Corps de l’article

La matrice extracellulaire est constituée de quatre grandes familles de composés, les collagènes, les protéoglycanes, les glycoprotéines et les protéines élastiques. Ces composés peuvent, pour la plupart, s’auto-assembler mais également interagir entre eux ou par l’intermédiaire de récepteurs, avec les cellules. C’est grâce à cette trame de connexions que se réalise la vie cellulaire (adhérence, morphogenèse, apoptose…) et que se forgent les caractéristiques tissulaires (solidité, souplesse, transparence). Il est frappant de constater à quel point des tissus aux propriétés aussi différentes que l’os, la peau, la cornée ou encore les tendons, sont structurés à partir des mêmes matériaux de base et notamment à partir des collagènes (Figure 1). Les propriétés tissulaires doivent donc résulter de différences quantitatives entre les composés matriciels d’un tissu à l’autre, d’interactions spécifiques ou encore d’agencements topologiques particuliers à un type de tissu (Figure 1). L’imbrication des divers constituants matriciels au service du maintien des propriétés tissulaires est particulièrement bien illustrée par une maladie, le syndrome d’Ehlers-Danlos (EDS). Il s’agit d’un groupe assez hétérogène de maladies génétiques, classées en six types différents selon la nouvelle nosologie [1], et qui affectent les tissus conjonctifs non cartilagineux (Tableau I). Les atteintes cardinales sont cutanées, articulaires et vasculaires. La peau, fréquemment contusionnée, présente un aspect doux et velouté. Elle est hyperextensible tout comme le sont les articulations [2]. Les facultés de contorsions des sujets atteints sont telles que jadis, certains purent faire l’objet d’attraction dans les foires. Les vaisseaux sont fragiles et cette fragilité se révèle extrême dans l’un des types d’EDS, l’EDS vasculaire, qui est le plus sévère, les sujets atteints étant prédisposés notamment à des ruptures vasculaires.

Figure 1

Ultrastructure des matrices extracellulaires et composition en macromolécules.

Ultrastructure des matrices extracellulaires et composition en macromolécules.

A. Organisation du réseau collagénique adaptée à la fonction des tissus: la cornée, où les fibres s’agencent en un contre-plaqué extrêmement régulier dont dépend la transparence de ce tissu; la peau, où les fibres de collagènes, de section hétérogène, ne présentent aucune direction privilégiée et sont garantes de la cohésion de ce tissu particulièrement élastique et déformable; le tendon, où les faisceaux de fibres, parallèles les uns aux autres, forment de solides câbles capables de résister aux forces de tensions considérables que subit ce tissu. B. Composants matriciels présents dans quelques-uns des tissus cibles de l’EDS de type classique: la cornée (C), la peau (P) et le tendon (T). En vert, molécules dont l’absence totale ou une mutation provoquée affectent en priorité l’un des tissus présentés (d’après les connaissances actuelles [3,26-30,33]).

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Tableau I

Classification des syndromes d’Ehlers-Danlos selon la nouvelle nosologie [1].

Classification des syndromes d’Ehlers-Danlos selon la nouvelle nosologie [1].

AD: autosomique dominant; AR: autosomique récessif; OMIM: on line mendelian inheritance in man.

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Cette maladie a longtemps semblé résulter d’anomalies génétiques portant sur les collagènes fibrillaires I et III, ou encore sur des enzymes assurant la maturation des collagènes, telles que la N-protéinase, qui est responsable du clivage amino-terminal de ces collagènes, ou la lysyl-hydroxylase garante de la réticulation des collagènes. En ce qui concerne la forme la plus fréquente de la maladie, l’EDS classique, objet de cet article, il a été établi que des mutations affectant le collagène V, un collagène fibrillaire peu abondant, fréquemment associé au collagène I, sont responsables de 30 à 50 % des cas rapportés. Cette forme classique peut également, mais plus rarement, être en rapport avec des mutations siégeant sur le collagène I. Cependant, il est désormais acquis que l’EDS n’est pas strictement lié à des mutations affectant la synthèse ou la maturation des collagènes. Des anomalies d’une protéine matricielle non collagénique, la ténascine X, sont à l’origine de quelques cas d’EDS classique [3]. De plus, des expériences d’inactivation de gènes chez la souris laissent présumer que d’autres constituants matriciels (thrombospondine-2, SPARC [secreted protein acidic and rich in cystein], décorine, lumicane…) pourraient être en cause, élargissant ainsi le spectre des protéines impliquées dans cette maladie. Ces données de la recherche fondamentale, alliées à l’analyse de l’impact des défauts moléculaires sur la présentation clinique de l’EDS classique, permettent d’appréhender la contribution des protéines matricielles et notamment du collagène V à la spécificité fonctionnelle de certains tissus.

Caractéristiques moléculaires des collagènes I et V et de la ténascine X

Ces protéines sont les cibles principales des mutations conduisant à un EDS classique. Le rôle que jouent les collagènes I et V dans cette maladie ne peut être appréhendé sans une brève description de leurs principales caractéristiques (voir [4] pour une présentation plus exhaustive). Les collagènes sont des protéines extracellulaires constituées de trois chaînes polypeptidiques comportant au moins un domaine replié en triple hélice. Cette conformation caractéristique est adoptée, du fait de la présence dans la séquence primaire de chacune des chaînes, d’une succession de triplets Gly-X-Y, pour lesquels X est le plus souvent représenté par une proline et Y par une hydroxyproline. Les collagènes I, III, V, de même que les collagènes II et XI, forment le groupe des collagènes fibrillaires, ainsi désignés par leur aptitude à s’assembler en agrégats spécifiques formant des fibres à striation périodique. Ces agrégats résultent souvent de l’association de collagènes de type différents, qui peuvent être synthétisés dans une même cellule et qui s’assemblent à l’extérieur de la cellule pour former des fibres mixtes, dites alors hétérotypiques (Figure 2). De telles fibres, composées de collagènes I, III et V sont présentes dans les tissus atteints des sujets porteurs d’EDS (peau, tendon et os) alors que les assemblages II et XI sont presque exclusivement restreints aux tissus cartilagineux. La quantité relative de chacun de ces composants au sein d’une même fibre a une incidence directe sur son diamètre, qui, en retour, semble déterminer certaines propriétés tissulaires. Par exemple, un tissu comme l’os, où la solidité est requise, présente de larges fibres hétérotypiques I/V (100-150 nm de diamètre moyen) pour lesquelles la quantité de collagène V est largement minoritaire (moins de 1 % par rapport au collagène I). La cornée contient des fibres comportant les mêmes types de collagène, mais où le collagène V représente 25 % par rapport au collagène I. Les fibres sont plus fines, d’un diamètre de 25 à 30 nm et agencées de manière très régulière, caractéristiques dont on sait l’importance pour la transparence de ce tissu. Chez l’adulte, une blessure profonde de la cornée cicatrise en une zone opaque résultant de la formation de fibres de diamètre irrégulier. Plusieurs études convergentes montrent que le collagène V serait un des facteurs responsables de la régulation du diamètre des fibres hétérotypiques I/V, notamment grâce à une particularité dans la maturation de son extrémité amino-terminale. En effet, les collagènes fibrillaires sont synthétisés sous forme de pro-collagène, présentant une triple hélice ininterrompue d’environ 1000 acides aminés, flanquée de deux extrémités amino- et carboxy-propeptidiques. Une fois sécrétée dans la matrice, la molécule de collagène subit une excision de ces extrémités amino- et carboxy-terminales effectuée par des enzymes spécifiques, les amino- et carboxy-protéinases. Cet élagage va pratiquement réduire la molécule à sa simple triple hélice. Cependant, contrairement aux collagènes I et III, le collagène V retient un large globule amino-terminal qui, par encombrement stérique, limite le dépôt de molécules de collagène I au sein des fibres hétérotypiques I/V [5] (Figure 2).

Figure 2

Synthèse des collagènes par les fibroblastes et organisation supramoléculaire des protéines matricielles dans le compartiment extracellulaire.

Synthèse des collagènes par les fibroblastes et organisation supramoléculaire des protéines matricielles dans le compartiment extracellulaire.

La biosynthèse d’une molécule de procollagène fibrillaire nécessite l’association de trois chaînes par le domaine carboxy-pro-peptidique puis leur enroulement en triple hélice (étape 1). Le pro-collagène formé est alors sécrété dans le compartiment extracelullaire où il est converti en une molécule mature: le collagène (étape 2). Cette étape de maturation est indispensable pour permettre l’association en fibres: la fibrillogenèse (étape 3). Les fibroblastes synthétisent aussi d’autres molécules matricielles, comme les petits protéoglycanes (PG), SPARC (secreted protein acidic and rich in cystein), la thrombospondine (Tsp), qui, en se liant aux fibres de collagène, participent à la fibrillogenèse. RER: réticulum endoplasmique rugueux; Col: collagène; TN: ténascine.

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Les ténascines sont des molécules mystérieuses quant à leur fonction. Elles sont au nombre de cinq, notées C, R, X, Y et W [6] ((→) m/s 2002, n° 10, p. 982). Les isoformes les mieux connues sont la ténascine C, forme la plus répandue, fortement exprimée durant le développement, particulièrement dans les sites de condensation du mésenchyme, la ténascine R, dont l’expression est restreinte au système nerveux central et qui aurait un rôle dans la croissance neuronale et le guidage axonal, et la ténascine X, présente dans les mêmes tissus que la ténascine C, mais dans des zones distinctes. Du point de vue structural, les ténascines partagent une organisation commune à base de répétitions de motifs EGF (epidermal growth factor) et de modules fibronectine de type III. Les monomères, larges polypeptides d’une masse moléculaire variant de 190 à 300 kDa selon l’isoforme, peuvent s’assembler pour former des structures oligomériques à plusieurs bras, comme l’hexabrachion caractéristique de la ténascine de type C. Les capacités d’interaction des ténascines, notamment de la ténascine C, avec les composés extracellulaires ont été largement étudiées, de même que leurs interactions avec les cellules. Les fonctions de la ténascine C sont duelles puisque la molécule peut se révéler in vitro adhérente ou, au contraire, anti-adhérente selon le type cellulaire. Ces propriétés sont fondamentales car, en fragilisant les interactions cellules/matrices, ces protéines pourraient permettre aux cellules de migrer ou de se diviser [6].

Le syndrome d’Ehlers-Danlos: présentation clinique, nosologie, anomalies génétiques

Le syndrome prit son nom dans les années 1930, après les travaux de deux dermatologues, l’un danois Edward Ehlers (1863-1937), l’autre français Alexandre Danlos (1844-1912), ayant chacun rapporté, au début du XXe siècle, des cas de patients présentant une hyper-élasticité de la peau. La fréquence de cette maladie pourrait être voisine de 1/5000 naissances, mais reste imprécise, car il existe probablement de nombreux cas infra-cliniques. Cette affection, sans prédisposition ethnique ou raciale, se place, en terme de nombre de patients, comme la troisième affection génétique du tissu conjonctif. La forme classique de cette maladie héréditaire est à transmission autosomique dominante en ce qui concerne les gènes de collagènes I et V mais pourrait être récessive dans le cas du gène de la ténascine X.

Les symptômes principaux de l’EDS classique sont l’hyper-extensibilité de la peau, la présence de cicatrices atrophiques et l’hypermobilité des articulations. Les mutations sur les gènes de collagène V constituent l’une des causes les plus fréquemment répertoriées de l’EDS classique, forme la plus commune de cette maladie. Dès 1994, des études de liaison génétique chez des patients atteints d’EDS ont permis de mettre en évidence l’importance fonctionnelle de ce collagène pourtant peu abondant dans les tissus [7]. Depuis lors, de nombreuses mutations des gènes de collagène V conduisant à des EDS ont été décrites (Tableau II).

Tableau II

Mutations sur les gènes codant pour le collagène V provoquant un syndrome d’Ehlers-Danlos.

Mutations sur les gènes codant pour le collagène V provoquant un syndrome d’Ehlers-Danlos.

Tableau II (suite)

Mutations sur les gènes codant pour le collagène V provoquant un syndrome d’Ehlers-Danlos.

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La chaîne α1 du collagène (V), le plus fréquemment, et la chaîne α2 (V) plus rarement, peuvent être affectées [8, 9]. Les mutations sont de nature variée (délétion d’exon, mutation ponctuelle, translocation), et touchent principalement la triple hélice et le carboxy-pro-peptide [10-14]. Au sein d’une famille affectée par cette maladie, des mutations dans la partie amino-pro-peptidique ont été également rapportées, mais elles conduisent à un phénotype discret (peau fine, cicatrisation retardée) qui ne peut être apparenté à un EDS classique [15]. Toutefois, cette mutation constitue un facteur aggravant lorsqu’elle est couplée à une autre mutation située dans la partie codant pour la triple hélice, qui, par ailleurs, induit à elle seule un EDS [15]. Dans le cas de l’ostéogenèse imparfaite, une autre maladie héréditaire affectant les tissus osseux et dont les anomalies moléculaires portent sur les chaînes de collagène I, les substitutions au niveau de la glycine, ce petit acide aminé crucial dans la structure en triple hélice de la molécule, sont largement majoritaires et entraînent des phénotypes sévères. Dans l’EDS classique lié au collagène V, il est remarquable que les mutations responsables d’anomalies d’épissage d’introns, sont plus fréquentes et que, dans les quelques cas où un résidu glycine est substitué, le phénotype n’est pas aggravé [9, 15]. Les répercussions de ces mutations au niveau protéique peuvent être quantitatives (haplo-insuffisance ou nombre de molécules diminué) ou qualitatives (protéines anormales produisant un effet dominant négatif), sans que puisse y être associé un degré de gravité [16, 17].

Une quinzaine de cas d’EDS classique, clairement liés au collagène V, ont été rapportés jusqu’ici. Il faudra sans doute que l’échantillonnage soit plus important pour mieux appréhender les relations génotype/phénotype et apprécier au plus juste la participation de ce collagène à l’architecture tissulaire. Il faut aussi garder à l’esprit que l’EDS classique est à transmission dominante et qu’une proportion de molécules intactes reste donc toujours sécrétée. Les biopsies, dont le nombre est bien évidemment limité, apportent peu de renseignements sur la structure des tissus conjonctifs atteints, mais ont permis de montrer que, d’un point de vue ultrastructural, les fibres apparaissent fusionnées, clairsemées, que leurs contours et leurs diamètres sont irréguliers (fibres en « chou-fleur »). Ce diamètre n’est pas systématiquement accru alors que dans les tissus, plus le collagène V est faiblement représenté, plus les fibres sont grosses. Il existe quatre chaînes α de collagène V pouvant s’associer en au moins quatre formes moléculaires différentes: une majoritaire, l’hétérotrimère [α1(V)]2α2(V), et trois minoritaires les isoformes α1(V)α2(V)α3(V), [α1(V)]2α4(V) et l’homotrimère [α1(V)]3. Dans plusieurs cas d’EDS classique, il a été montré que les gènes des chaînes α1 et α2 du collagène V ne sont pas impliqués dans la maladie. Les gènes des chaînes α3 ou α4 ont été plus récemment caractérisés [18, 19], et leurs mutations pourraient peut-être rendre compte de quelques cas.

Cependant, les mutations sur le collagène V ne sont certainement pas responsables à elles seules de toute la pathologie classique. Des anomalies moléculaires responsables de ce syndrome ont également été identifiées au niveau de la chaîne α1 du collagène I ou de la ténascine X [20, 21]. Le rôle de la ténascine X dans la genèse de l’EDS reste cependant encore à clarifier car les patients souffrent également d’hyperplasie médullo-surrénalienne congénitale. De plus, le phénotype diffère légèrement par rapport aux cas où les collagènes V et I sont impliqués, puisqu’il n’y a pas de cicatrices atrophiques et que les fibres de collagène n’ont pas l’aspect singulier en « chou-fleur » [2]. Une autre étude a confirmé le rôle de la ténascine X dans l’EDS (5 cas sur 151 patients souffrant de cette maladie) et la caractéristique récessive de la transmission de la maladie [22]. L’implication de la ténascine X empêche donc cependant de considérer l’EDS classique comme une maladie strictement liée aux collagènes. Certaines maladies génétiques matricielles comme l’ostéogenèse imparfaite ou le syndrome de Marfan résultent de défauts qui touchent principalement une seule molécule matricielle, en l’occurence respectivement le collagène I et la fibrilline I (protéine impliquée dans l’élasticité des tissus). Au contraire, l’EDS classique résulte de mutations siégeant sur des gènes de protéines différentes, qui cependant donnent lieu à des manifestations cliniques proches. Ces caractéristiques seraient à rapprocher de celles de l’épidermolyse bulleuse.

Les causes moléculaires de l’EDS classique ne sont pas toutes élucidées, mais les techniques d’invalidation de gène chez la souris orientent les recherches vers des protéines matricielles non collagéniques.

Invalidation de gènes codant pour les protéines matricielles chez la souris et syndrome d’Ehlers-Danlos

Les mutations nulles sur les collagènes I et III sont très rapidement létales chez la souris et n’ont donc pu apporter d’éléments fondamentaux à la connaissance de l’EDS [23-25] (Tableau III). Il n’existe pas encore de modèle de souris dont le gène codant pour le collagène V a été invalidé, mais la lignée porteuse d’une mutation de délétion sur l’amino-télopeptide de la chaîne α2(V) présente des manifestations cutanées voisines de celles observées dans le syndrome d’Ehlers-Danlos, sans pour autant que le phénotype observé en soit la réplique exacte (pas d’hypermobilité démontrée des articulations) [26]. Quelques équipes, dont la nôtre, s’attachent à étudier en profondeur les répercussions précises de cette mutation sur la fibrillogenèse.

Tableau III

Phénotypes de mutations nulles chez la souris reflétant un syndrome d’Ehlers-Danlos.

Phénotypes de mutations nulles chez la souris reflétant un syndrome d’Ehlers-Danlos.

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Les souris dont le gène de la ténascine a été invalidé présentent une hyper-extensibilité cutanée progressive s’apparentant à un syndrome d’Ehlers-Danlos. Cette hyper-extensibilité résulterait d’un dépôt plus faible de collagène I dans la matrice, ce qui est en faveur d’un rôle régulateur de la ténascine X dans la synthèse de collagène [27].

Curieusement, chez la souris, les mutations dont les conséquences s’apparentent le plus au phénotype EDS, concernent plutôt des petits protéoglycanes comme la décorine, le lumicane, la fibromoduline et des protéines matricielles, comme SPARC (secreted protein acidic and rich in cysteins) et la thrombospondine. La décorine et la fibromoduline, conjointement impliquées dans la régulation du diamètre des fibres in vitro, et le lumicane font partie de la famille des petits protéoglycanes riches en leucine, appelés ainsi du fait de la répétition en tandem de tels motifs au sein de leur protéine-coeur. Chez la souris, l’absence de lumicane entraîne une opacité cornéenne montrant le rôle essentiel de ce protéoglycane dans la transparence de la cornée [28]. La peau de ces souris est anormalement élastique. Dans le cas des souris dont le gène codant pour la fibromoduline a été invalidé, les tendons montrent une laxité particulièrement importante [29]. Ces observations suggèrent une participation de ces deux protéoglycanes à la physiopathogénie du syndrome d’Ehlers-Danlos chez l’homme. Les souris transgéniques, dont le gène codant pour la décorine a été invalidé, ont une peau fragile avec une capacité d’extension réduite [30], ce que confirment des données recueillies dans deux cas isolés d’EDS, pour lesquels des altérations de la synthèse de protéoglycane à dermatane sulfate, et notamment de décorine, ont été décrites [31, 32]. Un phénotype avec des manifestations cutanées, mais surtout articulaires, proche de l’EDS classique, est observé chez les souris dont le gène codant pour la thrombospondine-2 (TSP-2) a été invalidé [33].

Les thrombospondines sont au nombre de 5. Ces macromolécules multimériques résultent de l’association de trois (TSP-1 et TSP-2) ou cinq (TSP-3, 4 et 5) chaînes polypeptidiques identiques d’une taille d’environ 145 kDa, liées par des ponts disulfures. TSP-1 et TSP-2 sont souvent co-localisées dans la matrice, même si la TSP-2 présente une expression plus restreinte et se retrouve de manière prépondérante dans le cartilage et l’os en développement. TSP-1 et 2 partagent d’ailleurs certaines propriétés, comme l’inhibition de l’angiogenèse et de la croissance tumorale et sont toutes deux des facteurs chimiotactiques pour de nombreuses cellules. La peau et les tendons des souris dont le gène codant pour la TSP-2 a été invalidé sont hyper-élastiques. La densité des tissus en vaisseaux sanguins est accrue. Il convient donc de rappeler, même si le phénotype n’est pas rigoureusement identique, que les vaisseaux sont également affectés dans l’EDS. Le rôle de la TSP-2 pourrait se situer au niveau cellulaire. Les fibroblastes des animaux dont le gène codant pour la TSP-2 a été invalidé présentent des propriétés de surface altérées, ce qui pourrait modifier leur adhérence aux collagènes et perturber le réseau du tissu conjonctif sous-jacent. Ce pourrait être également le cas pour SPARC, petite glycoprotéine anti-adhérente de 32 kDa, également connue pour sa capacité d’inhiber la prolifération cellulaire. De fait, si son absence provoque originellement des altérations oculaires (cataractes), des symptômes proches de ceux de l’EDS, comme la présence de fibres aberrantes dans la peau, sont également évoqués [34]. Le rôle joué par les interactions cellules/composants matriciels dans la genèse de l’EDS, notamment par l’intermédiaire de récepteurs de surface, est donc une piste à ne pas mésestimer.

L’architecture matricielle à la lueur du syndrome d’Ehlers-Danlos

Il est désormais acquis que le collagène V n’est pas seul responsable de toute la pathologie classique de l’EDS. Des anomalies moléculaires touchant des gènes de familles différentes conduisent donc à un même phénotype, ce qui confirme que la matrice extracellulaire doit bien être considérée comme un ensemble architectural, où plusieurs éléments participent à la genèse d’une fonction.

Il nous paraît intéressant d’évoquer quelques interrogations soulevées par les connaissances actuelles sur le collagène V, les composés matriciels que nous avons évoqués et la présentation clinique de l’EDS.

De nombreuses molécules semblent vouées à la régulation de la croissance des fibres des tissus affectés par l’EDS, fibres qui sont essentiellement composées de collagène I. C’est le cas du collagène V, du collagène III, du lumicane ou encore de la thrombospondine. De plus, toutes ces protéines sont capables d’interagir entre elles (pour seuls exemples [4, 35]). Pour ajouter à cette complexité, lorsqu’un constituant est défectueux, la présence des autres est modifiée, ce qui laisse supposer que des mécanismes régulateurs d’origine probablement cellulaire sont alors mis en jeu.

Il est également frappant de constater que les mêmes pièces matricielles forment des puzzles aussi différents (Figure 1). Comme nous l’avons déjà fait remarquer, l’os, la cornée, la peau, les tendons, les vaisseaux ont des compositions moléculaires très voisines et des propriétés très différentes. Il existe certes des variations quantitatives des constituants matriciels d’un tissu à un autre, mais elles ne peuvent rendre compte totalement de ces différences. Par exemple, le collagène V est un collagène peu abondant dans la peau et les tendons où il ne représente guère que 2 à 5 % des collagènes fibrillaires alors qu’il en représente environ 15 à 20 % dans la cornée [4]. Or, les manifestations d’EDS classique impliquant ce collagène sont principalement cutanées et articulaires, alors qu’elles sont secondaires ou absentes dans la cornée.

Pourquoi un tissu comme le tendon est affecté lors de l’EDS classique alors que la cornée est indemne? Tout d’abord, rien ne permet d’exclure que les formes moléculaires du collagène V trouvées dans la cornée soient rigoureusement identiques à celles présentes dans le tendon. Il existe différentes isoformes du collagène V qui pourraient assumer des rôles différents, comme le suggèrent nos travaux [36-38]. Compte tenu du profil d’expression de chacune des isoformes, l’hypothèse d’une fonction dépendante du tissu paraît également plausible. Le collagène V pourrait participer à la régulation du diamètre des fibres dans la cornée ou les vaisseaux, mais pourrait avoir un rôle distinct, qui reste encore à déterminer, dans les autres tissus. De plus, il est probable que la contribution du collagène V à la transparence cornéenne ait été mal évaluée lors des approches expérimentales réalisées jusqu’à présent. La transparence résulte de phénomènes complexes. Les protéoglycanes y participent, comme notamment le lumicane [28]. De plus, des données biophysiques sur l’orientation et sur les angles de disposition des molécules au sein des fibres et des études sur les modalités de la fibrillogenèse montrent que ces paramètres varient d’un tissu à un autre [39]. Notamment, les fibres croissent linéairement dans la cornée et latéralement dans le tendon.

Ainsi, même si l’aspect des fibres d’un tissu à un autre semble grossièrement similaire, leur architecture fine et la manière dont elles s’élaborent au cours du développement divergent subtilement et pourraient expliquer que les tissus soient diversement affectés lors des maladies.

Lorsqu’une protéine est défectueuse, le déclenchement de mécanismes compensatoires est mis en évidence dans des maladies liées au collagène comme l’hypochondrogenèse ou l’achondrogenèse, le collagène de type II défectueux étant remplacé plutôt efficacement dans le cartilage par les collagènes I et III [40]. Cette compensation pourrait se produire dans la cornée mais comment expliquer alors qu’elle soit absente dans la peau ou les tendons? Faut-il, comme nous l’avons déjà évoqué, mieux considérer le rôle des cellules souvent spécifiques des tissus? Il est intéressant de noter que des souris porteuses d’une mutation sur la partie amino-pro-peptidique de la chaîne α2(V) présentent un grand nombre de follicules pileux ayant une disposition ectopique dans l’hypoderme qui, de plus, est six fois plus épais que la normale [26]. Or, la genèse des follicules pileux est un exemple d’école, illustrant le rôle des interactions cellules/matrices. Dans le même ordre d’idée, l’absence de ténascine X chez les souris modifie en retour le dépôt de collagène I par les cellules. Les maladies matricielles doivent donc aussi se concevoir en intégrant l’aspect cellulaire. Plusieurs récepteurs cellulaires ont été identifiés pour le collagène V, mais leur rôle in vivo reste à élucider [37, 41-43].

La connaissance des causes moléculaires responsables de l’EDS a beaucoup progressé, mais est loin d’être exhaustive. Il est permis de penser que d’autres protéines aux rôles mal définis, comme les collagènes XII et XIV qui se lient aux fibres collagéniques, pourraient être impliquées. Cette maladie constitue un paradigme illustrant l’intrication complexe des composés matriciels. La connaissance des modalités de leur biosynthèse, de leur agencement, de leurs interactions et de leur coopération étroite et réglée permet d’appréhender comment, à partir d’un même matériau de base, les architectures et les fonctions tissulaires varient. Malheureusement, l’avancée des recherches n’a pas actuellement permis d’apporter d’amélioration significative dans le traitement de la maladie. La prise en charge médicale reste donc symptomatique [44]. Si elles sont évoquées pour des maladies du tissu conjonctif comme l’ostéogenèse imparfaite, les possibilités de thérapie génique, notamment pour les cas sévères d’EDS, comme l’EDS vasculaire, ne semblent pas encore à l’ordre du jour.