté tels quels les moyens mis à sa disposition et en conséquence, l’arrêt Stirland devrait a fortiori s’appliquer.

Bertrand v. La Reine, à la p. 204

Il serait nettement contraire à la bonne administration de la législation relative à l’ivressomètre de permettre à un automobiliste, soupçonné d’avoir conduit pendant que sa capacité de le faire était affaiblie, d’accepter sans protester les moyens mis à sa disposition pour consulter son avocat, et ensuite de se plaindre de ce que ces moyens étaient inadéquats pour justifier son refus. Tout comme j’estime qu’il serait injuste envers l’accusé de considérer comme un refus définitif de se soumettre au test ce que l’agent de police a alors considéré comme une demande de consulter d’abord un avocat, j’estime que ce serait une erreur de l’autoriser ensuite à contester la suffisance des moyens qu’on lui a fournis après s’en être prévalu sans se plaindre. L’appelant invoque la Déclaration canadienne des droits selon laquelle « nulle loi du Canada ne doit s’interpréter ni s’appliquer comme ... privant une personne arrêtée ou détenue ... du droit de retenir et constituer un avocat sans délai ... ». Je ne vois pas comment l’appelant peut prétendre avoir été « privé » de ce qu’il n’a jamais réclamé[159].

Au contraire, la dissidence nie l’existence de deux refus d’obtempérer. Pour elle, il existe une continuité entre les deux refus qui lui permet de conclure à l’infraction du droit de l’accusé de se constituer un avocat. Le juge Bora Laskin souligne d’ailleurs que les policiers et plus généralement le système judiciaire doivent connaître l’importance des modalités du droit pour un accusé de consulter son avocat[160].

Dans la même logique que celle exposée précédemment, le juge Pigeon a déjà retenu contre un accusé le fait qu’il ait consenti au prélèvement de son haleine alors qu’il n’avait pu parler à son avocat[161]. L’accusé avait été sommé par les policiers de fournir l’échantillon ou, à défaut, d’être accusé d’avoir refusé d’obtempérer. Même s’il savait que son avocat venait d’arriver au poste de police puisqu’il l’entendait parler, le contrevenant obéit aux policiers. Cette fois, c’est l’admissibilité de la preuve qui est litigieuse. Dans des motifs concurrents, le juge Pigeon considère que cette preuve est la seule qui peut être utilisée pour reconnaître la culpabilité de l’accusé. Même si elle est obtenue contrairement aux prescriptions de la Déclaration, il justifie son utilisation en s’appuyant sur des principes de common law. Le juge Pigeon souligne alors que chaque violation des droits défendus par la Déclaration ne peut nécessairement conduire à l’exclusion d’une preuve :

Je suis d’accord avec M. le juge Ritchie que ce pourvoi doit être rejeté pour le motif que, même si l’on donne à la Déclaration canadienne des droits l’effet d’un document constitutionnel, cela ne signifie pas que, contrairement à la règle de la Common law, une preuve obtenue en violation d’une disposition de cette Déclaration doit être considérée absolument irrecevable[162].

Dissident, le juge Laskin rétorque que l’intention législative en adoptant la Déclaration est de contourner les principes de common law sur lesquels s’appuie Louis-Philippe Pigeon[163]. En plus, le juge Laskin reproche au juge Pigeon sa conclusion dans Brownridge :

La question qui se pose, par conséquent, est la suivante : pour que ce droit triomphe, faut-il s’en remettre à la seule force de caractère ou fermeté d’un accusé de sorte que la situation soit celle de l’affaire Brownridge, ou n’y a-t-il pas aussi une sanction disponible, savoir, conclure à l’irrecevabilité de la preuve lorsque les autorités policières réussissent à vaincre la résistance que l’accusé oppose en disant qu’il veut d’abord consulter un avocat. Rien de moins ne saurait suffisamment garantir le respect du droit de l’individu à l’avocat par les autorités policières dont l’obligation d’appliquer la loi va de pair avec celle d’y obéir[164].

Ce faisant, Bora Laskin reprend l’idée de la supralégislativité de la Déclaration qui, on le verra, marque un changement de mentalité à la Cour suprême que refusera de suivre Louis-Philippe Pigeon. De plus, c’est la dissidence du juge Laskin qui fera jurisprudence jusqu’à tout récemment[165].

b. Les autochtones et le droit à l’égalité devant la loi

L’article 1(b) de la Déclaration canadienne des droits consacre le principe du droit à l’égalité devant la loi. Cette idée d’égalité suscite un intérêt particulier pour les autochtones. Ces derniers y trouvent en effet un concept leur permettant de lutter contre la distinction qu’effectue la Loi sur les Indiens entre eux et les non-Indiens. À ce titre, le juge Pigeon est partagé entre le respect de la compétence législative fédérale sur les Indiens et la reconnaissance expresse du droit à l’égalité devant la loi. Le débat constitutionnel s’étend d’ailleurs au-delà de cette dichotomie : c’est à ce moment que sera forgée l’idée de la supralégislativité de la Déclaration.

Nous l’avons observé, Louis-Philippe Pigeon défend une application stricte du principe de la séparation des pouvoirs qu’il articule en favorisant l’interprétation littérale des lois. Les tribunaux ne peuvent selon lui s’immiscer dans le processus législatif et l’interprétation prétorienne doit se limiter au libellé du texte de loi litigieux. Le juge Pigeon réitère cette opinion au sujet de la Déclaration dans R. c. Drybones[166]. L’accusé, un autochtone, avait été condamné pour avoir été trouvé ivre à sa résidence, hors d’une réserve, ce qui constituait une infraction à la Loi sur les Indiens. L’interdiction en question ne s’applique évidemment qu’aux autochtones. C’est donc relativement à l’égalité devant la loi que la Cour suprême doit se prononcer. Pour la majorité de la Cour, la distinction fondée sur la race qu’instaure la Loi sur les Indiens doit rendre inopérant l’article duquel Drybones est accusé. Selon les juges majoritaires, cette interprétation de la loi est conforme à la Déclaration. Il s’agit du premier arrêt où la Cour suprême rend inopérant un article de loi contraire aux énoncés de droits fondamentaux de la Déclaration. Au contraire, le juge Pigeon s’oppose à cette conclusion : il refuse que les tribunaux se superposent au Parlement et déclarent inopérantes des lois validement adoptées.

En somme, c’est la conjugaison des principes de la séparation des pouvoirs et de l’interprétation littérale de la loi qui motive la décision du juge Pigeon. S’appuyant sur des règles d’interprétation, le juge tente de savoir comment la législature peut accorder aux tribunaux le rôle de rendre inopérantes des lois :

En vérité, le sens d’expressions telles que « l’application régulière de la loi », « l’égalité devant la loi », « la liberté de religion », « la liberté de parole », est largement indéfini et presque illimité. Selon les opinions individuelles et l’évolution des idées courantes, le contenu actuel de tels concepts juridiques est susceptible d’extension et de variation, comme on peut le voir de façon frappante dans d’autres pays. Dans le système britannique traditionnel qui est le nôtre en vertu de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, c’est le Parlement qui est exclusivement responsable de la mise à jour de la législation dans notre monde en évolution. Si le Parlement du Canada avait eu l’intention de déroger à ce principe en édictant la Déclaration, on serait en droit de s’attendre à y trouver cette intention clairement exprimée. Au contraire, ce que l’on trouve à l’article 1 c’est la volonté manifeste de maintenir le principe traditionnel et d’éviter l’incertitude inhérente aux lois rédigées en termes généraux, en rattachant ces termes généraux à l’ensemble du droit existant et, en fait, en déclarant les droits de l’homme et libertés fondamentales reconnus comme ils existaient alors dans les lois du Canada[167].

Le juge Pigeon tranche alors le pourvoi en appliquant un principe qui lui est cher : l’effectivité du partage législatif des compétences. Son argumentation se résume ainsi. En attribuant au gouvernement fédéral la compétence législative sur les autochtones, toutes lois fédérales qui leur sont spécifiquement applicables sont valides. Ce pouvoir particulier peut donc permettre que la Loi sur les Indiens effectue des distinctions fondées sur la race[168]. Il souligne d’ailleurs que :

Si l’un des effets de la Déclaration canadienne des droits est de rendre inopérantes toutes les dispositions en vertu desquelles les Indiens en tant que tels ne sont pas traités de la même façon que le grand public, on doit inévitablement conclure que le Parlement, en édictant la Déclaration, n’a pas seulement modifié fondamentalement le statut des Indiens par ce procédé indirect, mais aussi qu’il a assujetti l’exercice futur de l’autorité législative fédérale sur les Indiens à l’exigence d’une déclaration expresse « que la loi s’appliquera nonobstant la Déclaration canadienne des droits ». J’ai peine à croire que le Parlement avait cette intention lorsqu’il a édicté la Déclaration. Si l’on entendait supprimer pratiquement la législation fédérale sur les Indiens, on devrait s’attendre à ce que ce changement important soit fait explicitement et non subrepticement, pour ainsi dire[169].

Pour le juge Pigeon, interpréter différemment la loi aurait pour effet de nier l’existence de l’article 2 de la Déclaration. Cet article énonce que le Parlement du Canada peut adopter une loi qui sera valide malgré une infraction à la Déclaration, s’il est sciemment exprimé que la loi s’applique nonobstant celle-ci. Le juge soutient donc qu’interpréter la Déclaration canadienne des droits autrement aurait pour effet de rendre cet article sans effet[170]. En plus, la loi fédérale ne ferait qu’énoncer certains principes d’interprétation[171]. Le juge souligne alors que la loi garde tout de même son caractère manifeste puisqu’elle est aussi importante que les diverses règles d’interprétation constitutionnelle[172]. Le juge Pigeon reprend cette proposition de façon explicite :

En définitive, je ne trouve rien dans la Déclaration canadienne des droits qui démontre clairement que le Parlement avait l’intention d’établir à l’égard des droits de l’homme et des libertés fondamentales des principes primordiaux d’ordre général, que les tribunaux devraient appliquer à l’encontre de la volonté clairement exprimée du Parlement dans les lois existant à cette époque. À mon avis, le Parlement n’a fait rien de plus que de prescrire aux tribunaux d’interpréter et d’appliquer ces lois conformément aux principes énoncés dans la Déclaration, en considérant que les droits et libertés reconnus existaient alors et non pas qu’ils seraient établis par les tribunaux[173].

Tous les juges, majoritaires et dissidents, énoncent cependant des conclusions qui seront utilisées encore aujourd’hui à l’égard de la Charte canadienne des droits et libertés. Les motifs majoritaires ont pour effet de déclarer inopérante une disposition d’une loi incompatible avec un énoncé de droits fondamentaux. La dissidence du juge Pigeon conditionne plutôt l’exercice de cette compétence lorsqu’il soutient que les tribunaux doivent en arriver à une interprétation de la loi attaquée qui est conforme aux protections énoncées dans la Déclaration canadienne des droits[174]. Conclure autrement attribuerait selon lui des pouvoirs indus aux tribunaux :

Dans la présente affaire, les jugements des tribunaux des Territoires décident en fait que le Parlement, en édictant la Déclaration, a implicitement abrogé non seulement une grande partie de la Loi sur les Indiens, mais aussi le principe fondamental que c’est le devoir des tribunaux d’appliquer la loi telle que rédigée, n’étant jamais autorisés à ne pas donner effet à la volonté clairement exprimée du Parlement. Cela aurait été une déviation radicale de cette importante règle constitutionnelle britannique que d’édicter que dorénavant les tribunaux doivent déclarer inopérante toute législation qu’ils considèrent non conforme à certains principes juridiques énoncés en termes très généraux, ou plutôt, simplement énumérés sans définition[175].

C’est donc en combinant l’interprétation de la Déclaration canadienne des droits aux règles du partage des compétences législatives que le juge Pigeon trouve une solution au litige. Une telle approche lui permet alors de justifier sa perception du principe de la séparation des pouvoirs.

Ce genre de question, où les tribunaux doivent tenter d’interpréter la loi attaquée de façon conforme à la Déclaration, survient à nouveau en 1974 dans l’arrêt Canada (PG) c. Lavell[176]. Lavell, une autochtone, avait perdu son statut d’Indienne suite à un mariage avec un non-Indien, tel que prévu dans les dispositions de la Loi sur les Indiens. En perdant ce statut, Lavell perdait également son droit de posséder une maison sise sur une réserve. Or, cette disposition de la loi ne s’appliquait qu’à l’égard des femmes. En effet, les hommes autochtones mariés à des femmes non autochtones ne perdaient pas de ce fait leur statut. Considérant cette distinction, la Cour d’appel fédérale a jugé que l’article attaqué de la loi était inopérant puisqu’il enfreignait le droit à l’égalité devant la loi et à la protection de la loi. C’est dans ce contexte que la Cour suprême et le juge Pigeon doivent analyser ces droits.

Pour la majorité, la question se limite à savoir s’il est impossible d’interpréter la Déclaration canadienne des droits de façon à rendre conforme l’alinéa 12(1)(b) de la Loi sur les Indiens. Pour eux, l’adoption de la Déclaration ne peut avoir pour effet de modifier le principe de la séparation des pouvoirs et ne peut permettre aux tribunaux de rendre inopérant un article de loi validement adopté[177]. C’est pourquoi la majorité soutient que le principe d’égalité devant la loi ne peut en l’occurrence défendre l’idée que tous, hommes et femmes, doivent recevoir des droits égaux[178]. La Cour suprême reprend ainsi l’analyse du juge Pigeon dans Drybones qui refuse de reconnaître une différence de traitement entre autochtones et non autochtones, une différence initiée par la Loi sur les Indiens. Pourtant, ce dernier y avait rédigé des motifs dissidents.

Dans Drybones, Louis-Philippe Pigeon a en effet conclu que la Loi sur les Indiens n’établit pas une discrimination fondée sur la race. La majorité de la Cour dans Lavell cite d’ailleurs avec approbation sa dissidence[179]. Or, ce faisant, la Cour effectue un revirement jurisprudentiel incohérent aux yeux du juge Pigeon. Son opinion d’alors, qui était minoritaire, devient majoritaire à la suite de ce jugement. Incrédule, le juge se contraint à la dissidence dans Lavell, puisqu’il veut respecter la règle du stare decisis. Il souligne en plus que la majorité de la Cour aurait dû suivre l’opinion majoritaire qu’elle défendait dans Drybones pour qu’ainsi il puisse à nouveau exprimer sa dissidence[180]. Au surplus, le juge Pigeon affirme qu’une conclusion contraire aurait pour effet de déclarer inopérante l’ensemble de la Loi sur les Indiens qui, par nature, établie diverses distinctions auxquelles sont soumis les autochtones[181].

Quels sont les effets concrets des positions que défend le juge Pigeon dans ces décisions ? S’il refuse, dans Drybones, de déclarer inopérante une loi qui établit des distinctions fondées sur la race, il accepte de reconnaître l’effet distinct de la Loi sur les Indiens sur les femmes et les hommes dans Lavell. Ses motifs vont cependant au-delà du droit à l’égalité. Dans le premier cas, le juge refuse de reconnaître que les tribunaux ont le pouvoir de déclarer inopérante une loi. Dans la seconde décision, puisque la Cour suprême s’est octroyé ce pouvoir, le juge Pigeon cherche à l’exercer. Est-ce que ses motifs ne représentent alors qu’une application des principes de droit qu’il a toujours défendus ? Il est possible de le croire puisque, rappelons-le, le juge Pigeon affirme lui-même dans Lavell que si ce n’était du revirement jurisprudentiel effectué par la majorité de la Cour, il en aurait profité pour réitérer que la Déclaration n’octroie pas aux juges le pouvoir de rendre inopérante une loi.

2. Le respect de la séparation des pouvoirs et l’interprétation littérale des lois

La carrière de juriste et de professeur de droit de Louis-Philippe Pigeon est marquée par l’adoption des premières lois visant à défendre les droits fondamentaux. Il soutient alors l’opinion voulant qu’une protection législative de ces droits soit incompatible tant avec le partage des compétences législatives qu’avec le principe de la séparation des pouvoirs. Il lui est en effet inconcevable qu’une loi fédérale visant à protéger des droits dits universels puisse avoir une autorité supralégislative sans être incorporée à la Constitution. De toute façon, conclut-il après une analyse de l’ordre constitutionnel canadien, la constitutionnalisation d’une telle loi fédérale serait contraire au partage des compétences législatives, puisqu’elle enfreindrait l’exercice des pouvoirs provinciaux. Une telle loi ne peut en effet permettre d’en rendre une autre validement adoptée inopérante, à la simple mesure de leur incompatibilité. Autrement, le pouvoir judiciaire déclarant cette incompatibilité s’immiscerait indument dans l’exercice du pouvoir législatif. Contraint par l’adoption de la loi, il s’oppose alors à ce que celle-ci permette de mettre de côté un pan jurisprudentiel qu’il estime déjà en mesure de protéger ces droits. C’est dans cette optique que le juge Pigeon aborde les contentieux constitutionnels dont l’assise repose sur la Déclaration canadienne des droits.

Les quelques décisions du juge Pigeon en matière de droits fondamentaux, plus particulièrement sur l’interprétation de la Déclaration canadienne des droits, portent principalement sur deux droits protégés par la loi fédérale. Il y est d’abord question du droit pour les accusés de connaître la preuve retenue contre eux et de leur droit à communiquer avec leur avocat s’ils sont arrêtés. Or, même s’ils sont expressément reconnus, ces droits sont formulés en termes généraux dans la Déclaration. Le juge Pigeon, dont les principes interprétatifs lui ont servi à résoudre des litiges concernant le partage des compétences législatives, arrive difficilement à mettre en oeuvre ces principes face à de tels énoncés. Il est alors contraint d’admettre que le rôle du pouvoir judiciaire s’est transformé avec l’adoption de cette loi fédérale. S’efforçant tout de même de défendre les droits qui sont protégés dans la Déclaration, le juge Pigeon arrive à la conclusion, contrairement au reste de la Cour suprême, que les lois qui entrent en conflit avec elle ne peuvent être déclarées inopérantes sans que le pouvoir judiciaire n’enfreigne le principe de la séparation des pouvoirs, une idée qu’il avait préalablement défendue. Plus l’interprétation de la Déclaration évoluera, plus le juge sera contraint à la dissidence. Par exemple, s’il refuse au nom de ce principe de définir les modalités du droit de se constituer un avocat, le reste de la Cour souligne qu’il est du devoir des policiers de connaître ce droit des accusés. Encore, si pour le juge Pigeon la Déclaration n’a pas pour effet d’omettre la common law constitutionnelle, la majorité de la Cour suggère que soutenir cette conclusion a pour effet d’enfreindre le principe de la séparation des pouvoirs que défend pourtant le juge Pigeon. Ce dernier est alors confiné à la dissidence.

C’est avec la protection du droit à l’égalité devant la loi que la divergence d’opinions entre Louis-Philippe Pigeon et la majorité de la Cour au sujet de la Déclaration prend davantage d’importance. Alors qu’il refuse de déclarer inopérantes certaines dispositions de la Loi sur les Indiens qui portent atteinte à ce droit fondamental, les autres juges de la Cour attribuent une autorité supralégislative à la loi. Toutes lois incompatibles avec celle-ci seront inopérantes. Le juge Pigeon y voit une atteinte tant au partage des compétences législatives qu’au respect de la séparation des pouvoirs. Pour lui, le fondement même de la Loi sur les Indiens est d’établir une distinction entre autochtones et non autochtones. Si la loi crée ensuite une différence de traitement entre les hommes et les femmes autochtones, ce n’est qu’une modalité de la compétence législative attribuée au Parlement fédéral. Le juge tente alors d’omettre la Déclaration lorsqu’il doit trancher des litiges qui concernent la Loi sur les Indiens. Il fera de même avec le droit de se constituer un avocat qu’il fera dépendre des faits litigieux.

Dans l’articulation des droits fondamentaux, le juge Pigeon tente de mettre en oeuvre les principes d’interprétation législative qu’il défend. Par exemple, si pour lui la définition d’un concept énoncé par une loi doit être retrouvée à partir du texte de celle-ci, le reste de la Cour suprême utilisera, pour définir ces concepts, les énoncés de la Déclaration canadienne des droits. Rappelant que la Déclaration prévoit qu’une loi qui enfreint les droits fondamentaux qu’elle protège doit mentionner cette infraction expressément pour ne pas être déclarée inopérante, le juge Pigeon souligne que de suivre l’opinion de la majorité de la Cour aurait pour effet de rendre inopérante toute la Loi sur les Indiens. Il est donc possible d’observer que les principes interprétatifs défendus par Louis-Philippe Pigeon ne lui sont d’aucune utilité face à la transformation qu’opère l’adoption de la Déclaration. Le juge se contraint à respecter tant le partage des compétences législatives que le principe de la séparation des pouvoirs, une contrainte que la majorité de la Cour ne s’impose pas. En somme, il estime que la Déclaration est un outil interprétatif tout aussi important que les règles d’interprétation constitutionnelle.

Les opinions de Louis-Philippe Pigeon au sujet de la loi fédérale l’empêchent d’emprunter le chemin jurisprudentiel que traça la Cour suprême du Canada jusqu’à l’adoption des autres lois protégeant les droits fondamentaux, telle la Charte canadienne des droits et libertés. Le juge commente d’ailleurs ainsi l’adoption de la Charte et les conséquences qu’elle opère dans la définition des pouvoirs judiciaires, dans l’avant-propos de l’édition de 1986 de son manuel sur la rédaction et l’interprétation des lois :

En 1982, la Constitution du Canada a enfin trouvé sa base juridique interne avec l’adoption d’une procédure de modification. En même temps on y a enchâssé une Charte des droits et libertés qui investit la Cour suprême du Canada de l’autorité suprême en matière législative. En effet, l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, en décrétant que la Constitution est « la loi suprême » du pays, donne à l’interprète de cette constitution le pouvoir de rendre « inopérante » n’importe quelle loi du Parlement. On dit bien que la Cour ne peut le faire que dans la mesure prévue par la Constitution mais, dans le concret, c’est la Cour qui fixe cette mesure par son interprétation du texte constitutionnel. Cette interprétation ne dépend pas de ce que les responsables de ce texte ont pu en dire avant qu’il soit adopté ; c’est une interprétation dynamique qui ne s’arrête pas à la procédure mais rejoint le fond sur des questions aussi essentielles que le contenu de la notion de « justice fondamentale »[182].

Le juge Pigeon reconnaît donc le rôle accru des tribunaux, instauré par l’adoption de la Charte, une loi de nature constitutionnelle. Il constate en plus, analysant la jurisprudence rendue depuis 1982, qu’une loi validée sous l’égide de la Déclaration peut désormais être déclarée inopérante. Ceci l’amène à la conclusion suivante en 1986, concernant le contenu des cours d’interprétation des lois qu’il offrait : « On voit donc que si je répétais aujourd’hui mes leçons de 1965, il est bien des questions que je traiterais différemment »[183].

Conclusion

Combinant avec sagesse les méthodes d’interprétation du droit commun qu’il défend et le partage des compétences législatives, les motifs que le juge Pigeon a rédigés témoignent d’une volonté certaine d’assurer l’effectivité des compétences législatives. Avec la perspective que confère l’histoire, il est possible d’établir une corrélation entre les jugements du magistrat en cette matière et son passé de juriste auprès des différents gouvernements québécois pour lesquels il a travaillé. Alors qu’il serait malaisé de soutenir que le juge préfère une interprétation essentiellement décentralisée des compétences, son souci de faire respecter le partage des compétences législatives aura pour effet de circonscrire les compétences fédérales.

S’il arrivait à conjuguer l’interprétation des lois à la définition des compétences législatives, Louis-Philippe Pigeon parvenait avec plus de difficulté à réaliser cet équilibre lorsqu’il était confronté à la Déclaration canadienne des droits. Les règles d’interprétation traditionnelles se conjuguant difficilement aux énoncés de droits fondamentaux, le juge était contraint de questionner la modification de l’équilibre des pouvoirs instaurée par l’adoption de la Déclaration. Puisqu’il refusait aux tribunaux le rôle de rendre inopérante une loi jugée incompatible avec la Déclaration, il sera confiné à la dissidence.

Alors que les théories constitutionnelles de Louis-Philippe Pigeon sont suivies aujourd’hui en matière d’interprétation des règles relatives au partage des compétences législatives, ses jugements relatifs à la Déclaration canadienne des droits sont oubliés. Depuis, l’incorporation de la Charte canadienne des droits et libertés à la Constitution minimise la portée de ses critiques à l’égard du principe de la séparation des pouvoirs. Même s’il n’est plus cité aujourd’hui à cet égard, les opinions qu’il défendait il y a quelques décennies tracent encore la voie aux opposants du pouvoir que reçoivent les juges de la Loi constitutionnelle de 1982[184].

Considérant les conclusions de cet article, il devient alors pertinent de s’enquérir des conséquences du fait que les motifs d’un thème juridique particulier soient rédigés par un même juge. Comme on le sait, les jugements rendus par la Cour suprême du Canada sont souvent rédigés par les juges ayant une expérience particulière ou des intérêts particuliers sur le sujet litigieux. Il est possible de penser, par exemple, aux litiges civils provenant du Québec qui sont décidés par les trois juges québécois à la Cour suprême. Il serait alors pertinent d’effectuer le même exercice jurisprudentiel que celui que nous avons réalisé dans cet article, en analysant les motifs rendus par la juge L’Heureux-Dubé en matière de droits et libertés, ou ceux du juge Bastarache dans le domaine des droits linguistiques. Il serait alors possible d’identifier leurs opinions personnelles sur le sujet et les tendances jurisprudentielles qu’ils ont fait évoluer par leur passage à la Cour.